[12,0] Énéide - Chant XII. Turnus voit que les Latins brisés par un combat malheureux ont perdu courage; maintenant on lui rappelle ses promesses, sur lui se portent les regards; alors, sans attendre, impossible à contenir, il s'enflamme et s'exalte. Ainsi dans les champs puniques, 5 lorsque le coup puissant des chasseurs l'a blessé à la poitrine, alors seulement le lion s'ébranle pour le combat et, satisfait de secouer sur son encolure les plis de sa crinière, il brise impavide le trait que lui a fiché le chasseur et rugit, la gueule sanglante. C'est ainsi que grandit la violence du bouillant Turnus. [12,10] Alors, il s'adresse au roi et, au comble de l'excitation, dit: "Pas d'hésitation chez Turnus; les lâches Énéades n'ont aucune raison de revenir sur leur parole ou de renoncer aux pactes conclus: je vais combattre. Père, apporte les objets sacrés et prépare le traité. Ou bien ma droite enverra au Tartare le Dardanien, 15 ce déserteur de l'Asie - que les Latins s'installent et regardent! -, et à elle seule, mon épée fera mentir le reproche qui tous nous atteint. Ou bien il sera vainqueur, et Lavinia deviendra son épouse". Latinus, avec une calme sérénité, lui répondit: "Jeune homme à l'âme sublime, plus grande est l'ardeur de ton courage, [12,20] plus il est juste que moi je montre de zèle à réfléchir et à évaluer, en les redoutant, tous les hasards possibles. Tu disposes du royaume de Daunus, ton père, et de cités nombreuses conquises par ton bras; Latinus non plus ne manque pas d'or et il est généreux; au Latium et chez les Laurentes, il y a d'autres jeunes filles à marier, 25 dont la naissance n'est pas sans éclat. Laisse-moi, sans aucun détour, te faire une pénible révélation, et ainsi vider mon coeur: je n'avais pas le droit d'unir ma fille à l'un de ses anciens prétendants; c'est ce que proclamaient de tous côtés les dieux et les hommes. Cédant à mon affection pour toi, cédant à nos sangs apparentés [12,30] et aux larmes d'une épouse affligée, j'ai rompu tous les liens; j'ai arraché sa fiancée à mon gendre et, impie, j'ai pris les armes. Depuis lors, Turnus, tu vois les malheurs qui me poursuivent, et les guerres, et les lourdes épreuves que tu es le premier à endurer. Deux fois vaincus en un long combat, nous peinons à défendre en notre cité 35 les espoirs italiens; les flots du Tibre sont encore chauds du sang des nôtres, dont les ossements blanchissent l'immensité des champs. Pourquoi tant d'hésitation en moi? Quelle folie me fait changer d'avis? Si je suis prêt, après la mort de Turnus, à admettre les Troyens comme alliés, pourquoi plutôt ne pas renoncer aux combats, tant qu'il est vivant? [12,40] Que diront les Rutules nos frères? Que dira le reste de l'Italie, si - puisse le sort me contredire! - je te livre à la mort, toi qui réclames notre fille et une alliance avec nous? Considère les aléas de la guerre; aie pitié de ton vieux père qui, en ce moment, est bien triste, loin de toi, dans sa patrie d'Ardée." 45 À ces paroles la violence de Turnus ne s'infléchit nullement, et cette intervention ne fait que l'enfler et l'envenimer. Dès qu'il put parler, il répondit ainsi: "Excellent roi, je t'en prie, cesse de t'inquiéter pour moi, et accepte que sur ma vie j'engage mon honneur. [12,50] Nous aussi, père, nous semons des traits, et le fer de notre main n'est pas sans force; le sang jaillit aussi des coups que nous portons. Et elle sera loin de lui, la déesse sa mère qui, quand il fuit, le couvre d'un nuage en forme de femme et se cache dans des ombres vaines." Mais la reine, qu'épouvantait le tour nouveau du combat, pleurait 55 et, disposée à mourir, tentait de contenir la fougue de son gendre: "Turnus, par ces larmes que je verse, par l'honneur d'Amata, pour peu qu'il te touche, tu es désormais notre seul espoir, tu es le repos de notre misérable vieillesse; l'honneur, le pouvoir de Latinus sont entre tes mains; sur toi repose toute notre maison chancelante. [12,60] Je te demande une seule chose: cesse de te battre contre les Teucères. Quel que soit ton sort à l'issue de ton combat, il sera aussi le mien, Turnus. Au même instant, je quitterai cette vie odieuse et ne verrai pas, captive, Énée devenir mon gendre." Lavinia entendant les paroles de sa mère, 65 versait des larmes qui inondaient ses joues brûlantes; une vive rougeur embrasa son visage et parcourut ses traits en feu. De même que l'on teinte de pourpre sanguine un ivoire indien, ou que rougissent des lys blancs mêlés à une profusion de roses, ainsi colorés se présentaient les traits de la jeune fille. [12,70] Lui, troublé par la passion, tient ses regards fixés sur elle; son ardeur guerrière grandit et il répond brièvement à Amata: "Non, je t'en prie, ne m'accable pas de tes larmes, ni d'un si lourd présage, quand je m'en vais vers les durs combats de Mars, ô mère; et d'ailleurs, il n'appartient pas à Turnus de retarder la mort. 75 Idmon, sois mon messager; va porter au tyran phrygien ces paroles qui ne lui seront pas agréables: demain, dès que rougira dans le ciel l'Aurore emportée sur son char de pourpre, l'on ne mènera pas les Troyens contre les Rutules; les Rutules aussi laisseront en repos les armes des Troyens; nous conclurons la guerre dans notre propre sang; [12,80] c'est sur ce champ de bataille que doit se conquérir la main de Lavinia." Sur ces paroles, Turnus se retire en hâte en sa demeure, réclame ses chevaux, qu'il aime voir frémissants sous ses yeux; Orithye en personne les avait offerts en hommage à Pilumnus, ces chevaux surpassant la neige en blancheur, et les vents à la course. 5 Les cochers empressés les entourent; du creux de la main, ils tapent et frappent leurs poitrails, peignent leurs crinières. Lui alors entoure ses épaules d'une cuirasse ornée d'or et d'orichalque blanc, et assure en même temps son épée, son bouclier et les cornes de son casque au rouge panache; [12,90] le divin maître du feu lui-même avait forgé cette épée pour Daunus, son père, et l'avait plongée toute brûlante dans l'onde du Styx. Puis, comme au centre du palais se dressait une puissante pique, appuyée à une immense colonne, il saisit avec rage cette dépouille d'Actor l'Auronce; il la brandit et l'agite, tout en criant: 95 "Maintenant, ô lance qui jamais ne déçus mes appels, maintenant, le moment est venu: jadis aux mains du puissant Actor, tu es maintenant dans la main droite de Turnus; accorde-lui de terrasser le corps de cet eunuque de Phrygien, d'arracher d'une main ferme et de déchirer sa cuirasse, [12,100] de souiller de poussière ses cheveux ondulés au fer, oints de myrrhe". Ainsi est-il la proie des furies; de toute sa face enflammée partent des étincelles; le feu brille dans ses yeux féroces; il est comme un taureau qui, au début du combat, pousse des mugissements terrifiants ou éprouve la colère de ses cornes 105 en se pressant contre un tronc d'arbre, et frappe l'air de ses pattes ou prélude au combat en dispersant le sable de l'arène. Et pendant ce temps, Énée, muni des armes de sa mère, est aussi redoutable; il aiguise Mars en lui, fait monter sa colère, tout heureux de l'accord proposé de mettre fin à la guerre. [12,110] Puis il rassure ses compagnons, console Iule triste et effrayé, renseigne sur les destins et charge des messagers de porter au roi Latinus des réponses fermes et de lui énoncer les conditions de la paix. Le lendemain, le jour naissant répandait à peine sa lumière sur les cimes des montagnes, lorsque surgissent du gouffre profond 115 les chevaux du Soleil, soufflant la lumière de leurs naseaux dilatés: au pied des remparts de la vaste cité, des guerriers rutules et troyens prenaient des mesures, préparaient le terrain pour le combat et dressaient au centre, en l'honneur de leurs dieux communs, des foyers et des autels de gazon. D'autres, sous un voile de lin, [12,120] le front ceint de rameaux, apportaient de l'eau et du feu. La légion des Ausoniens s'avance et des troupes armées de javelots s'écoulent à pleines portes; voici que se rue toute l'armée des Troyens et des Étrusques, avec leurs armes diverses, bardés de fer comme si Mars les appelait à d'âpres combats. 125 Et, parmi ces milliers d'hommes, les chefs en personne courent partout, superbes sous l'or et la pourpre, Mnesthée, de la race d'Assaracus, et le vaillant Asilas, et le dompteur de chevaux, Messapus, rejeton de Neptune. Et dès que, au signal donné, chacun a gagné sa place, [12,130] on fiche les piques dans le sol, on y appuie les boucliers. Alors affluent des mères curieuses, une foule sans armes, des vieillards invalides, occupant les tours et les toits, d'autres se tiennent debout en haut des portes. 135 Mais Junon, du sommet du mont à présent appelé Albain - en ce temps-là, la colline ne possédait ni nom, ni honneur, ni gloire- , observait la plaine et voyait les deux armées des Laurentes et des Troyens, et la ville de Latinus. Aussitôt, elle s'adressa à la soeur de Turnus. En déesse, elle parlait à la déesse protectrice des étangs [12,140] et des fleuves sonores - Jupiter, le puissant roi de l'éther, l'avait ainsi honorée, pour lui avoir ravi sa virginité -: "Nymphe, honneur des fleuves, très chère à mon coeur, tu sais comment, parmi toutes les femmes du Latium qui montèrent dans le lit ingrat du magnanime Jupiter, 145 je t'ai choisie, toi seule, et ai voulu t'installer en un point du ciel: apprends le malheur qui te frappe, Juturne, et ne m'en accuse pas. Tant que la Fortune sembla le permettre, que les Parques consentirent à la prospérité du Latium, j'ai protégé Turnus et tes murailles; maintenant je vois le jeune homme confronté à des destins inégaux: [12,150] il est proche, le jour des Parques, et d'une puissance hostile. Mes yeux ne peuvent supporter ce combat, ni ces accords. Si toi, tu as l'audace de tenter pour ton frère une action plus directe, fais-le; c'est bien. Peut-être un sort meilleur compensera-t-il nos malheurs". À peine avait-elle fini de parler que Juturne fondit en larmes; 155 trois fois, quatre fois, de la main elle frappa sa noble poitrine. "Ce n'est pas le moment de pleurer", dit Junon la Saturnienne: "hâte-toi et, si c'est possible, arrache ton frère à la mort; ou provoque toi-même la guerre et réduis à néant l'accord envisagé. Moi, je me porte garant de ton audace". Sur ces exhortations, [12,160] elle la laissa indécise, l'esprit bouleversé par cette blessure douloureuse. Pendant ce temps, voici les rois. Latinus, avec sa stature imposante, arrive sur un quadrige; ses tempes sont resplendissantes, ceintes de douze rayons d'or, emblème du Soleil, son aïeul. Turnus s'avance sur un char tiré par deux chevaux blancs, 165 serrant dans sa main deux javelots à large lame. Voici le vénérable Énée, souche de la race romaine, avec son bouclier étincelant comme un astre et ses armes célestes, et, près de lui, Ascagne, le second espoir d'une Rome majestueuse; ils viennent du camp. Dans son vêtement immaculé, [12,170] un prêtre a amené un porcelet au dos soyeux et une jeune brebis à la toison intacte; il les a poussés vers les autels brûlants. Les rois, les regards tournés vers le Soleil levant, répandent de leurs mains la farine salée, marquent au fer le front des victimes et leurs patères versent des libations sur les autels. 175 Alors, le pieux Énée, épée dégainée, fait cette prière: "Maintenant, Soleil, moi qui t'implore, je te prends à témoin, et toi aussi, Terre que voici, pour qui j'ai pu endurer tant d'épreuves, et toi, Père tout-puissant avec ton épouse, la Saturnienne, plus bienveillante désormais, je t'en prie, ôdéesse, et toi, illustre Mars, [12,180] père, qui par ta volonté divine régentes toutes les guerres. J'invoque aussi les fontaines et les rivières, et toutes les puissances religieuses honorées dans le haut éther et sur la mer azurée. Si le hasard veut que la victoire revienne à l'Ausonien Turnus, les vaincus s'en iront, c'est convenu, vers la ville d'Évandre; 185 Iule se retirera du territoire, et jamais plus les Énéades, rebelles, ne prendront les armes, ni ne harcèleront ce royaume par le fer. Si au contraire la Victoire se montre favorable à notre combat - je le pense certes, mais puissent la volonté des dieux le confirmer! -, je l'assure, je n'ordonnerai pas aux Italiens d'obéir aux Teucères [12,190] et je ne demande pas la royauté pour moi: sous des lois égales, les deux nations invaincues s'uniront dans une alliance éternelle. Je leur donnerai leurs rites et leurs dieux; mon beau-père Latinus détiendra le pouvoir des armes; mon beau-père aura l'autorité sacrée. Les Troyens construiront des murs, et Lavinia donnera son nom à la ville." 195 Ainsi Énée intervient le premier; puis vient le tour de Latinus. Regardant le ciel, il tend la main vers les astres: "Énée, je prends les mêmes engagements, Énée, j'en atteste la terre, la mer et les astres, ainsi que la double progéniture de Latone, et Janus aux deux visages, et la puissance infernale des dieux, et les sanctuaires de Dis le cruel; [12,200] que Jupiter qui par sa foudre sanctionne les traités entende ma prière. Je touche les autels, j'en atteste les feux et les dieux présents parmi nous: aucun jour jamais, quoi qu'il advienne, ne rompra du côté italien cette paix et ces traités; aucune puissance ne fera fléchir ma volonté, aucune, même si, les mêlant dans un cataclysme, 205 elle diluait la terre dans les flots, et le ciel dans le Tartare. "Ainsi ce sceptre" - il tenait justement son sceptre à la main - "plus jamais ne produira ni verdures ni ombrage, depuis que, coupé de sa racine dans la forêt, privé de sa mère, il perdit sous la serpe ses feuilles et ses branches; [12,210] arbre autrefois, maintenant enveloppé de bronze ciselé par la main d'un artiste, et donné à porter aux pères du Latium." Par ces paroles, ils scellaient entre eux les traités, sous les yeux des notables qui les entouraient. Alors, respectant les rites, ils égorgent sur la flamme les victimes sacrées; ils arrachent leurs entrailles 215 encore palpitantes, dont ils emplissent des bassins entassés sur les autels. Mais depuis longtemps déjà les Rutules trouvaient ce combat déséquilibré, et leurs coeurs s'agitaient de sentiments divers, surtout lorsqu'ils virent de plus près combien les forces étaient inégales. Turnus renforce chez eux cet état d'esprit; il s'avance d'un pas silencieux [12,220] pour vénérer l'autel, les yeux baissés comme un suppliant, et la pâleur a gagné les joues et le corps du jeune homme. Dès que sa soeur Juturne vit ces rumeurs s'intensifier, et les coeurs de la foule instable se mettre à chanceler, elle se mêla aux rangs de l'armée, sous les traits de Camers, 225 guerrier aux ancêtres prestigieux, jouissant d'un nom illustre grâce à la vaillance de son père, et lui-même très rude combattant; elle se lance donc au milieu des rangs et, très habilement, fait courir divers bruits en disant notamment ceci: "N'est-ce pas une honte, Rutules, d'exposer la vie d'un seul [12,230] pour sauver celle de tous? Par le nombre et par les forces, ne les valons-nous pas? Ils sont tous là, les Troyens et les Arcadiens, et l'Étrurie, armée fatale, hostile à Turnus: si nous ne combattions que un sur deux, chacun de nous aurait à peine un adversaire. Lui, en vérité, couvert de gloire, il s'approchera des dieux 235 en se dévouant sur leurs autels, et il vivra sur toutes les lèvres; mais nous, privés de notre patrie, nous serons contraints d'obéir à des maîtres orgueilleux, et de rester passivement dans nos champs." De telles paroles enflamment progressivement l'opinion de l'armée, et de plus en plus, un murmure glisse à travers les rangs; [12,240] les esprits des Laurentes sont retournés, retournés aussi ceux des Latins. Ceux qui déjà espéraient pour eux le repos loin du combat, et le salut de leurs biens, veulent maintenant des armes, maudissent ce traité impossible et déplorent le sort injuste fait à Turnus. À cela Juturne ajoute un fait plus impressionnant; 245 du haut du ciel elle envoie un signe, et jamais n'advint prodige plus propre à perturber et à abuser les esprits des Italiens. En effet, l'oiseau fauve de Jupiter, volant dans la lumière rouge du ciel, pourchassait une troupe bruyante, masse ailée d'oiseaux du rivage, lorsque, s'abattant soudain sur les ondes, le rapace cruel [12,250] saisit dans ses serres crochues le cygne le plus remarquable. Les Italiens retinrent leur respiration, et tous les oiseaux, dans un cri, arrêtent de fuir, - spectacle étonnant -; obscurcissant le ciel de leurs ailes, formant une nuée, ils pressent leur ennemi dans les airs; finalement, vaincu par leur force 255 et sa charge, l'aigle laisse tomber dans le fleuve la proie qu'il serre dans ses griffes, s'enfuit et s'enfonce dans les nuages. Alors les Rutules saluent cet augure par un cri, et se préparent; Tolumnius l'augure le premier s'écrie: "C'était cela, oui cela, que j'ai souvent appelé de mes voeux. [12,260] J'accepte l'augure et reconnais nos dieux; sous ma conduite, armez-vous, malheureux, qui êtes combattus et terrifiés comme de faibles volatiles, par un audacieux étranger dévastant sauvagement vos rivages. Il cherchera à fuir et mettra les voiles, s'enfonçant vers le large; vous, d'un seul coeur, resserrez vos rangs 265 et, en combattant, défendez le roi qui vous fut ravi". Il parla, courut en avant et décocha un trait sur les ennemis en face; le trait en bois de cornouiller émet un son strident et fend les airs, sûr de sa route. Aussitôt un grand cri s'élève; en même temps, toutes les formations s'agitent et dans le tumulte les coeurs s'échauffent. [12,270] La pique s'envole. En face se trouvait un groupe de jeunes gens, neuf frères de belle prestance, tous fils d'une seule Tyrrhénienne qui, épouse fidèle, les avait donnés à l'arcadien Gylippe; la pique en atteint un à mi-corps, là où la couture du baudrier presse le ventre et où une fibule reserre les bords assemblés; 275 elle traverse les côtes du jeune homme remarquable par sa beauté et ses armes rutilantes, et elle l'abat sur le sable fauve. Mais voici la phalange de ses frères courageux et brûlants de douleur; les uns brandissent leurs glaives, les autres saisissent un trait et se précipitent en aveugles. En face, des troupes de Laurentes accourent vers eux. [12,280] Mais voilà que, reformés en rangs serrés, déferlent Troyens, Agylliens et Arcadiens avec leurs armes peintes: une même passion les possède tous, celle d'en finir par les armes. Ils ont saccagé les autels; une tempête de traits traverse le ciel comme un tourbillon, tandis que s'abat une pluie de fer; 285 on emporte cratères et foyers sacrés. Latinus même s'enfuit, en rappelant que le non-respect du traité a outragé les dieux. Certains attellent les chars ou d'un bond enfourchent leurs chevaux, et se présentent en brandissant leurs épées. Messapus avise un roi, revêtu de ses insignes royaux, [12,290] le tyrrhénien Aulestès; avide de confondre les accords, il l'effraie en poussant vers lui son cheval; celui-ci recule et s'écroule, et le malheureux roule sur les autels dressés derrière lui, les heurtant de la tête et des épaules. Alors, armé d'une pique, arrive le bouillant Messapus. Du haut de son cheval, il lui assène lourdement 295 malgré ses supplications, un trait épais comme une poutre, disant: "Voilà pour lui; il est une meilleure victime offerte aux grands dieux." Les Italiens accourent, le dépouillent, ses membres encore chauds. Corynée survient, arrache à l'autel un tison ardent et, tandis qu'Ébysus arrive pour lui porter un coup, [12,300] il le devance en le brûlant au visage: sa longue barbe s'embrase et dégage une odeur de brûlé; alors, Corynée le poursuit et, de la main gauche, saisit la chevelure de son ennemi éperdu; d'une pression de genou, il s'appuie sur lui et le cloue au sol; puis, de son glaive rigide, il lui perce le flanc. Podalire, épée levée, 305 poursuit Alsus le berger qui se ruait en première ligne à travers les traits, et le domine de toute sa hauteur; mais Alsus, levant sa hache, fend d'un coup par le milieu le front et le menton de son adversaire, dont les armes baignent dans des flots de sang. Un lourd repos, un sommeil de fer écrasent les paupières du moribond, [12,310] dont les regards s'enfoncent dans l'éternité de la nuit. De son côté le pieux Énée tendait une main désarmée, il avait la tête nue et à grands cris appelait les siens: "Où courez-vous? Quelle est cette discorde surgie soudain? Contenez vos colères! Désormais un pacte est conclu, 315 les règles en sont établies; à moi seul revient le droit de combattre; laissez-moi agir, et bannissez toute crainte; j'accomplirai seul l'accord d'une main ferme; un engagement sacré me réserve Turnus." Pendant qu'il parlait ainsi, au milieu de ce discours, voilà qu'une flèche ailée siffle et atteint le héros; [12,320] on ne sait quelle main la lança, quel tourbillon la dirigea, quel hasard, quel dieu offrit aux Rutules une telle source de fierté; la gloire de cet exploit insigne resta cachée, et personne ne se vanta d'avoir blessé Énée. Turnus le voit quittant la ligne de bataille et les chefs gagnés par le trouble; 325 un espoir soudain le brûle, l'embrase; il réclame ses chevaux et ses armes; avec superbe, il bondit sur son char et prend les rênes. Il vole, livrant au trépas une foule de vaillants héros; il fait rouler à terre nombre de guerriers à demi-morts; avec son char, il écrase des bataillons; des piques qu'il saisit, [12,330] il crible les fuyards. Ainsi Mars sanglant, lorsqu'il s'ébranle près du cours de l'Hèbre glacé, fait retentir son bouclier et, tout en déclenchant les guerres, lance en avant ses chevaux furieux qui, dans la plaine dégagée, volent plus vite que les Notus et Zéphyr; sous leurs pas, 335 ils font gémir les confins de la Thrace, entraînant dans leur sillage le visage de la noire Épouvante, les Colères et les Embûches, cortège du dieu; tel l'ardent Turnus qui, au milieu des combats, pousse ses chevaux fumants de sueur, et bondit sans pitié par-dessus les ennemis abattus; des flots sanglants se répandent [12,340] sous les sabots agiles qui foulent le sable mêlé de sang. Et déjà, il a livré à la mort Sthénélus, Thamyrus et Pholus, le premier et le second, en combat rapproché; le troisième, de loin; de loin aussi, Glaucus et Ladès, les deux fils qu'Imbrasus leur père avait lui-même élevés en Lycie, et avait équipés d'armes identiques, 345 pour les corps à corps ou pour devancer les vents sur leur monture. D'un autre côté, voici Eumède qui entre en plein dans la mêlée; illustre à la guerre, il descend du vieux Dolon; par son nom, il rappelle son aïeul; par son courage et son bras, c'est son père qui, jadis, pour s'approcher en éclaireur du camp des Danaens, [12,350] osa réclamer comme récompense le char du Péléide; le fils de Tydée, pour prix d'une telle audace, le récompensa autrement et il ne convoita plus les chevaux d'Achille. Dès que Turnus l'aperçoit au loin dans la plaine dégagée, il l'atteint d'abord d'un javelot léger, lancé à bonne distance; 355 puis il arrête ses deux chevaux, saute de son char, et tombe sur le corps de son adversaire, affalé, à demi-mort; du pied, il lui presse le cou, arrache le poignard de sa main droite, lui plonge une lame brillante au fond de la gorge, et ajoute: "Voilà, Troyen, les champs d'Hespérie que tu as voulu conquérir, [12,360] mesure-les, de tout ton long: telle est la récompense des audacieux qui m'ont provoqué par le fer; ils fondent ainsi leurs remparts." Lançant un trait, il envoie Asbytès le rejoindre, puis Chlorée, et Sybaris, et Darès, et Thersiloque, et enfin Thymétès, qui tombe, lâchant l'encolure de son cheval cabré. 365 Ainsi, quand du pays des Édoniens le souffle de Borée résonne au large de l'Égée et pourchasse les flots vers les côtes, partout où les vents ont pesé, les nuages fuient dans le ciel: ainsi, les rangs cèdent devant Turnus; où qu'il se fraie un passage, les armées font volte-face et fuient; il est emporté par son propre élan [12,370] et, sur son char roulant face au vent, son panache vole et s'agite. Phégée ne supporta pas de le voir menaçant et frémissant de colère; il se jeta devant le char et, de la main droite, détourna l'élan des chevaux aux bouches écumantes sous leurs mors. Pendant qu'il est emporté, suspendu aux harnais, sans protection, 375 une lance à large lame l'atteint, se fiche dans la cotte à double mailles, et la brise, touchant le corps d'une blessure superficielle. Phégée cependant, interposant son bouclier, s'était retourné vers son adversaire et cherchait à s'aider de sa pique levée, quand une roue à l'essieu lancé par la course le précipita [12,380] tête en avant et l'étendit sur le sol; Turnus, le poursuivant, lui trancha la tête d'un coup d'épée, entre la base du casque et le haut de la cuirasse, et laissa son cadavre sur le sable. Et tandis que dans la plaine Turnus l'emporte et répand la mort, Mnesthée et le fidèle Achate, accompagnés d'Ascagne, 385 ont installé entre-temps dans le camp le corps ensanglanté d'Énée, qui marche à cloche-pied, prenant appui sur sa longue lance. Furieux il tente à toute force d'extraire la flèche qui s'est brisée; il demande de l'aide, que par le moyen le plus rapide possible, une large lame tranche dans le vif et ouvre en profondeur [12,390] l'endroit où se loge le dard, et qu'on le renvoie au combat. Aussitôt se présenta Iapyx, le Iaside, cher entre tous à Phébus: Apollon qui jadis avait éprouvé pour lui un amour passionné, avait voulu dans sa joie lui offrir ses arts, ses pouvoirs: don de prophétie, art de la cithare et des flèches rapides. 395 Mais Iapyx, pour prolonger la vie de son père mourant, préférait connaître les vertus des herbes et leur usage médical; il se mit à pratiquer, dans l'ombre, d'obscurs talents. Énée debout, appuyé sur sa longue pique, amèrement se rongeait, entouré d'une foule de guerriers, en présence de Iule en pleurs, [12,400] mais ces larmes le laissaient indifférent. Iapyx, vieillard déjà, revêtu d'un manteau rejeté en arrière, à la manière de Péon, usant des gestes de médecin et les herbes puissantes de Phébus, s'affaire beaucoup, mais en vain; en vain de la main droite, il soulève la pointe du fer et cherche à le saisir avec une forte pince. 405 La Fortune ne l'aide en rien; nul secours ne lui vient non plus de son protecteur Apollon et, dans la plaine, l'horreur sauvage se propage de plus en plus; le malheur se rapproche. Déjà on voit se dresser un nuage de poussière; les cavaliers surgissent et les traits tombent serrés en plein camp. Vers le ciel s'élève [12,410] le cri douloureux des jeunes, tombant sous les coups du cruel Mars. Alors Vénus, émue par la souffrance imméritée de son fils, en bonne mère, va cueillir sur l'Ida de Crète une tige de dictame, garnie de jeunes feuilles et de sa chevelure de fleurs de pourpre; - les chèvres sauvages connaissent bien cette plante, 415 lorsque les flèches rapides se sont plantées dans leur échine-: Vénus, entourée d'un nuage dissimulant sa présence, apporta cette herbe et, oeuvrant secrètement en médecin, elle la fit infuser dans l'eau d'un splendide bassin, y répandant les sucs bénéfiques de l'ambroisie et l'odorante panacée. [12,420] Le vieux Iapyx, sans rien savoir, soigna la blessure avec cette eau, et soudain, en effet, la douleur s'éloigna du corps d'Énée; le sang au fond de la blessure cessa complètement de couler. Bientôt, la flèche obéit à la main de Iapyx et tomba d'elle-même; les forces premières d'Énée revinrent, toutes nouvelles. 425 "Vite, préparez les armes du héros! Pourquoi restez-vous plantés là?" crie Iapyx, le premier à enflammer les esprits contre l'ennemi. "Cette guérison n'est pas le fait de pouvoirs humains, ni de l'art d'un maître; ô Énée, ce n'est pas ma main qui te sauve: c'est un grand dieu, qui te destine à de plus grandes oeuvres." [12,430] Énée, avide de combattre, avait serré ses deux jambes dans leurs gaines d'or; maudissant tout retard, il brandit son épée; il adapte habilement le bouclier à son flanc et la cuirasse à son dos, puis, bardé de toutes ses armes, il étreint Ascagne, que, gêné par son casque, il effleure d'un baiser, en disant: 435 "Mon fils, apprends de moi ce que sont le courage et l'effort véritable, des autres, ce qu'est la chance. Maintenant, mon bras va te défendre en faisant la guerre et te conduira vers de grands succès. Toi, lorsque bientôt tu atteindras la maturité, veille à t'en souvenir, et, lorsque ton esprit repensera aux exemples des tiens, [12,440] que ton courage s'anime grâce à ton père Énée et ton oncle Hector." Sur ces paroles, s'éloignant des portes, il s'avance, immense, agitant de la main une énorme pique; en même temps, Anthée et Mnesthée se précipitent et, en rangs serrés, une foule afflue, délaissant le camp. Alors la plaine se perd dans une sombre poussière 445 et la terre tremble, ébranlée par le martèlement des pas. Turnus les vit arriver du retranchement opposé, les virent aussi les Ausoniens, et un frisson glacé les parcourut jusqu'à la moelle. Avant tous les Latins, Juturne la première entendit et reconnut ce bruit; elle s'enfuit toute tremblante. De son côté, Énée vole, [12,450] entraînant son sombre bataillon à travers la plaine dégagée. Ainsi, lorsqu'un nuage de pluie, voilant le soleil, gagne les terres, en traversant la mer - les malheureux laboureurs, hélas, de loin le pressentent et leurs coeurs frémissent d'horreur: l'ouragan déracinera les arbres, ruinera les moissons, dévastera tout sur un large espace -, 455 les vents le précèdent et se font entendre près du rivage; ainsi le chef rhétéen dirige son armée contre les ennemis en face, les triangles se forment et tous s'assemblent en rangs serrés. Thymbrée, d'un coup d'épée, frappe le pesant Osiris, et Mnesthée frappe Arcétius, Achate égorge Épulon, [12,460] et Gyas abat Ufens; Tolumnius l'augure tombe aussi, lui qui fut le premier à lancer un trait contre les ennemis. Un cri monte vers le ciel, et les Rutules chassés à leur tour, tournent le dos; couverts de poussière, ils fuient à travers champs. Énée ne juge pas digne d'envoyer à la mort des fuyards: 465 il ne poursuit ni ceux qui ont combattu sur un pied égal, ni ceux qui lancent des traits; c'est le seul Turnus qu'il cherche partout dans l'obscure mêlée, lui seul qu'il appelle au combat. Cette menace effrayante agite l'esprit de la guerrière Juturne, qui renverse Métiscus, l'aurige de Turnus, [12,470] empêtré dans ses rênes; elle le laisse à terre, loin du timon, prend sa place et de ses mains agite les brides souples, empruntant tout, la voix, le corps et les armes de Métiscus. Comme la noire hirondelle survole la vaste demeure d'un riche propriétaire, observant dans son vol le haut des salles, 475 recueillant de petites proies pour nourrir sa bavarde nichée, faisant entendre ses gazouillis près des portiques déserts, ou près des frais étangs: parmi ses ennemis, telle est Juturne, emportée par ses chevaux, volant partout sur son char rapide; tantôt ici, tantôt là, elle veut montrer que son frère triomphe [12,480] et, sans laisser s'engager le combat, elle vole au loin, inaccessible. Énée pourtant choisit de suivre ces détours tortueux, pour le rencontrer; il le cherche et l'appelle à haute voix parmi les troupes en débandade. Chaque fois qu'il aperçoit son ennemi, tentant de rejoindre à la course ses chevaux ailés qui fuient, chaque fois 485 Juturne change la direction du char et fait volte-face. Hélas! Que faire? Énée hésite, ballotté en vain par ce flux indécis; des pensées opposées le poussent en sens divers. Rapide à la course, Messapus qui, de la main gauche tenait deux souples javelots munis d'une pointe de fer, [12,490] en fit tournoyer un et d'un geste sûr le dirigea contre Énée, qui s'arrêta et se replia derrière ses armes, en ployant les genoux; cependant le trait au vol rapide emporta la pointe de son casque et fit tomber de sa tête son haut panache. Mais alors la colère d'Énée éclata, et cette traîtrise l'exaspéra 495 dès qu'il vit chevaux et char se dérober; longuement, il prit à témoin de la violation du traité Jupiter et les autels, puis finalement rejoignit la mêlée où, grâce à l'appui de Mars, il se livra, terrifiant, à un massacre sauvage, aveugle, lâchant complètement les brides de ses fureurs. [12,500] Quel dieu pourrait m'expliquer maintenant tant d'atrocités, quel poème pourrait dire les divers massacres et la mort des chefs que tour à tour Turnus et le héros troyen accomplirent dans toute la plaine? As-tu jugé bon, Jupiter, que se heurtent avec une si grande passion des peuples destinés à vivre dans une paix éternelle? 505 Énée surprend Sucron le Rutule - premier combat qui figea sur place les Teucères se ruant à l'assaut -, Sucron qui ne le retient pas longtemps: il l'atteint au flanc et, à l'endroit où la mort est le plus rapide, à travers les côtes et la cage thoracique, il enfonce son épée sanglante. Turnus à pied s'avance vers Amycus, tombé de son cheval, [12,510] et vers son frère Diorès; de sa longue pique il en frappe un qui s'approche, puis frappe l'autre, de son épée tranchante; il suspend à son char leurs deux têtes tranchées, qu'il emporte toutes dégoulinantes de sang. Il envoie ensuite à la mort Talon et Tanaïs, et le vaillant Céthégus, tous trois dans une même attaque, et aussi le triste Onitès, 515 qui avait pour père Échion et pour mère Péridia. Turnus abat les frères envoyés de Lycie et des champs d'Apollon, et Ménétès qui en vain avait détesté les guerres. Cet Arcadien avait exercé son métier près de Lerne la poissonneuse, occupé une pauvre maison et il ignorait les charges des puissants, [12,520] tandis que son père cultivait une terre de louage. Et tels des feux boutés en divers endroits qui gagnent la forêt desséchée et les buissons de laurier crépitants, ou tels les fleuves écumants qui dévalent à toute allure du sommet des monts et courent à grand bruit vers la plaine, 525 dévastant tout sur leur passage: les deux héros, Énée et Turnus, se ruent à la bataille avec tout autant de violence; maintenant, la colère bouillonne en eux, leurs coeurs indomptables se brisent; maintenant ils s'avancent pour frapper de toutes leurs forces. Voici Murranus, claironnant les noms antiques de ses ancêtres, [12,530] de ses aïeux et de toute sa lignée, qui croise celle des rois latins; Énée le fait tomber, tête en avant, avec un énorme bloc de rocher qu'il fait tournoyer, et l'écrase au sol; empêtré par les rênes les roues de son char le culbutent sous le joug et, de leurs sabots rapides, les chevaux, oublieux de leur maître, le piétinent à coups répétés. 535 Turnus rencontre Hyllus, qui se rue tout bouillant de rage; il brandit un trait qu'il lance vers ses tempes parées d'or: la pointe traverse son casque et va se ficher dans sa cervelle. Et toi Créthée, le plus vaillant des Grecs, ta main ne t'a pas soustrait à Turnus, non plus que les dieux ne protégèrent leur dévot Cupencus [12,540] lorsqu'arriva Énée: le malheureux offrit sa poitrine au fer, et son bouclier de bronze ne lui valut guère de répit. Toi aussi, Éolus, les plaines laurentes te virent affronter la mort et couvrir la terre de ta longue échine. Tu tombes, toi que ne purent abattre ni les phalanges argiennes, 545 ni Achille, le destructeur des royaumes de Priam; pour toi, les bornes de la mort étaient ici, et ta fière demeure sous l'Ida: ta haute demeure à Lyrnesse, ton tombeau sur le sol laurente. Les armées sont tout entières engagées, tous les Latins, tous les Dardaniens, Mnesthée et le dur Séreste, [12,550] et Messapus le dompteur de chevaux, et le vaillant Asilas, et la phalange des Étrusques, et les troupes arcadiennes d'Évandre; chaque guerrier puise en ses ressources propres, avec une suprême énergie; sans délai ni relâche, tous rivalisent en un vaste combat. Alors la mère d'Énée, la toute belle, lui inspira l'idée 555 de s'approcher des murs, de tourner au plus tôt ses troupes vers la ville, pour troubler les Latins par une attaque soudaine. Lui, cherchant Turnus à travers les divers bataillons, faisait porter partout ses regards; il aperçut la ville, à l'abri de la terrible guerre et impunément tranquille. [12,560] Aussitôt l'idée d'un combat plus important lui brûle l'esprit: il convoque les chefs, Mnesthée et Sergeste et le vaillant Séreste, et occupe une hauteur, où accourt le reste de la légion troyenne; tous, sans déposer ni boucliers ni javelots, se pressent en rangs serrés. Debout en haut du talus au milieu de ses hommes, Énée dit: 565 "Mes ordres ne souffriront aucun retard, Jupiter est avec nous; que personne, malgré ma décision soudaine, n'hésite à me suivre. Aujourd'hui, cette ville, cause de la guerre, et le royaume même de Latinus, s'ils ne consentent pas à accepter notre joug et à nous obéir en vaincus, je les détruirai et en raserai complètement les édifices fumants. [12,570] Vais-je donc attendre qu'il plaise à Turnus de se battre avec moi et de reprendre à nouveau les armes, lui qui est déjà vaincu? C'est ici le début, citoyens, c'est ici le noeud de cette abominable guerre. En hâte, apportez des torches et, flamme au poing, exigez le respect du traité". Il avait parlé et tous, avec la même ardeur au coeur, 575 se forment en triangle, et se portent en masse compacte vers les murs; Des échelles apparaissent à l'improviste, puis un feu soudain. Certains courent vers les portes et tuent les premiers qu'ils rencontrent, d'autres brandissent leur arme, l'éther s'assombrit sous les traits. Énée en personne, au premier rang, au pied des remparts, [12,580] tend la main droite et, d'une voix forte, interpelle Latinus, prétend devant les dieux qu'il est à nouveau contraint à la guerre, que pour la seconde fois les Italiens lui sont hostiles et un traité est rompu. La discorde s'élève parmi les citoyens épouvantés: les uns veulent laisser aux Dardanides l'accès à la ville 585 et ouvrir les portes, entraînant même le roi sur les remparts; d'autres apportent des armes et persistent à défendre les murs. C'est comme lorsqu'un berger a découvert un essaim d'abeilles dans les creux d'un rocher qu'il emplit d'une fumée piquante; à l'intérieur, les abeilles effrayées volent en tous sens dans leur camp de cire, [12,590] et d'incessants bourdonnements aigus attisent leurs colères; une odeur sombre roule dans leurs demeures, puis, à l'intérieur, les pierres craquent sourdement, et la fumée s'échappe à l'air libre. Les Latins, épuisés déjà, connurent un nouveau coup du destin, qui secoua la ville de fond en comble, la plongeant dans le deuil. 595 Dès que la reine du haut de sa demeure vit l'ennemi s'approcher, les murs assaillis, les incendies s'élever jusqu'aux toits, sans nulle résistance des Rutules, sans aucune troupe de Turnus, elle crut, la malheureuse, que le jeune homme était mort au combat et, soudain, l'esprit bouleversé par cette douleur, elle se mit à crier, [12,600] se disant la cause et la responsable et la source de leurs malheurs; elle parla longuement, l'esprit égaré, en proie à une tristesse délirante; décidée à mourir, elle déchira de ses mains son châle de pourpre, tressa et suspendit à une haute poutre le noeud d'un horrible trépas. Lorsque les femmes du Latium apprirent ce malheur, 605 sa fille Lavinia fut la première à arracher ses blonds cheveux, à lacérer ses joues roses; alors un délire furieux gagne le reste des femmes massées autour d'elle, et leurs plaintes retentissent bien loin de la demeure. Dès lors, la triste nouvelle se répand dans toute la ville: les esprits se découragent; vêtements déchirés, Latinus s'en va, [12,610] hébété par le destin de son épouse et la ruine de sa ville, couvrant et souillant ses cheveux blancs d'une poussière immonde. Il se reproche vivement de n'avoir pas accueilli le Dardanien Énée, et de ne l'avoir pas d'emblée traité comme son gendre. Entre-temps, à l'extrémité de la plaine, Turnus bataille, 615 poursuivant quelques combattants égarés; moins fougueux déjà, il est de moins en moins content de l'allure de ses chevaux. Le vent lui apporte cette clameur mêlée d'aveugles terreurs; Ses oreilles se dressent, frappées par le son confus et le sinistre grondement montant de la ville. [12,620] "Malheur à moi! Quel deuil terrible trouble nos remparts? Quelle est cette clameur puissante qui monte de divers points de la ville?" Ainsi parla-t-il et, tirant sur les rênes, il s'arrêta, comme fou. Alors sa soeur qui, sous les traits du cocher Métiscus, conduisait le char et les chevaux tout en tenant les rênes, 625 s'empresse de lui dire: "Par ici, Turnus, poursuivons les Troyens, sur cette voie que nos premières victoires nous ont ouverte; il y a là d'autres bras, capables de défendre les maisons. Énée s'est abattu sur les Italiens et est mêlé aux combats. Que nos bras cruels aussi répandent la mort parmi les Troyens! [12,630] Et tu en sortiras tout aussi grand par le nombre et la gloire des combats." À cela Turnus répond: "Ô ma soeur, depuis un moment je t'ai reconnue, depuis que, par cet artifice, tu as jeté le trouble sur les accords et t'es engagée dans cette guerre; maintenant la déesse que tu es m'abuse en vain. Mais qui dans l'Olympe 635 a voulu t'envoyer ici-bas, pour supporter de telles épreuves? Était-ce pour voir le cruel trépas de ton malheureux frère? Car, que fais-je donc? De quelle Fortune désormais espérer le salut? Sous mes propres yeux, j'ai vu, qui m'appelait à haute voix, Murranus, plus cher que nul autre à mon coeur, [12,640] je l'ai vu mourir, si grand et victime d'une grave blessure. Ufens, le malheureux, est tombé, pour ne pas voir notre déshonneur; les Teucères se sont emparés de son cadavre et de ses armes. Subirai-je la destruction de nos maisons - seul malheur non encore advenu -, et ne démentirai-je pas par mon bras les paroles de Drancès? 645 Vais-je tourner le dos et notre sol verra-t-il Turnus en fuite? Est-ce donc un si grand malheur de mourir? Ô vous, Mânes, soyez bons pour moi, puisque les dieux du ciel se sont détournés; je descendrai chez vous, âme sainte et innocente de cette faute, sans jamais avoir été indigne de mes grands ancêtres". [12,650] Turnus avait à peine prononcé ces paroles que, traversant les rangs ennemis, Sacès arrive sur un cheval écumant; blessé au visage par une flèche, il se précipite, implorant Turnus et l'appelant par son nom: "Turnus, tu es notre ultime salut; aie pitié des tiens. Énée nous foudroie de ses armes; il menace d'abattre 655 et de livrer à la ruine les hautes forteresses des Italiens; déjà les torches volent jusqu'aux toits. Les visages, les regards des Latins sont tournés vers toi; le roi Latinus même, à mots couverts, laisse entendre quels gendres il appelle, quels accords ont ses faveurs. En outre, ton soutien le plus fidèle, la reine s'est donné la mort [12,660] de sa propre main et, dans l'épouvante, elle a fui la lumière. Seuls devant les portes, Messapus et le farouche Atinas soutiennent le choc de l'ennemi. Autour d'eux, de chaque côté, des phalanges se dressent, serrées, hérissées d'épées brandies, vraie moisson de fer; et toi, sur ton char, tu tournes sans fin sur une prairie désertée." 665 Confondu par le tableau détaillé de la situation, Turnus resta stupéfait, figé dans une contemplation muette; en son coeur bouillonnent à la fois une immense honte, la déraison mêlée à la douleur, son amour agité par les Furies, et la conscience de sa valeur. Aussitôt les ombres dissipées et la clarté revenue en son esprit, [12,670] il tourna vers les remparts ses yeux enflammés d'ardeur et, troublé, il a, du haut de son char, jeté ses regards vers la grande cité. Voilà donc qu'un tourbillon de flammes, s'enroulant à travers les étages, s'élevait vers le ciel en tournoyant et embrasait la tour, une tour qu'il avait faite lui-même de poutres épaisses, 675 qu'il avait équipée de roues et de hautes passerelles. "Déjà, ma soeur, déjà les destins triomphent; cesse d'y faire obstacle; suivons la voie où nous appellent le dieu et l'impitoyable Fortune. Il est décidé que je combattrai Énée, que je supporterai dans la mort tout ce qu'elle a de cruel, et tu ne me verras pas plus longtemps, ma soeur, [12,680] vivre sans gloire. Je te prie de me laisser d'abord me livrer à ce furieux délire". Il dit et aussitôt de son char saute dans la plaine; au milieu des traits il se rue parmi les ennemis, quittant sa soeur affligée; dans sa course rapide, il fend le milieu des rangs au passage. Il est comme un roc dévalant du sommet d'une montagne, 685 qui s'est écroulé arraché par le vent, qu'il ait été emporté par l'orage ou, qu'au fil des ans, il se soit peu à peu détaché par la vétusté: la roche est emportée dans le vide en un grand élan irrésistible et rebondit sur le sol, entraînant avec elle arbres, animaux et humains: ainsi Turnus traverse les bataillons disloqués [12,690] et fonce vers les murs de la cité, à l'endroit où le sol est le plus humide de sang répandu et l'air empli du sifflement des traits; il fait un signe de la main, tout en se mettant à parler d'une voix forte: "Désormais, Rutules, ménagez-vos personnes; et vous, Latins, retenez vos traits. Quel que soit le destin, c'est mon affaire; il est plus juste que moi seul, 695 en votre nom, j'acquitte le pacte et que j'en décide par le fer." Tous s'éloignèrent du centre et lui laissèrent le champ libre. Mais le grand Énée, lorsqu'il entend le nom de Turnus, délaisse les remparts, délaisse la haute citadelle, ne souffre aucun retard, suspend toute activité; [12,700] exultant de joie, il fait sonner ses armes comme un horrible tonnerre, aussi grand que l'Athos, que l'Éryx, que le vénérable Apennin, quand il propage le grondement de ses yeuses mouvantes, ou quand il dresse avec fierté ses sommets enneigés vers les nues. Et déjà les regards des Rutules, des Troyens et de tous les Italiens 705 convergent aussitôt; ceux qui occupaient le haut des remparts, et ceux qui, à coups de bélier, frappaient la base des murailles posent les armes de leurs épaules. Le grand Latinus même stupéfié regarde ces géants, nés en des lieux opposés du globe, marchant l'un vers l'autre pour en découdre par le fer. [12,710] Dès que la plaine entièrement dégagée s'ouvre à eux, courant en avant, ils lancent de loin des piques et engagent le combat, tandis que résonnent leurs boucliers de bronze. La terre gémit; alors les coups d'épée pleuvent serrés; la chance et la valeur se mêlent d'égale façon. 715 Et comme lorsque, dans l'immense Sila ou au sommet du Taburne, deux taureaux courent l'un vers l'autre pour s'affronter en un combat haineux, les maîtres effrayés se sont retirés, tout le troupeau reste muet de crainte; les génisses attendent de voir qui sera maître du bois, quel guide suivront les troupeaux entiers; [12,720] les taureaux se heurtent violemment, s'infligent force blessures et se déchirent à coups de cornes; un sang abondant inonde leurs cous et leurs épaules; tout le bois retentit de leur plainte: ainsi le Troyen Énée et le héros daunien, avec leurs boucliers, courent l'un contre l'autre, et un fracas énorme emplit le ciel. 725 Jupiter en personne soutient les deux plateaux de la balance en parfait équilibre et y place les destins contraires des deux héros: qui l'épreuve condamnera-t-elle et qui fera pencher la mort sous son poids? Turnus, se pensant invulnérable, bondit, se dresse de tout son corps, brandit bien haut son épée, et frappe. [12,730] Les Troyens et les Latins épouvantés poussent un cri, et les deux armées se dressent. Mais l'épée traîtresse se brise et abandonne en pleine action le bouillant héros, qui n'a d'autre recours que la fuite. Plus rapide que l'Eurus, il fuit quand il remarque, dans sa droite désarmée, une poignée inconnue: 735 on raconte que, dans sa précipitation à monter sur son char au début des combats, il n'était pas armé du glaive paternel, mais avait dans sa hâte saisi l'arme de l'aurige Métiscus. Celle-ci lui avait suffi longtemps, tant que les Troyens en fuite se présentaient de dos; mais confronté aux armes divines de Vulcain, [12,740] ce glaive de mortel, fragile comme la glace, se brisa sous le choc tandis que ses morceaux éclatés brillaient dans le sable jaune. Dès lors Turnus, égaré, cherche à fuir de divers côtés, dessinant, tantôt dans un sens, tantôt dans l'autre, des cercles confus; partout les Teucères le tiennent enfermé dans leur cercle compact; 745 d'un côté, un vaste marais, de l'autre des murs abrupts forment barrière. Néanmoins Énée, malgré la blessure qui engourdit ses genoux entravant quelque peu sa marche et refusant de courir, poursuit et serre pied à pied son adversaire qu'il traque avec ardeur: c'est comme lorsque un cerf enfermé par la boucle d'une rivière, [12,750] ou prisonnier d'un effrayant épouvantail de plumes rouges, est pressé par un chien de chasse qui le poursuit de ses aboiements: ce cerf donc, terrorisé par le piège et la rive abrupte, fuit puis revient par mille chemins; mais le vif Ombrien, gueule béante, s'attache à lui, l'a atteint déjà, et comme s'il le tenait, 755 serre bruyamment ses mâchoires, et est frustré après cette morsure vaine; alors s'élève une clameur, que les berges et les lacs répercutent dans les alentours, et ce tumulte retentit dans le vaste ciel. Turnus fuit, apostrophant tous les Rutules et les interpellant chacun par leur nom, et il réclame son illustre épée. [12,760] En face, Énée promet la mort et une fin immédiate à quiconque se présentera, les fait tous trembler de terreur, menaçant d'anéantir la ville et les presse, malgré sa blessure. En courant, tous deux dessinent cinq cercles et, cinq fois, les refont dans l'autre sens; car l'enjeu de leur combat 765 n'est pas le simple prix d'un jeu, mais la vie et le sang de Turnus. Précisément à cet endroit s'était dressé en l'honneur de Faunus un olivier aux feuilles amères, arbre vénéré depuis longtemps par les marins: ceux-ci, une fois sauvés des eaux, avaient l'habitude d'y fixer des offrandes au dieu laurente, d'y suspendre leurs vêtements, s'acquittant de leur voeu. [12,770] Les Troyens, sans aucun discernement, avaient enlevé sa souche sacrée, pour pouvoir se battre sur un terrain dégagé. La lance d'Énée restait plantée là où son élan l'avait portée et elle était retenue par une souple racine. Le Dardanide se pencha et de la main voulut arracher cette arme 775 pour la lancer contre celui qu'il ne pouvait atteindre à la course. C'est alors que Turnus, affolé d'épouvante, dit: "Faunus, je t'en prie, aie pitié, et toi, Terre très bonne, retenez cette arme, si je vous ai toujours rendu les honneurs que les Énéades, eux, ont profanés par la guerre". [12,780] Il parla, et ses voeux invoquant l'aide divine ne furent pas vains. Car Énée essaya longtemps de s'acharner sur la souche souple, mais aucune force ne réussit à desserrer la morsure du bois. Pendant qu'Énée fait d'âpres efforts et insiste, prenant une nouvelle fois les traits de l'aurige Métiscus, 785 la divine Daunienne accourt rendre à son frère son épée. Vénus, indignée de ce privilège accordé à l'audacieuse nymphe, survient et arrache le trait profondément enraciné. Les deux guerriers, ayant recouvré armes et courage, relèvent la tête; l'un, sûr de son glaive, l'autre, âpre et ardent grâce à sa lance, [12,790] sont prêts à affronter tout haletants les combats de Mars. Pendant ce temps, le roi tout puissant de l'Olympe interpelle Junon qui, du haut d'un nuage doré, regardait les combats: "Quand donc en finira-t-on, chère épouse? Qu'attendre encore? Énée, tu le sais et le reconnais, au ciel sera un dieu indigète; 795 les destins l'élèveront jusqu'aux astres. Que trames-tu? Dans quel espoir restes-tu sur ces nuages glacés? Convenait-il à un mortel d'outrager un dieu par une blessure? Ou de reprendre et de rendre à Turnus son épée - sans toi en effet, que vaudrait Juturne? - et d'accroître les forces des vaincus? [12,800] Maintenant, en fin de compte, arrête et cède à nos prières, il ne faudrait pas qu'un chagrin si grand te ronge en silence ou que, de ta bouche suave reviennent sans cesse des soucis attristants pour moi. Le moment suprême est arrivé. Tu as pu tourmenter les Troyens à travers les terres et les ondes, allumer une guerre abominable, 805 déshonorer une famille et répandre le deuil sur un hyménée: je t'interdis d'en faire davantage". Ainsi parla Jupiter; le visage baissé, la divine Saturnienne lui répond ceci: "Grand Jupiter, c'est bien parce que ta volonté m'est connue que, à regret, j'ai abandonné Turnus et quitté la terre; [12,810] sinon, tu ne me verrais pas en ce moment, seule sur ce nuage, subissant le meilleur et le pire; je me dresserais au premier rang, ceinte de flammes, attirant les Troyens dans d'odieux combats. J'ai persuadé Juturne de porter secours à son malheureux frère, je l'avoue, et j'ai approuvé son extrême audace à le sauver, 815 sans toutefois moi-même lancer des traits ou tendre un arc; je le jure par la source implacable des marais du Styx, la seule règle religieuse imposée aux dieux d'en haut. Et maintenant, certes, je cède et renonce à ces combats exécrés. Mais il est une chose qui ne dépend nullement d'une loi du destin, [12,820] je t'implore de l'accorder au Latium, pour la majesté des tiens: quand bientôt en paix ils contracteront, admettons-le, d'heureux mariages, quand bientôt ils uniront leurs lois et leurs traités, ne va pas ordonner aux Latins nés sur cette terre de changer leur ancien nom, ni de devenir Troyens, ni d'être dénommés Teucères; 825 qu'ils ne changent ni de langue, ni de coutumes vestimentaires. Que le Latium vive, que des rois albains règnent durant des siècles, que vive une lignée des Romains forte de la valeur italienne: Troie est tombée, permets que son nom soit mort avec elle". En lui souriant, le créateur des hommes et de l'univers dit: [12,830] "Tu es bien la soeur de Jupiter et un autre enfant de Saturne, pour rouler en ton coeur de telles vagues de colère! Mais allons, réprime cette fureur à laquelle tu t'es vainement livrée: Je t'accorde ce que tu veux et me rends, vaincu et bienveillant. Les Ausoniens conserveront la langue et les coutumes de leurs pères, 835 et leur nom restera ce qu'il est; physiquement fusionnés seulement, les Teucères constitueront simplement un apport. J'y ajouterai leurs us et rites sacrés, et ferai parler tous les Latins d'une seule voix. La race qui surgira de là, mêlée de sang ausonien, tu la verras par la piété surpasser les hommes, surpasser les dieux, [12,840] et nulle autre nation ne célébrera aussi justement tes honneurs". Junon approuva ces paroles et, heureuse, changea d'état d'esprit; Alors, elle s'éloigna du ciel délaissant son nuage. Ceci étant réglé, le père de l'univers médite un autre projet: il se prépare à écarter Juturne des combats de son frère. 845 On raconte qu'il existe deux pestes, surnommées 'Furies', nées de la Nuit malveillante, en une seule et même portée, avec l'infernale Mégère; leur mère ceignit leurs trois têtes de serpents ondoyants et les munit d'ailes légères. On les voit postées près du trône de Jupiter, au seuil du roi [12,850] quand il sévit; elles attisent les craintes des malheureux mortels, lorsque le roi des dieux lance l'horrible trépas et les maladies ou lorsqu'il répand la terreur de la guerre sur les cités coupables. Du haut de l'éther, Jupiter dépêche l'une elles, rapide, et lui ordonne de se présenter à Juturne en guise de présage . 855 Elle s'envole et un rapide tourbillon l'emporte vers la terre. On dirait la flèche qu'un Parthe a lancée avec son arc, à travers un nuage, flèche armée du fiel d'un cruel venin, décochée par un Parthe ou un Cydonien, blessant sans remède, sifflant et traversant rapidement l'obscurité, imprévisible: [12,860] ainsi la fille de la Nuit se déplaça et gagna la terre. Lorsqu'elle aperçoit l'armée troyenne et les troupes de Turnus, elle se contracte soudain, revêtant l'aspect de l'oiseau menu qui parfois s'installe la nuit sur les bûchers ou les toits déserts et lance bien tard à travers les ombres ses chants sinistres; 865 la peste sous cette apparence passe et repasse à grand bruit devant le visage de Turnus et de ses ailes frappe son bouclier. Une torpeur inconnue gagne les membres du héros paralysés de crainte, ses cheveux se dressent d'effroi, et sa voix s'étrangle dans sa gorge. Mais dès que Juturne, sa misérable soeur, eut reconnu de loin [12,870] le sifflement et les ailes de la Furie, elle se dénoua et s'arracha les cheveux, à coups d'ongles elle se mutila le visage et à coups de poings la poitrine: "En quoi ta soeur peut-elle t'aider maintenant, Turnus? Que peut encore ma cruauté? Par quel artifice pourrais-je prolonger ta vie? Puis-je m'opposer à un tel monstre? 875 Maintenant, oui, j'abandonne le combat. J'ai peur, ne m'effrayez pas, oiseaux sinistres: je reconnais vos battements d'ailes, leur son de mort; je ne me trompe pas, ce sont les ordres orgueilleux qui émanent du magnanime Jupiter. Est-ce là le prix qu'il m'offre pour ma virginité? Pourquoi m'avoir offert l'éternité? M'avoir enlevé ma condition mortelle? [12,880] Je pourrais au moins maintenant mettre un terme à de telles douleurs et accompagner mon pauvre frère chez les ombres! Moi, immortelle? Quelle douceur trouverais-je à ces biens, mon frère, privée de ta présence? Quelle terre assez profonde pourrait s'entrouvrir pour la déesse que je suis et m'envoyer chez les Mânes infernaux?" 885 Sur ce, la déesse se couvrit la tête d'un manteau glauque et, avec force gémissements, s'enfonça dans les profondeurs du fleuve. Énée pour sa part se fait pressant; il agite une pique énorme comme un arbre et, le coeur plein de fureur, dit ainsi: "Que signifie donc cette hésitation? Pourquoi reculer maintenant, Turnus? [12,890] Il ne faut pas s'encourir, mais combattre, de près, armes au poing. Prends toutes les figures que tu veux, et use de toutes les ressources de ta vaillance ou de ton habileté; choisis de t'envoler bien haut, vers les astres, ou de te cacher, enfermé au creux de la terre." Turnus, secouant la tête: "Tes paroles provocantes ne m'effraient point, 895 homme cruel; les dieux, eux, me font peur et Jupiter, qui m'est hostile". Sans en dire plus, il avise dans les parages un immense bloc de pierre, bloc énorme qui, depuis les temps anciens, se trouvait dans la plaine, posé comme borne d'un champ, pour trancher les litiges entre campagnards. Douze hommes choisis suffiraient à peine pour le soulever sur leurs épaules, [12,900] des hommes avec des corps comme la terre les fait à présent; d'une main tremblante, en héros, Turnus saisit le rocher, se redresse de toute sa hauteur, et, courant très vite, le fait rouler vers son ennemi. Mais qu'il coure ou marche, que sa main soulève ou déplace l'énorme rocher, il ne se reconnaît pas; 905 ses genoux vacillent et de froid, son sang se glace et se fige. Alors le bloc mû par le héros roula vainement dans le vide, sans parcourir la distance voulue ni porter le coup. Et comme dans les rêves, la nuit, lorsque la langueur du sommeil presse nos paupières, nous semblons vouloir, mais en vain, [12,910] prolonger nos courses avides mais, en plein effort, nous tombons remplis d'amertume; notre langue se fige, nos forces naturelles défaillent, et nous restons sans voix, sans paroles: ainsi chez Turnus; si vaillant soit-il pour chercher une issue, partout la cruelle déesse lui refuse le succès. Alors, en son coeur, 915 il remue des pensées diverses; il considère les Rutules et la ville, la peur le rend hésitant, et il tremble devant la menace d'un trait; il ne voit pas où fuir, ni comment attaquer son ennemi; nulle part il n'aperçoit son char ni sa soeur, son cocher. Tandis qu'il hésite, Énée brandit le trait fatal, [12,920] des yeux il choisit son moment et, tendant tout son corps, lance de loin son arme. Jamais pierre que lance contre les murs une machine de guerre ne fait si grand bruit, jamais la foudre ne produit un tel fracas. Comme un noir tourbillon, la pique s'envole, porteuse d'une mort horrible; elle déchire les bords de la cuirasse 925 et le dernier cercle du bouclier fait de sept peaux superposées: en sifflant elle transperce le milieu de la cuisse. Sous le coup, le grand Turnus, genoux ployés, s'affale sur le sol. Les Rutules d'un bond se lèvent en gémissant; la montagne résonne dans les alentours et les bois profonds répercutent au loin leurs voix. [12,930] Lui, tel un suppliant, les yeux humbles et la main tendue, implore: "En vérité, j'ai mérité mon sort, et ne demande pas grâce", dit-il; "jouis de ta chance. Si tu peux être un peu sensible au souci pour un malheureux père - ton père Anchise t'a préoccupé toi aussi - , je t'en prie, aie pitié du vieux Daunus, et rends-moi aux miens 935 ou, si tu le préfères, rends-leur mon cadavre privé de lumière. Tu es le vainqueur, et le vaincu te tend les mains sous les regards des Ausoniens; Lavinia t'échoit comme épouse, ne pousse pas plus loin ta haine". Debout, redoutable sous ses armes, Énée détourna les yeux et retint son bras; [12,940] déjà la prière de Turnus fléchissait de plus en plus son coeur hésitant, lorsque par malheur apparut le baudrier de Pallas sur l'épaule ennemie, et que brillèrent sur les lanières les clous familiers du baudrier de l'enfant vaincu que Turnus avait frappé et abattu, avant d'arborer sur ses épaules l'insigne de son ennemi. 945 Dès que ces objets évocateurs d'une douleur cruelle emplirent ses yeux, Énée, excité par les Furies, plein de colère, devint terrible: "Toi, revêtu des dépouilles des miens, tu pourrais m'être arraché à présent? C'est Pallas, oui, c'est Pallas, qui par ce coup t'immole et tire vengeance en répandant ton sang impie." [12,950] Sur ce, dans son ardeur, il enfonce son épée dans le coeur de son ennemi; les membres de Turnus s'abandonnent, gagnés par le froid, et sa vie, dans un gémissement, s'enfuit indignée chez les ombres.