[1,0] LIVRE I - INTRODUCTION. 1. TANDIS que la force de votre divin génie vous rendait maître de l'empire du monde, ô César ; que tous vos ennemis terrassés reconnaissaient la supériorité de votre valeur, que les citoyens romains se glorifiaient de vos victoires et de vos triomphes ; tandis que les nations subjuguées attendaient leur destinée de votre volonté, et que le sénat et le peuple romain, libres de toute inquiétude, se reposaient de leur salut sur la grandeur de vos pensées et sur la sagesse de, votre gouvernement, je n'aurais point osé vous présenter, au milieu Je vos nobles occupations, le fruit de mes longues études sur l'architecture, dans la crainte de vous interrompre mal à propos et d'encourir votre disgrâce. 2. Toutefois, quand je considère que vos soins ne se bornent pas à veiller au bien-être de chaque citoyen, et à donner à l'État une bonne constitution, mais que vous les consacrez encore il la construction des édifices publics et particuliers, et que non content d'enrichir Rome de nombreuses provinces, vous voulez encore rehausser la majesté de l'empire par la magnificence des monuments publics, je n'ai pas cru devoir différer plus longtemps de vous offrir ce travail sur une science qui déjà m'avait valu la considération de votre divin père, dont les talents avaient captivé mon zèle. Depuis que les dieux l'ont admis au séjour des Immortels, et qu'ils out fait passer en vos mains son pouvoir impérial, ce zèle que son souvenir entretien en moi, je suis heureux de le consacrer à votre service. Chargé jadis avec M. Aurelius, P. Numidius et Cn. Cornelius, de la construction des balistes, et de l'entretien des scorpions et des autres machines de guerre, je partageai avec eux les avantages attachés à cet emploi; ces avantages que vous m'aviez d'abord accordés, c'est à la recommandation de votre sœur que vous me les avez continués. 3. Lié par ce bienfait qui m'assure pour le reste de mes jours une paisible existence, je me suis mis à écrire ce traité, que je vous dédie avec d'autant plus de reconnaissance que j'ai remarqué que déjà vous aviez fait élever plusieurs édifices, que vous en faisiez bâtir de nouveaux, et que vous ne cessiez de vous occuper de constructions, tant publiques que particulières, pour laisser à la postérité d'illustres monuments de votre grandeur. Avec le secours de cet ouvrage qui renferme tout ce qui regarde l'architecture, vous pourrez juger par vous-même de la nature des travaux que vous avez faits, et de ceux que vous ferez encore, puisque ces livres contiennent tous les principes de l'art. [1,1] 1. De l'architecture ; qualités de l'architecte. 1. L'architecture est une science qui embrasse une grande variété d'études et de connaissances ; elle connaît et juge de toutes les productions des autres arts. Elle est le fruit de la pratique et de la théorie. La pratique est la conception même continuée et travaillée par l'exercice, qui se réalise par l'acte donnant à la matière destinée à un ouvrage quelconque, la forme que présente un dessin. La théorie, au contraire, consiste à démontrer, à expliquer la justesse, la convenance des proportions des objets travaillés. 2. Aussi les architectes qui, au mépris de la théorie, ne se sont livrés qu'à la pratique, n'ont pu arriver à une réputation proportionnée à leurs efforts. Quant à ceux qui ont cru avoir assez du raisonnement et de la science littéraire, c'est l'ombre et non la réalité qu'ils ont poursuivie. Celui- là seul, qui, semblable au guerrier armé de toutes pièces, sait joindre la théorie à la pratique, atteint son but avec autant de succès que de promptitude. 3. En toute science, et principalement en architecture, on distingue deux choses, celle qui est représentée, et celle qui représente. La chose représentée est celle dont on traite ; la chose qui représente, c'est la démonstration qu'on en donne, appuyée sur le raisonnement de la science. La connaissance de l'une et de l'autre paraît donc nécessaire à celui qui fait profession d'être architecte. Chez lui, l'intelligence doit se trouver réunie au travail : car l'esprit sans l'application, ou l'application sans l'esprit, ne peut rendre un artiste parfait. Il faut qu'il ait de la facilité pour la rédaction, de l'habileté dans le dessin, des connaissances en géométrie ; il doit avoir quelque teinture de l'optique, posséder à fond l'arithmétique, être versé dans l'histoire, s'être livré avec attention à l'étude de la philosophie, connaître la musique, n'être point étranger à la médecine, à la jurisprudence, être au courant de la science astronomique, qui nous initie aux mouvements du ciel. 4. En voici les raisons. L'architecte doit connaître les lettres, afin de pouvoir rédiger avec clarté ses mémoires. La connaissance du dessin le met à même de tracer avec plus de facilité et de netteté le plan de l'ouvrage qu'il veut faire. La géométrie offre plusieurs ressources à l'architecte : elle le familiarise avec la règle et le compas, qui lui servent surtout à déterminer l'emplacement des édifices, et les alignements à l’équerre au niveau et au cordeau. Au moyen de l'optique, les édifices reçoivent des jours à propos, selon les dispositions du ciel. A l’aide de l'arithmétique, on fait le total des dépenses, on simplifie le calcul des mesures, on règle les proportions qu'il est difficile de trouver par les procédés que fournit la géométrie. 5. Il faut qu'il soit versé dans l'histoire : souvent les architectes emploient dans leurs ouvrages une foule d'ornements dont ils doivent savoir rendre compte à ceux qui les interrogent sur leur origine. Ainsi, qu'au lieu de colonnes, on pose des statues de marbre, représentant des femmes vêtues de robes traînantes, qu'on'appelle cariatides, et qu'au-dessus on place des modillons et des corniches, voici l'explication qu'il pourra donner de cet arrangement. Carie, ville du Péloponnèse, se ligua autrefois avec les Perses pour faire la guerre à la Grèce. Les Grecs, ayant glorieusement mis fin à cette guerre par la victoire, voulurent marcher immédiatement contre les Cariates. La ville fut prise, les hommes passés au fil de l'épée, la cité détruite, les femmes traînées en servitude. Il ne leur fut point permis de quitter leurs longues robes ni les ornements de leur condition afin qu’elles n'en fussent point quittes pour avoir servi au moment du triomphe, mais que, portant à jamais le sceau infamant de la servitude, elles parussent souffrir la peine qu'avait méritée leur ville. Aussi les architectes du temps imaginèrent-ils de les représenter dans les édifices publics placées sous le poids d'un fardeau, pour apprendre à la postérité de quelle punition avait été frappée la faute des Cariates. 6. Les Lacédémoniens agirent de la même manière, lorsque, sous la conduite de Pausanias, fils de Cléombrote, ils défirent avec une poignée d'hommes, à la bataille de Platée, l'armée innombrable des Perses. Après avoir triomphé avec gloire, ils firent servir les dépouilles de l'ennemi à l'érection d'un portique qu'ils appelèrent Persique, trophée qui devait rappeler aux générations futures leur courage et leur victoire. Les statues des captifs vêtus de leurs ornements barbares y av'aient été représentées soutenant la voûte, afin de punir leur orgueil par un opprobre mérité, de rendre la valeur des Lacédémoniens redoutable à l'ennemi, et d'inspirer à leurs concitoyens, à la vue de ce témoignage de bravoure, une noble ardeur pour la défense de la liberté. Telle est l'origine de ces statues persiques, que plusieurs architectes ont fait servir au soutien des architraves et de leurs ornements ; c'est par de semblables inventions qu'ils ont enrichi et embelli leurs ouvrages. Il y a d'autres traits de ce genre dont il faut que l'architecte ait connaissance. 7. La philosophie, en élevant l'âme de l'architecte, lui ôtera toute arrogance. Elle le rendra traitable, et, ce qui est plus important encore, juste, fidèle et désintéressé : car il n'est point d'ouvrage qui puisse véritablement se faire sans fidélité, sans intégrité, sans désintéressement. L'architecte doit moins songer à s'enrichir par des présents qu'à acquérir une réputation digne d'une profession si honorable. Tels sont les préceptes de la philosophie. C'est encore elle qui traite de la nature des choses, que les Grecs appellent g-physologia ; il lui importe de la bien connaître, pour être en état de résoudre quantité de questions, comme lorsqu'il s'agit de la conduite des eaux. Dans les tuyaux dirigés, par différents détours, de haut en bas, sur un plan horizontal, de bas en haut, l'air pénètre de bien des manières avec l'eau ; et comment remédier aux désordres qu'il occasionne, si dans la philosophie l'on n'a pas puisé la connaissance des lois de la nature ? Qui voudrait lire les ouvrages de Ctesibius, d'Archimède et des autres auteurs qui ont traité de cette matière, ne pourrait les comprendre, sans y avoir été préparé par la philosophie. 8. Pour la musique elle est indispensable afin que l'on saisisse bien la proportion canonique et mathématique, et que l'on tende convenablement les balistes, les catapultes, les scorpions. Ces machines, en effet, ont des chapiteaux qui présentent à droite et à gauche les deux trous des hemitonium (demi-tension) à travers lesquels on tend, à l'aide de vindas ou vireveaux et de leviers, des câbles faits de cordes à boyau, qui ne sont fixés, arrêtés que lorsque celui qui gouverne la machine a reconnu que les sons qu'ils rendaient étaient parfaitement identiques. Les bras, en effet, que l'on courbe à l'aide de ces tensions, après avoir été bandés, doivent frapper l'un et l'autre de la même manière et avec la même force ; s'ils n'ont point été également tendus, il deviendra impossible de lancer directement le projectile. 9. La musique est encore nécessaire pour les théâtres où des vases d'airain, que les Grecs appellent g-ehcheia (ton), sont placés dans des cellules pratiquées sous les degrés. Les différents sons qu'ils rendent, réglés d'après les proportions mathématiques, selon les lois de la symphonie ou accord musical, répondent, dans leur division exacte, à la quarte, à la quinte et à l'octave, afin que la voix de l'acteur, concordant avec la disposition de ces vases, et graduellement augmentée en venant les frapper, arrive plus claire et plus douce à l'oreille du spectateur. Quant aux machines hydrauliques et autres semblables, il serait impossible de les construire sans la connaissance de la musique. 10. L'étude de la médecine importe également à l'architecte, pour connaître les climats, que les Grecs appellent g-klimata, la qualité de l'air des localités qui sont saines ou pestilentielles, et la propriété des eaux. Sans ces considérations, il ne serait possible de rendre salubre aucune habitation. Il doit aussi savoir quelles lois règlent, dans les bâtiments, la construction des murs communs, pour la disposition des larmiers, des égouts et des jours, pour l'écoulement des eaux et autres choses de ce genre, afin de prévenir, avant de commencer un édifice, les procès qui pourraient survenir aux propriétaires après l'achèvement de l'ouvrage, et d'être en état, par son expérience, de mettre à couvert, dans la passation d'un bail, et les intérêts du locataire, et ceux du propriétaire : car si les conditions y sont posées conformément à la loi, ils n'auront à craindre aucune chicane de la part l'un de l'autre. L'astronomie lui fera connaître l'orient, l'occident, le midi, le nord, l'état du ciel, les équinoxes, les solstices, le cours des astres : à défaut de ces connaissances, il sera incapable de confectionner un cadran. 11. Puisque l'architecture doit être ornée et enrichie de connaissances si nombreuses et si variées, je ne pense pas qu'un homme puisse raisonnablement se donner tout d'abord pour architecte. Cette qualité n'est acquise qu'à celui qui, étant monté dès son enfance par tous les degrés des sciences, et s'étant nourri abondamment de l'étude des belles-lettres et des arts, arrive enfin à la suprême perfection de l'architecture. 12. Peut-être les ignorants regarderont-ils comme une merveille que l'esprit humain puisse parfaitement apprendre et retenir un si grand nombre de sciences ; mais lorsqu'ils auront remarqué la liaison, l'enchaînement qu'elles ont les unes avec les autres, ils auront moins de peine à croire à la possibilité de la chose : car l'encyclopédie se compose de toutes ces parties, comme un corps de ses membres. Aussi ceux qui, dès leur jeune âge, se livrent à l'étude de plusieurs sciences à la fois, y reconnaissent certains points qui les rattachent entre elles, ce qui leur en facilite l'étude. Voilà pourquoi, parmi les anciens architectes, Pythius, auquel la construction du temple de Minerve, à Priène, a valu une si grande réputation, dit dans ses mémoires que l'architecte, initié aux arts et aux sciences, doit être plus en état de réussir que ceux qui, par leur habileté et leur travail, ont excellé dans une chose seulement ; ce qui n'est pourtant pas d'une rigoureuse exactitude. 13. En effet, il n'est pas nécessaire, il n'est pas possible que l'architecte soit aussi bon grammairien qu'Aristarque, aussi grand musicien qu'Aristoxène, aussi habile peintre qu'Apelle, aussi célèbre sculpteur que Myron ou Polyclète, aussi savant médecin qu'Hippocrate ; il suffit qu'il ne soit pas étranger à la grammaire, à la musique, à la peinture, à la sculpture, à la médecine : il est impossible qu'il excelle dans chacune de ces sciences ; c'est assez qu'il n'y soit pas neuf, un si grand nombre de sciences ne peut en effet donner à espérer qu'on arrive jamais à la perfection dans chacune d'elles, quand l'esprit peut à peine en saisir, en comprendre l'ensemble. 14. Et ce ne sont pas seulement les architectes qui, dans toutes les sciences, ne peuvent atteindre à la perfection ; ceux-là même qui se livrent spécialement à l'étude d'un art, ne peuvent pas tous venir à bout d'y exceller. Comment donc si, dans une science qu'elles cultivent particulièrement, quelques personnes seulement, dans tout un siècle, parviennent si difficilement à se distinguer, comment un architecte, qui doit faire preuve d'habileté dans plusieurs arts, pourrait-il, je ne dirai pas n'en ignorer aucun, ce qui serait déjà bien étonnant, mais même surpasser tous ceux qui, uniquement livrés à une science, y ont déployé autant d'ardeur que de talent ? 15. En cela Pythius me parait s'être trompé ; il n'a pas pris garde que dans tous les arts il y avait deux choses à considérer, la pratique et la théorie ; que de ces deux choses la première, je veux dire la pratique, appartient spécialement à ceux qui exercent, et que la seconde, c'est-à-dire la théorie, est commune à tous les savants. Des médecins, des musiciens pourront bien disserter sur le battement des artères, sur la cadence ; mais s'il est question de guérir une blessure, d'arracher un malade au danger, ce ne sera point au musicien qu'on aura recours, mais bien au médecin, qui se trouvera alors dans son propre élément : de même qu'on n'ira pas mettre un instrument de musique entre les mains du médecin, si l'on veut avoir l'oreille charmée par des sons harmonieux. 16. Un astronome et un musicien peuvent également raisonner sur la sympathie des étoiles qui en astronomie se fait par aspects quadrats et trines, et sur celle des consonances qui a lieu par quartes et par quintes en musique ; ils peuvent encore discourir avec le géomètre sur l'optique, qui s'appelle en grec g-logos g-optikos ; dans toutes les autres sciences, beaucoup de points, pour ne pas dire tons, ne sont communs que pour le raisonnement ; mais il n'appartient véritablement qu'à ceux qui se sont particulièrement exercés dans un art, de raisonner de choses pour lesquelles la main d'œuvre, la pratique leur a donné une grande habileté. Aussi me paraît-il en savoir assez, l'architecte qui, dans chaque science, connaît passablement les parties qui ont rapport à sa profession, afin que, si besoin est d'émettre un jugement basé sur de bonnes raisons, il ne reste point court. 17. Quant il ceux qui ont reçu de la nature assez d'esprit, de capacité et de mémoire pour pouvoir connaître à fond la géométrie, l'astronomie, la musique et les autres sciences, ils vont au delà de ce qu'exige la profession d'architecte, et deviennent des mathématiciens. Aussi peuvent- ils apporter plus de lumière dans la discussion, parce qu'ils ont pénétré plus avant dans l'étude de ces sciences. Mais ces génies sont rares ; il s'en trouve peu comme ces Aristarque de Samos, ces Philolaüs et ces Archytas de Tarente, ces Apollonius de Perga, ces Ératosthène de Cyrène, ces Archimède et ces Scopinas de Syracuse, qui, avec le secours du calcul, et la connaissance qu'ils avaient des secrets de la nature, ont fait de grandes découvertes dans la mécanique et la gnomonique, et en ont laissé de savants traités à la postérité. 18. Mais puisque la nature, loin de prodiguer de tels moyens à tous les hommes, ne les a accordés qu'à quelques esprits privilégiés, et que pourtant il est du devoir de l'architecte d'avoir des notions de toutes ces sciences, puisque la raison, vu l'étendue des matières, ne lui permet d'avoir des sciences que ce qu'il lui est indispensable d'en connaître, sans exiger qu'il les approfondisse, je vous supplie, César, aussi bien que ceux qui doivent-lire mon ouvrage, d'excuser les fautes que vous pourrez rencontrer contre les règles de la grammaire. Rappelez- vous que ce n'est ni un grand philosophe, ni un rhéteur éloquent, ni un grammairien consommé dans son art, mais simplement un architecte avec quelque teinture de ces sciences, qui s'est imposé la tâche d'écrire ce traité. Mais quant à ce qui constitue la science architecturale, je me fais fort, si toutefois je ne m'abuse pas, d'établir ex professo dans cet écrit, tous les principes qui en découlent, non seulement pour ceux qui se livrent à la Pratique, mais encore pour tous ceux qui ne désirent en avoir que la théorie. [1,2] II. En quoi consiste l'architecture. 1. L'architecture a pour objet l'ordonnance, que les Grecs appellent g-taxis, la disposition qu'ils nomment g-diathesin, l'eurythmie, la symétrie, la convenance et la distribution, à laquelle on donne en grec le nom d' g-oikonomia . L'ordonnance est la disposition convenable de chaque partie intérieure d'un bâtiment, et la conformité des proportions générales avec la symétrie. Elle se règle par la quantité, en grec g-posotehs, qui est une mesure déterminée, d'après laquelle on établit les dimensions de l'ensemble d'un ouvrage et de chacune de ses parties. La disposition est la situation avantageuse des différentes parties, leur grandeur appropriée aux usages auxquels elles sont destinées. Les représentations de la disposition, en grec g-ideai sont : l'ichnographie, l'orthographie, la scénographie. L'ichnographie est le plan de l'édifice tracé en petit à l'aide de la règle et du compas, tel qu'il doit être sur l'emplacement qu'il occupera. L'orthographie représente l'élévation de la façade ; c'en est la figure légèrement ombrée, avec les proportions que doit avoir l'édifice. La scénographie est l'esquisse de la façade avec les côtés en perspective, toutes les lignes allant aboutir à un centre commun. Ces opérations sont le fruit de la méditation et de l'invention. La méditation est le travail d'un esprit actif, laborieux, vigilant, qui poursuit ses recherches avec plaisir. L'invention est la solution d'une difficulté, l'explication d'une chose nouvelle trouvée à force de réflexion. 3. Telles sont les parties nécessaires de la disposition. L'eurythmie est l'aspect agréable, l'heureuse harmonie des différentes parties de l'édifice. Elle a lieu lorsque les parties ont de la justesse, que la hauteur répond à la largeur, la largeur à la longueur, l'ensemble aux lois de la symétrie. 4. La symétrie est la proportion qui règne entre toutes les parties de l'édifice, et le rapport de ces parties séparées avec l'ensemble, à cause de l'uniformité des mesures. Dans le corps humain, le coude, le pied, la main, le doigt et les autres membres, offrent des rapports de grandeur ; ces mêmes rapports doivent se rencontrer dans toutes les parties d'un ouvrage. Pour les édifices sacrés, par exemple, c'est le diamètre des colonnes ou un triglyphe qui sert de module ; dans une baliste, c'est le trou que les Grecs appellent g-peritrehton ; dans un navire, c'est l'espace qui se trouve entre deux rames, nommé en grec g-dipehchaikeh, C'est également d'après un des membres des autres ouvrages qu'on peut juger de la grandeur de toute l'œuvre. 5. La bienséance est la convenance des formes extérieures d'un édifice dont la construction bien entendue donne l'idée de sa destination, Elle s'obtient par l'état des choses, en grec yematismñw, par l'habitude et par la nature : par l'état des choses, en élevant à Jupiter, à la Foudre, au Ciel, au Soleil, à la Lune,... des temples sans toit, à découvert. Car la présence de ces divinités se manifeste à nos yeux par leur éclat dans tout l'univers. Minerve, Mars et Hercule auront des temples suivant l'ordre dorique, parce que s'ils étaient bâtis avec la délicatesse particulière aux autres ordres, ils ne conviendraient point à la vertu sévère de ces divinités ; tandis que ceux de Vénus, de Flore, de Proserpine, des nymphes des fontaines, seront d'ordre Corinthien, les propriétés de cet ordre convenant parfaitement à ces déesses, dont la grâce semble exiger un travail délicat, fleuri, orné de feuillages et de volutes, qui contribuera d'une manière convenable à la bienséance. Si en l'honneur de Junon, de Diane, de Bacchus et d'autres divinités semblables, on élève des temples d'ordre ionien on aura raison, parce que cet ordre, qui tient le milieu entre la sévérité du dorique et la délicatesse du corinthien, est plus analogue au caractère de ces divinités. 6. L'habitude veut, pour que la bienséance soit observée, que, si l’'intérieur d'un édifice est enrichi d'ornements, le vestibule soit orné avec la même magnificence. Si en effet l'intérieur se fait remarquer par sa beauté, son élégance, et que l'entrée soit dépourvue de tout agrément, les règles de la bienséance seront violées. Supposez que sur des épistyles doriques on sculpte des corniches dentelées, ou que sur' des architraves ioniques, soutenues par des colonnes à chapiteaux en forme d'oreiller, on taille des triglyphes, et qu'ainsi on transporte à un ordre les choses qui sont particulières à un autre, les yeux en seront choqués, accoutumés qu'ils sont à une disposition d'un autre genre. 7. La bienséance sera conforme à la nature des lieux, si l'on choisit les endroits où l'air est le plus sain, les fontaines les plus salutaires, pour y placer les temples, principalement ceux qu'on élève à Esculape, à la Santé et aux autres divinités auxquelles on attribue la vertu d'opérer le plus de guérisons. Les malades qui passeront d'un endroit malsain dans un lieu dont l'air est pur, et qui feront usage d'excellentes eaux, se rétabliront plus promptement. D'où il résultera que la nature du lieu fera naître en faveur de la divinité une dévotion plus grande, grâce à l'importance qu'elle lui aura fait acquérir. Il y aura encore conformité de bienséance avec la nature du lieu, si les chambres à coucher et les bibliothèques reçoivent la lumière du levant, si les bains et les appartements d'hiver la reçoivent du couchant d'hiver ; si les galeries de tableaux et les pièces qui demandent un jour bien égal, sont tournées vers le septentrion : parce que cette partie du ciel n'est point exposée aux variations de lumière que produit le soleil dans sa course, et reste pendant tout le jour également éclairée. 8. La distribution est le choix avantageux des matériaux et de l'emplacement où l'on doit les mettre en œuvre ; c'est l'emploi bien entendu des capitaux consacrés aux travaux qu'on médite. Elle sera observée, si toutefois l'architecte ne cherche point de ces choses qu'il n'est possible de trouver, ni de se procurer qu'à grands frais. On ne rencontre point partout du sable fossile, du moellon, de l'abies, des sapins, du marbre. Ces objets se tirent les uns d'un endroit, les autres d'un autre, et le transport en est difficile et dispendieux. Alors il faut employer, quand on n'a point de sable fossile, le sable de rivière, ou le sable marin lavé dans l'eau douce. On remplace aussi l'abies et le sapin par le cyprès, le peuplier, l'orme, le pin. J'indiquerai également les moyens d'échapper aux autres inconvénients de cette sorte. 9. L'autre partie de la distribution consiste à avoir égard à l'usage auquel le propriétaire destine le bâtiment, ou à la somme qu'il veut y mettre, ou à la beauté qu'il veut lui donner, considérations qui amènent des différences dans la distribution. Une maison à la ville semble exiger un plan différent de celui d'une maison de campagne destinée à recevoir les récoltes ; la maison de l'agent d'affaires ne doit point ressembler à celle de l'homme opulent et voluptueux, et celle de l'homme puissant dont le génie gouverne la république, demande une distribution particulière : il faut, en un mot, distribuer les édifices d'une manière appropriée au caractère des personnes qui doivent les habiter. [1,3] III. Des parties dont se compose l'architecture. 1. L'architecture se compose de trois parties : la construction des bâtiments, la gnomonique et la mécanique. La construction des bâtiments se divise elle-même en deux parties : l'une regarde l'emplacement des remparts et des ouvrages publics ; l'autre traite des édifices particuliers. Les ouvrages publics sont de trois sortes : la première a rapport à la défense, la seconde à la religion, la troisième à la commodité. Ceux qui concernent la défense sont les remparts, les tours et les portes de villes, qui ont été inventés pour servir perpétuellement de barrière contre les attaques de l'ennemi. Ceux qui regardent la religion sont les temples et les édifices sacrés, élevés aux dieux immortels. Ceux qui concernent la commodité sont les lieux consacrés à l'usage du peuple, comme les ports, les places publiques, les portiques, les bains, les théâtres, les promenoirs, tous les lieux, en un mot, qui ont cette destination. 2. Dans tous ces différents travaux, on doit avoir égard à la solidité, à l'utilité, à l'agrément : à la solidité, en creusant les fondements jusqu'aux parties les plus fermes du terrain, et en choisissant avec soin et sans rien épargner, les meilleurs matériaux ; à l'utilité, en disposant les lieux de manière qu'on puisse s'en servir aisément, sans embarras, et en distribuant chaque chose d'une manière convenable et commode ; à l'agrément, en donnant à l'ouvrage une forme agréable et élégante qui flatte l'œil par la justesse et la beauté des proportions. [1,4] IV. Sur le choix d'un lieu qui soit sain. 1. S'agit-il de construire une ville ? La première chose à faire est de choisir un endroit sain. Il doit être élevé, à l'abri des brouillards et du givre, situé sous la douce température d'un ciel pur, sans avoir à souffrir ni d'une trop grande chaleur ni d'un trop grand froid. Ensuite il faudra éviter le voisinage des marais. Les vents du matin venant, au lever du soleil, à souffler sur la ville apporteraient avec eux les vapeurs qui en naissent, et ces vapeurs chargées des exhalaisons pestilentielles qu'engendrent les animaux qui vivent dans les eaux stagnantes, envelopperaient les habitants, et rendraient leurs habitations très malsaines. Une ville bâtie sur le bord de la mer, qu'elle soit exposée au midi ou au couchant, ne sera point saine, parce que, durant l'été, dans les lieux qui ont la première de ces expositions, le soleil, dès son lever, échauffe l'air qui devient brûlant à midi ; et que, dans ceux qui regardent le couchant, l'air commençant à s'échauffer après le lever du soleil, est chaud au milieu du jour, et brûlant le soir. 2. Ces variations d'une température qui passe soudainement du chaud au froid, altèrent la santé de ceux qui y sont soumis. Son influence se fait même remarquer sur les choses inanimées. Dans les celliers couverts, ce n'est ni vers le sud, ni vers l'ouest, mais vers le nord qu'on pratique les jours, parce que cette partie du ciel n'est jamais exposée à ces variations : elle reste toujours la même, elle ne subit aucun changement. Voilà pourquoi les greniers qui reçoivent les rayons du soleil dans tout son cours font perdre si promptement leur qualité aux provisions qu'on y renferme ; voilà pourquoi les viandes et les fruits, si on ne les place pas dans des lieux où ne puissent pénétrer les rayons du soleil, ne se conservent pas longtemps. 3. La chaleur, par son action continuelle, enlève aux choses leur force, et, par les vapeurs brûlantes qui les épuisent, elle les altère et leur fait perdre leurs qualités naturelles. C'est aussi ce que nous remarquons pour le fer qui, tout dur qu'il est, s'amollit tellement dans les fourneaux par l'action du feu, qu'en le forgeant, il est aisé de lui donner la forme qu'on veut, et si, lorsqu'il est rouge encore et malléable, on le trempe dans de l'eau froide, il redevient dur, et reprend sa propriété nature. 4. On peut encore reconnaître celte vérité par l'affaiblissement qu'éprouvent les corps pendant les chaleurs de l' été, non seulement dans les jeux malsains, mais encore dans ceux qui ne le sont pas ; tandis qu'en hiver les contrées les plus malsaines cessent de l'être, parce que le froid y purifie l'air. On remarque aussi que ceux qui des régions froides passent dans les pays chauds, ne peuvent y rester sans être malades, au lieu que ceux qui quittent les climats chauds pour aller habiter les froides contrées du septentrion, loin de souffrir de ce changement, ne font qu'acquérir une santé plus robuste. 5. Aussi faut-il, à mon avis, lorsqu'il s'agit de jeter les fondements d'une ville, s'éloigner des contrées dans lesquelles l'homme peut être exposé à l'influence des vents chauds. Tous les corps sont composés de principes que les Grecs appellent stoixeÝa, qui sont le feu, l'eau, la terre et l'air ; c'est du mélange de ces principes que la nature ya fait entrer dans de certaines proportions, que sur la terre est généralement formé le tempérament de chaque animal. 6. Or, qu'un de ces principes, le feu, par exemple, vienne à surabonder dans un corps, il affaiblit les autres et les détruit. Tel est l'effet que produit sous certaines parties du ciel, le soleil, lorsqu'il fait pénétrer dans un corps, par les ouvertures que présentent les pores, plus de chaleur qu'il ne doit en recevoir, eu égard à la proportion des principes dont la nature l'a composé. De même si l'humidité envahit les pores des corps, et vient à rompre l'équilibre, les autres principes, altérés par l'eau, perdent leur action, et l’'on voit disparaître les qualités produites par leur juste proportion. Des vents froids, un air humide font naître aussi beaucoup de maladies. C'est encore ce qui arrive, lorsque les parties d'air et de terre que la nature a fait entrer dans la composition des corps, venant à augmenter ou à diminuer, affaiblissent les autres principes : la terre, par une nourriture trop solide; l'air, quand il est trop épais. 7. Mais, pour mieux saisir ces vérités, il n'y a qu'à observer avec attention la nature des oiseaux, des poissons et des animaux terrestres; il sera aisé de voir la différence des tempéraments. La proportion des principes vitaux est tout autre dans les poissons que dans les oiseaux; dans les animaux terrestres, elle est encore bien différente. Les oiseaux ont peu de terre, peu d'eau et beaucoup d'air joint à une chaleur tempérée. Composés des principes les plus légers, ils s'élèvent plus facilement dans les airs. Les poissons vivent aisément dans l'eau, parce qu'il entre dans leur nature une chaleur tempérée, beaucoup d'eau et de terre, et très peu d'humidité ; moins ils contiennent de principes aqueux, plus il leur est facile de vivre dans l'eau : aussi lorsqu'on vient à les tirer à terre, meurent-ils par la privation de cet élément. Les animaux terrestres, au contraire, chez lesquels l'air et le feu se trouvent dans une proportion modérée, et qui ont peu de terre et beaucoup d'humidité, ne peuvent vivre longtemps dans l'eau, à cause de l'abondance des parties humides. 8. Or, s'il en est ainsi ; si, comme je viens de l'exposer, le corps des animaux est composé de ces divers éléments ; s'il est vrai qu'en surabondant ou en faisant défaut, ils jettent dans l'organisation animale le trouble et la mort, point de doute qu'il ne faille choisir avec le plus grand soin les lieux les plus tempérés pour y construire des villes qui l'enferment toutes les conditions de salubrité. 9. Aussi je suis fortement d'avis qu'il faut en revenir aux moyens qu'employaient nos ancêtres. Anciennement on mettait à mort les animaux qui paissaient dans les lieux où l'on voulait fonder une ville ou établir un camp ; on en examinait les foies ; si les premiers étaient livides et corrompus, on en examinait d'autres, dans la crainte d'attribuer plutôt à la qualité de la pâture, qu'à une maladie, l'état de cet organe. Après plusieurs expériences, après avoir reconnu que cet organe était sain et entier, grâce à la bonté des eaux et des pâturages du lieu, on y élevait des retranchements, Si, au contraire, on les trouvait généralement corrompus, on allait s'établir ailleurs. On concluait de cette expérience, que l'eau et la nourriture devaient, dans ces mêmes lieux, occasionner chez l'homme les mêmes inconvénients. On changeait de demeure, et on allait dans une autre contrée chercher tout ce qui peut contribuer à la santé. 10. Veut-on s'assurer que les herbes et les fruits peuvent faire connaître la qualité du terrain qui les produit ? On le peut facilement, par les remarques faites sur les terres qui, en Crète, avoisinent le Pothérée, rivière qui coule entre deux villes de cette île, Gnossus et Gortyne. A droite et à gauche paissent des troupeaux ; ceux qui paissent près de Gnossus ont une rate ; mais on ne rencontre point de viscère chez ceux qui se trouvent de l'autre côté, près de Gortyne. Les médecins ont cherché la cause de cette singularité, et ont trouvé dans cet endroit une herbe qui a la vertu de diminuer la rate des animaux qui la broutent. Ils ont cueilli cette herbe et en ont fait un médicament pour guérir les personnes affectées de splénite. Les Crétois l'appellent g-asplehnon. Cet exemple fait voir que la nourriture et la boisson peuvent faire apprécier la qualité bonne ou mauvaise des terrains 11. Si une ville a été bâtie dans des marais, et que ces marais s'étendent sur le bord de la mer ; si, par rapport à la ville, ils se trouvent au septentrion, ou entre le septentrion et l'orient, et qu'ils soient élevés au-dessus du niveau de la mer, elle me paraîtra raisonnablement située : car les canaux qu'on peut y pratiquer, tout en permettant l'écoulement des eaux vers le rivage, ne laissent pas, lorsque la mer est grossie par la tempête, de livrer passage aux vagues que l'agitation des flots y précipite ; et ces eaux salées venant à se mêler à celles des marais, empêchent de naître les animaux qui s'y produisent, et ceux qui des parties supérieures descendent en nageant tout auprès du rivage, y trouvent la mort au milieu des matières salines contraires à leur nature. Nous en avons un exemple dans les marais qui entourent Altinum, Ravenne et Aquilée, et dans d'autres municipes de la Gaule, où le voisinage des marais n'empêche pas que l'air ne soit merveilleusement sain. 12. Mais quand les eaux des marais sont stagnantes, sans avoir pour s'écouler ni rivière ni canal, comme dans les marais Pontins, elles croupissent par leur immobilité, et exhalent des vapeurs morbifiques et contagieuses. L'ancienne ville de Salapia, fondée, dans l'Apulie par Diomède, à son retour de la guerre de Troie, ou, selon quelques écrivains, par Elphias de Rhodes, avait été bâtie dans un endroit de cette nature. Les habitants, voyant qu'ils étaient chaque année frappés de maladies, se rendirent un jour auprès de M. Hostilius, et le prièrent tous de leur chercher, de leur choisir un lieu propre à recevoir leurs pénates. Il y consentit, et se mit sur-le-champ à examiner avec intelligence et sagesse, un lieu près de la mer, qu'il acheta, après en avoir reconnu la salubrité. Avec l'autorisation du sénat et du peuple romain, il y jeta les fondements de la nouvelle ville, y éleva des murailles, traça l'emplacement des maisons et il donna la propriété aux habitants, en faisant payer à chacun d'eux un sesterce seulement. Il fit ensuite communiquer avec la mer un lac voisin dont il fil un port pour la ville, de sorte que les Salapiens habitent aujourd'hui un endroit fort sain, à quatre milles de leur ancienne ville. [1,5] V. Des fondements des murs et des tours. 1. Lorsque, par les moyens dont je viens de parler, on se sera assuré de la salubrité du lieu où l'on doit bâtir une ville ; lorsqu'on aura choisi une contrée dont la fertilité soit en l'apport avec les besoins des habitants, lorsque le bon état des chemins, le voisinage avantageux d'une rivière ou d'un port de mer, ne donneront rien à craindre pour la facilité des transports nécessaires à l'approvisionnement de la ville, il faudra s'occuper des fondements des murs et des tours. On devra creuser jusqu'à la partie solide, autant que semblera l'exiger l'importance de l'ouvrage ; prendre soin de donner aux fondements plus de largeur que les murailles qui doivent s'élever au- dessus, de terre, et n'employer pour la construction de ces fondations que la pierre la plus dure. 2. Les tours doivent être en saillie à l'extérieur, afin que si l'ennemi cherchait à escalader les murailles, il présentât ses flancs découverts aux traits qu'on lui lancerait des tours placées à droite et à gauche. Il faut surtout veiller à ce qu'on ne puisse approcher qu'avec difficulté des murs pour les battre en brèche : il faudra donc les entourer de précipices, et faire en sorte que les chemins qui conduisent aux portes ne soient point directs, mais qu'ils obliquent à gauche ; par ce moyen les assiégeants présenteront à la muraille le flanc droit, qui n'est point couvert du bouclier. Le plan d'une ville de guerre ne doit ni représenter un carré, ni avoir des angles avancés ; il doit former simplement une enceinte qui permette de voir l'ennemi de plusieurs endroits à la fois : car les angles avancés ne conviennent point à la défense, et offrent plus d'avantages aux assiégeants qu'aux assiégés. 3. Quant à l'épaisseur des murailles, je pense qu'elle doit être telle que deux hommes armés venant à la rencontre l'un de l'autre, puissent passer sans difficulté. Que dans cette épaisseur, des chevilles de bois d'olivier, formées d'une seule pièce et un peu brûlées, soient placées à des distances fort rapprochées, afin que les deux parements de la muraille joints ensemble par ces chevilles, comme par des clefs, aient une solidité qui défie les siècles. Le bois ainsi préparé n'a à redouter ni les coups du bélier ni pourriture ni vermoulure, et, qu'il soit enfoncé dans la terre ou recouvert d'eau, il y reste, sans se corrompre, toujours propre à la main d'œuvre. Cette pratique est excellente, non seulement pour les murs, mais encore pour les fondements. Toute autre muraille à laquelle on voudra donner l'épaisseur des remparts, gardera longtemps sa solidité par le moyen de cette liaison. 4. Les tours doivent être espacées de telle sorte que l’'une ne soit pas éloignée de l'autre de plus d'une portée de trait, afin que si l'ennemi vient à attaquer l'une d'elles, il puisse être repoussé par les traits lancés des tours, placées à droite et à gauche, par les scorpions et les autres machines. Il faut encore que le mur venant s'appuyer contre la partie inférieure des tours, soit coupé en dedans de manière que l'intervalle qu'on aura ménagé égale le diamètre des tours. Pour rétablir les communications, on jettera sur cet intervalle un léger pont en bois que le fer ne fixera point, afin que les assiégés puissent l'enlever facilement, si l'ennemi venait à se rendre maître de quelque partie du mur ; et s'ils y mettent de la promptitude, l'ennemi ne pourra qu'en se précipitant passer aux autres parties des tours et de la muraille. 5. Les tours doivent être rondes ou poligones : celles qui sont carrées croulent bientôt sous les efforts des machines, et les coups du bélier en brisent facilement les angles. Dans les tours rondes, au contraire, les pierres étant taillées en forme de coin, ne peuvent souffrir des coups qui les poussent vers le centre. Lorsque les tours et les courtines sont terrassées, elles acquièrent une très grande force, parce que ni les mines, ni les béliers, ni les autres machines ne peuvent leur nuire. 6. Toutefois ces terrasses ne sont nécessaires que lorsque les assiégeants ont trouvé hors des murs une éminence qui leur donne la facilité d'y arriver de plain-pied : dans ce cas, il faut creuser des fossés aussi larges et aussi profonds que possible. Au-dessous du lit de ces fossés doivent descendre les fondements du mur, auquel on donnera une épaisseur capable de soutenir les terres. 7. Il faut alors construire un contre-mur dans l'intérieur de la place, en laissant entre ce contre- mur et le mur extérieur un espace assez grand pour faire une terrasse qui puisse contenir les troupes destinées à la défendre, comme si elles étaient rangées en bataille. Entre ces deux murs placés à la distance exigée, on en doit bâtir d'autres transversalement, qui rattachent le mur intérieur au mur extérieur, et qui soient disposés comme les dents d'un peigne ou d'une scie. Par ce moyen, la masse des terres étant divisée en petites parties, et ne portant pas de tout son poids, ne pourra point pousser les murailles en dehors. 8. Quant aux matériaux qui doivent entrer dans la construction des murailles, il n'est pas facile de les spécifier, parce que chaque localité ne peut offrir toutes les ressources désirables; il faut donc employer ceux qui se rencontrent, soit pierres de taille, soit gros cailloux, soit moellons, soit briques cuites ou non cuites. A Babylone, on a pu bâtir des murs de brique, en employant, au lieu de chaux et de sable, le bitume dont cette ville abonde ; mais toutes les contrées ne peuvent, comme certaines localités, fournir assez de matériaux du même genre pour qu'il soit possible d'en construire des murs qui durent à jamais. [1,6] VI. De la distribution des bâtiments, et de la place qu'ils doivent occuper dans l'enceinte des murailles. 1. Une fois l'enceinte terminée, on doit à l'intérieur s'occuper de l'emplacement des maisons, et de l'alignement des grandes rues et des petites, suivant l'aspect du ciel. Les dispositions seront bien faites, si l'on a eu soin d'empêcher que les vents n'enfilent les rues : s'ils sont froids, ils blessent ; s'ils sont chauds, ils corrompent ; s'ils sont humides, ils nuisent. Aussi faut-il se mettre à l'abri de ces inconvénients, et éviter avec soin ce qui arrive ordinairement dans plusieurs villes. Mitylène est une ville de l'île de Lesbos ; les bâtiments en sont élégants et magnifiques, mais ils n'ont point été disposés avec réflexion. Le souffle de l'auster y cause des fièvres, et celui du corus, des rhumes. Celui du nord guérit, il est vrai, de ces maladies ; mais il est si froid qu'il n'est pas possible, quand il se fait sentir, de rester dans les grandes rues ni dans les petites. 2. Or, le vent est un courant d'air dont l'agitation irrégulière cause un flux et un reflux. Il est produit par la chaleur qui agit sur l'humidité, et dont l'action impétueuse en fait sortir le souffle du vent : ce qui peut se vérifier à l’'aide des éolipyles d'airain dont l'ingénieuse découverte fait pénétrer la lumière dans les secrets que la nature semblait avoir réservés aux dieux. Les éolipyles, qui sont des boules creuses faites d'airain, n'ont qu'une petite ouverture par laquelle on introduit de l'eau. On les place devant le feu. Avant d'être échauffés, ils ne laissent échapper aucun air ; mais ils n'ont pas plutôt éprouvé l'action de la chaleur, qu'ils lancent vers le feu un vent impétueux. Cette expérience, si simple et si courte, nous met à même de connaître et d'apprécier les causes si grandes et si extraordinaires des vents et de l'air. 3. Qu'un lieu soit mis à l'abri des vents, non seulement les personnes qui se portent bien y conserveront une santé parfaite, mais encore celles qui, même dans d'autres endroits sains, ne trouvent pas dans les secours de la médecine de remède à des maladies qu'elles doivent à des causés étrangères aux vents, s'y guériront promptement, grâce à l'abri qu'elles y rencontreront. Les maladies dont la guérison est difficile dans les lieux dont il est parlé plus haut, sont les rhumes, la goutte, la toux, la pleurésie, la phtisie, l'hémoptysie, et les autres indispositions qui, pour guérir, ont moins besoin de débilitants que de toniques, La difficulté de traiter ces maladies vient d'abord de ce qu'elles sont causées par le froid, et ensuite de ce que sur des forces déjà épuisées par la maladie viennent agir les effets d'un air qui, raréfié par l'agitation des vents, exprime, pour ainsi dire, les sucs des corps malades, et les exténue de plus en plus ; au lieu qu'un air doux et d'une densité convenable, sans agitation, sans flux ni reflux, redonnant des forces aux membres par son calme et son immobilité, nourrit et rétablit ceux qui sont atteints de ces maladies. 4. Quelques auteurs n'admettent que quatre vents : le solanus, qui souffle du levant équinoxial ; l'auster, du midi ; le favonius, du couchant équinoxial ; le septentrion, du nord. Mais ceux qui se sont livrés à des recherches plus exactes, en ont compté huit. C'est surtout Andronique de Cyrrha, qui, pour en indiquer la direction, fit bâtir à Athènes une tour de marbre, de figure octogone. Sur les huit faces de cette tour était représentée l'image des huit vents, tournés chacun vers la partie du ciel d'où ils soufflent. Sur cette tour il éleva une pyramide en marbre, qu'il surmonta d'un triton d'airain, tenant une baguette à la main droite. Il était disposé de manière à se prêter à tous les caprices des vents, à présenter toujours la face à celui qui souillait, et à en indiquer l'image avec sa baguette qu'il tenait au-dessus. 5. Les quatre autres vents sont l'eurus, qui est placé entre le solanus et l'auster, au levant d'hiver ; l'africus, entre l'auster et le favonius, au couchant d'hiver ; le caurus, que plusieurs appellent corus, entre le favonius et le septentrion, et l'aquilon, entre le septentrion et le solanus. Tel est le moyen qui a été imaginé pour représenter le nombre et les noms des vents, et pour désigner exactement la partie du ciel d'où ils soufflent. Cela une fois connu, voici, pour trouver les points d'où partent les vents, le procédé qu'il faut employer. 6. On posera au milieu de la ville une table de marbre parfaitement nivelée, ou bien on aplanira le terrain à l'aide de la règle et du niveau, de manière à pouvoir se passer de la table. On placera au centre, pour indiquer l'ombre, un style d'airain que les Grecs appellent g-skiathehras (qui trouve l'ombre). Avant midi, vers la cinquième heure du jour, on examinera l'ombre projetée par le style, et on en marquera l'extrémité par un point, puis, à l'aide d'un compas dont l'une des pointes sera appuyée au centre, on tracera une ligne circulaire, en la faisant passer par ce point qui indiquera la longueur de l'ombre projetée par le style. Il faudra observer de même, après midi, l'ombre croissante de l'aiguille, et, lorsqu'elle aura atteint la ligne circulaire et parcouru une longueur pareille à celle d'avant midi, en marquer l'extrémité par un second point. 7. De ces deux points on tracera avec le compas deux lignes qui se croisent, et on tirera une droite qui passera par le point d'intersection et le centre où le style est placé, pour avoir le midi et le septentrion. On prendra ensuite la seizième partie de la circonférence de la ligne circulaire dont l'aiguille est le centre ; on placera une des branches du compas au point où la ligne méridienne touche la ligne circulaire, et, sur cette ligne circulaire, à droite et à gauche de la ligne méridienne, on marquera cette seizième partie. Cette opération sera répétée au point septentrional. Alors de ces quatre points on tirera des lignes d'une des extrémités de la circonférence à l'autre, en les faisant passer par le centre, où elles se croiseront. De cette manière le midi et le septentrion comprendront chacun une huitième partie. Ce qui restera de la circonférence à droite et à gauche, devra être divisé en trois parties égales, afin que les huit divisions des vents se trouvent bien exactement indiquées sur cette figure. Ce sera alors au milieu des angles produits par ces différentes lignes, entre deux régions de vents, que devra être tracé l'alignement des grandes rues et des petites. 8. Le résultat de cette division sera d'empêcher que les habitations et les rues de la ville ne soient incommodées par la violence des vents. Autrement, si les rues sont disposées de manière à recevoir directement les vents, leur souffle déjà si impétueux dans les espaces libres de l'air, venant à s'engouffrer en tourbillonnant dans les rues étroites, les parcourra avec plus de fureur. Voilà pourquoi on doit donner aux rues une direction autre que celle des vents : frappant contre les angles des espèces d'îles qu'elles forment, ils se rompent, s'abattent et se dissipent. 9. Peut-être s'étonnera-t-on que nous n'adoptions que huit vents, quand on sait qu'il en est un bien plus grand nombre, qui ont chacun leur nom. Mais, si l'on considère qu'après avoir observé le cours du soleil, la projection des ombres de l'aiguille du cadran équinoxial et l'inclinaison du pôle, Ératosthène le Cyrénéen a trouvé, avec le secours des mathématiques et de la géométrie, que la circonférence de la terre est de deux cent cinquante-deux mille stades, qui font trente et un millions cinq cent mille pas, et que la huitième partie de cette circonférence, occupée par chacun des vents, est de trois millions neuf cent trente-sept mille cinq cents pas, on ne devra plus être surpris, si, dans un si grand espace, un vent, eu soufflant de côté et d'autre, en se rapprochant et en s'éloignant, semble en faire un plus grand nombre par ces divers changements. 10. C'est pourquoi à droite et à gauche de l'auster soufflent ordinairement le leuconotus et l'altanus ; aux côtés de l'africus, le libonotus et le subvesperus ; aux cotés du favonius, l'argeste, et les étésiens, à certaines époques ; aux cotés du caurus, le circius et le corus ; aux côtés du septentrion, le trascias et le gallicus ; à droite et à gauche de l'aquilon, le supernas et le boréas ; aux côtés du solanus, le carbas et en certains temps les ornithies ; et enfin aux cotés de l'eurus, qui est le dernier de la série, et qui occupe un des milieux, sc trouvent l'eurocircias et le vulturnus. Il existe encore plusieurs autres vents qui doivent leurs noms à certains lieux, à certains fleuves, à certaines montagnes d'où ils viennent. 11. Ajoutons ceux qui soufflent le matin. Le soleil, en quittant l'autre hémisphère, frappe, dans son mouvement de rotation, l'humidité de l'air, et produit, dans son ascension rapide, des brises qui déjà s'agitent avant son lever, et qui se font encore sentir lorsqu'il paraît sur l'horizon. Ces vents partent de la région de l'euros, que les Grecs ne semblent avoir appelé g-euros que parce qu'il est produit par les vapeurs du matin. C'est, dit-on, pour la même raison qu'ils appellent g-aurion le jour du lendemain. Mais il y a quelques auteurs qui nient qu'Ératosthène ait pu trouver exactement la mesure de la circonférence de la terre. Peu importe que ses calculs soient exacts ou faux ; nous n'en aurons pas moins dans notre travail déterminé d'une manière certaine les régions d'où partent les vents. 12. Or, il sera toujours bon de savoir, lors même que cette supputation présenterait de l'incertitude, que les vents ont plus ou moins d'impétuosité. Ce n'est là qu'un faible exposé de la matière; pour en faciliter l'intelligence, j'ai cru devoir mettre à la fin de ce livre deux figures que les Grecs appellent g-schehmata (plan raccourci) : l'une, par la disposition, fera connaître d'une manière précise les régions d'où soufflent les vents; l'autre fera voir comment, en donnant aux rues et aux différents quartiers une direction détournée de celle des vents, ils se trouveront à l'abri de leur influence nuisible. Soit sur une surface plane un centre indiqué par la lettre A ; l'ombre projetée avant midi par le gnomon sera aussi marquée au point B, et du centre A, en ouvrant un compas jusqu'à B qui indique l'extrémité de l'ombre, on tracera une ligne circulaire: cela fait, on replacera le gnomon où il était auparavant, et on attendra que l'ombre décroisse, qu'elle se trouve, en recommençant à croître, à la même distance de la méridienne qu'avant midi, et qu'elle touche la ligne circulaire au point C. Alors du point B et du point C, on décrira avec le compas deux lignes qui se couperont au point D ; de ce point D, on tirera ensuite une ligne qui, passant par le centre, ira aboutir à la circonférence où elle sera marquée des lettres E et F. Cette ligne indiquera la région méridionale et la région septentrionale. 13. On prendra alors la seizième partie de toute la circonférence avec le compas, dont on arrêtera une branche au point E, où la ligne méridienne vient toucher le cercle, et avec l'autre branche, on marquera à droite et à gauche les points G et H. On répétera cette opération dans la partie septentrionale, en fixant une des branches du compas au point F, où la ligne septentrionale vient toucher la circonférence, en marquant avec l'autre branche, à droite et à gauche, les points I et K, et en tirant de G à K et de H à I, des lignes qui passeront par le centre : de sorte que l'espace compris entre G et H sera affecté à l'auster et à la région méridionale, et que celui qui s'étend de I à K sera pour la région septentrionale. Les autres parties, qui sont trois à droite et trois à gauche, seront divisées également, savoir : celles qui sont à l'orient marquées par les lettres L et M et celles qui sont à l'occident marquées par les lettres N et O ; des points M et O, L et N on tirera des lignes qui se couperont ; et ainsi seront également répartis sur toute la circonférence les huit espaces qu'occupent les vents. 14. Cette figure une fois tracée, on trouvera, en commençant par le sud, une lettre dans chaque angle de l'octogone : entre l'eurus et l'auster un G, entre l'auster et l'africus un H, entre l'africus et le favonius un N, entre le favonius et le caurus un O, entre le caurus et le septentrion un K, entre le septentrion et l'aquilon un I, entre l'aquilon et le solanus un L ; entre le solanus et l'eurus un M. Quand on aura ainsi terminé la figure, on placera l'équerre entre les angles de l'octogone pour l'alignement et la division des huit rues. [1,7] VII. Du choix des lieux destinés aux usages de tous les citoyens. 1. Après avoir déterminé l'alignement des grandes rues et des petites, il faudra songer à choisir l'emplacement des temples, du forum et autres endroits publics, de manière que tous les citoyens y trouvent commodité et avantage. Si la ville est au bord de la mer, l'endroit destiné à devenir place publique doit être choisi près du port ; si elle en est éloignée, la place publique devra occuper le centre de la ville. Quant aux temples, ceux surtout qui sont consacrés aux dieux tutélaires de la ville, comme Jupiter, Junon, Minerve, ils doivent être construits dans un lieu assez élevé pour que de là on puisse découvrir la plus grande partie des murs de la ville. Celui de Mercure sera sur le forum ; ceux d'Isis et de Sérapis dans le marché ; ceux d'Apollon et de Bacchus auprès du théâtre ; celui d'Hercule auprès du cirque, quand la ville ne possédera ni gymnase ni amphithéâtre ; celui de Mars s'élèvera hors de la ville, et dans le champ qui porte son nom ; celui de Vénus sera également hors de l'enceinte, auprès d'une des portes de la ville. Voici à ce sujet ce que portent les règlements des aruspices étrusques : les temples de Vénus, de Vulcain et de Mars seront placés hors de la ville : celui de Vénus, afin que les jeunes filles et les mères de famille ne prennent point dans la ville l'habitude des débauches auxquelles préside la déesse ; celui de Vulcain, afin que dans les cérémonies et les sacrifices, les murailles se trouvant éloignées des funestes effets du feu consacré à cette divinité, les maisons soient à l'abri de toute crainte d'être incendiées ; enfin celui de Mars, pour que toutes les pratiques du culte s'exerçant hors des murailles, il ne survienne point au milieu des citoyens de querelles sanglantes, pour que sa puissance les protège contre l'ennemi et les préserve des dangers de la guerre. 2. Celui de Cérès sera encore bâti hors de la ville, dans un lieu où il ne soit nécessaire de se rendre que pour offrir un sacrifice : ce n'est qu'avec respect, avec sainteté, avec pureté qu'on doit approcher de ce lieu. Les autres dieux doivent aussi avoir des temples dont l'emplacement soit approprié à la nature des sacrifices. Dans le troisième et le quatrième livre, je m'occuperai de la manière de bâtir les temples, et de leurs proportions, parce que je juge à propos de traiter dans le second des matériaux qui doivent entrer dans leur construction, de leurs qualités et de leur usage, me proposant de faire connaître dans les livres suivants la différence des ordres, ainsi que les divers genres et proportions des édifices.