[3,0] HISTOIRE DE L'EGLISE LIVRE III. [3,1] CHAPITRE PREMIER. Avènement de Julien à l'Empire. CONSTANCE étant mort de la sorte que je viens de dire, et en déplorant l'aveuglement par lequel il s'était éloigné de la créance de Constantin son père, Julien reçut cette nouvelle importante dans le temps qu'il était prêt de passer d'Europe, en Asie, et prit possession de l'Empire, que personne ne lui pouvait plus disputer. [3,2] CHAPITRE II. Education, et apostasie de Julien. DES sa plus tendre jeunesse, et: avant l'âge de puberté, il suça avec Gallus son frère, le lait de la saine doctrine de l'Eglise. Il conserva la pureté quelque temps depuis. L'appréhension qu'il eut de la jalousie, et des ombrages de Constance, qui faisait mourir ses parents, de peur qu'ils ne conjurassent contre lui le porta à se mettre au nombre des Lecteurs, et à lire les livres de l'Ecriture sainte au peuple. Il fit aussi bâtir une Eglise, en l'honneur des Martyrs. Mais ces Saints qui prévoyaient son apostasie, refusèrent son présent. Les fondements de cet édifice n'étant pas plus fiables, que l'esprit de celui qui les avait jetés, il tomba avant que d'avoir été dédié. [3,3] CHAPITRE III. Impiété de Julien découverte. LA jeunesse de Julien, et son âge suivant se passèrent de cette sorte. Lorsque Constance partit pour aller en Occident faire la guerre à Magnence, il créa Gallus César en Orient, qui faisait une profession sincère de la piété, et qui continua de la sorte jusqu'à la fin de sa vie. Alors Julien se défit de la crainte salutaire des jugements de Dieu, entreprit de s'élever plus qu'il ne devait, et de monter sur le trône. Etant possédé de ce désir, il courut toute la Grèce, pour consulter les devins, et pour leur demander, s'il serait assez heureux pour le voir un jour accompli. Il en trouva un, qui lui promit de lui prédire ce qu'il souhaitait, et l'ayant mené dans un Temple, et jusques au lieu le plus secret, il invoqua les démons. Quand ils parurent sous d'épouvantables figures, comme ils ont accoutumé de faire, Julien eut peur, et fit le signe de la Croix sur son front. Les démons s'étant enfuis, à la vue du signe de la Croix, par laquelle le Sauveur les a vaincus, le devin reprit Julien d'avoir ainsi troublé la cérémonie. Il avoua qu'il avait eu peur, et qu'il admirait la puissance de la Croix, dont la seule figure avait mis les démons en fuite. Ne vous imaginez pas, lui dit l'imposteur que ces esprits appréhendent la Croix, ni que ce soit la figure de ce signe qui les ait chassés d'ici, c'est qu'ils ont détesté votre action, et ils se sont retirés pour témoigner l'horreur qu'ils en avaient. Le Devin l'ayant trompé de la sorte, l'initia à ces exécrables mystères, et le remplit d'impiété. Voila l'excès déplorable où l'ambition de régner porta ce malheureux Prince. Il ne découvrit pas néanmoins son impiété, aussitôt qu'il fut parvenu à l'Empire, parce qu'il appréhendait de déplaire aux soldats qui faisaient profession de la Religion Chrétienne. Car depuis que Constantin, ce Prince qu'on ne saurait assez louer, eut arraché de leur cœur les racines de la superstition, et y eut jeté les premières semences de la vérité, les Princes ses enfants, et ses successeurs les cultivèrent avec soin. Bien que Constance trompé par ceux auxquels il avait laisse prendre un trop grand pouvoir sur son esprit, eût rejetée le terme de consubstantiel, il en avait toujours conservé le sens, en confessant que le Verbe est Dieu, et véritable Fils de Dieu, engendré avant tous les siècles, en condamnant ceux qui disaient, qu'il n'est qu'une créature, et en défendant le culte des Idoles. Je rapporterai ici une action, par laquelle on peut juger de la grandeur du zèle qu'il avait pour le service de Dieu. Avant que d'entreprendre la guerre contre Magnence, il assembla ses soldats, et les exhorta à recevoir le baptême. « L'heure de la mort, leur dit-il, est incertaine, mais il n'y a ni lieu, ni temps où elle soit aussi incertaine qu'en ceux de la guerre, où l'on se sert de flèches, de traits, de lances, d'épées, et d'une infinité d'autres instruments, qui n'ont été inventés que pour la procurer. Il faut donc que chacun de vous se revête de cette robe précieuse, dont nous avons besoin en l'autre vie. Que si quelqu'un croit devoir différer de s'en revêtir, qu'il retourne en sa maison; car je ne permettrai à personne de combattre, qu'il n'ait été auparavant admis à la participation des sacrés mystères. » [3,4] CHAPITRE IV. Rappel des Évêques exilés. LA connaissance que Julien avait de toutes ces choses l'empêcha de découvrir son impiété, et le porta à rappeler les Évêques, qui avaient été châtiés de leurs Eglises par Constance, et relégués aux extrémités de la terre. Il espérait gagner par ce moyen l'affection de tout le monde. Dès qu'il eut accordé cette permission, Méléce retourna à Antioche, et Athanase à Alexandrie. Hilaire, et Eusèbe Évêques d'Italie, et Lucifer Evêque de Sardaigne, qui étaient alors dans la Thébaïde, Province d'Egypte, où Constance les avait relégués, s'assemblèrent avec quelques autres Prélats ; à dessein de rétablir une parfaite conformité de doctrine dans l'Eglise. Elle n'était pas seulement combattue alors par ceux qui tenaient des erreurs contraires à la foi, mais elle était encore déchirée par ses enfants, qui avaient conservé la pureté des maximes qu'elle leur avait enseignées. Tout ce qui était resté sain et Orthodoxe dans la ville d'Antioche, était divisé en deux factions. La première était composée de ceux qui s'étaient séparés à l'occasion du célèbre Eustate ; et la seconde de ceux, qui ayant renoncé avec le grand Méléce à la faction d'Arius, célébraient les sacrés mystères à Palée. Les uns, et les autres avaient la même créance, et soutenaient la doctrine, qui avait été définie dans le Concile de Nicée. Ils n'étaient séparés que par un esprit de contestation, et par l'inclination que chaque parti avait pour son Evêque. La mort d'un des deux ne put les mettre d'accord. Car Eustate étant mort avant que Méléce eût été ordonné, et ceux qui faisaient profession de piété, s'étant séparés des autres, depuis que Méléce eut été exilé, et Euzoius sacré, les Sectateurs d'Eustate ne voulurent jamais se rejoindre à eux. Eusèbe, et Lucifer cherchèrent, comme je viens de dire, les moyens d'ôter cette division. Eusèbe pria Lucifer d'aller conférer avec Athanase sur ce sujet, et pour lui, il se chargea du soin de rétablir la paix, et l'union, parmi les fidèles. [3,5] CHAPITRE V. Ordination de Paulin. LUCIFER au lieu d'aller à Alexandrie, alla à Antioche, où après plusieurs conférences avec l'un et l'autre des partis, pour chercher les moyens de les accorder, et après avoir reconnu que les Sectateurs d'Eustate se contredisaient les uns les autres, il sacra Évêque, Paulin Prêtre, qui était leur Chef. Cette ordination, qu'il n'avait point dû faire, augmenta la division, au lieu de la diminuer, et fut cause qu'elle dura l'espace de quatre-vingt-cinq ans, et jusques à la promotion d'Alexandre, Prélat digne des plus grandes louanges. Dés qu'il eut été chargé de la conduite de l'Eglise d'Antioche, il s'appliqua fort heureusement à réunir les membres qui en avaient été séparés. Mais Lucifer n'ayant alors rien fait autre chose qu'accroître la division, demeura fort longtemps à Antioche. Eusèbe s'y rendit bientôt après, et ayant reconnu que la mauvaise méthode, dont Lucifer s'était servi pour guérir le mal, l'avait rendu presque incurable, fit voile en Occident. Lucifer étant retourné en Sardaigne, ajouta à la doctrine de l'Eglise certaines maximes. Ceux qui les suivirent furent appelés Lucifériens. Mais ce nom-là fut bientôt aboli, avec les maximes mêmes. Voila ce qui arriva après le retour des Évêques. [3,6] CHAPITRE VI. Fausse clémence de Julien. LA profession publique que Julien fit de son impiété, fut la source du désordre et de la confusion, dont toutes les villes de l'Empire furent remplies. Ceux qui étaient encore attachés au culte des Idoles ouvrirent leurs Temples, et célébrèrent ces mystères abominables, qui devaient être ensevelis sous un éternel oubli. Ils souillèrent le feu en l'allumant sur les Autels, la terre, en la trempant du sang des victimes ; et l'air, en le remplissant de la fumée, et de l'odeur qui sortaient de leurs entrailles. Etant agités avec violence, par les démons qu'ils adoraient, ils couraient comme les Prêtres de Cybèle, par les rues, et par les places publiques, et offensaient les personnes de piété, par toute sorte de railleries, et d'outrages. Ceux qui faisaient profession de la véritable Religion, ne pouvant souffrir leur insolence, repoussèrent leurs injures par d'autres injures, leur reprochèrent leurs égarements, et leurs erreurs. Ceux-ci vivement piqués de ce reproche, usèrent de la licence que la protection du Prince leur donnait. Ce détestable Empereur excitait ses sujets les uns contre les autres, au lieu de maintenir la paix entre eux, et dissimulait les entreprises que les plus furieux faisaient contre les plus modérés. Il donnait les charges, tant de la Cour, que de la ville, et de l'armée aux plus cruels, et aux plus impies. Ces Officiers ne contraignaient pas les Chrétiens à force ouverte de sacrifier aux Idoles ; mais ils leur faisaient mille affronts. Ce fut par le même esprit, qu'on ôta aux Ecclésiastiques les privilèges qui leur avaient été autrefois accordés par Constantin. [3,7] CHAPITRE VII. Entreprises des Païens contre les Chrétiens. BIEN que les entreprises que les Païens firent en et temps-là, soient presqu'innombrables, de sorte qu'elles sembleraient demander un ouvrage a part, je ne laisserai pas d'en choisir quelques-unes et de les rapporter ici. A Gaza, et à Ascalon qui sont des villes de Palestine, ils fendirent le ventre à des Prêtres, et à des femmes consacrées à Dieu, le remplirent d'orge, et jetèrent ces personnes aux porcs, afin qu'ils les mangeassent. A Sebastle, qui est une ville de la même Province, ils ouvrirent la Chasse de saint Jean-Baptiste, brûlèrent ses ossements, et en jetèrent les cendres au vent. Qui pourrait raconter sans verser des larmes, le crime qu'ils commirent dans la Phénicie ? Il y avait dans Héliopole qui est une ville assise proche du Mont-Liban, un Diacre nommé Cyrille, qui étant transporté par un grand zèle sous le règne de Constantin, avait brisé quantité d'Idoles. Les impies qui en avaient du déplaisir, ne se contentèrent pas de le tuer, ils l'ouvrirent après sa mort, et mangèrent une partie de ses entrailles. La justice divine ne manqua pas de découvrir, et de châtier une inhumanité aussi barbare que celle-là. Tous ceux qui y eurent part perdirent premièrement leurs dents, qui tombèrent l'une après l'autre, ils perdirent ensuite leurs langues, qui pourrirent dans leurs bouches, et enfin les yeux, et reconnurent par tant de disgrâces survenues successivement, la puissance de la Religion, qu'ils avaient injustement persécutée. Ils profanèrent l'Eglise qui avait été bâtie peu auparavant à Emèse ville voisine et la consacrèrent à Bacchus Androgyne, en mettant dedans sa statue ridicule, qui avait les deux sexes, Capitolin gouverneur de toute la Thrace, fit brûler vif Emilien défenseur intrépide de la foi du Sauveur, à Dorostole ville célèbre de cette Province. II faudrait avoir le style sublime d''Eschyle, et de Sophocle, pour décrire dignement l'atrocité des supplices, que souffrit Marc Evêque d'Aretuse. Il avait démoli sous le règne de Constance un Temple de Païens, et l'avait changé en Eglise. Mais les habitants ayant vu depuis l'intention que Julien avait, que l'exercice de la Religion Païenne fût rétabli, et que les Chrétiens fussent maltraités, ils déclarèrent la haine qu'ils avaient conçue depuis longtemps contre cet Evêque. Il tâcha d'abord de souffrir, selon le précepte de l'Evangile, mais ayant appris que quelques-uns de :ses Ecclésiastiques avaient été pris pour lui, il retourna, et se mit entre les mains de ses bourreaux. Ils n'eurent ni pitié de sa vieillesse, ni respect de sa vertu. S'étant saisis de lui malgré la pureté de ses mœurs, et l'éminence de son savoir, ils le dépouillèrent, et après l'avoir déchiré à coups de fouet et, ils le jetèrent dans un égout, puis l'en ayant retiré, ils le livrèrent aux jeunes garçons de la ville, afin qu'ils le perçassent avec la pointe de leurs canifs. Ils le frottèrent après cela de sauce de poisson, et de miel, l'enfermèrent dans un réseau, relevèrent en l'air, et le laissèrent exposé aux mouches durant la plus grande ardeur du jour. Ils le traitèrent de la sorte pour l'obliger, ou à relever le Temple, qu'il avait démoli, ou à fournir de l'argent, pour le relever. Mais de quelques tourments dont ils usassent pour ébranler la constance, ils ne purent jamais tirer aucune promesse de sa bouche. Ils crurent que sa pauvreté l'empêchait de promettre l'argent, qu'ils lui demandaient, lui en remirent la moitié, et lui témoignèrent qu'ils se contenteraient de l'autre. Mais dans cet état, où il était suspendu en l'air, percé de coups, couvert de mouches, il ne fit paraître aucune faiblesse, se moqua des impies, et: leur dit qu'ils rampaient sur la terre, au lieu qu'il était élevé vers le Ciel. Enfin ils se réduisirent à lui demander une somme très médiocre, et il leur répondit, qu'il y avait une aussi grande impiété à leur donner une obole, qu'à leur donner la somme entière. Ainsi ils admirèrent sa patience, par laquelle leur cruauté avait été vaincue, et depuis ils se changèrent si fort, qu'ils apprirent de sa bouche les premières instructions de notre Religion. [3,8] CHAPITRE VIII. Lois faites par Julien contre les Chrétiens. LES impies livrèrent en même temps sur mer et sur terre beaucoup d'autres persécutions aux personnes de piété. Le Prince ennemi de Dieu avait fait publier des lois contre notre Religion. Par l'une il avait défendu que les enfants des Galiléens ; c'est ainsi qu'il appelait les Chrétiens, n'apprissent la Poétique, la Rhétorique, et la Philosophie ; car nous sommes percés, dit-il, par nos propres plumes, comme porte le proverbe, et nos auteurs fournissent des armes pour nous combattre. Par l'autre il avait commandé que les Chrétiens fussent chassés des armées. [3,9] CHAPITRE IX. Exil de Saint Athanase. ATHANASE cet invincible défenseur de la vérité, soutint encore en ce temps-là, un nouveau combat pour elle. Les démons ne pouvant résister à la puissance ni de ses prédications, ni de ses prières, armèrent contre lui leurs ministres, et les excitèrent à l'attaquer par les traits de leurs langues empoisonnées. Entre toutes les choses qu'ils dirent au protecteur de l'impiété, pour lui persuader de chasser ce saint Evêque hors de la ville d'Alexandrie : ils lui dirent que s'il y demeurait, il n'y demeurerait aucun Païen, parce qu' il les attirerait tous à la Religion Chrétienne. Julien fort touché de ce discours, ordonna non seulement qu'il serait chassé d'Alexandrie, mais qu'il serait mis à mort. On dit qu'Athanase ayant remarqué que les fidèles étaient étonnés de cet ordre, il leur dit que c'était un mouvement qui serait bientôt apaisé, et une nuée qui serait dissipée en un instant. Il se retira néanmoins, quand il sut que ceux qui avaient ordre de l'arrêter étaient arrivés, et ayant trouvé un vaisseau, il se sauva dans la Thébaïde. Celui qui avait ordre de le faire mourir, ayant appris qu'il s'enfuyait, le poursuivit, mais un des amis d'Athanase l'ayant devancé, l'en avertit. Alors ceux qui l'accompagnaient le prièrent de se détourner pour se cacher dans le désert. Mais au lieu de suivre leur conseil, il commanda au Matelot d'aller droit à Alexandrie. Il trouva celui qui avait ordre de le prendre, et lui demanda où était Athanase. Il répondit qu'il n'était pas loin, passa, et arriva à Alexandrie, où il demeura caché durant tout le reste du règne de Julien. [3,10] CHAPITRE X. Translation du corps de saint Babylas. JULIEN ayant dessein de faire la guerre aux Perses, envoya consulter sur ce sujet tous les Oracles de l'Empire, par les plus fidèles de ses amis, et alla lui-même à Daphné consulter Apollon Pythien. L'Oracle lui répondit, qu'il fallait ôter des corps morts qui l'empêchèrent de parler, et que dès qu'ils seraient ôtes, il lui prédirait ce qu'il désirait. Les Reliques de l'invincible Martyr Babylas, et des jeunes hommes qui avaient été compagnons de sa mort, avaient été déposées dans le voisinage. Il était visible que la puissance de ces saints Corps réduisait l'Oracle au silence, et l'empêchait d'imposer au peuple, et Julien ne manqua pas de reconnaitre par les lumières qu'il avait tirées de notre Religion. C'est pourquoi il ne toucha point du tout aux corps qui étaient enterrés dans ce lieu-là, et commanda seulement aux Chrétiens de transférer les Reliques des Martyrs. Ils n'eurent pas sitôt reçu cet ordre, qu'ils se rendirent en foule au bois de Daphné, mirent les Reliques sur un char tiré par deux chevaux, les conduisirent à la ville en chantant des Psaumes, et en répétant ces paroles à chaque verset, que ceux qui adorent les statues taillées par les Sculpteurs, soient confondus. Ces Chrétiens regardèrent cette translation, comme un triomphe remporté sur le démon. [3,11] CHAPITRE XI. Constance de Théodore Martyr. Incendie du Temple de Daphné. JULIEN en eut du déplaisir, et commanda le jour suivant d'arrêter les principaux auteurs de cette pompe. Salluste Préfet du Prétoire, fort attaché à la superstition Païenne, lui conseilla de ne pas accorder aux Chrétiens la gloire du martyre, qu'ils recherchaient. Mais quand il vit que ce Prince ne pouvait modérer sa colère, pour le contenter il commanda d'arrêter un jeune homme nommé Théodore, qui avait un grand zèle pour la Religion Chrétienne, et qui se promenait alors dans la place publique. Quand il eut été étendu sur le chevalet, en présence de tout le peuple, il commanda qu'on le déchirât à coups de fouet, et avec des ongles de fer. Après que depuis le matin jusques au soir, il eut été traité de la sorte, on le chargea de chaînes, et on le mit en prison. Le jour suivant Salluste raconta à Julien cette exécution, lui représenta la constance invincible de ce jeune homme, et prit la liberté de lui dire, que cette manière de persécuter les Chrétiens, leur était glorieuse, au lieu qu'elle lui était infâme. Cet ennemi de Dieu touché de ces raisons, défendit d'exercer sur d'autres, de pareilles cruautés, et commanda de mettre Théodore hors de prison. Quelques-uns lui ayant demandé depuis qu'il fut en liberté, s'il avait souffert de grandes douleurs, il répondit qu'il en avait souffert au commencement, mais qu'il était depuis venu une personne qui l'avait essuyé avec un linge, et qui l'avait si fort soulagé, que quand les bourreaux l'avaient quitté, il en avait senti plus de peine, que de plaisir, parce que celui qui le consolait, l'avait quitté au même temps. Au reste l'imposture de l'Oracle fut découverte, et la puissance du Martyr reconnue. Car le tonnerre étant tombé sur le Temple d'Apollon, il y mit le feu, et réduisit en cendres sa statue qui n'était que de bois doré. Julien oncle de l'Empereur du même nom, Gouverneur de tout l'Orient, ayant appris durant la nuit cet accident, courut en diligence vers Daphné, ou quand il vit que le Dieu qu'il adorait, et qu'il venait secourir, n'était plus que de la poussière, il se défia qu'il avait été réduit en cet état par les Chrétiens, et fit donner la question à ceux qui avaient soin de garder le Temple, afin de tirer la vérité de leur bouche. Mais la violence des tourments ne leur fit avancer aucun mensonge : Ils déclarèrent que le feu était tombé du ciel, et qu'il y avait des paysans, qui en retournant de la campagne l'avaient vu tomber. [3,12] CHAPITRE XII. Profanation de l'Eglise, et des vases. BIEN que les impies surent que ce que ces personnes déposaient au milieu des tourments était véritable, ils ne laissèrent pas de déclarer la guerre à Dieu. Julien commanda de porter à l'épargne les vases qui servaient à la célébration des Mystères, et fit fermer la grande Eglise, qui avait autrefois été bâtie par Constantin, de sorte que les Ariens qui la possédaient en ce temps-là, ne purent plus s'y assembler. Félix Trésorier de l'Empereur, et Elpide Receveur du Domaine, ou comme les Romains l'appellent Comte des largesses privées, qui a ce qu'on dit avaient autrefois fait profession de notre Religion, et y avaient depuis renoncé par complaisance pour le Prince, entrèrent dans l'Eglise avec Julien Gouverneur de tout l'Orient. On dit que ce dernier fit de l'eau sur l'autel, et donna un soufflet à Euzoius, qui voulait l'en empêcher. Il dit que la Providence ne prenait aucun soin des affaires des Chrétiens. Félix considérant les vases que Constantin, et Constance avaient fait faire avec la plus grande magnificence qu'il leur avait été possible : Voila, dit-il, les vases dans lesquels on sert le Fils de Marie. [3,13] CHAPITRE XIII. Châtiment exemplaire de l'impiété. L'Extravagance, et l'impiété de ces deux ennemis de la Religion furent suivies d'un prompt châtiment. Julien fut attaqué à l'heure même d'un mal, qui lui rongea de telle sorte les entrailles, que ne pouvant plus donner partage aux excréments, elles les firent remonter jusqu'à cette bouche si sale, dont il s'était servi pour avancer ses blasphèmes. On dit que sa femme qui était Chrétienne lui parla de cette sorte : « Vous devez louer le Sauveur de ce qu'il vous fait sentir sa puissance par ce châtiment, car si au lieu de vous frapper, comme il a fait, il avait usé de sa patience ordinaire, vous n'auriez pas su à qui vous avez déclaré la guerre. » Ayant appris ainsi de sa femme, et des douleurs qui le pressaient la cause de sa maladie, il supplia l'Empereur de rendre l'Eglise, à ceux auxquels il l'avait ôtée. Mais il mourut sans avoir obtenu de lui cette demande. Félix fut aussi frappé de la main de Dieu ; tout son sang sortit de ses veines pour couler jour et nuit par sa bouche. En le perdant il perdit la vie, et trouva la mort éternelle. [3,14] CHAPITRE XIV. Conversion du fils d'un Prêtre Païen. DANS le même temps le fils d'un Prêtre Païen, qui avait été élevé par son père dans la fausse Religion, y renonça pour faire profession de la nôtre. Une femme d'une singulière piété, et qui avait l'honneur d'être employée au ministère de l'Eglise, avait habitude particulière avec sa mère, de sorte que la voyant souvent, elle voyait aussi le fils, qui était fort jeune, le caressait comme on caresse les enfants de cet âge, et elle l'avait élevé. Elle lui répondit, qu'il fallait qu'il sortît de la maison de son père, et qu'il préférât à son père, le Dieu qui avait créé et son père et lui ; qu'il devait aussi se retirer en une autre ville, où il pût se cacher, et éviter de tomber entre les mains de l'Empereur. Elle lui promit de prendre le soin de l'exécution de ce dessein. Il la remercia de sa bonté, et lui dit : Je viendrai désormais chez vous, et je vous mettrai ma vie entre les mains. Quelques jours après, Julien alla à Daphné pour y faire un festin. Le père du jeune homme dont je parle, ne manqua pas de s'y trouver, tant parce qu'il était Prêtre de ses Dieux, que parce qu'il le suivait dans tous ses voyages, et d'y mener ses deux fils, qui avaient accoutumé de purifier par l'aspersion d'une eau consacrée, avec certaines cérémonies, les viandes qu'on servait à l'Empereur. La fête qu'on célèbre à Daphné dure sept jours. Le premier jour ce jeune homme ayant jeté de l'eau, selon sa coutume, sur les viandes qui étaient sur la table de l'Empereur, et les ayant infectées par cette aspersion, retourna à Antioche chez cette Dame de piété, et lui dit : Me voila revenu selon ma parole, acquittez-vous de la vôtre, et mettez ma vie et mon salut en sûreté. Elle le mena chez Méléce homme de Dieu, qui le fit longtemps attendre dans une chambre haute. Cependant le père ayant fait le tour de Daphné pour chercher son fils, retourna à Antioche, courut par toutes les rues, jeta les yeux de tous côtés, pour voir s'il y était. Quand il fut proche de la maison de Méléce, il leva la tête, l'aperçut qui regardait par les barreaux, entra dans la maison, le prit, l'emmena, lui donna plusieurs coups, lui piqua les pieds, les mains, et le dos avec de petites pointes de fer rouge, l'enferma dans une chambre qu'il barricada par dehors, et retourna à Daphné. J'ai ouï raconter tout ceci au fils dans l'extrémité de sa vieillesse. Il nous ajouta, qu'étant rempli alors de l'esprit de Dieu, et animé de sa grâce, il brisa les Idoles de son père, et se moqua de leur faiblesse ; qu'ayant fait depuis réflexion sur la hardiesse de son action, il appréhenda le retour de son père, et pria le Sauveur de l'assister, et de lui ouvrir la porte. « Je n'ai rien fait, lui disait-il, ni rien souffert que pour votre intérêt, et votre gloire. Comme j'achevais ces paroles, (c'est ainsi qu'il continuait de nous entretenir) les portes s'ouvrirent tout d'un coup, et les barricades se rompirent. Je retourne alors chez la Dame qui m'avait donné les premières teintures de la Religion. Elle me déguisa avec un habit de fille, me mit sur une voiture, et me mena à Méléce, qui me mit entre les mains de Cyrille Evêque de Jérusalem, avec qui je partis la nuit pour aller en Palestine. » Il nous raconta aussi de quelle manière il convertit depuis son père à la Religion Chrétienne. [3,15] CHAPITRE XV. Martyre de Juventin, et de Maximin. BIEN que Julien affectât de paraître doux, et modéré, il prenait de jour en jour une licence plus effrénée de combattre la piété, non à force ouverte, mais par adresse, et en tendant aux Chrétiens des pièges, pour les surprendre, et pour les perdre. Il corrompit les fontaines du Faubourg de Daphné, et de la ville d'Antioche, en jetant dans leur eau quelque chose de présenté aux Idoles, afin que personne n'en pût boire, sans être souillé par l'impureté de ces sacrifices. Il infecta de la même sorte le pain, la viande, les herbes, les fruits, et généralement tous les aliments qui étaient en vente, en faisant jeter dessus de l'eau consacrée aux démons. Les Chrétiens gémissaient de ces abominations dans le secret de leur cœur, et mangeaient pourtant de ces aliments abominables, selon ce précepte de saint Paul : Mangez de tout ce qui se vend à la boucherie, sans vous enquérir d'où il vient par un scrupule de conscience. Deux Gardes de l'Empereur déplorèrent un jour, avec beaucoup de véhémence, la misère où ils étaient réduits de commettre ces péchés-là, malgré eux ; et pour exprimer leur ressentiment, empruntèrent ces paroles des trois jeunes hommes qui se rendirent autrefois si célèbres à Babylone ; « Vous nous avez livré à un Prince apostat, et le plus injuste qui soit parmi les ce Nations de l'Univers. » Un de ceux qui étaient à table avec eux ayant rapporté tout leur discours à l'Empereur, il les envoya quérir, et leur demanda ce qu'ils avaient dit. Cette demande leur ayant donné occasion de découvrir librement leurs sentiments, ils firent cette réponse avec toute la chaleur de leur zèle : « Ayant été élevés dans la piété, et accoutumés à observer les bonnes lois, qui ont été faites par Constantin, et par les Princes ses enfants, nous déplorons avec une amertume inconcevable, le malheur que nous avons de voir qu'il n'y a rien qui ne soit gâté par la contagion du Paganisme, et que tout jusques au boire, et au manger est infecté par le mélange de quelque chose de consacré aux Idoles. Nous en avons soupiré dans nos maisons, et nous vous en déclarons maintenant nôtre douleur. C'est l'unique mal qui nous afflige sous votre Empire. » Ce Prince très sage et très-modéré, car c'est ainsi que ses semblables l'appelaient, leva en cette occasion le masque de sa fausse douceur, et fit voir sa véritable cruauté. Il les fit tourmenter avec une si extrême rigueur qu'ils perdirent la vie par la violence de la douleur, ou plutôt qu'ils furent délivrés des misères du siècle présent, et récompensés des couronnes que méritait leur victoire. Julien publia qu'ils avaient été exécutés à mort, non en haine de la Religion qu'ils avaient défendue, mais en punition de l'insolence avec laquelle ils avaient parlé, et commanda de débiter partout cette cause de leur mort, de peur qu'ils ne jouissent de l'honneur du martyre. L'un s'appelait Juventin, et l'autre Maximin. L'Eglise d'Antioche les révéra comme de généreux défenseurs de la foi, et mit leurs corps dans un superbe tombeau. Le peuple honore encore aujourd'hui leur mémoire, par une fête qu'il célèbre tous les ans. [3,16] CHAPITRE XVI. Valentinien est relégué en haine de notre Religion. D'Autres personnes élevées aux Charges remportèrent de semblables couronnes, pour avoir parlé avec une semblable liberté. Valentinien que nous verrons bientôt sur le trône, étant pour lors Tribun des soldats qui gardent le Palais fit paraître l'ardeur du zèle qu'il avait pour la pureté de la foi. Comme cet extravagant Empereur entrait tout transporté de joie dans le Temple de la Fortune publique, et que les Prêtres étaient aux deux côtés de la porte, avec de l'eau pour purifier, selon leur imagination, ceux qui étaient prêts d'entrer, une goutte tomba sur l'habit de Valentinien, qui marchait devant l'Empereur. Il frappa le Prêtre de la main, et lui dit, qu'il le salissait, au lieu de le purifier. Il mérita par cette action de posséder l'un et l'autre Empire. Julien qui en avait été témoin, le relégua à un fort assis au delà du désert. A peine un an et quelques mois étaient écoulés, que la générosité avec laquelle il avait fait profession de la Religion Chrétienne, fut récompensée de la possession de l'autorité souveraine. C'est ainsi que Dieu commence souvent à couronner la piété dès cette vie, par des biens qui ne sont que comme l'ombre, et le gage de ceux qu'il lui réserve en l'autre. L'Empereur usa encore d'une nouvelle invention pour ébranler dans le cœur des Chrétiens la fermeté de leur foi. Comme il avait accoutumé de s'asseoir sur son trône, pour distribuer des pièces d'or aux soldats, il ordonna contre la coutume, que l'on mît de l'encens, et du feu sur une table proche de l'autel, et que chacun jetât de l'encens dans le feu, avant que de recevoir de sa main la pièce d'or. Plusieurs ne s'aperçurent point de ce piège. Ceux qui s'en aperçurent, l'évitèrent en feignant d'être malades. Quelques-uns négligèrent leur salut, par un trop grand désir de s'enrichir. D'autres trahirent leur Religion par lâcheté. [3,17] CHAPITRE XVII. Générosité singulière de plusieurs Confesseurs. QUELQUES-uns de ceux auxquels Julien avait distribué de la sorte ces présents si dangereux et si funestes, s'étant trouvés depuis à table ensemble, il y en eut un qui ayant le verre à la main, fit dessus le signe de la Croix, avant que de le porter à sa bouche. Un autre l'ayant repris de cette action et lui ayant dit qu'elle était contraire à ce qu'il avait fait un peu auparavant, il lui demanda ce qu'il avait fait qui y fût contraire. L'autre lui ayant répondu qu'il avait présenté de l'encens aux Dieux, et renoncé à sa Religion et que cela était contraire au signe de la Croix, qu'il venait de faire, plusieurs de ceux qui étaient à table se levèrent en criant, en déplorant leur malheur, en s'arrachant les cheveux, et coururent dans les places publiques, et protestèrent qu'ils étaient trompés, qu'ils avaient été trompés par les détestables artifices de l'Empereur, qu'ils détestaient leur action, qu'ils en avaient un très sérieux et très sincère repentir. Ils coururent de la sorte jusques au Palais, où ils déclamèrent contre les fourberies du Tyran, et demandèrent à être brûlées vifs, et à expier par le feu, le crime qu'ils avaient commis par le feu. Ces discours, et d'autres semblables excitèrent si fort la colère du Tyran, qu'il commanda qu'on leur tranchât la tête. Comme on les conduisait hors de la ville, le peuple les suivait en foule, admirant la grandeur de leur courage, et la générosité qu'ils avaient eue de défendre publiquement leur Religion. Lorsqu'ils furent arrivés au lieu du supplice, le plus âgé pria les bourreaux d'exécuter le plus jeune le premier, de peur que la mort de ses compagnons n'ébranlât sa confiance. Le plus jeune s'étant déjà mis à genoux, et l'exécuteur ayant tiré son épée pour lui couper la tête, on apporta leur grâce, et on cria de loin, qu'on ne les fît point mourir. Le plus jeune qui se nommait Romain, étant fâché de recevoir cette grâce, dit en colère : Romain n'était pas digne d'être martyr de Jésus-Christ. Ce ne fut aussi que par la plus maligne de toutes les jalousies, que Julien les garantit de la mort, et parce qu'il leur enviait la gloire du martyre. Il ne permit plus néanmoins qu'ils demeurassent dans des villes, mais les relégua aux extrémités de l'Empire. [3,18] CHAPITRE XVIII. Martyre d'Artémius. IL confisqua le bien d'Artemius Général des troupes d'Egypte, et lui fit trancher la tête, en haine de ce qu'exerçant cette charge dès le règne de Constance, il avait brisé quantité d'Idoles. Voila quelles furent les actions de cet Empereur, que les Païens appelaient très clément, et qu'ils louaient d'être exempt de colère. Je raconterai ici l'action généreuse d'une femme, car ce sexe a été animé aussi bien que l'autre, du véritable zèle de la gloire de Dieu, et a méprisé la rage du Tyran. [3,19] CHAPITRE XIX. Liberté de Publia contre Julien. IL y avait en ce temps-là une Dame nommée Publia, qui avait acquis par sa vertu une grande réputation. Elle avait été mariée quelque temps, et avait eu un fils qu'elle avait offert a Dieu. Il se nommait Jean. Il devint par le temps le plus ancien des Prêtres de l'Eglise d'Antioche, fut élu plusieurs fois Évêque de cette Eglise, mais il refusa par modestie cette dignité. Elle avait chez elle une compagnie de filles qui avaient consacré à Dieu leur virginité, et qui publiaient continuellement les louanges de leur Créateur, et de leur Sauveur. Quand l'Empereur passait elles chantaient plus haut que de coutume, pour lui témoigner le mépris qu'elles faisaient de son impiété, et. chantaient le plus souvent les Psaumes où David se moque de la vanité, et de la faiblesse des Idoles, et sur tout ce verset: Les Idoles des Nations ne sont que de l'or, et de l'argent, et l'ouvrage des mains des hommes. Et après avoir chanté les paroles qui font voir la stupidité de ces Idoles, elles ajoutaient. Que ceux qui les font deviennent semblables à elles, et que tous ceux qui espèrent en elles leur ressemblent. Julien ayant ouï leur chant, et en ayant été vivement piqué, leur commanda de se taire toutes les fois qu'il passerait. Publia bien loin de déférer à ce commandement, exhorta ses filles à chanter encore plus haut, et à chanter principalement ce verset : Que Dieu se lève, et que ses ennemis soient dissipés. Julien plus ému que jamais envoya quérir Publia, et sans respecter ni son âge, ni sa vertu commanda à un de ses Gardes de lui donner deux soufflets. Elle tint cet outrage à grand honneur, et continua toujours à tourmenter l'Empereur par le chant des Psaumes, comme l'auteur des Psaumes mêmes tourmentait le méchant esprit dont Saül était possédé. [3,20] CHAPITRE XX. Prodiges survenus pour empêcher que les Juifs ne rebâtissent le Temple de Jérusalem. EN effet Julien étant tout rempli de démons, ne respirait que colère, et que fureur contre la Religion. Cette fureur le porta à armer les Juifs contre les Chrétiens. Les ayant envoyé quérir, il leur demanda pourquoi ils n'offraient point de sacrifices, puisque la loi leur commandait d'en offrir. Dès qu'ils lui eurent répondu, qu'ils n'en pouvaient offrir qu'à Jérusalem, il leur permit de rebâtir leur Temple, à dessein de détruire la vérité de la prédiction du Sauveur. Mais bien loin de la détruire, il la confirma ; car les Juifs ayant fait savoir à ceux de leur Nation, qui étaient répandus par toute la terre, la permission qu'ils avaient reçue, ils accoururent en foule, et offrirent de contribuer de leur peine, et de leur bien pour l'accomplissement d'un si grand ouvrage. Julien y contribua aussi beaucoup, non par libéralité, ni par magnificence, mais par le désir de combattre la vérité. Il envoya même un officier digne de présider à un si détestable ouvrage. On dit qu'ils firent des bêches, et des hôtes d'argent, Une multitude incroyable de personnes ayant commencé à creuser la terre, les immondices, et les démolitions qu'ils avaient portées durant le jour à une vallée, furent transportées durant la nuit de la vallée au lieu d'où elles avaient été tirées. Ils démolirent le reste des anciens fondements, dans l'espérance de faire tout de neuf. Lorsqu'ils eurent amassé quantité de muis de plâtre, et de chaux, il s'éleva des vents, et des tourbillons qui les dissipèrent, et les firent voler de côté et d'autre. La patience dont Dieu usait envers eux, n'ayant de rien servi pour les avertir de leur devoir, la terre fût ébranlée par un furieux tremblement, qui jeta la terreur dans le cœur de ceux qui n'avaient jamais participé à la sainteté de nos mystères, et qui n'en jeta point néanmoins dans Je cœur des Juifs. Ainsi il fallut que Dieu fit sortir de la terre un feu, qui ayant consumé plusieurs de ceux qui travaillèrent aux fondements, obligea les autres à s'enfuir. Il leur arriva un autre accident très-fâcheux; car une galerie étant tombée la nuit, plusieurs Juifs qui étaient couchés dedans en furent écrasés. Cette nuit-là même, et la suivante, le signe de la Croix parut au Ciel. Les habits des Juifs furent aussi semés de Croix ; mais au lieu d'être éclatantes comme celles qui parurent en l'air, elles étaient sombres, et tirantes sur le noir. Quand ils virent tous ces prodiges, dont Dieu les menaçait, ils appréhendèrent d'être frappés de quelque plaie plus terrible, et s'en retournèrent en leurs maisons, en conseillant que celui que leurs Ancêtres avaient autrefois crucifié, était vrai Dieu. Tout ceci fut trop public pour ne pas frapper les oreilles de Julien, mais il s'endurcit comme Pharaon. [3,21] CHAPITRE XXI. Expédition de Julien contre les Perses. LES Perses ayant appris la mort de l'Empereur Constance, en étant devenus plus insolents qu'auparavant, et ayant fait irruption sur les terres des Romains, Julien se résolut de lever contre eux une armée, bien qu'elle ne dût pas avoir Dieu pour protecteur. Il envoya auparavant consulter les Oracles de Delphes, de Délos, et de Dodone, et leur demander s'il devait entreprendre cette guerre. Les oracles répondirent qu'il la devait entreprendre, et qu'ils lui promettaient la victoire. Je rapporterai ici les propres paroles d'un de ces Oracles, pour en faire voir sa fausseté à tout le monde. « Tous tant ce que nous sommes de Dieux, nous sommes prêts de porter les trophées de la victoire le long du fleuve qui a le nom d'une bête. Moi qui suis le fier Mars, et qui préside aux armes, j'aurai soin de mener les autres. » Ceux qui appellent Apollon le Dieu de l'éloquence, et le Maître des Muses peuvent rire avec raison de l'impertinence de cet Oracle. Pour moi quand je reconnais son imposture, j'ai pitié de celui qui en fut trompé. Au reste il entendait le Tigre par le fleuve qui a le nom d'une bête. Il tire sa source des montagnes d'Arménie, coule par l'Assyrie, et se décharge dans le Golfe Persique. Ce misérable Empereur trompé par ces Oracles, se promettait la victoire, et méditait de persécuter ensuite les Galiléens ; car c'est ainsi qu'il appelait les Chrétiens comme par injure, sans considérer comme il devait faire, puisqu'il était Philosophe, que ce changement de nom ne pouvait blesser leur réputation. On n'aurait fait aucun tort véritable à Socrate quand on l'aurait appelé Critias ; ni à Pythagore, quand on l'aurait appelé Phalaris ; Nirée n'aurait rien perdu de sa bonne mine, quand on l'aurait appelé Thersite. Mais Julien ayant oublié toutes ces choses, qu'on lui avait autrefois enseignées, crut qu'il nous offenserait sensiblement en nous donnant un autre nom que le nôtre. Il ajoutait une aveugle créance aux mensonges des Oracles, qu'il se vantait qu'il mettrait dans nos Eglises la statue de la Déesse de l'impureté. [3,22] CHAPITRE XXII. Généreuse liberté d'un Décurion de Bérée. ETANT parti tout rempli de ces grands desseins, et après avoir fait de si terribles menaces, il fut vaincu à Berée par un seul homme. Il est vrai que c'était un homme illustre, et qui tenait un des premiers rangs parmi ses citoyens, mais il était encore plus illustre par la pureté de sa foi, et par l'ardeur de son zèle. Ayant vu que son fils avait apostasié, et fait profession de la Religion dominante, il le chassa de sa maison, et le déclara privé de son bien. Le fils étant allé trouver l'Empereur à quelques lieues de la ville, lui exposa son changement de Religion, et le châtiment dont son père l'en avait puni. Julien lui commanda de se tenir en repos, et lui promit d'apaiser la colère de son père. Quand il fut arrivé à Berée il fit un festin aux principaux habitants, parmi lesquels était le père du jeune homme dont je parle. Il fit asseoir le père, et le fils sur le lit, où il était assis lui-même ; et sur le milieu du repas, il dit au père : II me semble qu'il n'est pas juste de contraindre l'inclination de personne. Laissez à votre fils la liberté de suivre une autre Religion que la vôtre, comme je vous laisse la liberté d'en suivre une autre que la mienne, bien qu'il ne me fût que trop aisé de vous l'ôter. Alors le père animé du zèle de la foi, dit à l'Empereur : Vous me parlez en faveur de mon fils. J'aurai soin de vous, puisque votre père ne veut pas l'avoir, quelque prière que je lui en fasse. Je rapporte ici cette histoire, non seulement pour montrer la généreuse liberté de ce père, mais aussi pour marquer comme en passant, qu'il y a eu plusieurs personnes qui n'ont eu que du mépris pour la puissance tyrannique, et pour les cruautés inouïes de Julien. [3,23] CHAPITRE XXIII. Prédiction par un Maître de Grammaire. IL y avait à Antioche un fort homme de bien qui instruisait des enfants, et qui étant plus habile que ne sont d'ordinaire ceux de cette prosession, avait habitude particulière avec le célèbre Libanius, qui était un des plus eloquents de son siècle. Celui- ci étant Païen,et s'attendant à voir bientôt le Paganisme triompher de la Religion Chrétienne, demanda à l'autre en raillant, ce que faisait le Fils du Charpentier. L'autre rempli de la grâce de Dieu prédit ce qui devait bientôt arriver. Le Créateur de l'Univers, dit-il, que vous appelez par mépris, et par raillerie le Fils du Charpentier, fait un cercueil. Peu de jours après la nouvelle de la mort de Julien arriva, et son corps fut apporté dans un cercueil. Ainsi toutes ses menaces furent vaines, et Dieu fut glorifié. [3,24] CHAPITRE XXIV. Prédiction faite par un Moine nommé Julien. JULIEN qu'on appelait Sabas en la langue des Syriens, qui dans un corps mortel menait une vie angélique, et dont j'ai écrit la vie dans l'histoire, qui a pour titre Philothée, redoubla ses prières lorsqu'il eut entendu parler des menaces, que Julien avait faites contre la Religion Chrétienne. La mort de cet ennemi de la piété lui fut révélée le jour qu'il reçut le coup mortel, bien que son Monastère fut éloigné de plus de vingt journées du camp des Romains. Car on dit que comme il priait Dieu avec gémissements et avec larmes, il changea tout d'un coup de visage, et témoigna de la joie. Quelques-uns de ses amis s'étant aperçus de ce changement, et lui en ayant demande la cause, il dit que le sanglier qui avait ravagé la vigne du Seigneur était mort, et qu'il n'y ferait plus de désordre. Cette réponse remplit de joie tous ceux qui étaient présents, si bien qu'ils en chantèrent des Psaume, et en rendirent à Dieu des actions de grâces. Ceux qui apportèrent depuis la nouvelle de la mort de cet impie, assurèrent qu'elle était arrivée au jour, et à l'heure que le bienheureux vieillard l'avait prédite. [3,25] CHAPITRE XXV. Mort de Julien. LA manière dont cet impie mourut fut une preuve visible de son imprudence. Après avoir passé le fleuve qui sépare les terres des Romains de celles des Perses, il brûla ses vaisseaux pour porter ses soldats à la guerre par nécessité, au lieu de les y porter par raison. Les plus excellents Capitaines ont accoutumé de relever le courage de leurs soldats, quand ils les trouvent abattus, et de leur inspirer de la confiance. Celui ci au contraire abattit le courage des siens, en leur ôtant l'espérance de retourner en leur pays. De plus, au lieu d'avoir soin d'amasser des vivres et d'en faire porter des Provinces de l'Empire, ou d'en prendre sur les terres des ennemis, ce prudent prince mena son armée à travers un désert, où ses gens pressés par la faim et par la soif, et égarés détestèrent sa conduite. Dans le temps même qu'ils s'en plaignaient avec horreur, ils le virent tomber sans qu'il fût soutenu par le Dieu de la guerre, qui lui avait promis de lui être favorable, ni par Apollon qui lui avait imposé, ni par Jupiter qui ne se mit point en peine de lancer son tonnerre sur celui qui l'avait frappé. Ainsi ses menaces demeurèrent vaines, et sans effet. On n'a point su jusques à cette heure, qui fut celui qui lui donna ce coup mortel, qu'il avait très justement mérité. Quelques-uns disent que ce fut un Ange, qui le frappa sans être vu. D'autres que ce fut un Ismaélite, et d'autres enfin que ce fut un soldat que la faim, et le dépit d'être égaré dans la solitude avaient mis au désespoir. Il est certain que quiconque l'a frappé, soit un Ange, ou un homme, n'a été que le ministre, et l'exécuteur des ordres de la Justice divine. On dit que quand il eut reçu le coup, il prit quelques gouttes de son sang dans sa main, les jeta contre le Ciel, et dit en même temps : Galiléen, vous avez vaincu ; avouant ainsi sa défaite, et avançant un blasphème tant il était emporté, et extravagant. [3,26] CHAPITRE XXVI. Mystères abominables de la Magie découverts après la mort de Julien. LES secrets exécrables de la Magie, auxquels il s'adonnait furent découverts après sa mort, et se voient encore à Carras. Comme il passait par cette ville ; car il avait laissé celle d'Edesse à gauche, à cause que ses habitants sont Chrétiens, il entra dans un Temple, y commit des impiétés, en fit fermer les portes, mit des soldats pour les garder, et défendit que personne n'y entrât qu'il ne fût de retour. Lorsque la nouvelle de sa mort fut arrivée, et qu'un Prince Chrétien lui eut succédé, on entra dans ce Temple, et on y trouva les restes exécrables de ses sortilèges. On y vit le corps d'une femme pendue par les cheveux, ayant les mains étendues, et le ventre ouvert, ce que cet impie avait fait sans doute pour consulter les entrailles, touchant le succès de la guerre qu'il avait entreprise contre les Perses. [3,27] CHAPITRE XXVII. Têtes d'hommes trouvées à Antioche. VOILA les restes abominables de la superstition et de l'impiété qui furent trouvés à Carras. On dit qu'on trouva à Antioche dans le Palais de Julien, plusieurs coffres pleins de têtes d'hommes, et des puits comblés de corps morts. Voila quelles sont les leçons que les faux Dieux donnent à ceux qui les adorent. [3,28] CHAPITRE XXVIII. Réjouissance publique des habitants d'Antioche. DES que la mort de Julien eut été publiée dans Antioche, on y vit partout des marques de la joie publique ; et les théâtres retentirent, aussi bien que les Eglises des louanges de la Croix, qui avait remporté la victoire sur l'impiété, et convaincu les Oracles d'imposture. J'insérerai ici une parole admirable des habitants d'Antioche, pour en conserver la mémoire. Ils criaient tout d'une voix : Où sont maintenant tes prédictions, insensé Maxime ? Ce Maxime était un Philosophe adonné aux secrets de la Magie, et qui se vantait de prédire l'avenir. Julien savait mieux que personne, combien était extrême l'horreur que ces habitants, qui avaient reçu de saint Pierre et de saint Paul les premières instructions de la foi, et qui brûlaient du feu d'une ardente charité, témoignaient de ses impiétés. Il fit en haine de cela un livre contre eux qui a pour titre, Satyre sur la barbe. Je finirai ce livre par le récit de cette réjouissance publique ; car je ferais difficulté de mêler le règne d'un Prince de piété, avec celui d'un impie.