[4,0] LA CHRISTIADE. LIVRE QUATRIÈME. Le disciple, qu'aucun rival n'égalait en beauté et que la jeunesse commençait de parer de son premier duvet, après d'humbles excuses et des refus modestes, Jean garde un long silence ; puis élevé par degrés au-dessus de la terre, et mettant en oubli qu'il est homme, il pénètre en esprit au séjour des immortels, et parcourt son immense étendue : heureux enfin de l'aspect des esprits fortunés et de l'air pur du ciel, c'est des flots d'une lumière divine qu'il s'abreuve, c'est sur Dieu seul qu'il arrête son attention et sa pensée.—Tel, quand il prend son vol et s'éloigne dédaigneusement de la terre, le roi des oiseaux, libre au sein de l'espace, remplit du battement de ses ailes le cercle qu'il décrit, et va se perdre dans la nue; bientôt il pousse vers la plus haute région son rapide essor : là, l'oeil ardent, la tête levée, il contemple la longue chevelure de l'astre de la lumière, et fixe sur ses éblouissalnts rayons un regard immobile. — Toutefois son silence étonne les spectateurs : tous, les yeux tournés sur lui, tous le craient endormi, demi-mort; de nombreuses secousses le rendent enfin à lui-même; il soupire, et, du fond de son coeur, tire enfin ces paroles : 20 « Au commencement, régnait partout seul, immense, tout-puissant, Dieu, le père et la source des êtres ; il n'avait pas encore arrondi les globes étoilés; le monde était encore le chaos, le temps ne parcourait pas son cercle, aucun flambeau n'éclairait l'azur des cieux; tout ce qui existait était Dieu : il embrassait l'espace et se renfermait tout entier en lui-même. Dieu avait un fils, que n'avait pas mis au jour, par les voies accoutumées, une déesse ou quelque mortelle : mais, ouvrage de l'intelligence éternelle de son père, ce fils, ô langage étonnant, fut conçu éternel comme lui. Etranger à des parties terrestres, des membres fragiles et mortels, il était sans corps : c'est la conception sublime de l'esprit du maître suprême, c'est le Verbe renfermé dans le secret de son coeur, que la voix articulée n'a pas encore produit dans le vague de l'air, Verbe tout-puissant qui, s'il n'a pas d'origine, n'aura pas de terme, a tiré du néant la mer, la terre, le ciel immense, et qui, comme fils unique de Dieu, est Dieu ainsi que son père. 38 «Mais gardez-vous de croire qu'ils sont deux Dieux : tous deux ont la même divinité, tous deux sont un Dieu seul; que dis-je? le sentiment qui les unit, l'accord mutuel, le retour d'amour qui l'un à l'autre les attache, nous le croyons une divinité toute-puissante, et nous l'appelons l'Esprit-Saint, dont le souffle forma l'air, la terre, les flots, et répand dans la nature l'existence et le mouvement. Mais, dans ces trois personnes, dont chacune est divine, nous ne reconnaissons qu'une Divinité. 46 « Je vais ajouter encore à votre surprise : ce Dieu que nous voyons abaissé au rang des mortels aujourd'hui même, ainsi qu'avant l'adoption d'une enveloppe humaine, règne avec son père dans le palais des cieux, et gouverne l'univers avec une semblable puissance. [4,50] Pour lui les lieux n'ont point de barrière, l'espace n'a point de limites. Toujours présent, en tous temps, et partout, Dieu, il échappe aux regards, se dérobe à nos sens, remplit tout de lui-même, et s'insinue dans la nature entière. — Ainsi la lumière qui vient de l'astre des jours, éclairer la terre et promène des rayons éclatants sur son humble surface : cette lumière, malgré l'éloignement de l'espace qu'elle parcourt, ne cesse pas d'être unie au flambeau des cieux ; et jamais la lumière n'existe sans le soleil, le soleil n'existe sans lumière. 59 « Mais quel motif exposa un Dieu à cet excès de disgraces, aux ennuis de ce pénible exil, aux horreurs de la mort qu'il encourt. Je vais le révéler, remonter à l'origine et développer ce mystère. Le ciel, les globes célestes que vos yeux admirent, et la terre abaissée dans l'espace, la main créatrice les avait à peine formés, que les essaims ailés, les êtres aériens, ces trente bataillons, ces esprits sans pesanteur et sans corps, destinés à peupler les sept globes des cieux, furent appelés à la vie. Fruit de l'amour éternel qui brûlait le Tout-Puissant, ils devaient goûter le bonheur et partager les jouissances réservées pour jamais à lui seul, ainsi qu'à son fils. Bientôt nombre de ces êtres, que la reconnaissance obligeoit à payer un tribut de remerciements et de louanges à l'auteur de leur existence, cédèrent à l'inexcusable folie, à la fureur coupable de l'empire. Jouets de l'ambition, impatients de leur sort, victimes de l'aveuglement et de l'orgueil, ils voulurent asservir l'Eternel lui-même à leurs lois. Indigné de cette audace, le Tout-Puissant arma soudain les esprits fidèles contre les auteurs d'un pareil attentat, et précipita les rebelles, du céleste séjour, dans le séjour infernal, où règnent une nuit affreuse, d'éternelles ténèbres. 79 « L'homme naquit alors : l'arbitre suprême lui donna l'empire de la terre, le domaine sur l'humide élément, la possession du ciel, qu'il devait, successeur des anges déchus, occuper lui et sa postérité; il soumit encore à sa puissance les animaux divers que reproduiraient les siècles, la gent écailleuse, les volatiles aux ailes diversement colorées, et les hordes monstrueuses errantes sur les montagnes. Seulement, à l'instant qu'il l'établit maître des plaines fleuries du ciel, il lui défendit d'approcher d'un seul arbre et de goûter son fruit. Mais épris d'une funeste passion pour ce fruit dangereux, à la voix d'une épouse victime elle-même de la perfidie du serpent, il oublia le roi des cieux et méconnut sa défense. L'homme avait à peine touché, d'une bouche avide, le fruit arraché de sa branche; tout à coup on entend gronder k tonnerre : c'est Dieu irrité qui, d'un nuage orageux, annonce de rigoureux châtiments que subira le coupable, et que subira avec lui la postérité qui lui devra le jour. Alors des barrières fermèrent l'accès des célestes demeures; alors, pour la première fois, parut une race impie, un forfait horrible, imprévu, épouvanta la terre. [4,100] La fraude naquit aussi, avec elle l'avarice, conseillère de crimes. De là, le travail imposé comme un fardeau à la race humaine, de là l'intarissable source des soucis. Dès lors, pour l'immoler, une porte fut ouverte à l'affreuse mort, porte immense : les maladies et la douleur l'assiégèrent; le besoin et la misère devinrent son partage; et l'homme, qui pouvait vivre, sur la terre, à l'abri des inquiétudes et joindre des siècles à des siècles de vie, l'homme, dès lors, vécut au sein des campagnes, dans le désordre et sans lois; seulement il apaisait, par le sang des victimes, le monarque suprême, et le conjurait d'être propice à ses troupeaux aussi-bien qu'à lui-même, et de soustraire à l'inclémence du ciel ses champs et ses moissons. 111 Tel fut l'état de l'homme pendant deux fois mille ans, qui le virent sourd à la voix de Dieu, de l'expérience et de la raison. Ce temps presque écoulé, Dieu, père compatissant, oubliait sa colère, et devenait accessible à l'indulgence. Le ciel cependant ne s'ouvrit pas encore aux mortels; mais, pour réformer les moeurs et réveiller les consciences par d'utiles avis, il institua des lois, des rites, des sacrifices; et, comme marque distinctive de notre nation, il ordonna qu'un couteau de pierre retranchât dans tous les corps, une légère partie de l'organe qui marque le sexe de l'homme. 120 Les prophètes alors, l'esprit plein de la vérité, qui devait éclairer les nations, vinrent leur annoncer que, après une longue espérance, il luirait enfin à leurs yeux l'heureux jour où le juste verrait s'ouvrir la porte du bonheur. « Cependant les mânes amis de la religion et de la vertu vivaient, au fond d'un abîme souterrain, dans une douloureuse attente : ils rappelaient les oracles sacrés, ils comptaient les siècles; et tous, les mêmes voeux à la bouche, tendaient les mains au ciel, et demandaient au Seigneur de calmer sa colère, et de ne pas sacrifier l'espèce humaine à la faute d'un seul homme. 129 — « Prends pitié, Dieu tout-puissant, s'é« criaient-ils d'une voix unanime, prends pitié de notre disgrace, rappelle ton antique promesse, et, loin de ce lieu déshérité d'une douce lumière, conduis-nous dans le ciel. Ce n'est pas sans dessein que tu nous as appelés à la vie : s'il reste encore quelques traces de notre coupable origine, ouvre les sources sacrées, et, par tes rosées célestes, daigne les effacer. Quel est, des habitants du ciel, celui dont la main compatissante épanchera sur nous ces ondes salutaires, cette pluie bienfaisante ! Distillez cette eau pure, globes qui parcourez les plaines éthérées ! Nuées secourables, versez ces flots qui combleront nos désirs et notre bonheur! Et toi, que les siècles appellent de tous leurs voeux, toi dont l'approche ébranle les remparts de l'enfer, véritable fils de l'Éternel, précieuse rosée du ciel, cesse les délais, entr'ouvre la voûte éthérée, brise les portes, et destends sur la terre !" 145 Telles étaient leurs prières et tels leurs présages. Dieu, qui déjà s'occupait de remplir le vide des cieux, jeta sur eux, des célestes hauteurs, un regard de pitié; sans doute il pouvait, d'un signe, ouvrir les portes du fortuné séjour, et choisir un de ses ministres ailés [4,150] pour arracher les mânes du ténébreux empire et les ramener dans les temples étoilés où résident les anges. Mais, pour commander aux hommes la reconnaissance et les attacher par des liens plus étroits et des bienfaits plus signalés, il fit, pour expier leurs crimes, descendre du sommet des cieux son fils même sous une forme humaine. Paraîtra-t-il aux yeux des mortels qui l'ignorent? Le verra-t-on, inconnu, jeune encore, s'exposer aux rigueurs d'un exil soudain, pour s'être déclaré lui-même, contre les lois de la Judée, le fils de l'Éternel? Non; devant lui marcha un prophète fameux : la Judée fut son berceau, Jean son nom, son âme le sanctuaire de la Divinité. Fils de Zacharie, fruit de la vieillesse d'Élisabeth longtemps inféconde, précurseur de Dieu même, il devait annoncer sa naissance à la terre d'une longue attente, et lui montrer son espoir réalisé. 164 Séparé, dès ses jeunes années, de la société des hommes, des montagnes écartées, d'inaccessibles forêts, des rivages déserts le virent mener une vie solitaire. Des grottes épouvantables lui prêtaient une retraite, une terre inculte le nourrissait du fruit des arbrisseaux sauvages ; le miel distillait pour lui du creux des arbres; une source limpide étanchait sa soif; une peau hérissée d'un poil épais lui servait de vêtement; son bonheur était de faire retentir d'accents consolateurs les montagnes, les bois et les bords de la mer. Mais l'éclat de sa vertu perça bientôt les voiles ; la renommée en répandit le bruit dans les cités voisines : on vit en lui cet envoyé du ciel, chargé, suivant les oracles véridiques des Sibylles, d'arracher les humains à l'horreur des ténèbres. 178 « Les peuples vers lui accourent à grands flots, empressés de connaître son nom, sa patrie, le but de ses discours, et s'il n'est pas ce messager céleste, destiné à secourir un jour les humains : deux et trois fois on renouvelle ces questions; mais, du fond de sa demeure touffue, il fait entendre ces paroles : « Peuples depuis longtemps enveloppés de ténèbres et d'ombres épaisses, livrez-vous à l'allégresse! Il va luire, le jour si longtemps désiré : ah ! gardez-vous, dupes de votre ignorance, de me croire la lumière promise à la terre! non, je n'usurpe pas une gloire étrangère : moi, tel que l'aurore qui devance la naissance du soleil, et, par l'éclat de ses feux, annonce l'approche du jour, je vous révèle l'arrivée de l'astre qui vous doit éclairer. Oui, Dieu va naître parmi vous; que dis-je? sous la forme d'un mortel, il a déjà paru sur la terre : courez, volez au devant de ses pas : couvrez les chemins de feuillage religieux, les plaines de tapis; et, par l'offrande d'hommages dignes de lui, réconnaissez un Dieu. Cependant, observateurs de la justice, amis de la droiture, venez, sous mes auspices, laver les taches du crime dans un fleuve limpide : lui, à l'aide de son souffle divin et d'un pouvoir céleste, il effacera vos fautes, détruira les souillures de votre origine, et fera, dans le monde réformé, renaître des siècles d'or. » Ces paroles attirent, du sein de leurs cités, [4,200] les peuples qui boivent les flots tranquilles du Jourdain. Ils viennent implorer un pardon et faire de leurs fautes un aveu spontané. Le prophète, pour les purifier, les descend nus dans le fleuve, creuse les mains, suivant l'usage, et verse l'eau sacrée sur leurs têtes. Jésus vient lui-même, ainsi que le vulgaire : le désir du baptême le conduit secrètement vers ces bords : il veut, revêtu d'une mortelle enveloppe, remplir les obligations imposées aux mortels, et, par cette soumission volontaire, s'assurer dans l'avenir des imitateurs empressés. Jean, malgré l'invitation, se refuse d'abord à ce ministère, et, reconnaissant son Dieu, tend vers lui des mains suppliantes et s'incline près de l'onde étonnée. Cependant, à un ordre nouveau, il obéit, et, saisi d'un religieux effroi, d'un saint tremblement, il répand l'eau transparente sur les membres divins. 214 Le Jourdain alors roule des flots dorés, le tonnerre gronde, et la celeste voûte retentit de ce vaste fracas. Une colombe, à travers la sérénité de l'espace, descend encore du sommet des airs : des plumes d'argent blanchissent son dos, la pourpre et l'or bordent les contours de ses ailes. Déjà elle a sillonné la plaine éthérée, et, suspendue au-dessus de leurs têtes, les entoure l'un et l'autre de célestes influences. Une voix, en même temps, se fait entendre dans l'espace embrasé : c'est la voix du Tout-Puissant qui témoigne à son fils la vivacité de son amour. Des enfants ailés, descendus des célestes demeures, se pressent, à l'entour, dans le vague des airs : dans leurs mains sont des voiles transparents et pareils à la neige : ils doivent, ministres fidèles, essuyer les membres du fils de leur maître, et sécher sa chevelure qu'humecte une onde sacrée. 228 Cette oeuvre achevée, Jésus s'éloigne et quitte le rivage. Jean le montre aux peuples entassés en essaims nombreux sur le bord; et sa voix le suit dans la route qu'il va prendre : -- «Le voilà, vous le voyez, celui dont jadis j'annonçai tant de fois la naissance à la terre: voilà, voilà ce Dieu, qui, semblable à l'agneau immolé sur les autels parfumés, expiera nos crimes par sa mort, et périra, victime volontaire, pour apaiser l'Éternel. Puisse-t-il un jour, être votre guide! puisse-t-il être votre maître. » Dès lors le prophète abandonna les bois et les déserts, pour l'enceinte des cités, et révélait aux nations qu'un Dieu est descendu sur la terre et réalise d'antiques promesses. 239 On crut peu à ses paroles, jusqu'à l'instant où Jésus, par l'éclat de ses actions, se montra supérieur à l'homme. La foule attachée à ses pas lui fournit douze apôtres : objet de son choix, ils sont destinés à partager ses soucis, supporter les fatigues, et marcher à sa suite au milieu des hasards. Il avait, à cette époque, déjà compté, dans la solitude, trois fois dix années. Ne croyez pas que, dans ce nombre immense, une ingénieuse adresse, une expérience consommée, les dons de la fortune, l'éclat de la naissance nous aient attiré ses regards et mérité son choix : tous, notre origine est sans gloire, notre berceau sans illustration, [4,250] notre fortune sans grandeur; et jamais stratagème ne marqua notre conduite. Parmi nous, cinq ont vu le jour dans l'étroite enceinte de Bethsaide. Tendre, le long des fleuves, des filets perfides, des hameçons recourbés aux habitants écailleux de l'onde, voguer sur les flots et parcourir les plaines fécondes en poissons, voilà notre talent : alors même qu'il nous appela pour la première fois près de lui, j'étais occupé de réparer, sur le sable du rivage, mes toiles humides : Jacques, mon frère, gardait les poissons qui palpitaient encore sur la poussière; et, non loin de là, Pierre et André fendaient l'onde salée sur un léger esquif : frères, leur occupation était la même, et la même mer leur théâtre commun. Philippe que m'attachaient, par des liens étroits, le sang et la patrie, Philippe, à sa voix, abandonna et le fruit de sa pêche et ses sinueux filets. A ces disciples se joignirent, disciples nouveaux, Thomas, Thaddée et Simon, Simon qui, pour des travaux semblables, naquit à Cana, au sein de la Galilée, et fut ami des fleuves de sa patrie, ennemi de leurs muets habitants : Jacques, que la naissance alliait à Jésus, et qui reconnaissait Alphée pour son père, Jacques partageait déjà ses peines. Si la gloire n'embellit pas notre origine, vous voyez aussi combien la dureté de nos noms blesse à la fois l'oreille et la langue; non, la barbe qui hérisse notre visage n'est pas en nous la seule chose qui révolte. A lui s'étaient unis encore trois autres compagnons également déshérités de la fortune; c'étaient Mathieu, Barthélemi que le poids et le déclin de l'âge rapprochaient de Pierre, Judas enfin, Judas, l'artisan de tous nos maux. 275 « A peine pourrais-je, dans un récit nouveau, raconter les prodiges divers dont il a frappé mes yeux, étonné mes oreilles, dans le court espace de trois années qu'il m'a déjà honoré des doux noms de compagnon et d'ami; il n'est pas nécessaire qu'aujourd'hui je parcoure une aussi vaste mer. Dans le nombre, cependant, je vais choisir quelques traits, et, malgré la difficulté de les redire, docile à vos ordres, je l'entreprends en peu de mots. Je tais, et sans doute ils vous sont connus, les monuments qu'il vient d'élever à sa gloire dans les cités voisines. Cette contrée a été le théâtre d'éclatantes merveilles. Qui ne sait que naguère, sous les palmiers de Béthanie, il a rappelé à la lumière un monarque privé, depuis quatre soleils, du bienfait de la vie, et, depuis ce moment, étendu dans la tombe? Parlerai-je de cette foule immense qu'il a, Sauveur tout-puissant, soustraite à l'empire et retirée des portes mêmes de la mort? Plutôt j'aurais compté les vagues écumantes dont l'aquilon blanchit les mers, et les grains de sable qui couvrent les rivages, que les innombrables victimes des misères humaines, dont il a écouté les prières, guéri les maux, fait renaître la santé et l'allégresse. L'un, à sa naissance, n'a pas vu la lumière; l'autre, privé de l'ouie, ne peut ni entendre, ni prononcer des paroles; celui-ci, des jambes inégales le traînent avec peine; celui-là, le mal, depuis longtemps, a raidi ses membres immuables : il en est dont le corps demi-rongé présente des ulcères, qui, toujours plus élargis, distillent une sanie impure; [4,300] il en est d'autres en qui le ventre gonflé et les entrailles corrompues éveillent une soif que ne sauraient éteindre l'abondance des boissons et les secours de l'art; d'autres encore, agités de mouvements continus, ont et les membres incertains et le corps chancelant; ceux-ci sont en proie à des fièvres brûlantes et victimes du désordre des humeurs; ceux-là, déchirés par la violence d'un mal secret et répandu dans toutes les veines, se roulent sur un lit de souffrances : on en voit enfin dont une furie infernale égare et les sens et l'esprit. A l'aspect seul de Jésus, à son toucher secourable, la maladie, à l'instant même, abandonne les membres, et le malade quitte aussitôt sa couche douloureuse. Aussi, partout où il porte ses pas, on épie sa marche; et dans les rues, au milieu des places, sur le seuil sacré du temple, des troupes innombrables de malheureux attendent avec ardeur son passage. 315 Cependant il n'avait pas encore arraché de victime des bras de la mort, des ténèbres de l'enfer, lorsque, à son retour des bords phéniciens, il entra, au milieu de ses disciples, dans la ville de Naim. A nos yeux tout à coup se présente une pompe lugubre, une longue suite de flambeaux, une ville en deuil, les habitants dans les larmes : nous découvrons enfin, sur un lit funéraire, la cause de la douleur publique, un corps délaissé de la vie : c'étaient les déplorables restes d'un jeune infortuné : un moment cruel l'avait, dans la première fleur de la jeunesse, ravi à la clarté du jour et dépouillé de l'éclat répandu sur son visage.—Tel, foulé sous les pas qu'imprime dans les champs un boeuf lourd, l'hyacinthe se penche, languit et meurt : telle encore une rose, cueillie de la main d'une jeune vierge, tombe au milieu des broussailles, et se flétrit aux rayons du soleil. -- La mère infortunée s'avance à la suite, et, les cheveux arrachés, le visage meurtri, les mains ensanglantées, attriste la ville entière du spectacle de son désespoir. A ses côtés, des femmes sensibles remplissent les rues, frappent le ciel de lugubres cris; et les hommes, les hommes déplorent eux-mêmes la perte de ce fils qui, seul, charmait les regrets produits par la mort prématurée d'un époux. 335 Jésus voit à peine une pâleur mortelle sur le corps du jeune homme et ses joues couvertes d'un tendre duvet : il ordonne de suspendre les gémissements et d'arrêter la marche; puis il approche, et, promenant sur le corps immobile une main secourable, il rattache à ses membres glacés une vie fugitive : soudain le jeune homme, spectacle étonnant ! se lève, s'élance du cercueil au milieu de la foule, embrasse sa mère et, par de doux accents, console sa tendresse. 343 Quelques mois étaient à peine écoulés : Jésus rendit encore une jeune vierge à la vie : la mort avait glacé son corps, suspendu en elle la faculté de respirer ; le souffle qui l'animait s'était dispersé dans les airs. Ce prodige, Jaïre, son père, l'atteste lui-même, Jaire, que distinguent à la fois ses richesses, son éloquence et la faveur du peuple. Rappellerai-je que, sensible à la douleur d'un ami, [4,350] il convertit en vin une onde puisée dans une source limpide? Un jour, le soleil avait parcouru sa carrière et touchait à son couchant : Jésus, du sommet d'une montagne, abaisse les yeux et voit d'innombrables essaims d'hommes et de femmes : attachés à suivre ses pas en d'affreux déserts, ils avaient oublié leurs besoins, oublié leurs parents. La pitié suspend sa marche : le jour déjà trois fois les avait vus réduits à une pénible abstinence. Ce lieu n'offrait ni aliments, ni cité rapprochée où l'argent pût procurer des aliments, remédier à la faim; et l'été n'avait pas encore mûri les fruits des arbres. Dans la foule confuse, à peine trouve-t-on enfin un enfant, qui, pour soulager les fatigues de sa route, portait cinq pains et deux poissons : la tendresse prévoyante de sa mère les avait remis en ses mains, au moment du départ, et, contre la chaleur, les avait enveloppés de myrthe et d'herbes odorantes. Mais, pour une troupe si nombreuse, qu'était une si faible ressource? Déjà les disciples ouvrent leur âme à la défiance et leur bouche au murmure : Jésus, plein d'un tendre intérêt, les console par le langage de l'amitié, et, les voyant réunis, promet que, de ceux qui l'ont suivi, aucun n'emportera en ce jour des regrets; puis, d'une voix suppliante, il adresse à son père ces paroles. 371 — « Dieu tout-puissant, qui donnes à la terre sa fécondité, et commandes au soleil ainsi qu'à la pluie de fertiliser les campagnes, si, jadis, tu envoyas, des hauteurs célestes, un céleste aliment aux descendants d'Isaac errants au milieu de solitudes inhospitalières; s'il fut un temps où, avant l'existente de la terre, de la mer et des cieux, tu tiras du néant, étranger à tous les germes, tous les êtres créés; ô mon père ! prête-moi ton secours, et dérobe ces nombreux disciples aux horreurs de la faim. » 378 — A ces mots, pour la disposer au repas, il fait asseoir la foule sur le gazon dont la plaine est tapissée; puis, la joie empreinte sur le front, il coupe en morceaux et distribue à la troupe entière les pains ainsi coupés. La place contient cinq fois mille hommes qu'il faut également rassasier. Tout à coup, ô prodige qui étonne et l'oreille et les yeux! ces faibles débris, on les voit se multiplier dans leurs mains, fournir à chacun une abondante nourriture, et dissiper à la fois et la faim et la soif. Que dis-je! à peine, douze corbeilles peuvent enserrer, dans leur creuse enceinte, les restes que le besoin n'a pas consumés. » 389 « Ecoutez encore un miracle : nos yeux l'ont vu ; quelques jours sont à peine écoulés. Un figuier ombrageait de son feuillage épais une plaine déserte, où le voyageur altéré cueillait des fruits suspendus à la branche. Accablé par la chaleur et la poussière, Jésus traversait ce champ : vainement il cherche des fruits sur l'arbre : l'arbre, infécond et prodigue d'un luxe inutile, n'étend à l'entour qu'un vaste feuillage et des rameaux touffus. Jésus, à cette vue, s'indigne et maudit l'arbre stérile : frappé de ses paroles puissantes, l'arbre, ô prodige dont nos yeux ont été les témoins ! l'arbre s'est desséché; et ses feuilles, en se détachant, ont été le jouet des airs. « Son empire est égal sur la plaine liquide : [4,400] à sa voix, les ondes s'enflent; à sa voix, les ondes s'aplanissent. J'ai vu moi-même, j'ai vu les aquilons orageux, dociles à ses ordres, enchaîner leur fureur, et retenir l'impétueuse haleine qui soulève et bouleverse les mers. La lune n'a pas trois fois encore arrondi son disque et parcouru son cercle, qu'occupés, vers le milieu de la nuit, à jeter nos filets, nous voyons tout à coup s'élever une affreuse tempête qui nous surprend sur les flots immobiles, et noircit l'humide élément : les vagues se gonflent et heurtent contre les vagues : déjà l'eau bouillonnante inonde la nef fatiguée : l'effroi nous glace, rapprochés que nous sommes, par une faible distance, de la mort. Aussitôt Jésus, que nous venons de laisser attentif sur le rivage à regarder les flots qui viennent se briser contre les écueils, nous le voyons, dans le lointain, marcher, d'un pas ferme, sur la surface liquide, où l'onde agitée craint de mouiller ses pieds. Effrayé de ce spectacle, je n'en puis croire mes yeux : à la rapidité de sa marche que ne secondent pas des rameurs, je doute de la réalité de son corps, et le juge un vain fantôme. Enfin il se découvre, il nous ranime, il nous montre un ami. 419 — « Qu'est devenue, dit-il, la confiance que je vous sus inspirer? Loin de vous les craintes et la méfiance! Apprenez à ne pas douter de mes paroles. » A ces mots, il s'élance sur la barque qui déjà cède aux assauts de l'onde, apaise d'un signe les vagues mutinées, et fait taire le murmure et le courroux de la mer. Ainsi l'eau reprend son calme, notre course rapide franchit l'espace, nous voguons vers le port, et touchons, vivants, à la terre. 427 « A peine est-il parvenu de la mer au rivage, là éclate un prodige nouveau dont la vue et le récit étonnent encore davantage : des magistrats sont sur le bord; envoyés de leur maître, ils viennent réclamer le tribut qu'une loi antique proportionne à la fortune, et commande de payer chaque année à César. Son accueil est affable, son entretien prolongé : il appelle Pierre, et, d'une voix abaissée, confie ces paroles à son oreille. "Pars, jette ton filet; et que le tranchant du couteau entr'ouvre le premier poisson que tu auras retiré de la mer : son corps t'offrira la somme que le prince nous impose à tous deux. » Les ordres sont remplis, les filets retirés, les victimes déposées sur le rivage; et le disciple remet aux étrangers la somme que lui présente la bouche du poisson. 439 « Je frémis encore au souvenir d'un monstre agité d'un affreux délire : je recueillais les poissons exposés sur ce même rivage, lorsqu'il frappa mes yeux. Le démon était dans son âme, la fureur dans ses yeux, l'écume sur ses lèvres. Si j'en crois une antique renommée, il fut le fruit malheureux d'une union illégitime, d'un sacrilège hyménée : les auteurs de ses jours, malgré la défense, montèrent sur la couche conjugale à l'époque où la loi divine fait un crime de l'hymen : c'est alors que le peuple entier quitte ses maisons et se réunit sous des tentes de feuillage. Mais le crime ne fut pour eux qu'une courte jouissance : tout à coup, au milieu des tendres embrassements et des plaisirs mêmes de l'union, l'époux adultère exhala, dans le vague des airs, sa criminelle vie : [4,450] la même nuit, après un léger intervalle, vit le forfait et vit son châtiment. Pour l'épouse, un flamme, allumée par la céleste vengeance, vint la frapper, au moment que son vivant fardeau, arrivé à la maturité, demandait la lumière; la même heure aurait livré deux victimes à la mort, si, pour arracher l'enfant, le fer secourable n'avait pas entr'ouvert les entrailles de la mère. Les soeurs de son père élevèrent son enfance; il croissait; mais tout innocent qu'il était du crime des auteurs de ses jours, il en subit pourtant la peine : ses yeux se fermèrent à la riante clarté du jour, ses oreilles restèrent entièrement insensibles à la voix; et jamais, pendant sa vie, il ne put entendre, ni proférer des sons. Que dis-je? il touchait à peine à l'adolescence : soudain la fureur, naturelle aux cruels habitants de l'enfer, assaillit sa faiblesse : cent furies, cent monstres, qu'avait vomis le ténébreux repaire, devenus ses tyrans et ses bourreaux, poussaient par sa bouche de douloureux sanglots, de sourds mugissements. A ses horribles cris, aux accents inouïs de sa fureur, tout tremblait; la frayeur, à sa vue, précipitait les pas et cherchait une retraite. S'il venait à briser ses liens, si, libre de ses chaînes, il trompait la surveillance des gardiens effrayés; dès lors, oubliant et ses frères et ses soeurs, il ne reportait plus ses pas au séjour de son père; mais noir, affamé, dépouillé de ses vêtements, il vivait, ainsi que les bêtes sauvages, dans les bois et les antres, dans le creux des rochers, au fond des tombeaux consumés par le temps. 476 Tel il était quand il parut, les mains liées derrière le dos, aux yeux de Jésus : parents, amis, tous venaient implorer sa pitié, et traînaient le malheureux, qui vainement résistait à leurs efforts, tentait de rompre ses entraves, et déchirait le ciel d'affreuses clameurs. — Tel, quand, avec de longues courroies, on le traîne au pied des autels, un taureau belliqueux épouvante la ville des mugissements de sa fureur, vomit des flots d'écume, et frappe l'air de sa corne recourbée: acharnés à droite, à gauche, des valets, d'une main infatigable, font tantôt siffler les fouets, tantôt tomber d'impitoyables bâtons sur son dos et ses flancs : le peuple effrayé prend la fuite, et, rassuré dans l'asile que lui offrent ses portiques, aime à contempler de loin le danger. —Ainsi se montrait ce jeune homme livré à de frénétiques transports. Enfin, après mille fatigues longtemps prolongées, il est placé aux pieds de Jésus : on le conjure de lui accorder son secours, on demande qu'il arrache au moins l'infortuné à l'affreuse tyrannie des démons, et bannisse ces monstres de son ame, ces monstres dont la cruauté le désole. A ce moment, Jésus attendri et les mains levées au ciel, invoque d'une voix suppliante la puissance de son père. A cette prière, un prodige éclate, soudain, étonnant, incroyable. Aux cris que la fureur arrache au malheureux, on croit entendre hurler des loups, des chiens aboyer.—Avec un fracas moins effrayant, retentit et se brise l'onde précipitée, à masse immense, du haut d'un rocher, lorsque le hasard renverse les digues élevées du Velino, [4,500] et que ses flots tombent, d'une hauteur sourcilleuse, dans l'enceinte des vallées : la contrée devient une mer immense, les cités d'alentour nagent dans un abîme, et Rome inondée craint la ruine de ses temples. — Ces cris imitent tantôt le tonnerre grondant au ciel, quand le roi des immortels, la foudre à la main, ébranle ses palais dorés; tantôt le bruit du fer, ou l'affreux cliquetis de cent chaînes qui rompent leur pesante masse, tantôt la bruyante agitation des mers. La terre retentit à l'entour et l'air en mugit. Jésus, armé de sa puissance, presse les ennemis, gourmande leurs délais. Déjà dans ce corps malheureux, ils commencent à trembler et réclament l'indulgence. 510 — « Vrai fils de l'Éternel, ton origine n'est plus un doute, pourquoi nous exiler d'un corps abandonné pour châtiment à nos fureurs ? permets du moins qu'à notre sortie, ces troupeaux, aux longues soies, qui paissent sur ces rivages, nous donnent une retraite ; mais ne nous replonge pas ainsi dans les horreurs de l'abîme et dans les gouffres de l'espace souterrain. » 516 Jésus souscrit à leur demande : on voit soudain ces noirs troupeaux, percés des aiguillons impérieux des furies, s'éloigner, s'égarer en cent routes diverses, sans connaître le repos. Une force toute-puissante les maîtrise ; ils courent enfin se précipiter au sein de la mer, qui devient leur tombeau commun. Mais le jeune homme, les bras libres enfin de ses chaînes noueuses, laisse tout à coup tomber ses membres défaillants, et, les dents imprimées dans la terre, il reste immobile, sanglotte encore : une respiration pénible fatigue sa poitrine, et la vie semble, avec l'haleine, s'échapper de ses poumons fatigués. Le fils du Très-Haut s'approche, et, promenant la main sur l'infortuné, ouvre à la fois sa bouche, ses oreilles et ses yeux. Le peuple, qui le voit contempler la lumière, articuler des sons, respirer sans efforts, le peuple remplit le ciel des cris de l'allégresse, et dans Jésus il reconnaît le fils de l'Éternel, il reconnaît un Dieu. 532 « Mais que ne peut sa puissance? nous-mêmes, il nous envoie, dociles à ses ordres, secourir les malades, et porter aux disgraces des remèdes salutaires. Combien avons-nous, sans le secours des hommes et les ressources de l'art, combien avons-nous retiré d'infortunés des bras mêmes de la mort! Au nom seul de notre maître trois fois invoqué, le malade quittait le lit de la douleur et remportait la santé. Dans le nombre des victimes, une seule s'est rencontrée, qui, en proie à d'aveugles fureurs, à des monstres affreux, triompha de nos efforts. A chaque tentative, elle opposait une résistance toujours plus forte, qu'elle puisait en elle-même. Jésus, indigné de notre méfiance en son pouvoir, et guidé par une pitié bienfaisante, Jésus termina ses malheurs. 544 — « Il est aisé, dit-il, de chasser de semblables démons : il faut s'abstenir d'aliments, implorer le Seigneur. Mais vous n'aurez pas seuls le pouvoir de guérir : quiconque proclamera mon nom, si sa foi n'est pas incertaine, pourra tout entreprendre! A sa voix, les montagnes transporteront au loin leur gigantesque masse ; [4,550] et les fleuves reporteront vers leur source leurs ondes arrêtées. Partez, ouvrez vos coeurs à la confiance, et, inébranlables dans la foi, allez partout répandre la précieuse semence de la vérité, remplir de vos leçons la terre ensevelie dans les ténèbres d'une nuit profonde; et soyez à la fois la lumière des hommes et les flambeaux de l'univers. » 556 Il dit : pour partager notre brillante destinée, soulager nos fatigues, grossir le nombre de nos compagnons, il choisit dix fois sept disciples, et gémit encore à la vue et de l'ouvrage immense et des ouvriers peu nombreux. — Ainsi, le cultivateur qui sillonne de cent charrues et fatigue sous la dent des rateaux les champs de ses pères : voit-il la maturité jaunir l'épi sur sa tige; si, pour renfermer l'abondante récolte, les bras sont impuissants, il balance, et cherche en d'autres contrées de nouveaux moissonneurs. Dirai-je qu'il lit au fond des coeurs, et dévoile tous les secrets? Et qui, s'il n'est un Dieu, les pourrait dévoiler? Souvent nous l'avons entendu, d'une oreille étonnée blâmer des doutes secrets, de chimériques frayeurs qu'enveloppait encore le silence, et, par d'amers reproches, relever notre courage: Combien de fois ses ennemis mêmes apprirent de,sa bouche les ruses, les attaques qu'ils meditaient encore, et la haine aveugle, injuste, qui couvent dans leurs coeurs? Une femme ne put se dérober à ses yeux : infirme depuis deux fois six ans, son eorps répandait des flots d'une immonde sanie : épuisée des souffrances d'un mal cruel, elle suivait les pas de notre Dieu : le plus léger attouchement lui semblait l'unique moyen de salut. Tandis que, de toutes parts, la jeunesse et le peuple se pressent à ses côtés, elle s'approche et porte sur le bord de sa robe une main légère; elle la touche à peine, que le mal opiniâtre abandonne son corps. Déjà, dans l'espoir du mystère, elle préparait sa fuite; mais Jésus prévoit son dessein, dissipe ses craintes, déeouvre le secret par un langage affable, et lui départ de salutaires avis. Je l'ai vu, oui, je l'ai vu moi-même, dépouiller naguère la forme humaine, briller d'une elàrté céleste et répandre un éclat égal à l'éclat du soleil. 586 « Ces miracles, et mille autres dont je fus l'heureux témoin, ont à la terre révélé le Dieu. Mais il n'a-jamais oublié qu'il était homme et formé d'un corps mortel : aussi a-t-il supporté les souffrances imposées à la race humaine, souffrances spontanées, dont il nous a laissé l'exemple. Souvent il s'est assis à des tables enjouées, à des repas joyeux, et n'a pas dédaigneusement évité les réunions des habitants de Solyme. Souvent encore, pour éviter, à titre d'homme, les embûches et la colère d'un peuple ennemi, il a quitté l'enceinte peu sûre du temple, présenté aux coups un vain nuage, au lieu de sa tête, et, tandis que la haine s'agitait et préparait des pierres, caché dans une sombre retraite, il n'a pas affronté les regards du public. 598 « Jésus, il m'en souvient encore, à peine l'année a parcouru son cercle, Jésus venait d'apprendre que Jean n'était plus: [4,600] un roi, sommé de rendre une épouse à son frère, l'avait immolé dans la ténébreuse horreur d'un cachot. Jésus, guidé par la prudence, quitte les murs de nos cités et le séjour des hommes : il fuit, et, dans un bois profond, va chercher un asile. « L'ennemi juré de l'espèce humaine, le tyran de l'enfer, sans cesse occupé de détourner nos ames du sentier de la vertu, ne respecta, dans cette solitude, ni son Dieu, ni son maître. Redoutant à la fois le tumulte et le nombre des compagnons attirés sur ses pas, le fils de l'Éternel, loin de la foule importune, vivait, seul, dans I'épaisseur des forêts. Déjà, dans ces déserts inhospitaliers, quatre fois dix soleils et quatre fois dix nuits l'avaient vu, étranger à toute nourriture, supporter la faim : le souverain du ténébreux empire croit l'instant favorable à ses sinistres desseins : il paraît aux yeux de Jésus : d'innombrables bataillons l'accompagnent : arrachés des cavernes infernales, ils suivent le casque enflammé qui surmonte sa tête difforme. Il espère, mais en vain, et déjà recueille en espérance le prix de sa ruse. Il veut donc, souhait inutile! le séduire par son langage flatteur, et lui parle en ces mots : 618 — « Vrai fils de l'Éternel, Dieu véritable, maître absolu de la nature, pourquoi épuiser ton corps par les rigueurs d'une faim prolongée? pourquoi, par un essai de ta puissance, ne pas convertir en pains nourrissants ces pierres éparses, à tes yeux, sur la terre?» —Jésus a découvert son insidieux projet. — « Je renonce, répond-il aussitôt, je renonce à ce pain qu'a préparé la flamme : la parole divine, les entretiens de mon père, quand je les entends, suffisent à mes besoins : toutes les fois que le souvenir les présente à ma pensée, la faim tout à coup se dissipe; et le désir d'aliments est un désir étouffé. » 628 —Il dit; malgré cette réponse, et l'échec de sa première tentative, l'ennemi continue ses poursuites, recommence l'assaut, ajoute aux attaques déjà livrées des attaques nouvelles, reprend trois fois ses ruses trois fois impuissantes, et tantôt, à l'aide de l'ambition, tantôt de la flatterie, tentateur malheureux, il prétend ébranler l'âme inébranlable de Jésus. —Ainsi, quand l'aquilon soulève le sein de la mer fatiguée de ses assauts, la vague cent fois va heurter le rivage, porte jusqu'à la cime ses coups menaçants, mais elle se brise contre les rochers, et rebrousse vers son lit. 637 — Malgré la prompte découverte de son dessein, Jésus, loin d'enchaîner à l'instant les efforts du séducteur, lui permet d'ourdir des trames infructueuses. Il se laisse transporter tantôt sur le sommet du temple somptueux tantôt sur la pointe sourcilleuse d'un roc, et, par cet acte de sa volonté, nourrit dans l'ennemi une vaine espérance. Déjà Satan compte sur un triomphe; son coeur s'ouvre à d'homicides transports et semble dévorer sa proie : Jésus, par des traits éclatants, révèle sa divinité, élude et met au jour les artifices de l'ennemi. — Tel, libre de ses rènes, un coursier s'élance dans la plaine et se joue des poursuites des serviteurs attachés sur ses pas ; souvent il dissimule son projet et suspend à dessein sa course ; souvent encore il broute l'herbe que sa route lui présente, [4,650] mais il voit à peine les serviteurs s'approcher, la tête haute, il part, vole, et franchit un espace immense. — Satan, le cruel Satan, reconnoît enfin son impuissance; et, victime de sa ruse, va, loin du fils de Dieu, cacher la honte de sa défaite. Déjà, à la voix du Très-Haut, un essor rapide avait porté près de Jésus cent habitants des cieux ; ils venaient lui offrir des secours. 656 « Si vous voulez connaître quel motif déchaîne cet excès de fureur, et soulève le peuple entier contre un seul homme, c'est à ce peuple que j'en appelle : non, votre captif ne fit jamais ce qu'une haine cruelle lui impute; est-il sur la terre un mortel plus affable? un mortel plus religieux? Son indulgence embrasse tous les humains : ennemi, citoyen, à ses yeux tous sont égaux. C'est à son indifférence aux plus sanglants outrages qu'il doit ces imputations, quand il pouvait, d'un signe, détruire l'accusateur et l'imposture. Naguère, la nuit était déjà profonde, il parcourait, d'un pied fatigué, les bords phéniciens : un peuple barbare nous ferme les portes d'une étroite cité et refuse au héros un asile que réclamaient ses prières. Éperdus, nous conjurons le Tout-Puissant de jeter sur nous, du haut du ciel, un regard de pitié, de venger l'injure faite à son fils, de lancer ses foudres sur ce peuple inhumain, et d'embraser d'une flamme soudaine cette inhospitalière cité. A cette prière, il s'irrite : l'indignation lui dicte des reproches amers : sa compassion fut tout entière pour la ville criminelle. 674 « Souvent encore, malgré la connaissance de leurs forfaits, il abordait les coupables, et pénétrait dans les repaires habités par le crime et ses auteurs : il voulait, par des avis, étouffer en eux l'orgueil, changer les habitudes, et leur apprendre, par degrés, à pratiquer avec lui la vertu. Ainsi Mathieu s'est rangé parmi ses disciples ; ainsi, possesseur d'immenses domaines, Zachée est aujourd'hui notre ami; ainsi la vertu a gagné nombre de sectateurs. Cependant cette conduite, souvent réitérée, fit croire à la surprise de sa prudence : braver la contagion des pécheurs fut un crime dont l'accusa l'envie. Pour lui, jaloux de prêter une main secourable aux victimes des disgraces humaines, il cherchait, d'un pas empressé, dans Solyme entière, des hommes, l'esprit enveloppé d'une nuit profonde, dont il pût ouvrir les yeux à la lumière. Sa bonté compatissante gémissait de l'aveuglement qui les tenait plongés au sein des ténèbres : il disait que jamais soin n'eut plus de charmes pour les anges et leur créateur, que tel était aussi le motif qui l'avait appelé du ciel sur la terre, que la plus vive allégresse remplissait le céleste séjour, que ses habitants immortels en faisaient retentir les échos de leurs joyeux applaudissements, quand l'artisan des crimes, le contempteur de la piété, l'ennemi de la justice, revenait à l'amour de l'équité, à la pratique de la vertu. 695 —Tel est un pasteur imprudent : si, dans un nombreux troupeau, il perd une brebis qui oublie, à la chute du jour, de suivre ses compagnes au bercail, il parcourt les rochers, il parcourt les buissons épineux, et promène de cent côtés divers ses regards attristés. [4,700] Le hasard vient-il enfin la lui montrer paissant l'herbe d'un vallon solitaire, la saisir, la placer sur ses épaules, la reporter à la bergerie, c'est là une peine adoucie par la joie. Au retour du pasteur, ses enfants, doux objets de son amour, lui viennent dérober de tendres baisers, et la maison entière l'accueille avec de joyeux accents. « Aussi Jésus ne se refusait pas aux entretiens des femmes. Dernièrement il foulait les plaines de Samarie et touchait aux murs antiques de Sichar; une jeune fille s'approche de la fontaine; il la voit, il l'aborde, lui demande, d'une voix suppliante, une eau pure, il remplit le vase dans la source, celui qui commande à la mer ainsi qu'aux fleuves bruyants, celui dont les pluies fécondes arrosent les entrailles de la terre, celui dont la parole, pour sauver un peuple altéré, amollit autrefois la dureté d'une roche et fit jaillir une onde abondante. Pour nous, spectateurs écartés, cet entretien nous étonne; Jésus lui donne d'utiles avis, entend l'aveu de ses fautes, l'arrache aux ténèbres, et l'éclaire du jour le plus pur. 716 « Souvent, à ses pieds parurent de jeunes garçons et de jeunes filles, au printemps de la vie, les cheveux couronnés de fleurs, le front ceint de molles guirlandes : leurs mères étaient leurs guides, mères aimantes ! tout alarmait leur tendresse : elles le conjuraient d'imprimer, dans ces âmes encore tendres, l'amour de la vertu, et de les remplir, dès le premier âge, de penchants honnêtes. Jésus tenait à cette troupe enfantine un doux langage, et la touchait de sa main protectrice. Dès lors, les charmes étaient sur elle sans effet, et l'enfer, avec tout son pouvoir, sans empire. 724 « L'orgueil, l'orgueil surtout attirait ses plus amers reproches, et des exemples ont mille fois attesté son horreur. Jésus était absent : nous allons, mes compagnons et moi, le chercher; la fatigue de la course arrête nos pas à l'entrée d'une grotte, que des ormeaux nombreux couvrent de branches recourbées et d'un feuillage épais ; mille questions frivoles consument nos moments, et nous demandons qui, parmi les disciples, doit occuper le premier rang et paraît le plus cher à notre maître. Le croirez-vous ? à peine il nous aperçoit sur le seuil, il s'arrête, le reproche est dans ses yeux; trois et quatre fois il demande quel sujet inspire nos discours, quel motif excite nos débats : muets, sans répondre, à ces questions, nous rougissons tous au souvenir d'un entretien qu'a dicté une ridicule vanité. 738 Aussitôt il nous montre un enfant, qui, dans ses tendres années, conserve son ame étrangère à l'ambition, impénétrable au souffle de l'orgueil. « Il s'est fermé, dit-il, tout accès au séjour du bonheur, celui qui n'a pas, contempteur vertueux, dépouillé le sentiment de l'orgueil, l'amour d'une frivole renommée, ainsi que cet enfant, dont le coeur n'a jamais soupiré pour la gloire: voilà le seul moyen qui peut ouvrir le ciel. On verrait plutôt les nuages nager au sein des mers, les poissons vivre dans les plaines, et les arbres croître au milieu des airs. » « L'effroi glace encore mon âme, quand je rappelle le moment où la mère la plus tendre lui demanda pour mon frère et pour moi les premières dignités. — [4,750] « Puissent mes fils, disait-elle, quand, au milieu des immortels, vous serez assis sur le trône du céleste palais, puissent-ils, attachés à vos côtés, l'un siéger à votre droite, l'autre à votre gauche! » — Soudain, le déplaisir sur le front, la sévérité dans les yeux, il gourmande notre mère. Ah! sa tendresse et son ignorance étaient son excuse ; il gourmande notre artifice coupable qui a séduit l'auteur de nos jours, et nous charge de sensibles et justes reproches. Tant l'Éternel rabaisse l'orgueil ! tant il immole à ses dédains l'orgueilleux épris de la passion des éloges et de la renommée! 759 « Jésus, l'égal de son père, et comme lui tout-puissant, souvent lui renvoyait les louanges que la gratitude payait à ses bienfaits ; il ne reconnoissait en lui-même que le pouvoir de l'homme, à moins que, du haut des cieux, le Très-Haut ne lui prêtât des forces. Aussi défendait-il d'ordinaire aux malades qu'il arrachait à de mortelles disgraces, de dévoiler jamais ce prodige; ou, pour cacher sa puissance, quand, d'un seul regard, il pouvait guérir des plaies envenimées, c'était vers une onde bienfaisante qu'il envoyait les victimes, afin qu'elles dussent à la vertu de l'onde la fin de leurs souffrances. 770 « Dirai-je les peuples, dirai-je les cités qui voulurent vivre sous ses lois, le placer sur un trône, et lui envoyer la pourpre, le sceptre et la tiare ? combien de fois ses compagnons mêmes le pressèrent, conseillers imprudents, d'entrer, les armes à la main, et d'établir son empire au sein de la Syrie? combien de fois ils lui montrèrent, dans un avenir peu reculé, son joug imposé aux pays que l'Océan entoure de sa sinueuse ceinture, et l'immense univers reconnaissant en lui un législateur et un maître! conseils inutiles, inutiles instances ! Jésus se dérobait aux regards et se retirait sur des monts solitaires. 780 « Ce peuple cependant, jaloux à la fois et cruel, déchaîne contre lui une haine implacable ; et, d'une voix unanime, demande son châtiment et sa tête. Vous savez avec quelle fureur il l'a traîné à vos pieds, de quels cris il remplissait les remparts : à son effroi, on eût dit Solyme la conquête d'un ennemi. Fidèle aux arrêts de son père, résigné aux plus indignes outrages, Jésus a tout souffert : il s'est présenté aux yeux qui le cherchaient; et, malgré le voile secourable que lui offrait l'épaisseur de la nuit, deux fois il a trahi sa retraite, et révélé sa personne. J'ai vu les ennemis, tomber à la voix de leur captif, éperdus sur la poussière, et, de leur chute pesante, ébranler la terre. 791 «Non, il ne ravit pas à la religion le respect, au temple des hommages, aux lois leur puissance, à des usages héréditaires leur empire. Sans doute il enseigne que désormais la victime est sans effet, l'expiation légale impuissante, et le sang des troupeaux une offrande inutile; mais, sous l'obscurité mystérieuse de ce langage, il découvre d'autres cérémonies, des sacrifices différents, et développe les paroles et l'esprit du législateur suprême. Ce qui doit encore étonner davantage, ce peuple sait et reconnaît que le temps doit amener à la vie un prophète, [4,800] seul capable d'ouvrir les barrières insurmontables, et de conduire les âmes religieuses, de l'horreur de la nuit, à la clarté du ciel; que ses pères en reçurent la promesse; que tous les oracles en renouvellent l'assurance; c'est avec une foi immuable qu'il en attend l'arrivée; et le malheureux ne voit pas la lumière qui brille au milieu de ses ténèbres ! et, dans l'onde d'un fleuve immense, la soif le brûle encore! Qui, s'il n'est pas volontairement aveugle, ne serait pas frappé de l'éclat de sa vertu, de la grandeur de ses actions, de la beauté de ses traits? Moi-même, à peine je le vis, à peine j'entendis ses discours, maîtrisé par le charme si doux que respire son extérieur, j'abandonnai pour lui, mère, patrie, fortune : telle fut aussi la conduite de mes compagnons; et ce sacrifice ne m'a pas encore causé de regrets. Mais, ainsi qu'une faible étincelle produit une vaste flamme qui, sans cesse, accroît son ardeur, mon premier attachement a paru prendre par degrés, des accroissements nouveaux; et mon coeur chaque jour brûler d'une plus vive tendresse. L'aborder une fois, c'est être pour jamais enchaîné. 817 « Ne croyez pourtant pas qu'il nous séduise par l'amorce captieuse des présents ou des promesses : il ne met sous nos yeux que l'attente des disgraces, et la certitude d'un exil qui nous traînera d'une contrée dans une autre. Hélas! l'événement ne réalise que trop ces présages : chaque instant grossit nos maux, et produit pour nous de nouvelles épines. Un seul dérobera sa tête au fer meurtrier; d'un seul, j'ignore son nom, une mort paisible fermera les paupières; pour les autres, c'est un sanglant trépas qui leur est réservé. Cependant il nous commande le mépris de nos intérêts, le partage de nos biens et l'emploi de nos ressources au soulagement de l'indigence qu'assiègent les maladies et le froid et la faim : il nous commande encore une pauvreté volontaire, et l'habitude des plus douloureuses privations. Aussi nous a-t-on vus souvent, couchés au milieu des campagnes, reposer notre corps sur de rudes cailloux ; cueillir, pressés par la faim, des épis féconds, et de grains sans apprêt apaiser nos besoins; puis, inclinés au bord d'un fleuve ou d'une source que produit une terre desséchée, puiser dans les creux de nos mains une eau pure et limpide. 836 En vain aurais-je une poitrine de fer, une voix infatigable et cent langues, non, je ne pourrais dire, même sans détail, le nombre et la grandeur des peines et des fatigues que notre inépuisable patience a supportées, depuis que nous avons commencé de marcher sous sa conduite. Quelquefois, sans doute, nous sions en proie à la disette des aliments nécessaires, à l'absence des objets que le besoin exige; malgré ces privations, notre ame élevée n'enviait rien à l'opulence des rois; et chacun, au milieu même de la détresse, trouvait dans son coeur les plus riches trésors. 844 "Chaque jour, cependant, amenait près de nous des essaims nouveaux de nouveaux compagnons, des époux et des mères, tous animés du même désir, tous également résolus de s'attacher à ses pas. — Ainsi, un roi puissant a-t-il déclaré la guerre à quelque cité, préparé ses armes, réuni ses bataillons pour semer le ravage sur les terres, la mort parmi les peuples ennemis; [4,850] c'est peu des troupes enchaînées par serment, des cohortes désignées par son choix : avec elles marchent encore, compagnons volontaires et nombreux, sous les drapeaux, à la suite de l'armée, ces hommes épris de la coupable passion des richesses et jaloux de recueillir un butin étranger. — Les routes les plus vastes, les plaines les plus étendues embrassaient avec peine la foule que l'attachement entraînait partout où il portait ses pas. Souvent ce héros divin se dérobait à la troupe amassée, gravissait sur les montagnes, cherchait des bois solitaires. Un jour, il m'en souvient, il dirigeait sa marche vers la mer; des spectateurs innombrables bordaient le rivage : jamais plus nombreux essaims ne s'étaient réunis. Il perce la foule, s'élance sur une barque préparée par le hasard; à sa voix, la corde est coupée, la barque s'éloigne à la portée du trait, et s'arrête sur la plaine liquide : de là, les yeux tournés vers la terre et le rivage couvert d'une troupe nombreuse, il fait entendre un langage divin : ce sont les sentiers de la justice, les chemins de la vertu qu'il découvre : ce peuple, immobile sur la plage, arrêté par l'onde envieuse, prêtait une oreille attentive ; et, la bouche entr'ouverte, l'étonnement dans les yeux, sentait un charme céleste s'emparer de son coeur. Tandis qu'il parlait, reposait à l'entour l'onde silencieuse que venaient d'agiter de bruyants aquilons; et les arbres, la demeure des oiseaux, plantés sur les bords sinueux du rivage, faisaient taire leur murmure, et suspendaient le mouvement du feuillage. Cependant les femmes, chargées d'années, ne pouvaient retenir leur voix ; toutes, elles admiraient la sublimité de ses discours, et vantaient, à grands cris le bonheur de sa mère : "Heureuses, criaient-elles, les entrailles qui lui ont donné le jour! heureux le sein nourricier qu'ont pressé ses tendres lèvres !" 879 « Il apprenait à l'homme rampant sur la poussière, dans le crime et les ténèbres, à élever son âme vers le ciel, contempler la lumière, renoncer à des intérêts frivoles, et rechercher la paix : « Oui, que la paix et la concorde soient votre premier désir; étrangers à l'orgueil qui enfle, amis de l'humilité qui s'abaisse, insencibles aux charmes d'une gloire éphémère, méprisez les richesses, méprisez les honneurs : endurcis à l'infortune, contents du nécessaire, supportez la pauvreté; tout plaisir ici-bas est toujours passager, tout bonheur peü durable : Faibles mortels, la terre n'est « pas pour vous un immuable asile : un empire plus heureux vous promet une demeure éternelle. Quand la mort aura dégagé votre âme de sa pesante enveloppe, il ne sera pas de délais à votre félicité : la bonté du Créateur vous accueillera, pleins de joie, dans le palais étoilé, dans un plus fortuné séjour : là règnera une paix inaltérable, une inépuisable abondance, un calme sans soucis, une jouissance qui n'aura pas de terme; et l'espoir d'une si brillante récompense ne commanderait pas une peine momentanée et l'abandon volontaire de la terre pour s'attacher à ma suite? Dirigez vos efforts vers les trésors véritables, vers des honneurs que les revers et le temps ne sauraient vous ravir. Soyez amis : montrez-vous l'un à l'autre une âme sensible, [4,900] une mutuelle indulgence, une compassion commune : loin de vous la colère ! que la patience ferme vos âmes à la haine; et que les bruits incertains du vulgaire n'obtiennent que vos dédains. Gardez-vous de venger par une blessure une blessure reçue ; votre intérêt vous prescrit de présenter la joue à la main qui vous a frappés, et d'attendre un nouvel outrage. Que d'autres, armés d'un glaive, disputent une gloire mensongère, aiguisent un fer homicide, et briguent un noble et sanglant trépas. Pour vous, embrassez tous les hommes dans un amour égal, et sacrifiez votre célébrité même au retour de la paix entre des ennemis : ce serait payer trop cher les vains applaudissements de la renommée. Sachez ne point pâlir à la vue de la mort, et, malgré la violence, restez inébranlables dans le chemin de la vertu. Sans doute que l'homme et le fer peuvent abattre, réduire en poudre des membres fragiles, un corps sujet au trépas ; pour l'âme, inaccessible à ses funestes atteintes, elle ne connaîtra pas de terme à sa durée : du haut des cieux, le Tout-Puissant, ainsi qu'un père, vous contemple, vous met à l'abri des disgraces; et, s'il ne le permet, il n'est pas un homme qui puisse de votre tête arracher un cheveu. 919 Adorateurs soumis, et soumis à Dieu seul, craignez donc, honorez par des voeux et de religieux sacrifices, celui qui, seul arbitre des flots, de la terre et des vastes champs de l'air, ébranle à son gré l'espace lumineux de la céleste voûte; c'est à ses pieds qu'il faut humilier vos fronts, à ses pieds, dans la poussière, qu'il faut porter vos hommages. Il peut, quand vous aurez cessé d'être, vous condamner, pour prix de vos crimes, à subir d'éternels supplices dans les gouffres de l'enfer. Osez, lorsqu'on les déchaîne, osez braver les lions, affronter les légions des panthères sanguinaires : marchez, mon nom sera votre bouclier, marchez sans effroi contre ces monstres : l'ours calmera soudain sa rage, et, d'une langue caressante, léchera vos blessures. L'amour de l'humilité doit exclure le soin de la pourriture. Jetez les yeux sur les habitants des bois et les hôtes de l'air; pour eux, les arts sont inconnus, l'avenir est sans alarmes : cependant leur corps a son vêtement, et leur vie sa pâture; Dieu, qui les a créés, alimente et soigne tous les êtres. 936 C'est lui qui tapisse la terre d'un gazon spontané, qui émaille de fleurs diversement nuancées les campagnes fécondes, et qui prête les feuilles aux arbres et l'ombrage aux montagnes. Loin de vous le vol, l'artifice, les désirs impurs ! loin de vous la recherche d'une table somptueuse, et les plaisirs honteux que procure une lâche oisiveté! fuyez, fidèles à la défense, fuyez et la couche étrangère et d'adultères liaisons ! Que la soif du bien d'autrui ne vous brûle jamais! vivez contents, chacun, de votre sort, et bannissez de votre coeur les espérances ambitieuses et les voeux chimériques. Mais pour ne pas nommer, en ce moment, tous les genres de crimes, je dirai seulement qu'il est des hommes dont la fraude est la jouissance, et l'intérêt la passion; ils composent leur air, cachent leurs sentiments, feignent la vertu, et, toujours escortés de la ruse, savent masquer leurs crimes. [4,950] Gardez, je vous en conjure, gardez d'ouvrir vos ames au monstre qu'on appelle hypocrisie ! il n'est pas de secret si caché que le temps ne vienne à révéler. Veillez sur vos yeux : pour un coeur, un regard est souvent un écueil ; veillez sur votre langue, un mot indiscret a causé bien des malheurs. Apprenez désormais à ne jamais proférer le mensonge, apprenez à justifier, par des moeurs nouvelles, vos nouveaux sentiments. Si, pourtant, de vos fautes passées il restait quelques traces, qu'une onde sacrée en efface et purifie les souillures. "Moi-même, tel qu'une source limpide, je la ferai couler : venez, hâtez-vous, mères, époux altérés, venez étancher votre soif à ces eaux transparentes, venez, accourez tous : pour y boire, l'argent et l'or ne sont pas un besoin, chacun peut, sans frais, y puiser. Ainsi vous éviterez les routes de la mort, vous marcherez vers le ciel, et, parvenus au séjour étoilé, vous habiterez un empire qui ne connaît pas le changement. Tel est le langage que m'adressa mon père, et que vous transmet ma bouche véridique : c'est de cette source qu'émanent toutes mes paroles. » 968 « Ainsi parlait Jésus : il commandait encore d'apaiser le courroux, d'implorer l'indulgence du monarque suprême, non à l'aide des entrailles et du sang des victimes, mais par des prières et des voeux; et lui-même il traçait la manière de l'invoquer. — « Père des hommes, ô Tout-Puissant, dont le ciel est le radieux séjour, puissent ton nom et tes louanges retentir en tous lieux ! Puissent comnencer à courir les temps promis par les prophètes à l'univers ! temps où l'obéissance des humains à tes ordres sur la terre égalera l'obéissance des immortels dans les cieux ! Fais descendre, des célestes hauteurs, la nourriture dont ce jour a besoin; puis, que ta bonté nous accorde le pardon que nous accordons nous-mêmes à nos ennemis; n'expose pas natre foiblesse aux assauts du tentateur, et daigne nous garantir de tout danger. » 981 « A cette prière, il ajouta la peinture de l'avenir, de ce temps éloigné où le soleil, égaré dans sa marche et couvert d'un voile épais, dépouillera son éclat; où la lune, éteinte sur un ciel étoilé, et chargée de taches noires et sanglantes, cessera de montrer à la terre l'argent de ses rayons; où, de la voûte ébranlée du ciel, une chute désordonnée précipitera les astres, dont le cours est fixe et la carrière invariable; où la force, qui meut sans cesse les globes éthérés, tout à coup suspendue, livrera la nature à des mouvements incertains et replongera dans le chaos le monde arraché de ses pôles. Alors, tel qu'un foudre rapide, porté dans le vague des airs, il descendra lui-même une fois encore sur la terre, et viendra, au milieu d'anges innombrables, interroger la vie et punir les crimes des mortels: alors l'embrasement tant de fois prédit couvrira d'un déluge de flammes l'immense étendue de l'univers : alors il ouvrira une nouvelle terre, un ciel nouveau, il rappellera de la mort à leurs corps, de la tombe à la lumière, et conduira sur ses pas dans les palais du bonheur les hommes amis de la vertu, [4,1000] dont le Créateur, dès l'origine des êtres, a prévu l'attachement à ses lois et gravé les noms dans les fastes de la céleste patrie : alors des ministres ailés parcourront l'espace, rempliront l'immensité des airs d'un horrible fracas, et, la trompette à la bouche, évoqueront des quatre points de l'univers les nations rendues à la vie : de toutes les parties du ciel, on volera au tribunal du juge : élevé sur un trône, au sommet d'une montagne sourcilleuse, l'arbitre suprême promènera des regards empreints de terreur, et, séparant les justes des coupables, hélas! plus nombreux, il placera les premiers à sa droite, les seconds à sa gauche.—Ainsi, lorsque l'hiver a disparu, que les herbes renaissent et que les riants pâturages invitent les troupeaux à quitter le bercail, avant de les conduire dans les champs émaillés de verdure, le berger fait un choix : d'abord il compte les paisibles brebis, premier objet de ses soins; puis, loin d'elles, il retient la troupe infecte des boucs.—Dans les airs transparents, on verra briller les corps radieux de ces mortels qui, soumis autrefois à l'empire de la mort, purifiés aujourd'hui par la main du Tout-Puissant, vivent et vivront à jamais étrangers à toutes les révolutions de l'humanité. Que personne n'espère, avant ce jour, occuper les célestes demeures, s'il n'est du petit nombre que Jésus lui-même, au sortir du tombeau, conduira sur ses pas dans l'immortel séjour : ce n'est pas aux corps, c'est aux âmes seules que sera jusqu'alors réservée cette demeure. Pour les coupables, sur eux peseront les ténèbres d'une nuit éternelle, sur eux pesera la justice sévère qui égalera leur supplice à la durée des siècles. 1025 « Tel est le langage que Jésus me tenait naguère, pendant une nuit avancée, où je partageais sa couche, et, l'oreille rapprochée de ses lèvres, pour charmer les alarmes de ma tendresse, je reposais sur son sein ma tête appesantie par la douleur. « Répéterai-je ce qu'il me dit mille fois, sur les rives tortueuses du Jourdain, au pied des hautes montagnes de la Judée? Les peuples pressés, en nombreux essaims, à ses côtés, l'entendaient tantôt envelopper la vérité d'une obscurité mystérieuse, tantôt, dans un langage lumineux, la révéler à ses disciples. Il montrait tour à tour en lui-même le principe et la fin de tous les êtres, la source du vrai, la voie et la lumière des hommes. Heureuse la génération que cette époque a vue naître ! Oui, une terre propice, un siècle fortuné nous ont appelés à la vie ! Seuls, ô bonheur unique ! nous avons souvent entendu sa voix céleste, recueilli ses divines paroles : le cours des âges amènera le jour où la reculée postérité enviera la vue d'un semblable spectacle. » 1042 Ainsi le jeune disciple poursuivait son récit. Tout à coup, au milieu des spectateurs étonnés, une foule sacrilège s'élance avec un horrible tumulte, et, d'une voix unanime, réçlame du gouverneur le supplice du captif. Joseph et Jean disparaissent : leur dessein est arrêté, de se rendre auprès de Marie, et de lui dérober encore la connaissance de cette cruelle disgrace.