[2,0] L A CHRISTIADE. LIVRE SECOND. L'effroi règne dans Solyme : les sénateurs et les prêtres, aveuglés par la frayeur, appelent en vain, pendant cette nuit, le sommeil; tant une désolante inquiétude ronge leur âme et défend le calme à leurs esprits éperdus. Leurs yeux se retracent l'entrée triomphante de Jésus dans leurs murs, la joie et les hommages empressés de la jeunesse, son nom, devenu fameux, répandu dans les contrées lointaines, et l'agile renommée remplissant l'univers du bruit de ses prodiges. Que faire? Chaque jour dévoile davantage la vérité des oracles qui, interprètes d'un avenir éloigné, annoncèrent pour monarque à la terre un fils du monarque des cieux, destiné, dès sa naissance, à renverser le temple et l'empire de Juda, et détruire les autels que Solyme, fidèle à un antique usage, chargeait d'offrandes religieuses. Tous, le courage abattu, la terreur dans l'âme, s'enferment, chacun, dans l'enceinte de leurs demeures. — Telles, lorsque l'hiver déchaîne ses rigueurs, que le ciel nébuleux s'épanche en pluies abondantes et devient l'empire de l'orageux Orion, les abeilles, accoutumées à picorer, dans leur vol, les fleurs des campagnes, se livrent à une pénible inaction, et, renfermées sans forces dans leurs tristes demeures, bourdonnent à l'entour et du seuil et des portes. On était au moment où le sommeil verse dans les membres ses premières douceurs et porte aux mortels le terme et l'oubli des soucis. Déjà les monstres ennemis du jour qu'a vomis l'abîme infernal, monstres épouvantables à l'oeil, assiègent de leurs hordes furieuses la ville entière : les uns s'arrêtent sur les tours, les autres couronnent le faîte du temple, le reste parcourt et les rues et les toits élevés des maisons, et s'attache à leurs poutres.—Ainsi, au retour du tiède printemps, des oiseaux, fatigués de leur course prolongée au-dessus de l'azur des mers, regagnent l'Italie : la terre offerte la première à leurs yeux, ils l'inondent à l'envi de leurs innombrables essaims, et couvrent ses tortueux rivages. D'abord ils insinuent dans les âmes leur haleine empestée et leur venin secret, soufflent partout la haine et la fureur, et ne laissent dans les coeurs que le crime. Il en est qui prennent une forme humaine et font circuler dans la ville mille bruits divers ; il en est encore qui, glissés dans les maisons, présentent aux mortels appesantis par le sommeil des songes affreux, des fantômes différents, et se jouent par de trompeuses images du coeur des citoyens. Ils vont, d'un palais dans un autre, animer contre l'ennemi les sénateurs éperdus, et glacer leurs sens par le récit de l'imposture et de la vérité. « Jésus, disent-ils, tient la torche à la main; son bras, armé de la cognée, merace les autels, porte la destruction dans le sanctuaire; et la flamme domine déjà le temple demi-brûlé. » Que dis-je? sous le voile emprunté de ses ministres mêmes, ils pénètrent dans toutes les demeures et appellent les sénateurs et les prêtres à l'asile sacré; [2,50] le chef de la noire cohorte fait rouler les portes bruyantes sur les gonds d'airain. Le concours est immense et spontané : on vole au temple; l'épaisseur des ténèbres n'arrête point les pas. — Ainsi, lorsqu'un bruit inattendu annonce qu'à la faveur d'une nuit silencieuse la ruse et des armes cachées ont livré la ville à l'ennemi, que la torche est déjà dans sa main, la citadelle en son pouvoir, que la flamme vole sur les toits, embrase et dévore les maisons, soudain les rues sont remplies ; on tremble, on s'agite, on court en cent endroits divers, et la raison ne guide pas ces mouvements. — Des spectres hideux précèdent la marche, l'éclairent de leurs sinistres flambeaux, et, de toutes parts, agitent les flammes allumées sur leur tête. A ces épouvantables clartés, les malheureux ne reconnaissent pas leurs guides : la fureur déchaînée dans leur âme, le poison insinué dans leur coeur, aveugle et confond leurs esprits. Cependant, détachés de la horde infernale, douze monstres s'avancent vers les douze disciples : ils veulent ébranler, surprendre, embraser quelque victime de leur déicide fureur. Mais, grâce aux avis de leur maître, qui par sa profonde prévoyance leur a montré dans l'avenir ces complots, leur âme reste inébranlable, la ruse n'en peut trouver l'entrée; et c'est en vain que l'ennemi prend mille formes trompeuses, emploie les tentatives, enveloppe leur esprit de ses filets. A ses efforts artificieux ne put cependant se dérober un disciple, le fils d'Iscarioth, Judas, dévoué à cette horde infâme, Judas, l'opprobre et le fléau des apôtres. Compagnon volontaire, pour marcher sur les pas de Jésus, il abandonna patrie, fortune, amis, et voulut, pour un tel monarque, braver les hasards de l'exil, les ennuis des voyages, les horreurs de la mort. Mais bientôt le déplaisir succéda à ce dessein, le remords naquit des fatigues; et dès lors il couva, jour et nuit, le mystérieux projet de rompre ses chaînes étroites, de reprendre sa vie première; irrité de voir sans succès ses peines prolongées, impatient des travaux, désolé de sa triste indigence, il méditait sa retraite et disposait ses larcins. Le chef même de l'essaim ténébreux le trouve flottant au milieu de ce flux de soucis, de doutes et de faiblesse. Aux transports secrets qu'il ressent, on dirait un lion de Gétulie, qui, dévoré de la soif du sang et tourmenté d'une faim depuis long-temps éprouvée, aperçoit, au pied d'un mont lointain, un cerf courant au pâturage. D'abord il emprunte les traits d'un habitant de la Galilée, Joram, que le sang unissait à Judas, puis l'aborde pendant une insomnie. «Insensé, lui dit-il, tu erres, pendant le silence de la nuit, sur a ces monts solitaires ! ainsi, victime de ton choix, tu essuies les rigueurs de la saison, l'inclémence des cieux, et coules tes jours sous des lois étrangères ! Ainsi, jouet d'une grossière folie, tu suis ce mortel [2,100] enflé d'orgueil, ce destructeur de nos autels, qu'accompagne la lie seule de la nation, l'opprobre de la ville, un cortège de femmes, un troupeau d'hommes dépouillés de la moitié d'eux-mêmes ! Les grands lui ont juré une haine unanime, et, dans l'excès de la colère, conspirent à la fois sa mort: bientôt la vengeance punira sa fureur effrénée : alors disparaîtra la confiance qu'il inspire; l'éclat de ses miracles adroitement simulés sera pour lui une impuissante ressource : en vain il formera des nuages épais, en vain l'adresse lui prêtera ses secours accoutumés; hâte donc ton départ, et dérobe ta tète aux coups qui la menacent. » Il dit, et, d'une haine nouvelle, anime son ardeur, puis frappe d'un thyrse sanglant son coeur déjà corrompu, échappe aux regards, et s'évanouit aussitôt dans l'obscurité de la nuit; enfin il se précipite sur sa victime, pénètre au fond de ses entrailles, et porte dans tous ses sens les flammes de l'enfer. Alors se retracent à l'esprit de Judas les fatigues endurées et les dangers courus sous les ordres de son maître; le regret prend la place de l'amour : il roule, il arrête le criminel projet de livrer, malgré son innocence, Jésus à l'ennemi. Malheureux! Qu'est devenue ta raison? Ne sens-tu pas ce Dieu dans ton coeur? Tes oreilles et tes yeux ne te découvrent-ils pas sa présence? Quel excès de fureur a changé tes sentiments? Vois et la hauteur de ton élévation et la profondeur de ta chute! reconnais l'erreur dont ton âme est la proie ? Quel est ton dessein ? Où t'entraîne ce honteux, ce funeste penchant qui te maîtrise et te ravit l'esprit et la raison? Combien de mortels, dans les siècles reculés, envieront l'irréparable bonheur que tu perds pour jamais ! Le voeu qui te sourit, l'espérance qui te berce, ces transports éphémères qui enflent ton coeur, le vent les aura bientôt emportés, dissipés dans les airs. Ah ! bannis, il en est temps encore, bannis de ton âme ces pensers inquiets et le poison qui brûle dans tes veines! Les sénateurs et les prêtres s'étaient déjà rendus, des diverses parties de la ville, dans un réduit secret du temple. Le grand-prêtre lui-même, à leur tête, Caïphe, le front ceint de la mitre sacrée, Caïphe siègeait sur un trône doré, et dominait le vulgaire en longue file placé. Les monstres de l'abîme, sous une forme invisible, voltigent à l'entour, attisent les fureurs, et, sans trêve et sans délais, insinués dans les âmes, troublent la raison, soufflent l'incendie et multiplient les victimes. Mille sujets différents forment les entretiens; l'inquiétude remplit toute l'étendue du temple de bruyantes clameurs : il en est qui conseillent contre Jésus l'emploi de tous les moyens, la violence ou la ruse, et veulent que, le fer à la main, on attaque ce jeune mortel qui naguère rappelé des ténèbres à la lumière avait reparu dans la ville, et l'avait agitée du bruit de ce miracle. Il en est aussi qui craignent le courroux du peuple : Jésus a gagné de nombreux partisans, [2,150] les uns par l'éclat des bienfaits, les autres par les charmes d'un langage divin. Là était Nicodème, seul inaccessible à la rage commune : le rang qu'il occupe et les sentiments vertueux qui l'animent le distinguent parmi les sénateurs : mais il n'osait opposer sa voix seule à la voix publique. Si l'ignorance en fit d'abord un ennemi de Jésus, et l'arma contre lui de pièges impuissants, à peine a-t-il en lui reconnu un Dieu, que, rappelé d'une nuit profonde au jour le plus brillant, il s'unit à lui des liens de l'amitié; amitié secrète il est vrai: la haine effrénée du peuple lui commande le mystère. Mais à la vue du danger qui menace la vie de son maître, et de la mort que le crime prépare à l'innocence, il laisse tomber le masque, et prononce dans l'assemblée ce discours. "L'affaire qui nous réunit n'a besoin ni de notre voix ni de nos lumières : non, je ne crains plus de proclamer la vérité, la patrie l'ordonne; et, dussé-je les supporter, je brave les plus cruels outrages. Vous le voyez, un esprit divin l'anime, il est plus qu'un homme; et, si notre erreur n'est pas volontaire, oui, il a montré à nos yeux le véritable fils de Dieu, ce Dieu lui-même, dont la naissance annoncée tant de fois par la voix inspirée des prophètes devait effacer la désobéissance de nos pères, et réconcilier l'éternel avec la race humaine. Nous l'avons vu, et le doute ne peut désormais être permis ; combien d'infortunés, dont une nuit obscure pressait les paupières, lui doivent la vue de l'astre des jours? Combien, dont la naissance avait fermé l'oreille, entendent la parole et répondent à la voix? Combien ont trouvé une guérison inattendue, qui traînaient des membres consumés de longues souffrances ou des corps saisis d'une maladie soudaine? Trois victimes déjà glacées par la mort, il les a, vous le savez, rappelées à la vie. Naguère encore Lazare, par son retour à la lumière, a répandu la surprise parmi les habitants de Solyme. Esprits aveugles, coeurs prévenus! Non, ces prodiges ne sont l'ouvrage ni des sucs de la médecine, ni des ressources de l'art : supérieur à l'homme, Dieu seul en est l'auteur, un Dieu en lui caché. Combien de fois avons-nous en vain opposé à ses paroles divines d'artificieuses paroles? Combien de fois, sans armes, nous a-t-il vus employer la violence, et, le fer ou des pierres à la main, attenter à ses jours; mais au sein d'un nuage épais, il garantissait sa tête, et, dérobé aux regards, s'entourait d'un cercle d'esprits ailés. Ainsi il a révélé sa divinité; et nous pourrions lui refuser des hommages? Pourquoi des trames nouvelles? et quelle doit être notre conduite? Ah! puisqu'il a quitté le ciel et vient nous secourir, volons tous à ses pieds, tous confessons nos fautes, et, par nos prières, réclamons tous un pardon. » A ce langage intrépide, le dépit s'enflamme, l'ardeur allumée dans les veines s'accroît toujours davantage, la colère rassemble ses feux cruels, une fureur progressive aigrit et transporte les âmes : [2,200] tout est en proie au plus violent incendie. Caché dans les entrailles, Satan ravit aux malheureux la raison même et couvre de nuages épais les esprits qu'envenime un fiel contagieux. Alors la rage qui couvait dans les coeurs se déchaîne, et, contre l'orateur, éclate en rugissements affreux. — Ainsi, renfermée dans le creux de l'airain, alimentée d'un soufre qui noircit par degrés, la flamme, toujours plus échauffée, cherche un passage, et s'agite plus impatiente des entraves : mais l'issue resserrée re- tarde son essor : elle ne pourra s'élancer au dehors, qu'après avoir embrasé toute la matière : au milieu d'une noire vapeur, la balle précipitée part, le bruit éclate : on dirait que l'air s'entrouvre et que le ciel s'abat : déjà dans le lointain les tours tombent, les citadelles s'écroulent, la terre est jonchée d'armes et de cadavres, un vaste sentier s'ouvre dans les rangs ennemis. — Enflammés d'une pareille ardeur, les Juifs bannissent de l'enceinte du temple et des murs de la ville le prudent conseiller. Dès que le silence a fait taire les clameurs, Caïphe se lève, et dévoile en ces mots la pensée qui l'occupe. « Non, je ne puis douter que, dupe d'une adresse coupable, Nicodème n'ait passé sous les drapeaux étrangers; Nicodème, que nous avons vu, défenseur volontaire des intérêts et des lois de la patrie, exposer mille fois sa vie aux dangers, et mille fois combattre par ses efforts, presser par ses discours un dangereux ennemi. Tels sont l'empire de son éloquence et l'adresse de sa séduction, qu'il peut, cet ennemi, changer à son gré les sentiments, soumettre les âmes à la force de ses poisons. Quoi! je le croirai, par un prodige, descendu des cieux, pour sauver les hommes, l'impie qui se déclare fils de l'Éternel, brûle de détruire les lois antiques de nos pères, d'introduire de nouvelles coutumes, et proclame que le but de sa naissance, c'est la destruction d'un temple que nos aïeux, guidés par les avis du ciel, élevèrent autrefois avec tant de frais et de travaux ! Quelle doctrine, quelle religion, quelles moeurs il nous annonce ! Le sacrilège, pour combler son audace et ses crimes, le sacrilège absout des coupables diffamés, pénètre sans pudeur dans leurs impurs repaires, et profane les jours même consacrés par l'usage. Hâtez vos coups, tendez vos pièges, préparez à l'ennemi une mort méritée, éteignez la flamme à sa naissance : bientôt elle atteindrait, victorieuse, le toit de vos demeures, dévorerait les poutres, et s'étendrait sur le faîte des édifices. Bientôt il aurait, cet artisan de séditions, par ses artifices accoutumés, bouleversé la ville entière, gagné le peuple, soumis par de vains prodiges tout l'état à ses lois; bientôt la religion qui, tant d'années, a fait notre bonheur, expirerait sur ses autels renversés. Je tremble que Rome, indignée de ses outrages, ne nous enlève le reste de nos droits et ne nous force de quitter pour l'exil notre terre natale. Il faut au salut public immoler une tête; [2,250] qu'une victime soit notre rançon, et, par sa mort, nous tranquillise aumilieu de l'orage. Voilà mon avis; que l'utilité en assure le triomphe : tels sont l'offrande et l'hommage que nous devons à sa divinité." Il dit : ce projet suggéré par les furies, les sénateurs entraînés l'approuvent par un murmure flatteur, des applaudissements unanimes, une conformité parfaite de volonté : mais ils étudient le moyen de l'exécuter et d'en confier l'exécution au mystère. Tout à coup Judas, secrètement échappé du milieu des disciples, s'offre, inattendu, aux yeux étonnés. On s'empresse, on accueille le traître, qui ne respire que le. crime : on le place sur un siège parmi les grands de Solyme, on l'invite à parler; et, dans une attente silencieuse, on brûle de connaître le motif qui l'amène : le perfide promène à l'entour des regards enflammés. «Je sais, dit-il, l'effroi que vous inspirent les actions et la fureur du Galiléen, qui vient fouler aux pieds les lois de la patrie. Je vous vois former mille projets divers; hé bien, si vous m'assurez le prix que je demande, seul, je dissiperai l'inquiétude qui vainement vous désole : captif involontaire, aujourd'hui même il sera dans vos mains. » A ces mots, on tressaille de joie, on promet trente talents d'argent, récompense glorieuse sans doute de sa glorieuse entreprise. Les transports communs l'accompagnent vers la porte : il sort, regagne les montagnes, et rejoint ses compagnons. Cependant approchait la fête chère à la piété du peuple et de l'état : sept jours s'écoulent alors au sein d'un loisir désoccupé, que prescrivent la religion et l'usage : dans l'enceinte des maisons, les tables sont couvertes, non de pain fermenté, défendu par la loi, mais du débris des agneaux, de gâteaux à la hâte préparés, et des légumes que produit la campagne : la reconnaissance commande cette allégresse : ce jour vit jadis les pères de la nation, chargés d'un immense butin, et guidés par les prodiges du ciel, abandonner l'Égypte, et, d'un pied sec, traverser sans péril l'onde amère. Ce souvenir attirait dans la cité royale un immense concours, le peuple entier s'empressait à venir célébrer la fête. Cependant le désordre ne règne pas dans la marche : chacun, sans s'écarter, suit son chef, sa tribu, sa nation : sans doute le même sang coule dans toutes les veines, la souche est la même, Isaac le père commun, une seule loi la règle générale. Mais ce peuple se partage en deux fois six tribus, et couvre de ses essaims divers toute la surface de la Palestine; libre autrefois, il possédait des forces nombreuses, de populeuses cités, d'abondantes richesses. Alors, hélas! arraché à sa patrie, placé à de longues distances de son berceau, il habitait les roches caspiennes; à peine, de ces douze tribus, deux qu'épargna le ciel, celle que forment les descendants de Benjamin et celle qui s'honore de reconnaître Juda pour auteur, restées au sein de leur patrie, conservent encore et de nombreux citoyens et de riches trésors. [2,300] Cependant, ainsi que les autres contrées, victimes infortunées de la guerre et soumises aux armes triomphantes des Romains, cette contrée, jointe à leurs conquêtes, gémissait sous un joug impérieux. Mais en lui ravissant et son sceptre et ses armes, le vainqueur avait laissé à l'habitant de Solyme sa religion et les lois de ses pères. Cette terre aujourd'hui est un désert : tant de places fameuses, de cités florissantes, de nations magnanimes, tout a péri sous les efforts des armes et les atteintes irrésistibles des années! Tant, pour venger la mort de son fils, a éclaté le redoutable courroux du père des immortels, du maître de la foudre ! Mais abandonnerai-je à un honteux oubli cette terre antique? Ah! mes vers, s'ils vivent dans la mémoire, charmeront ses disgrâces; et le silence prolongé des siècles n'ensevelira pas cette contrée, ses habitants et son nom. Là naquit le fils du roi des cieux; là retentirent ses premiers vagissements; ce ciel éclaira ses pas encore mal assurés : que de titres à mes chants! Essaims ailés, immortels habitants dont les pieds légers frappent le parvis des célestes demeures, vous qui, souvent descendus du séjour étoilé, avez visité ces lieux, et souvent partagé les demeures de ce peuple hospitalier, venez guider l'ardeur qui m'entraîne dans l'étendue de ces plaines : unissons nos efforts, et transmettons aux âges reculés des noms effacés, des cités détruites, des places autrefois renommées : puis, prenant sur vos ailes rapides un rapide essor, par de-là le séjour et loin de la vue des hommes, placé dans des routes éthérées, j'aimerai à parcourir avec vous les demeures des immortels, et, sur un char ailé, à charmer de mes accents les astres radieux, frayer des chemins que les faibles mortels n'ont pas encore foulés, et cueillir sur les célestes hauteurs une couronne jusqu'alors inconnue. Tels seront un jour mes accords, si la faveur du ciel seconde mon audace. Aujourd'hui dites avec moi les peuples qui marchent vers le temple : jamais on ne vit une foule plus grande, une plus vive ardeur : la piété conduit sans doute à la fête; mais la vue de Jésus enflamme bien plus encore les désirs. Les premiers qui entrent dans la ville sont les descendants de Juda, qu'anoblit une longue suite de rois, et qui, par leur nombre et l'éclat du courage, surpassent les autres tribus, autant que le lion efface par ses forces invincibles et son inépuisable ardeur les monstres des forêts. Leurs essaims nombreux ont quitté Saba, Gaza voisine des mers, Engaddi et ses coteaux feconds, l'enceinte d'Adulam, les vallons de Raphaim, Lydda, Sélim, Jamnia en butte à la fureur des vents, Nippa, Ascalon, les tours d'Azot, Accaron, Socho et Joppé, Joppé qui, battue des ondes orageuses, projette, sur la surface de la mer, des rochers, l'effroi du navigateur. Damas, d'un autre côté, envoie ses innombrables citoyens, l'antique Damas, [2,350] où l'homme naquit d'un limon fécondé, et s'élança, créature nouvelle, à la lumière. Emmaüs est désert; le silence de la solitude règne dans Nebsan ; Anthédon rapprochée des frontières de l'Égypte, et Bethléem, le berceau d'un Dieu-Homme, cherchent en vain leurs habitants. Les habitants ont aussi délaissé Galgala, Bethsura et ses entours, et les champs où s'élève Mareth, où Ermé va toucher la nue, où Ségor aperçut, avec étonnement, une épouse, les yeux tournés sur l'incendie de Sodome, contracter tout à coup la solidité du sel, et, changée en statue, conserver encore les traits humains. Là s'étend l'Asphaltite, marais échauffé de flammes infectes, qui exhale vers le ciel de longs nuages de vapeurs, et empoisonne les airs d'une odeur sulfureuse. Là, sur des plaines humectées, croissaient jadis de riantes moissons, là fleurissaient des roses vermeilles ; mais ces plaines n'offrent plus aujourd'hui que les dards des buissons et des couches d'épines. Le crime en est à toi, amour, conseiller de forfaits ! Épris de la beauté des anges et de la fleur de leur jeunesse, ce peuple voulut, projet infâme, flétrir leur innocence. Le crime aurait été consommé, si la rapidité de leurs ailes et la promptitude de leur fuite ne les avaient pas soustraits à la violence et reportés au ciel. Indigné de cet outrage, le maître du tonnerre enveloppa de flammes vengeresses et submergea toute l'étendue de la contrée. La surface, dans sa vaste étendue, est encore noircie de cendre et couverte de charbons poudreux : aussi la terre est-elle stérile, la campagne sans moissons, l'approche sans chemins, l'intérieur sans accès. L'arbre, dit-on, étale des fleurs brillantes qu'au moment de leur naissance le jeune homme et la jeune fille brûlent également de cueillir; mais, au souffle impétueux de l'Auster, à peine les fleurs ont disparu, alors se montre un fruit hérissé d'un duvet épais et rude, que dédaignent également la jeune fille et le jeune homme; cependant l'oeil trompé le croit ferme à la fois et sain ; mais il ne renferme qu'une liqueur impure; au seul toucher, il se dissout, et, réduit en cendres, il se refuse à l'usage de l'homme. De même l'épi pâlit à peine sur sa tige jaunissante, et n'est pas mûr encore, qu'un souffle meurtrier a dévoré le grain. A ce peuple succèdent les enfants issus de Siméon; ils habitent Saroen, Molada, Siceleg que dorent les moissons, que le limon fertilise, Sipahoth, le double sommet d'Asan, les coteaux d'Athar prodigue autrefois de raisins délicieux, Remmon, Aïn, placée sur des collines fécondes, les cent villes de l'Idumée qu'enrichit son encens, et les campagnes qui regardent les frontières de l'odoriférante Arabie. Les neveux d'Issachar entrent à grands cris dans Solyme, s'avancent vers le temple, et saluent l'autel. Leur nourriture est sans recherche, leur contrée sans étendue; là sont tous les habitants que l'Hermon nourrit sur ses coteaux, l'Hermon qui produit l'abeille et le coursier; ceux qui peuplent les cimes altières du Thabor, que recèlent les roches escarpées du Carmel. Ce peuple vit autrefois un prophète enlevé par un tourbillon rapide traverser l'espace, [2,400] et, sur un char de flammes, s'élever par-delà les cieux. Là sont encore les envoyés de Sensène et d'Hennade, les nourrissons de l'illustre Aphra, cités bâties sur d'arides rochers; ceux enfin qui ont abandonné Senum, Reboth, les champs et les rivages de Remeth plantés d'arbres et de vignes. La tribu à qui Dan a transmis son sang traverse la ville en silence, et, le visage abattu, les yeux fixés en terre, dirige ses pas vers le temple. — Ainsi, lorsque les premiers froids rafraîchissent l'automne, et n'ont pas encore dépouillé les branches de leur parure, le serpent médite déjà sa retraite, et se traîne sans bruit à travers les rochers. Pendant sa marche silencieuse, il cesse ses sifflements accoutumés, et ne redresse pas les replis de sa queue.— On dirait sa tristesse l'effet d'un antique oracle : elle sait en effet, cette tribu, de la bouche des prophètes, qu'un monstre sortira de son sang, monstre destiné, sous le nom emprunté du Christ, à troubler la race humaine, examiner sa vie, punir ses crimes, lorsque la corruption des siècles aura renversé les barrières qui séparent le crime et la vertu, et que la flamme viendra détruire ce que renferme l'univers : mais alors, armé par la vengeance, le vrai fils de Dieu, l'arbitre véritable du monde, paraitra au milieu de nombreux bataillons, enveloppera l'ennemi, malgré ses vains combats et ses efforts inutiles, au sein d'un tourbillon, et le plongera dans les profondes entrailles de la terre. Vient ensuite une nuée de jeunes gens ; ce sont les descendants d'Aser. L'usage couvre leur tête de couronnes de blé, et des épis entrelacés se jouent à l'entour de leurs tempes; ceux-ci cultivent Bethen et Horma; ceux-là ont fixé leur séjour dans Aphec; les uns ont quitté Amma ; Rohob a vu partir les autres. Les habitants d'Acziba et d'Arctipe ne cèdent pas en nombre à ceux de Labanath. A leur suite s'avancent les enfants de Zabulon, qui, rapprochés de la mer et accoutumés à brûler dans la nuit avancée les myrthes de leurs rivages, apportent des présents. On voit, arrachés de leurs remparts, l'habitant de Jephtaphilé, le citoyen de Jédaba, le nourrisson de Cana, que naguère étonna la vue de l'eau colorée de l'incarnat du vin. Les uns naquirent à Nazareth; les autres, sur les hauteurs de Semeron. Naira, surprise de revoir un enfant rappelé des ombres de la mort à la lumière du jour, Naira, ainsi que la fertile Dotham, couvre la route de voyageurs ; et Nahalol et la sourcilleuse Cateth semblent inhabitées. Mais qui peut compter les cités des rejetons de Nephtali et leurs innombrables forteresses placées sur la tête altière du Cédar et du Liban, dont la cime sacrée va frapper le ciel. Là sont les habitants de Nason et de Nephtali, qui, heureux du don de l'éloquence, et amis de la vérité, saluent à leur naissance les deux sources du Jourdain ; la Galilée entière est en marche; Samarie a déserté ses murs, Samarie que la curiosité conduit, Samarie, où le fils du roi des cieux porta souvent ses pas, et se révéla un Dieu. Asséda aujourd'hui même rappelle, Capharnaum n'a pas oublié ces prodiges : il t'en souvient aussi, antique cité, que les Grecs nomment Sébaste! [2,450] A Solyme vont aussi ceux qu'enfanta Béthel, ceux que la citadelle de Bethsaide rapproche des astres, ceux encore que Génésareth baigne de ses flots poissonneux. Les enfants de Lévi, tribu sacrée, se confondent avec toutes les tribus : le sort n'a pas borné leur séjour à une seule contrée : c'est en des contrées différentes que leur législateur et leur chef les a répartis. Chargés du soin des sacrifices, non du soin de la terre, ils doivent immoler les troupeaux, en brûler les entrailles. Peu content des vastes domaines que le sort soumit à son sceptre par-delà le fleuve, la tribu de Manassès étend son empire sur les hauteurs de Népheth, sur Bersa amie de la chasse et Dora féconde en monstres ainsi qu'en troupeaux. Ses lois gouvernent aussi Thénach, l'ombreuse Jebla, Magéddo dont aucune cité ne surpasse les richesses et les habitants, et les villes que le Taphua arrose du cristal argenté de ses ondes, où règne un éternel printemps, où mille ruisseaux rajeunissent les prairies. A ce peuple se joint la partie de la tribu qui, par-delà les eaux du Jourdain, sillonne des plaines fertiles. Les héritiers de Gad et les successeurs du belliqueux Ruben, Ruben le plus âgé des enfants de Jacob, entrent tous à la fois dans Solyme : ainsi, dans les âges écoulés, ils choisirent pour commun séjour ces plaines où, par-delà le fleuve, naquirent et régnèrent les monstrueux géants. Ils possédant les champs fortunés d'Argob, les côtes de Basan, les bois de Galadine, les soixante cités que la victoire ravit à l'empire d'Og, les villes que la Galatie renferme, Jabes et Sébama, Balmé et Ramoth, Nabo et Gola, Selcha, Édraï et Cariath demi-détruite, noms antiques, qui ont fait place à des noms nouveaux. De leurs hauteurs plantées de cèdres, descendent les sauvages nourrissons d'Arimne, tous la tête couronnée de feuillage, tous le dos hérissé de javelots. Là sont les habitants de Bosor, Rabbath et Gaulon, ceux qui, dans les plaines de Bathaltis, conduisent, laboureurs infatigables, de vigoureux taureaux, ceux encore qui boivent les eaux de l'Anion rapidement précipité des montagnes. Je ne vous abandonnerai pas à l'oubli, vous qu'enrichissent les prés fertiles d'Abilla, les riantes moissons d'Éléalé, la verdure d'Aseroth, les terres d'Hesèbon et de Séhon, que hérissent des rochers, vous que la cruauté du sort fixa dans les murs déserts de Cadès, sur les hautes collines de Phasga, dans les cités imposées aux flancs inaccessibles de l'Hermnon, aux cimes nébuleuses de l'Abarim, d'où jadis les bergers virent, saisis d'étonnement, le Jourdain arrêter, réunir, suspendre la masse immense de ses eaux, et, contre son cours impétueux, rebrousser vers sa source, tandis que les enfants d'Isaac voloient à l'heureux séjour que leur avait promis la faveur du ciel. Enfin une terre rapprochée envoie les descendants de Benjamin, que le sort propice plaça sur un sol riant et fécond. Là s'élèvent Solyme la reine et l'orgueil de la contrée, et la sourcilleuse Jaréphilé, Luza connue sous deux noms différents, Béthanie étonnée du retour de son monarque à une vie nouvelle, après quatre jours entiers passés dans le fond d'un tombeau, [2,500] Tharéla, Samaraïm et Gabaoth qu'ombrage le lentisque. Ce peuple est ennemi des animaux sauvages : aussi le jeune homme marche-t-il enveloppé de la dépouille des loups, et fatigue de ses chiens les forêts qu'il aime à parcourir et renfermer dans ses toiles, puis rapporte, au lever du jour, sur ses épaules, le butin qu'a procuré une chasse continuelle; et, le soir, quand le soleil cesse d'éclairer l'univers, avec ses compagnons il partage et dévore sa proie : c'est au milieu des champs mêmes que l'amitié dresse les tables. Parmi eux on compte les peuples qui habitent Masphath, Heman surmontée de coteaux rocailleux et de sommets escarpés, les murs de Récem et les forts élevés de Béroth, et Siloé, qu'embellissait autrefois un temple peu fortuné; ceux encore qu'ont vus naître la longue Elèph, Avim, Amosa, Sela, les plaines malheureuses de Rama remplies des lamentables sanglots de Rachel, Gabaon et les remparts aujourd'hui délaissés de Jéricho : cette cité, dit-on, vit le soleil étonné suspendre quelque temps sa marche, oublier sa course accoutumée à la voix d'un guerrier, et ne ravir que dans la nuit sa présence à la terre. Dans cette foule, brillait par l'éclat de sa beauté et la noblesse de sa démarche un jeune homme qui tirait de l'antique Saül et son nom et son sang : dès lors les prophètes, d'une voix unanime, annonçaient les triomphes de son éloquence et la grandeur de ses actions. Mais, avant ce moment, quelle haine, quelle fureur son aveuglement déchaînera contre les amis de Jésus-Christ ! Alors le Tout-Puissant viendra, bienfaiteur empressé, remplir toute l'étendue de son âme, en bannir la fureur. A peine il se sentira pénétré d'un souffle divin, qu'il répandra sur la terre d'utiles leçons, rappellera les mortels à la vertu, leur découvrira les dogmes sacrés, et, inaccessible à l'effroi, bravera pour la religion un sanglant trépas. Déjà les douze tribus sont entrées dans Solyme : Jésus lui-même, pour porter au temple les offrandes ordinaires et célébrer la ête par de religieux hommages, Jésus parle en ces termes aux disciples : « Il approche le jour sacré : il n'est pas de maison dans la ville qui ne prépare les mets que ce beau jour exige. Qui de vous se rendra le premier à Solyme et cherchera dans ses murs un homme fortuné, dont la pitié nous accorde une retraite et des secours, pour célébrer, avant l'instant fatal de mon trépas, le repas et la fête que ramène chaque année? Pour le trouver, peu de temps suffira : à votre vue s'offrira un enfant portant sur l'épaule une urne remplie d'une onde fraîche. Observez où tend sa marche, quel asile il choisit, suivez-le des pieds et des yeux, dirigez votre course vers le même asile, entrez, et, demandant au maître une étroite enceinte, nécessaire à la fête, vous lui direz mon nom. Aussitôt une salle immense, dorée, tendue de brillants tapis, s'ouvrira devant vous: c'est là que vous dresserez les tables, j'y paraîtrai bientôt, et mes disciples y viendront avec moi. » Il dit : exécuteurs empressés de ses ordres, Jean et Pierre, [2,550] la tristesse sur le front, entrent dans la ville, errants, incertains, de tous côtés ils promènent les yeux : tout à coup un enfant, l'épaule chargée d'une urne que remplit une eau nouvellement puisée à la source voisine, se présente à leurs regards; ils l'observent d'un oeil attentif, le suivent partout où sa marche se dirige ; et la maison qui le reçoit les reçoit avec lui. C'est pour ce séjour que Simon, illustre par ses ancêtres, heureux de sept enfants, quittait la campagne, lorsque le hasard l'appelait, avec sa jeune famille, à Jérusalem. Ami des champs et de la vie champêtre, dédaigneux des honneurs et de leur vain éclat, il aimait l'ombrage des forêts, il aimait les ruisseaux égarés dans ses riches domaines que sillonnent cent charrues; il aimait même, sous le poids des années, et les sons de la harpe et les accords de la voix sur les rives du fleuve, près d'une source argentine. C'est là que, astronome et poète, il chantait la marche, le nombre et la distance des astres, là qu'inspiré de l'esprit divin, il enseignait à l'homme des champs les secrets de l'avenir, les présages attachés au cours du soleil et de la lune, les signes précurseurs de la sérénité et de la pluie. L'approche du grand jour l'avait appelé à Solyme : il voulait, fidèle à l'usage de ses pieux ancêtres, prendre part à la fête que préparait la ville; et, tandis que, d'un autre côté de sa maison, les serviteurs disposaient les tables et les offrandes, lui, pour célébrer les glorieux exploits des antiques patriarches, il promenait mollement sur des cordes harmonieuses tantôt ses doigts légers, tantôt le dé d'ivoire. Remontant surtout à la première origine, il disait quel religieux motif introduisit chez ses aïeux ce festin, cette pompe annuelle. Mais il chantait encore, que l'arrivée inattendue de Pierre vient interrompre ses divins accents. « Notre roi, dit le disciple, il n'en est pas qui l'égale en justice ou le surpasse en piété, notre roi, Jésus-Christ est le nom que lui donne l'univers, nous charge de t'apporter ses prières : nous venons demander dans ta demeure une étroite enceinte pour nos tables et nos sacrifices. » A peine a-t-il entendu ce nom, cette demande, Simon enchanté lui fait ouvrir, sans balancer, sa maison. Les ordres sont donnés, des flammes pétillantes en échauffent toute l'étendue, les bois de l'Arabie l'embaument de leurs parfums ; puis il mène les étrangers dans l'intérieur et leur montre une salle : la voûte est admirable ; de superbes tapis et la pourpre vermeille couvrent les murs; le luxe embellit les pavés; des lits d'ivoire reposent sur des pieds d'argent; les coupes et les bassins sont creusés dans un or vierge, et ces métaux de toutes parts étincellent. « Ce n'est pas la première fois, dit alors Simon, que ce nom a frappé mon oreille; déjà, depuis longtemps, la renommée m'a transmis sa vertu. Pour lui, je n'ai pu voir encore son visage, entendre les sons de sa voix divine : mais qu'il vienne et fréquente sans alarmes la demeure d'un ami; vous, attendez ici son arrivée : j'enverrai des serviteurs qui lui feront un fidèle rapport et l'amèneront en ces lieux. [2,600] Ah ! puisse cette demeure jouir longtemps de sa présence ! Puisse-t-il m'honorer du nom de son hôte ! Mes neveux quelquefois rappelleront ce moment avec transport et montreront à leurs hôtes futurs cette place fortunée. Cependant reprenons les chants que votre arrivée a suspendus, et retraçons la gloire antique de nos aïeux, jusqu'à l'instant où la nuit sombre couvrira la terre de son crêpe humide. » A ces paroles, il marie aux sons des cordes les sons de la voix, et fait parler sa harpe : la matière de ses chants semble une suite de tableaux tracés par un pinceau savant ou l'ingénieuse navette. Ses accords représentent les enfants d'Isaac quittant les frontières de l'Égypte, le chef de la troupe fugitive fendant, de sa verge impérieuse, le sein de la mer, le peuple, sans nefs et sans danger, traversant l'humide empire et foulant à pied sec les abîmes : l'onde se condense et s'affermit : une route immense s'ouvre à travers les vagues; rassemblé de toutes les parties de l'Égypte, l'ennemi, monté sur des chars à quatre coursiers et vêtu d'une brillante armure, s'élance à la poursuite. Déjà le peuple saint a franchi la mer; et, placé sur le rivage, il va, du rivage même, cacher dans les bois voisins l'excès de sa frayeur. Point de retard après ce prodige : la verge divine une fois encore frappe, ébranle la terre; soudain la mer se replie sur elle-même. Le chemin qui, par un vaste espace, en avait partagé le milieu, tout à coup s'efface; l'ennemi tombe, l'onde amère engloutit à la fois dans ses gouffres profonds, armes, coursiers et soldats : on croit voir les chars s'abaisser par degrés, échapper, toujours enfoncés davantage, aux regards, et, du milieu des flots qu'ils dominent à demi, disparaître au milieu des flots bouillonnants. Simon chante aussi l'auteur de la nature, attendri par la vue de l'indigence, envoyant du haut des cieux une nourriture aérienne à ce peuple épars dans un immense désert : l'oeil, agréablement déçu, la voit, inattendue, descendre des airs, comme la neige, sur la terre, et la foule dispersée sur l'étendue de la plaine se repaître d'aliments sans apprêt. Moïse, les yeux au ciel, frappe encore les rochers de sa verge puissante : soudain leur dureté s'amollit, l'onde s'élance, la pierre produit une douce liqueur; et le peuple, à cette source nouvelle, étanche une soif qui, depuis long-temps allumée, brûlait les lèvres entr'ouvertes. Simon célèbre encore le fondateur de Solyme, qui, le premier, sur un autel champêtre, formé d'herbes verdoyantes et de hêtre taillé par la cognée, offrit le pain, ouvrage d'un long travail, et des coupes écumantes de vin nouvellement découvert. Tandis qu'ils prêtaient tous à ces chants une oreille attentive, Jésus, l'esprit plein de sa destinée prochaine, a quitté le sommet des montagnes pour rentrer dans la ville contre lui conjurée. Déjà le soleil s'abaisse rapidement sur la pente des cieux, lorsque environné de ses disciples, il touche à la demeure que son hôte embellit de tout le luxe des rois. La table est dressée, on s'assied à l'entour : [2,650] Judas, le cruel Judas, siège à côté des fidèles, la dissimulation dans l'âme, l'amitié sur le visage. Jésus prend le pain sans levain à la hâte préparé, le partage, et distribue les débris aux disciples; puis il remplit une coupe de vin et d'eau fraîche, bénit le mélange sacré qu'elle renferme, et la présente écumante à ses compagnons. « Ce pain, dit-il, est réellement mon corps; ce vin est réellement mon sang : victime dévouée à mon père, je le verserai seul pour tous les hommes, et ferai disparaître ainsi leur tache héréditaire. Lorsque vous approcherez de la table sainte, et que, dociles à la loi, vous porterez vos lèvres sur les mets et la coupe consacrés, vous rappellerez ainsi le triste souvenir de ma mort, ma mort dont la durée des siècles n'effacera jamais la mémoire. » Jésus se tait : depuis ce jour, les âges suivants, fidèles à ce souvenir, ont toujours conservé cet usage; nous consacrons sur les autels, au lieu des taureaux et des entrailles des brebis qu'offrait l'antiquité, un pain sans levain et la douce liqueur de la treille. A la prière du prêtre, Dieu même, l'arbitre suprême, abandonne le ciel, s'insinue dans ces figures sensibles : son sang divin, sa chair sacrée sont offerts à la fois; et ce sacrifice recueille des hommages solennels. La faim des disciples est apaisée : Jésus, dépouillé de sa robe éclatante, et ceint d'un tissu blanc, demande un bassin échauffé par les flammes; puis, d'une main, verse de l'eau froide, et, promenant l'autre sur les bords frémissants, s'assure qu'il en a tempéré l'excessive chaleur; ensuite, les genoux en terre, malgré la surprise et les refus prolongés de Pierre et de ses compagnons, il en arrose leurs pieds; enfin, le corps incliné, il les essuie d'une toile légère, et laisse à ses disciples le soin d'imiter cette action. Bientôt tirant de son coeur de profonds soupirs : "Le voici, s'écrie-t-il, le voici le dernier de mes jours. Cette nuit, dont je vous ai souvent prédit l'approche et les malheurs, cette nuit est enfin arrivée; je vous quitte et vais accomplir, par ma mort, les ordres de mon père. Un traître parmi vous, comment croire à la réalité d'un si noir attentat? un traître va recourir à la ruse, et, d'un mouvement spontané, me livrer à mes ennemis. Non, mes soupçons ne sont pas trompeurs, le perfide a déjà conçu cet horrible projet, et son âme avare en couve secrètement l'exécution. Est-ce là le prix de mon amour extrême, la récompense de mes longues fatigues ? Mais, qui que tu sois, en vain tu t'applaudis, tu ne jouiras pas longtemps de ton succès : il eût mieux valu n'avoir jamais goûté les charmes de la lumière et touché jamais le seuil de la vie. Pour vous, toujours amis de la piété, toujours fidèles à mes exemples, montrez l'un à l'autre une déférence empressée; et qu'une douce humilité ferme vos âmes à l'orgueil et la vanité. Les cruels habitants de l'Enfer, à ce moment fatal, loin de se reposer, vont semer l'alarme dans vos coeurs : veillez, je vous en conjure, et pensez à l'avenir : remplis du courage et des sentiments que vous m'avez mille fois a jurés, gardez de céder à l'orage: [2,700] veillez, cette nuit est la seule que je demande encore. » A ces mots, on se trouble, on soupire, on cherche le coupable aveuglé, furieux, que désigne la discrète prévoyance de Jésus. Pierre, disciple vieillard, lui adresse ces paroles suppliantes : « Ornement du ciel, ô mon maître, ce cruel attentat, je croirai qu'un mortel le puisse concevoir! Quel en est l'odieux artisan? Je saurai lui montrer aujourd'hui même que ses outrages trouveront un vengeur. Non, la froide vieillesse n'a pas déjà, avec mon sang, amorti ma valeur, et mon bras n'est pas encore engourdi. » Il dit, et soudain arrache au fourreau son épée. Jésus, par des signes évidents, a révélé le traître; mais il couvre d'un voile épais l'esprit des disciples, et veut, jusqu'à l'issue de l'événement, leur dérober le coupable. « Hélas ! dit-il encore, cette nuit, la dernière de mes nuits, cette nuit vous verra tous infidèles, et je serai délaissé. Toi-même qui, sous ce toit pacifique, profères cet héroïque langage, et sembles, par ces superbes menaces, t'élever au-dessus des cieux, et braver les vents et les orages, à peine tu verras les ennemis de toutes parts accourus, et ton maître entre leurs mains, que tu chercheras alors un asile, et, malgré ton courage, tu mettras ton salut dans l'imposture de ta bouche et la rapidité de tes pieds. Dès que la nuit humide aura fourni la moitié de sa carrière, trois fois, présomptueux discoureur, tu nieras me connaître, et une femme sans armes glacera ton ardeur. » Pierre, à ces mots, toujours plus enflammé, promet une âme inaccessible à la crainte ainsi qu'à la faiblesse : « Qu'une fuite honteuse, dit-il, dérobe les autres au péril : moi, ne m'accuse pas de frayeur, avant de m'avoir vu reculer devant l'ennemi qui me presse. Je serai partout où se dirigera ta marche, et je partagerai avec toi les dernières disgrâces : jamais la violence ne me pourra séparer de tes intérêts. » Tout est fini : Jésus abandonne et la table et la ville ; et, dans une belle nuit, il se rend, accompagné de ses disciples, sur une colline plantée d'oliviers verdoyants, au sein de vastes solitudes. Ce qu'il leur recommande, c'est de veiller avec lui; mais, épuisés par les fatigues de la nuit et du jour, ils ne peuvent, de leurs yeux, repousser un pesant sommeil; et, la tête appuyée sur une roche glacée, ils en exhalent, de toute leur poitrine, les bruyantes vapeurs. Cependant, accablé de pénibles pensers, Jésus semble oublier qu'il doit au ciel son origine, et se représente les cruels événements, les supplices affreux, la mort infâme qui l'attendent; à cette vue, son courage chancèle, l'effroi le glace, l'effroi qui, émané de l'humanité de sa mère, fait sentir à la partie mortelle de lui-même tous les maux qui font trembler le coeur des mortels; mais en lui l'âme reste inébranlable, la vertu invincible. Le voilà donc qui trois fois s'adresse à son père, trois fois lève les mains au ciel, et d'une voix suppliante : « Éternel, ô mon père, s'écrie-t-il, ainsi il me faudra subir un semblable trépas ! [2,750] ainsi j'expierai par d'affreux tourments des fautes étrangères ! Ah ! dérobe-moi à cette mort infâme; réforme, adoucis la rigueur de tes décrets, et détourne cet excès de douleurs. Mais, si le dessein est fixé, ta volonté irrévocable, et la mort de ton fils l'unique moyen qui te réconcilie avec les hommes, non, je ne puis me refuser au salut du monde, je cours au trépas, et, par un sacrifice volontaire, je vais effacer la faute commune à l'espèce humaine. » Il dit, et dans son âme pensive renferme de pénibles soucis. La sueur coule à grands flots de toutes les parties de son corps : avec elle le sang coule, ou la semblance de son sang. Soudain un habitant du ciel, que des ailes colorées portent, radieux, dans les airs, descend de la voûte étoilée, vient lui rendre les paroles de son père, consolation qui, dans ce moment orageux, adoucit ses peines, charme ses inquiétudes, et sèche la rosée qui distille de ses membres. Mais le conseiller et l'artisan du crime, Judas, fidèle à sa promesse, appelle, du sommet de la colline, les ennemis, et s'offre à leur servir de compagnon et de guide. Tout à coup ils accourent, des chaînes à la main : à la lueur tremblante de la lune, les armes dans le lointain étincellent, les boucliers retentissent, les épées font entendre leur cliquetis; une longue file de flambeaux et de torches à plusieurs branches, enduites par une main ennemie d'une matière onctueuse, et taillées en épi à l'aide d'un fer aigu, triomphe des ténèbres de la nuit. Le bruit au loin résonne; la montagne de toutes parts répète et le fracas des armes et les clameurs des hommes. Mais le héros est sans frayeur, et d'une voix ferme : « Arrêtez, s'écrie-t-il, soldats, arrêtez : vous cherchez une victime, la voici : pourquoi ce fer et ces flammes ? C'est sans armes, c'est à la vue du public, c'est au milieu de la cité que j'ai hautement proclamé les ordres de mon père. Pourquoi n'avez-vous pas alors, par des efforts communs, enchaîné ma faiblesse? Quel motif, dans l'obscurité de la nuit, rassemble ces bataillons ? Si, malgré mon innocence, vous venez, les armes à la main, demander ma mort; si ma gloire est un obstacle à vos yeux, gardez du moins d'outrager mes disciples ; ils n'ont rien entrepris : étrangers au crime, seulement ils exécutent les ordres de leur maître chéri ; captif, je pourrai seul assouvir votre rage." Il dit, et deux fois, sans contrainte, se présente aux ennemis; mais deux fois les ennemis, ô prodige ! tombent abattus à sa voix ; leurs armes renversées rendent un horrible bruit, et la nuit couvre leurs yeux d'un voile inattendu. Enfin ils se relèvent, pareils à des hommes appesantis par le sommeil et le vin ; ils balancent, ils oublient leur message. Judas, dont le calme, dans cette nuit, n'a pas reposé les membres, Judas donne un signal certain, et livre à des ennemis cruels son ami. Le traître voilant son attentat du nom de l'amitié, le traître compose son visage, et donne un baiser à Jésus. Jésus reconnaît la perfidie, et, d'une voix étouffée : « Voilà donc, lui dit-il, ô disciple fidèle, voilà donc le prix qu'a mérité mon amour ! Quel espoir de récompense te porte à cet excès de crime? Sont-ce là les traités qui nous ont unis ? » [2,800] A peine a-t-il parlé, la foule réunie se précipite autour de lui, et l'enferme dans un cercle étroit.— Ainsi autour d'un cerf poussé vers les toiles légères, autour d'un sanglier armé de défenses foudroyantes, se déchaîne un bataillon de bergers qui l'accablent à l'envi de leurs épieux rapprochés : de tous côtés, des cris s'élèvent, et les monts voisins mugissent de ce fracas.—Ainsi la cohorte inhumaine environne, presse de ses armes brillantes, de ses flots nombreux, le captif sans défense. On voit les ennemis, les uns lui saisir les mains, les autres enlacer des cordes à son cou, tous traîner de cent côtés divers la victime. A la tête de cette troupe, Malchus signale sa fureur et ses transports; captif parti des bords Iduméens, jamais, dans la guerre, il ne secourut un ami, jamais il n'attaqua un rival : son corps est sans forces, son Âme est sans courage ; mais, pour montrer à Caïphe, qu'il servait comme esclave, l'éclat de sa valeur, assuré qu'un danger ne peut ici exposer sa vie, et traverser son audace; il approche, il attaque, agresseur fanfaron, un ennemi qui renonce à se défendre, il vomit d'une bouche insolente d'inutiles outrages, et renferme à peine dans son coeur ses présomptueuses espérances. A cette vue, Pierre s'enflamme et s'indigne : plus vite que la parole, il a saisi son glaive, levé le bras, couvert d'une honteuse blessure la tempe de l'ennemi, et séparé l'oreille de la tête. Témoin de cette action, Jésus tend aussitôt la main, relève, sanglante et poudreuse, la partie tombée sous le fer, et, d'un doigt secourable, la rattache à sa place naturelle : l'oreille, rapprochée de l'endroit que vient de frapper une prompte vengeance, s'y fixe sans causer de douleur, et les traces de la plaie ont entièrement disparu. Le disciple brûle encore d'opposer la force à la force; mais Jésus gourmande son ardeur, lui ordonne de remettre le glaive au fourreau, et d'ôter sa confiance à des armes qu'il réprouve. Sans lui, le vieillard irrité plongeait un fer irrésistible dans le flanc de son insolent ennemi.« Je n'ai besoin, dit-il, ni de tels secours, ni de tels défenseurs : mon appui, c'est mon père : s'il voulait m'arracher à une mort cruelle, et, sans verser mon sang, se réconcilier avec la race humaine, il pourrait envoyer, de la voûte étoilée, des bataillons d'immortels, d'innombrables armées, qui, le glaive à la main, immoleraient cette troupe barbare. Ignores-tu donc les milices célestes, les guerres qu'elles ont soutenues, les diverses Puissances, et leurs noms différents ? Laisse-moi en ce moment remplir les ordres de mon père : asservi à son empire, exécuteur de ses lois suprêmes, pour moi un bras mortel n'est pas un besoin. » Le vieillard entend à peine ces paroles, qu'il réprime à regret sa colère. — Tel un dogue qui, dans les murs d'une ville, aperçoit un cerf accoutumé à la voix d'un maître, le croit sauvage encore, et s'attache à ses pas : les cris du chasseur ne dérobent qu'avec peine la proie que demande son insatiable voracité. — Jésus oublie ses forces, et s'abandonne au vainqueur. [2,850] Soudain, lamentable spectacle ! on saisit, on entraîne, on charge d'injures cette victime affaiblie, chancelante. Ainsi, Dieu tout-puissant, père des immortels, du haut des cieux, tu vois, indifférent, cette scène barbare ! Et tu ne confonds pas le ciel avec l'enfer ? Quand ton bras lancera-t-il la foudre redoutable, si la voûte éthérée reste aujourd'hui sans nuages et le monde sans secousse? Bouleverse les éléments, forme un nouveau chaos, et replonge dans son sein les êtres confondus : que l'univers s'écroule : quoi ! ta main est oisive, la terre ne fume pas encore, frappée de la foudre ! A quel usage réserves-tu ses feux dévorants ? La race humaine, le palais céleste qui demande d'autres habitants, le peuple chrétien que l'éclat de sa piété élèvera bientôt de ce monde au séjour étoilé, le soin que t'inspire pour nous ton amour, méritent-ils que tu livres ton fils unique sans secours, sans amis, à la violence de la tempête, à toute l'horreur des souffrances ? La peur a dispersé les disciples dans l'épaisseur des bois : on les dirait épouvantés de l'approche d'un sanglier écumant, d'un lion inhumain ; un barbare ennemi poursuit partout les fugitifs : l'un, déjà captif, abandonne son vêtement, s'échappe, et, d'une course rapide, s'élance vers les hauteurs; l'autre se plonge dans les cavernes, les réduits les plus sombres des forêts, sous les voûtes des rochers. Il n'est pour eux ni trêve, ni repos : leur course anime les solitudes inhospitalières; et les montagnes encore intactes retentissent de vastes clameurs. Déjà l'on entre dans l'immense palais du grand-prêtre : de tous les côtés de la ville, on y court à grands pas: là sont les sénateurs qui demandent une victime. Tous, ennemis de Jésus, l'épouvantent par leurs regards menaçants, et déjà l'accablent, dans les fers mêmes, des plus cruelles menaces. Le chef de la nation, Caïphe, parle alors en ces termes : « Ce jour éclaire enfin nos succès : rien n'a pu soustraire le coupable à nos coups ; il ne lui reste plus d'issue. Ranimons notreardeur; tout n'est pas fait encore : voici le moment qui nous montre la gloire la plus brillante; il faut joindre la promptitude à la ruse. Prêtez l'oreille, et, par votre silence, annoncez votre faveur. La loi nous défend d'envoyer un coupable au trépas : l'arbitre de la vie ou de la mort, c'est le gouverneur que Rome nous a donné. Rechercher les crimes qui le condamnent au supplice, voilà notre devoir : puis, la preuve à la main, allons trouver le gouverneur, il écoutera nos plaintes, et livrera l'ennemi sans défense à la mort. » Puis il s'adresse au captif: «Es-tu ce mortel, vrai fils du Tout-Puissant, ce dieu véritable, dont les prophètes ont annoncé la descente du ciel sur la terre? Au nom du Père céleste, du moteur suprême des astres, réponds, je t'en conjure, et n'oppose pas à nos questions une dissimulation prolongée; lève le voile qui te couvre, déclare qui tu es, et que notre ignorance ne te prive pas des honneurs légitimes. » Jésus, au milieu de la salle, épuisé de fatigues et sans appui, [2,900] soulève un peu les yeux: «Vous l'avez dit, répond-il, je le suis. Tentateurs impuissants, pourquoi renouveler d'inutiles efforts et m'adresser des questions mille fois déjà faites? Renoncez à des pièges cachés ; abandonnez la ruse, elle est ici sans pouvoir. Oui, je proclame ma divinité : il n'est plus d'obstacle qui m'arrête. Oui, il arrivera le jour où l'empire radieux du ciel reconnaîtra mes lois; vous me verrez, dans ses palais brillants, embrasser la main du Tout-Puissant, mon père, puis descendre moi-même une fois encore sur la terre, au sein d'un nuage lumineux : les immortels fendront les airs de leurs ailes dorées et formeront mon cortège. » A ces paroles, fidèle à l'usage, le grand-prêtre déchire sa robe : « C'est assez de ces preuves, dit-il : pourquoi chercher encore des lumières ? Lui-même il vient de confesser son crime. L'audacieux qui se dit le fils de l'Éternel, la religion et les lois le condamnent à la mort : hâtez-vous, saisissez, traînez le coupable au palais du gouverneur, et réclamez son juste châtiment. » Pierre cependant, abattu par la disgrâce de son maître, le suit, la douleur dans l'âme, et, de loin, observe son ami. Déjà il était arrivé sous le vaste vestibule du temple, la demeure du grand-prêtre. Là, seul, attristé, irrésolu, il restait, dans la nuit, assis près de la porte ouverte. Une femme à qui son maître en a confié la garde, soupçonne la vérité. : « N'es-tu pas, dit-elle, un des fugitifs ? Oui, tu étais son ami ; tu partageais ses crimes : aussi viens-tu, quand tout est enseveli dans l'épaisseur des ombres et le silence des ténèbres, chercher à connaître son sort. » A cette voix, Pierre est glacé d'une honteuse frayeur. L'amour de la vie l'arrache au sentiment de lui-même : dans ce trouble soudain, à la vue de cette révolution, il cherche en vain quelles doivent être et sa conduite et ses ressources.—Tel qu'une jeune fille, surprise par un pesant sommeil ; sa mère l'a, par mégarde, abandonnée dans un champ solitaire ; la chute du jour la rappelle à sa cabane; l'enfant, à son réveil, promène à l'entour des yeux éplorés, et n'aperçoit nulle part ni sa mère, ni ses compagnes : c'est partout la solitude, partout l'effroi; demi-morte, elle oublie le chemin : la nuit étend de tous côtés son crêpe impénétrable.—Tel est ce malheureux disciple, l'esprit troublé, l'âme éperdue : enfin le malheureux renie le maître adoré pour qui naguère, plein d'une ardeur spontanée, il avait affronté le trépas. Pour trouver un asile, sa résolution est arrêtée, il pènètre dans le palais ennemi, et se mêle follement à la troupe des serviteurs. Mais bientôt on le soupçonne, on ne voit qu'un complice de l'accusé : objet de tous les regards, pressé de mille questions, il prétend vainement au mystère; trois fois on lui répète, trois fois il méconnaît d'une bouche mensongère le nom et la patrie de son maître. La nuit avait atteint le milieu de sa course, et répétait le chant matinal de l'oiseau qui, surmonté d'une crète, appelle par des cris aigus, de son séjour obscur, l'arrivée de l'aurore. [2,950] Au souvenir des dernières paroles que prononçait son maître, Pierre attristé tire du fond de son coeur des gémissements ; le regret et le désespoir dévorent son âme: alors, déchaîné contre lui-même, le malheureux rougit de sa faiblesse, s'échappe d'un pas furtif; et, seul, au milieu de la ville, dans les sanglots et l'absence du sommeil, il arrache la barbe qui blanchit son menton et flotte sur sa poitrine. On dit même que, pendant toute sa vie, l'heure qui fut témoin de son crime le fut toujours de ses larmes : souvent l'aurore ouvrant les portes du ciel, souvent le crépuscule, précurseur des ténèbres, le virent, en des antres solitaires, se livrer à la douleur, redire les mêmes plaintes, et fermer à la consolation son âme éperdue. Chaque instant lui retrace et les derniers avis de son maître délaissé et la frayeur dont la voix d'une femme a glacé son courage. C'était le temps où l'avant-courrière du jour, l'aurore, adoucit la teinte de la nuit et blanchit les bords de l'horizon. Jésus, les mains attachées derrière le dos, est traîné au séjour de Pilate, qui doit, arbitre suprême, informer de ses crimes et prononcer l'arrêt de sa mort. La Judée subissait les lois d'un lieutenant de Tibère, Pilate, que distinguent, parmi les Romains, l'éclat de sa naissance et l'obéissance à son maître. Une troupe tumultueuse l'assaille et le fatigue de sa fureur et de ses cris : « Abandonne à la mort; attache, la justice le commande, à un infâme poteau, cet artisan de fourbes, ce conseiller de crimes. » Mille fois elle répète ces clameurs, et inonde à grands flots les portiques. Pilate, les yeux immobiles, l'attention sur le visage, considère la taille majestueuse de Jésus, la fleur brillante qui embellit encore son jeune âge, l'éclat inouï de sa beauté, les graces célestes de sa figure; il les considère, et ne peut rassasier ses regards. A cette vue, il reconnaît en lui le rejeton des immortels, ou du moins le sang de monarques fameux: déjà même la cruelle destinée de Jésus l'attendrit: la pitié parle, et lui fait concevoir en secret le dessein de l'arracher au péril, et de rompre ses chaînes. « Quels crimes, lui dit-il, pèsent sur ta tête? Réponds, quel malheur t'accable? et d'où vient cet orage tout à coup déchaîné contre toi? Est-ce un forfait affreux, est-ce le courroux du ciel qui t'a plongé dans cet abîme? Dis ta patrie et le sang qui coule dans tes veines: dis et le sceptre que tu réclames et l'empire qui t'attend. » Jésus, en peu de mots, lui répond : « Ce n'est pas le crime qui me mène à tes pieds : mon âme est étrangère au crime; seulement j'obéis à la voix de mon père, mon père qui régit le vaste palais du ciel. Sans doute je compte des rois célèbres pour ancêtres, mais je dédaigne et la terre et ses empires. » Jésus se tait. Admirateur de ses traits empreints à la fois de beauté et de vertu, Pilate varie sans cesse son langage et l'étudie tout entier; mais, en proie à toute la violence des soucis, le fils de Dieu ne l'honore plus d'une réponse. Enfin, pour modérer la fureur de la foule, Pilate ordonne de retenir le captif, et l'enferme au sein de sa demeure.