LES « HISTOIRES » ET « LES ANNALES » : Introduction. Dates de la composition et de la publication. Sujets respectifs des deux ouvrages. Rapport, qui existe entre eux. Les Histoires et les Annales nous ont été transmises par deux manuscrits. Le premier fut mis au jour par Pogge, vers 14129 ; il contenait les six derniers livres des Annales et les cinq premiers des Histoires. Le second, découvert vers 1510 et offert au pape Léon X, contenait les six premiers livres des Annales. Les deux ouvrages réunis formaient une histoire de l'Empire depuis l'avènement de Tibère jusqu'à la mort de Domitien, le premier comprenant les règnes de Tibère, de Caligula, de Claude et de Néron, c'est-à-dire une période que l'historien ne connaissait pas directement : d'où ce titre d'Annales réservé chez les Romains, semble-t-il, aux ouvrages de ce genre ; le second comprenant les principats de Galba, d'Othon, de Vitellius, de Vespasien, de Titus et de Domitien, autrement dit, une période des événements de laquelle Tacite avait été le contemporain et le témoin: d'où le titre d'Histoires, usité alors pour le récit de faits tout récents, ces faits fussent-ils d'ailleurs, comme c'est le cas ici, racontés, suivant le procédé annalistique, année par année. Ils sont très nettement distingués par les manuscrits. Qu'ils l'aient été dès l'antiquité, le fait ne semble pas douteux. Saint Jérôme, il est vrai, dans un passage de son Commentaire sur le chapitre XIV de Zacharie, déclare que « Tacite a écrit les vies des Césars en 30 livres, depuis la mort d'Auguste jusqu'à celle de Domitien » ; mais c'est certainement là une simple façon de parler, qui tient à ce que l'auteur, dans ce passage, considérait les deux ouvrages en bloc. Car Tertullien, deux siècles auparavant, réfutant quelque part ta fable bien connue de la tète d'âne adorée par les Juifs, avait écrit qu'elle se trouve « dans le cinquième livre des Histoires de Cornelius Tacitus » (c'est le livre où, à propos du siège de Jérusalem par Titus, l'historien nous donne une série de renseignements préalables sur la Judée et sur les Juifs). Il est certain, d'autre part, que dans l'ordre de la composition et de la publication, les Histoires ont précédé les Annales, puisque, dans un chapitre du livre XI des Annales, Tacite parlant des Jeux Séculaires célébrés par Claude en 47, renvoie le lecteur au récit de ceux qui furent célébrés par Domitien en 88, quarante et un ans plus tard, et qu'il a racontés, dit-il, précédemment, dans son histoire de ce prince. Mais quel espace de temps s'est écoulé entre le premier ouvrage et le second ? On ne peut le déterminer que par conjecture et sans beaucoup de précision. Dans l'Agricola, en 98, Tacite annonçait déjà l'intention d'écrire un livre "où seraient consignés la mémoire de la servitude passée et le témoignage de la félicité présente", c'est-à-dire où il raconterait le règne de Domitien, celui de Nerva et la partie déjà écoulée du principat de Trajan. En 105 ou 106, il avait sans aucun doute commencé à mettre ce projet à exécution, puisque des lettres de Pline le Jeune datées de l'une ou de l'autre de ces deux années, nous signalent l'apparition des premiers livres des Histoires. D'autre part, un passage des Annales fait,d'une façon très précise, allusion aux conquêtes de Trajan en Arabie, en Mésopotamie et en Arménie, et aux frontières nouvelles données par ce prince à l'Empire du côté de l'Orient. Tacite nous dit qu'au moment où il écrit, les bornes de la domination romaine sont avancées jusqu'à l'Océan Indien. Or, cette affirmation n'aurait pas encore été vraie avant l'année 115, puisque ce fut cette année-là, justement, qu'eut lieu cette annexion de territoires, et elle ne l'aurait plus été en 117, puisqu'à cette date l'empereur n'était plus Trajan et qu'Adrien avait, nous le savons, abandonné, dès son avènement, les conquêtes de son prédécesseur et ramené à l'Euphrate la limite de l'Empire. Le livre II des Annales a donc été écrit en 115 ou 116, et l'ouvrage avait été, suivant toute apparence, commencé en 114. Ainsi les Histoires ont été composées et publiées, — en plusieurs fois, probablement : les Lettres de Pline semblent l'indiquer, — de 105 ou 106 à 113; les Annales, de 114 à une date qu'il est impossible d'établir, même approximativement. Il n'est pas plus facile de savoir l'étendue exacte qu'avait chacun des deux ouvrages alors qu'il était encore intact. Car tous deux, mais surtout le premier, ne nous sont parvenus que dans un état déplorable de mutilation. Des Histoires nous n'avons que les quatre premiers livres avec les vingt-cinq premiers chapitres du cinquième, c'est-à-dire le récit des événements de l'année 69 et des premiers mois de 70 (règnes éphémères de Galba, d'Othon et de Vitellius ; début du principat de Vespasien). Quant aux Annales, elles s'arrêtent au beau milieu du chapitre XXXV du livre XVI; du livre V, nous n'avons que les cinq premiers chapitres; le livre VI offre une lacune au début, et les livres du milieu, de VII à XI, manquent complètement. Ce qui reste représente en somme la plus grande partie du règne de Tibère (20 années sur 23 de sa durée totale) ; les sept dernières années du principat de Claude (qui régna treize ans en tout) ; les douze premières de celui de Néron (qui fut quatorze ans empereur) ; le récit du règne de Caligula a disparu en entier. S'il faut ajouter foi au texte de saint Jérôme cité plus haut, les Histoires et les Annales réunies représentaient un total de trente livres. Dans ce total, quelle est la part respective de chacun des deux ouvrages? On a émis à ce sujet diverses hypothèses. D'après certains, la fin du règne de Néron, peu féconde, somme toute, en événements, pouvait fort bien tenir tout entière dans la soixantaine de chapitres qui manquent au livre XVI des Annales. Les Annales avaient, par conséquent, seize livres, répartis peut-être en deux groupes égaux : 8+8, dont le premier aurait compris les règnes de Tibère et de Caligula (23 années + 4 = 27) ; le second, les règnes de Claude et de Néron (13 années + 14 = 27). Les Histoires, en ce cas, auraient compté quatorze livres, dont on ne nous dit pas, à la vérité, comment ils pouvaient, ni même s'ils pouvaient former entre eux des groupes analogues à ceux qu'on propose pour les Annales. D'après d'autres, les événements des deux dernières années du règne de Néron étaient trop nombreux et trop importants pour qu'on puisse raisonnablement admettre qu'une soixantaine de chapitres suffisaient à les raconter, et il faut supposer qu'avec la fin du livre XVI des Annales, deux livres encore étaient consacrés à ce récit. Les Annales, dès lors, auraient eu dix-huit livres, répartis sans doute en trois groupes de six, suivant le goût prononcé des écrivains latins pour la division par hexades : a), le règne de Tibère (liv. I-VI) ; b), les règnes de Caligula et de Claude (liv. VII-XII) ; c), le règne de Néron (liv. XIII-XVIII), chacune de ces hexades pouvant elle-même se subdiviser en deux parties égales, d'où, au total, six triades: 1° Tibère avant la mort de Drusus (liv. I-1I1) ; 2° Tibère depuis la mort de Drusus (liv. IV-VI) ; 3° Caligula (liv. VII-IX) 4° Claude (liv. X-XII) ; 5° Néron avant la conjuration de Pison (liv. XIII-XV) ; 6° Néron depuis la conjuration de Pison (XVI- XVIII). Dans cette hypothèse, les Histoires n'auraient compté que douze livres. Les quatre et demi qui subsistent ne comprenant, nous l'avons vu, que les événements d'une quinzaine de mois, il faudrait admettre que les six livres et demi disparus suffisaient à raconter les règnes de Vespasien, de Titus et de Domitien, qui, à eux trois, ont duré près de vingt-sept ans. C'est ce qu'il est assez difficile de croire, on en conviendra. En somme, dans l'incertitude où l'on est sur cette question, le mieux est de s'abstenir de toute affirmation précise: aussi bien n'avons-nous rapporté les hypothèses précédentes qu'à titre de simple curiosité. De tout ce qui précède une conclusion paraît ressortir : le recueil des Annales et celui des Histoires, animés, si l'on veut, chacun de sa vie propre, et, à certains égards, indépendants l'un de l'autre, n'en sont pas moins, au total, les deux parties d'une œuvre unique et comme les deux moitiés d'un même tout. Sans doute, à l'origine, les Histoires n'étaient pas le moins du monde, dans l'esprit de Tacite, une suite donnée d'avance à des "annales", non encore écrites, mais déjà projetées par lui, et où serait consigné le récit des événements de la période immédiatement précédente: non, car de telles annales, il semble bien qu'il n'eût même pas alors seulement conçu l'idée. Bien loin de là : c'était au contraire avec le tableau de la période suivante qu'il avait tout d'abord rêvé que les Histoires fissent corps. Ne l'avons-nous pas vu, au début de l'Agricola, annoncer son projet de réunir dans un même ouvrage, pour les opposer l'une à l'autre dans une sorte de diptyque, l'histoire de Domitien et celle de Nerva et de Trajan? Mais dans les cinq ou six années postérieures, son plan primitif s'était modifié ; le sujet, en s'élargissant d'un côté, s'était restreint de l'autre : à l'histoire de Domitien était venue s'ajouter celle des prédécesseurs immédiats de ce prince (ainsi l'auteur évitait de donner à son œuvre le caractère d'un pamphlet), et, en revanche, il avait décidé de réserver pour sa vieillesse l'histoire de Nerva et de Trajan. Mais, en réalité, ajourner ainsi l'exécution de la promesse faite par lui dans le prologue de l'Agricola semble n'avoir été de sa part qu'un moyen élégant et commode de l'éluder tout à fait. Il avait, probablement, dans l'intervalle, réfléchi que malgré "le bonheur d'un temps où l'on pouvait penser ce qu'on voulait et dire ce qu'on pensait", il était difficile de dire la stricte vérité sur un prince encore vivant, et qu'à ce compte, il ne valait pas la peine de refaire, après son ami Pline, un Panégyrique de Trajan. Mais alors, n'ayant plus, d'une part, à s'occuper des Flaviens, qu'il venait d'étudier dans les Histoires, décidé, d'autre part, à laisser de côté les Antonins et à ne plus regarder en avant pour trouver un sujet nouveau, il apercevait inévitablement, en se retournant en arrière, Auguste et ses successeurs immédiats, qui le sollicitaient, pour ainsi dire, de se faire leur historien. Le règne d'Auguste lui parut assez important pour donner lieu à une étude spéciale, qu'il crut devoir réserver pour plus tard : un passage des Annales ne nous permet aucun doute sur ce point. Auguste éliminé, restaient les autres princes de la maison des Jules. Leur vie avait, il est vrai, déjà inspiré plus d'un annaliste ; mais, chez tous ceux qui avaient jusque-là traité ce sujet, l'esprit de flatterie ou l'esprit de dénigrement avait gravement dénaturé les faits, et, dans ces conditions, la matière pouvait paraître encore neuve à un historien résolu à dire la vérité seule et toute la vérité. C'était le cas de Tacite, et c'est ainsi qu'après les Histoires il fut amené à écrire les Annales. Mais ce tableau de la période julio-claudienue se terminait tout naturellement avec le début de la période flavienne, racontée dans les Histoires, si bien que les deux oeuvres, en se rejoignant par leurs extrémités opposées, se soudaient, pour ainsi dire, d'elles-mêmes l'une à l'autre et que le rapport de celle-là à celle-ci s'est trouvé alors le même que, dans notre littérature historique, au XVIIIe siècle, chez Voltaire, celui de l'Essai sur les moeurs au Siècle de Louis XIV, et au XIXe, chez Renan, celui de l'histoire du peuple d'Israël à l'histoire des origines du christianisme: dans chacun des deux groupes, on le sait, la première des deux oeuvres, postérieure à l'autre par la composition et la publication, mais antérieure, si l'on peut dire, par le sujet, est venue après coup se placer devant celle-ci pour s'y rattacher étroitement et constituer avec elle un bloc unique, homogène et compact. Eh bien, de même, l'histoire de la première dynastie impériale à Rome, en se réunissant à celle de la seconde, dans l'oeuvre de Tacite, a formé une véritable histoire suivie des Césars depuis Tibère jusqu'à Domitien, et, dès lors, dans le texte cité plus haut, saint Jérôme, en qualifiant comme il l'a fait le groupe des Annales et des Histoires, n'a nullement excédé son droit. Nous ne croirons pas nous-même davantage excéder le nôtre en faisant, dans les pages qui vont suivre, des Annales et des Histoires réunies le sujet d'une étude commune, tant, au point de vue de la forme qu'au point de vue du fond. Et en effet, si l'on fait abstraction d'un certain caractère oratoire plus marqué dans les Histoires, oeuvre de transition, que dans les Annales, aboutissement de la carrière de l'auteur, les deux ouvrages sont véritablement identiques et, par l'inspiration générale, et par la méthode historique, et par les procédés littéraires. II. La science dans Ies Histoires et les Annales. Les sources. — La première question qui se pose à propos d'un historien. est celle de ses sources. Où Tacite a-t-il puisé la matière des Histoires et des Annales? a) Témoignages contemporains. — Notons d'abord que, pour le premier de ces ouvrages, il a observé directement une partie des faits qu'il y raconte, connu personnellement une partie des hommes qu'il y dépeint. C'est en effet, nous l'avons vu, un sujet tout à fait contemporain qui se trouve traité dans les Histoires. En 67, année au 1er janvier de laquelle s'ouvre son récit, l'auteur était déjà un jeune homme, tout au moins un adolescent. De beaucoup des événements qu'il rapporte là, il eût donc pu dire, avec le héros virgilien : "quaeque ipse uidi", et pour un assez grand nombre même, en raison de la haute situation qu'il occupa au cours de cette période, il eût pu ajouter, en modifiant légèrement le texte du poète : "et quorum pars aliqua fui". Ceux enfin auxquels il n'a collaboré ni assisté, il les a sus, pour une bonne part, de la bouche de gens ou qui en avaient été les témoins oculaires, ou qui y avaient figuré comme acteurs. Et qu'il ait consulté ces gens-là, le cas échéant, avec une extrême diligence, nous pouvons nous en rendre compte par les deux lettres fameuses où Pline le Jeune, à la demande même de son ami, raconte à celui-ci les circonstances particulières de la mort de son oncle, Pline le Naturaliste, et celles, plus générales, de l'épouvantable éruption du Vésuve en 79, qui, avec Pline l'Ancien, avait fait des milliers et des milliers de victimes, englouti des cités entières comme Herculanum et Pompéi. Qu'on se rappelle encore, dans la Correspondance de Pline le Jeune, cette autre lettre, très connue elle aussi, où l'auteur donne à Tacite des détails sur le procès du concussionnaire Baebius Massa, ancien proconsul d'Afrique, procès datant de l'époque de Domitien, et où Pline avait siégé comme juge, en sa qualité de sénateur, mais auquel Tacite alors, sans doute, propréteur en Belgique, et, en tout cas, absent de Rome, n'avait pu assister. A la vérité, cette fois-là, Tacite n'avait pas sollicité le témoignage de son ami ; mais nous pouvons être sûrs qu'il n'en accueillit ce témoignage ni avec moins de reconnaissance ni avec moins de satisfaction. En tout cas, de même qu'il a interrogé Pline sur la catastrophe du Vésuve, de même il a dû maintes fois, ou de vive voix ou par écrit, interroger tour à tour sur ce que chacun d'eux avait fait ou avait vu, les innombrables personnages avec lesquels il ne pouvait pas ne pas être en relation. Là où les souvenirs personnels lui faisaient défaut, il a certainement, dans la plus large mesure, mis à contribution les souvenirs d'autrui. On connaît l'anecdote de cet érudit, qui, doué d'une riche et inépuisable mémoire, invitait volontiers ses amis à le « feuilleter ». Soyons sùrs qu'avec son merveilleux talent psychologique, Tacite a su, mème sans y être invité, et pour le plus grand profit de son oeuvre, « feuilleter » copieusement les plus notoires de ses contemporains. b) La tradition orale. — Mais cette première source de documents n'était possible que pour les Histoires: encore, même là, ne suffisait-elle pas. Toujours est-il que les Annales, qui, sans être de l'histoire ancienne, ne sont déjà plus de l'histoire contemporaine, exigeaient de la part de Tacite d'autres éléments d'information. De ceux-ci quelques-uns lui ont été fournis par la tradition orale : lui-même, à diverses reprises, l'a expressément déclaré. On trouve plus d'une fois chez lui des formules comme celles-ci : « Je me souviens d'avoir entendu dire à des vieillards ... » ; « Les faits que je raconte, je les ai entendus de la bouche de nos vieillards ... ; » «c 'est de la sorte que parlent les gens de cette époque qui ont vécu jusqu'à notre temps. » De ces hommes d'âge dont il invoque ainsi le témoignage, certains avaient passé une partie de leur vie sous plusieurs des règnes dont il nous a tracé le tableau, sous ceux, au moins, de Claude et de Néron. Et eux-mêmes avaient pu, de la bouche des hommes de la génération immédiatement précédente, recueillir une foule de souvenirs tout frais encore, sur les principats de Tibère et de Caligula. D'une façon générale, maint événement même de la période la plus reculée dont traitent les Annales, avait suscité, sur les lèvres des contemporains, des interprétations qui, d'une génération à l'autre, transmises de bouche en bouche, trouvaient encore, à l'époque de Tacite, une assez forte créance pour que celui-ci ait cru devoir les recueillir et en faire part, — souvent sous toutes réserves, — à ses lecteurs. Il arrive que ces « on dit » lui servent à confirmer les assertions des écrivains : "Eadem ceteri quoque auctores prodidere et fama huc inclinat." Mais, même alors, l'intérèt n'en est pour lui que secondaire, et, comme il était naturel, c'est à la documentation écrite que de préférence il s'est toujours attaché. c) Les archives du sénat. — Ici, deux catégories distinctes de sources s'offraient à lui : d'abord les archives, ensuite les ouvres des historiens antérieurs qui avaient déjà traité les mêmes sujets. Dans la première nous rangerons: 1' les procès-verbaux des séances du sénat ("acta senatus") ; 2' la collection du Journal de Rome ("acta diurna populi romani") ; 3' les archives impériales ("commentarii principum"). Arrêtons-nous un instant sur chacun de ces groupes de documents. Jusqu'à César, le sénat n'avait jamais rien laissé transpirer de la façon dont les choses se passaient au cours de ses séances. C'était apparemment, à ses yeux, le meilleur moyen de conserver son ascendant sur le peuple : "omne ignotum pro magnifico est". Le dictateur, pour lui enlever le plus possible de son prestige, déclara que désormais on rédigerait et on publierait (c'est-à-dire on afficherait sous les yeux du public) les procès-verbaux de toutes les réunions. Ces procès-verbaux contenaient, "avec l'énoncé officiel de la question mise en délibération par le président et de la décision prise par l'assemblée, une analyse des opinions développées par les divers membres qui avaient profité de leur tour de parole, les discours et lettres des empereurs, les acclamations dont ils avaient été l'objet: si ce n'est pas tout à fait, on le voit, l'équivalent de notre compte rendu sténographique, c'était plus que notre compte rendu analytique". Auguste, il est vrai, en avait supprimé la publicité. Mais les gens d'importance comme Tacite devaient sans trop de peine en obtenir communication, et, de fait, il les a expressément cités. d) Le Journal du peuple romain. — D'ailleurs, ce qui s'était passé de plus important dans chacune des réunions du sénat, ce que le public avait le plus d'intérêt à en connaître, se trouvait consigné dans le Journal de Rome. Ce journal dérivait de l'ancien album du grand pontife. On sait que cet album n'était autre chose qu'une planche soigneusement blanchie, qu'on plaçait le 1er janvier de chaque année sur le mur extérieur de la Regia, ou palais pontifical, et sur laquelle on notait en quelques mots, à mesure qu'il se produisait, tout événement important survenu soit dans la Ville même, soit dans les provinces. "Cette table du grand pontife restait à sa place toute l'année. On la détachait à la fin de décembre et on la gardait dans les archives". C'était la réunion de toutes ces planches qui, à partir d'une certaine époque, avait formé les "Annales maximi", origine de l'histoire romaine. Et c'est, sans aucun doute, à l'imitation de l'album que s'était constitué le Journal, affiché chaque jour dans un lieu public, qui était très probablement le Forum. Il se composait de deux parties : l'une semi-officielle, comprenant, avec des nouvelles de la Cour (réceptions au Palatin, cérémonies importantes), toutes sortes de faits divers : mariages, naissances, décès, enterrements, divorces, etc.; l'autre, officielle, contenant, avec le texte des lois nouvelles, des sénatus-consultes, des décrets des magistrats, le compte rendu, au moins sommaire, des séances de l'assemblée du peuple, réduite, il est vrai, à une existence presque purement nominale, et surtout de celles du sénat. Ce journal était à la dispositioir de tout le monde ; non seulement on pouvait le lire dans les lieux où il était affiché, mais on le copiait, on l'envoyait en province, on le gardait dans les bibliothèques publiques et privées. Il était donc facile de le consulter. Que Tacite y ait eu recours, on ne saurait en douter. Il nous confie quelque part que, malgré ses recherches, il n'y a trouvé aucune mention de la présence d'Antonia, mère de Germanicus, aux funérailles de son fils. Et ailleurs, il nous déclare avec dédain « qu'il laisse à ce journal tout le menu fatras des petits faits dont la dignité de l'histoire ne saurait s'accommoder». En somme, il est vraisemblable qu'il a mis à profit les "Acta publica" (appellation collective, sous laquelle ses contemporains et lui désignent les "Acta senatus" et les "Acta populi"), plus souvent qu'il ne lui a plu de le dire. C'est de là sans doute qu'il tira les discours des princes dont il reproduit quelques passages, ou que simplement il a mentionnés. Peut-être aussi les avait-il sous les yeux quand il raconte avec quelque détail les assemblées du sénat et qu'il rapporte les opinions que chacun y a soutenues... Ceux qui pensent qu'il en a fait plus d'usage qu'on ne suppose, s'appuient sur un passage des Lettres de Pline le Jeune, qui parait bien leur donner raison. Pline... raconte à Tacite une querelle qu'il a eue au temps de Domitien avec un délateur puissant, pour qu'il la mette dans ses Histoires; puis, le récit achevé, il s'excuse presque de l'avoir fait. "Je suis bien sûr, lui dit-il, qu'il n'aurait pas échappé à vos consciencieuses recherches, puisqu'il est dans les Actes publics." Il ne met donc pas en doute que Tacite dépouille scrupuleusement les "acta publica" et qu'il profite de tout ce qui s'y trouve. e) Les archives du Palais. — Mais s'il a pu, de la façon la plus simple, et comme tout le monde, consulter la collection du Journal de Rome, s'il a pu, sans trop de mal, de par sa situation officielle, avoir accès aux archives du sénat, pourtant, depuis Auguste, théoriquement inaccessibles au public, les archives impériales ont-elles été, elles aussi, à sa disposition? Pour être en droit de l'affirmer, il ne servirait de rien, nous en convenons, de rappeler l'usage perpétuel qu'un Suétone, dans son Histoire des douze Césars, a fait de ce genre de documents ; car Suétone, secrétaire de l'empereur Adrien et familier du Palatin, pouvait se livrer à loisir, dans les papiers qu'il avait sous la main, à des investigations évidemment moins aisées aux gens du dehors. Pour le contester, en revanche, ou même pour le nier, on invoque deux textes, en apparence assez probants. Dans l'un, l'historien grec Dion Cassius se plaint que l'histoire, relativement facile à écrire sous la République, époque où la politique se faisait tout entière au grand jour, présente sous l'Empire des difficultés presque insurmontables, parce qu'alors on ne sait rien, faute de pouvoir pénétrer dans le cabinet de l'Empereur : Dion avait, semble-t-il, sollicité cette faveur et s'était vu éconduit. Dans l'autre, qui est de Tacite lui-même, nous voyons ceci : au début du règne de Vespasien, et à un moment ou le sénat parlait de faire leur procès aux délateurs du temps de Néron, un sénateur, Junius Mauricus, s'adressant à Domitien, qui exerçait alors à Rome une sorte de régence au nom de son père, encore en Égypte, demande au jeune prince l'autorisation de compulser les registres du palais ("commentarios principum"), dans l'espoir d'y trouver les noms de ceux qui, sous la tyrannie, s'étaient volontairement et secrètement constitués les dénonciateurs de leurs collègues : cette autorisation ne lui est pas accordée. Du double refus opposé à Dion et à Mauricus on croit pouvoir conclure que l'abord des archives impériales était rigoureusement interdit. Conclusion contestable ; car, en raisonnant ainsi, on ne fait pas attention que les deux cas auxquels on se réfère ne prouvent pas grand'chose en ce qui concerne Tacite. Dion Cassius, bien que haut fonctionnaire de l'empire, était un Grec, et l'on comprend que l'administration romaine ait estimé avoir de bonnes raisons pour ne pas ouvrir à un étranger la porte du cabinet impérial. Quant à Mauricus, sa requête se produisait au lendemain même d'un régime de terreur, qui, avec les plus sanglants souvenirs, avait laissé dans beaucoup d'âmes un ferment de haines et de rancunes inexpiables, avides de s'assouvir, toutes prêtes à éclater. A ces rancunes et à ces haines, il était d'excellente politique, pour un gouvernement réparateur, de ne pas donner un nouvel aliment en livrant en pâture à une curiosité hostile des dossiers compromettants sur toute une catégorie de citoyens suspects ou honnis. Mais la situation de Tacite était toute différente. A l'époque des Histoires et des Annales, il était un très grand personnage, ami intime de l'empereur régnant, orateur fameux, historien déjà célèbre : pour un homme de cette envergure, il pouvait, il devait y avoir des accommodements avec le secret des archives. Et puis les temps étaient changés : il y avait vingt ans déjà que l'ère des révolutions et des persécutions était close ; les rancunes et les haines étaient éteintes : Nerva et Trajan avaient tout pacifié. Pouvait-il, dès lors, paraître dangereux, ou simplement scabreux, de communiquer à un citoyen illustre, à un chercheur désintéressé, des papiers désormais inoffensifs ? Non, en vérité, il n'y a aucune invraisemblance à supposer que Tacite ait pu avoir sous les yeux les archives en question. Qu'il les ait effectivement consultées, rien, nous le voulons bien, n'autorise à l'affirmer; mais rien non plus ne permet de le nier. "J'ai eu l'heureuse fortune, écrit-il quelque part, de rencontrer beaucoup de faits dignes d'être connus et que d'autres avaient laissés dans le silence et dans l'oubli". Ne serait-ce pas aux découvertes faites par lui dans le recueil des registres impériaux qu'une phrase comme celle-ci fait allusion ? Nous le croirions volontiers pour notre part. En tout cas, il est difficile d'admettre qu'une source de renseignements, si importante, semble-t-il, et si intéressante, ait été complètement négligée par lui. f) Les oeuvres des historiens antérieurs. — Mais, si abondantes que puissent être les informations fournies à Tacite par les documents d'archives, il en doit certainement un plus grand nombre encore à ses prédécesseurs dans cette partie du domaine historique qu'il abordait à son tour. Il a eu beau, tant au seuil des Annales qu'au début des Histoires, rabaisser tous en bloc les historiens de l'époque impériale, en les taxant d'ignorance sur ces grands intérêts politiques qu'ils prétendent nous exposer, alors que, dit-il, sous un régime absolu, ils n'avaient pu avoir aucune part au gouvernement — (comme si lui-même, après tout, ne se trouvait pas exactement dans le même cas!) — il a eu beau les juger avec beaucoup de sévérité pour avoir à l'excès, ajoute-t-il, ou flatté ou dénigré les empereurs, suivant que ceux-ci étaient encore vivants ou déjà morts ; il n'en a pas moins, pour la composition de ses propres ouvrages, mis à contribution bon nombre d'entre eux. Car la matière avait déjà tenté bien des plumes avant la sienne, et, soit par lui-même, soit par d'autres, nous connaissons, avec le titre approximatif de leurs oeuvres, les noms d'une dizaine d'historiens ou de mémorialistes qui avaient écrit le récit d'une partie au moins des événements arrivés entre la mort d'Auguste et celle de Domitien. Parmi eux, il convient de citer tout d'abord Sénèque le Rhéteur. Nous savons par son fils qu'il avait laissé dans ses papiers le manuscrit d'un ouvrage historique embrassant toute la période qui s'étendait depuis le début des guerres civiles jusqu'à sa mort (c'est-à-dire jusqu'à l'année 40 environ ap. J.-C.). Cet ouvrage contenait donc, en plus du récit des guerres civiles, l'histoire des règnes d'Auguste et de Tibère, et, sans doute, le tableau d'une partie de celui de Caligula. De son côté, l'empereur Claude avait composé deux ouvrages du même genre : l'un, en 10 livres sur les guerres civiles depuis la mort de César ; l'autre, en 41 livres, sur l'histoire intérieure et extérieure de Rome, depuis la bataille d'Actium jusqu'à la fin, probablement, du règne de Caligula. Aufidius Bassus, sur la vie duquel nous ne savons rien de précis, et Servilius Nonianus, consul sous Tibère, avaient écrit chacun une histoire des affaires romaines, qui commençait aux guerres civiles et se terminait à la mort de l'auteur. Toutes deux comprenaient les règnes d'Auguste, de Tibère et de Caligula, et probablement une partie de celui de Claude. D'Aufidius on avait, en outre, un récit des campagnes romaines en Germanie. Le principat de Claude dans sa totalité et celui de Néron avaient été racontés par trois historiens que Tacite a personnellement connus et qu'il a cités tous les trois à diverses reprises (ce qu'il n'avait pas fait pour les précédents) : Pline l'Ancien, Cluvius Rufus et Fabius Rusticus. L'auteur de l'Histoire naturelle avait, polygraphe infatigable, consacré à l'histoire proprement dite plusieurs oeuvres aujourd'hui perdues. On lui devait notamment une histoire des guerres de Germanie et une continuation de l'histoire générale d'Aufidius Bassus, où il étudiait la période comprise entre la fin du règne de Claude et la mort de Vespasien : peut-être même dépassait-il un peu cette dernière limite. Cluvius Rufus, écrivain fort éloquent, au dire de Tacite, avait été consul sous Caligula, compagnon de Néron durant le voyage de celui-ci en Grèce, puis, jusqu'à sa mort, gouverneur de l'Espagne Tarraconaise, où il avait été envoyé par Galba. Par une lettre de Pline le Jeune et par un passage de Plutarque on se rend compte que, dans son ouvrage, il était allé jusqu'au delà de la mort de Néron. Fabius Rusticus fut, sous Néron, l'ami et le protégé de Sénèque ; Quintilien a fait de lui, par allusion, un pompeux éloge et Tacite le considère comme le plus éloquent, avec Tite-Live, des historiens de l'époque impériale. On ne sait pas où s'arrêtait son récit ; mais, en tout cas, il allait certainement au moins jusqu'à la mort de Néron. Ajoutons que pour la guerre de Judée et le siège de Jérusalem, Tacite s'est vraisemblablement inspiré du traité "De Judaeis", dû à la plume d'Antonius Julianus, officier de l'armée de Titus et qui avait pris part à toute la campagne de celui-ci contre les Juifs. Pour cette partie de ses Histoires. l'oeuvre de Josèphe eût pu lui être d'un grand secours ; mais il y a beaucoup de chances pour qu'il l'ait tenue systématiquement à l'écart, en raison du mépris qu'il ne pouvait guère manquer d'avoir pour l'auteur, doublement disqualifié, sans doute, à ses yeux et par son origine judaïque et par sa situation d'affranchi. Tous ces écrivains peuvent être regardés comme des historiens au sens absolu du mot. A côté d'eux nommons-en quelques autres qui étaient plutôt de simples mémorialistes. Claude, en plus des ouvrages mentionnés tout à l'heure, avait laissé 8 volumes de mémoires, plus dénués de bon sens que d'élégance, nous dit Suétone. Mais peut-être convient-il de les ranger dans le recueil des "commentarii principum" étudiés plus haut. L'illustre général Corbulon, le vainqueur des Parthes, le conquérant de l'Arménie ; Suétonius Paulinus, qui, après s'être couvert de gloire en Bretagne, fut un des généraux othoniens vaincus à Bédriac; Vipstanus Messala, tribun militaire au service de Vitellius, et que nous avons vu figurer parmi les interlocuteurs du Dialogue des Orateurs, avaient tous trois écrit des mémoires où ils racontaient sans doute leurs expéditions et leurs campagnes, et dans lesquels Tacite a puisé plus d'un détail. De même, Agrippine, la mère de Néron, avait, nous dit Tacite lui-même, "transmis à la postérité l'histoire de sa propre vie et les malheurs de sa famille". Une fois au moins l'auteur des Annales lui a emprunté un renseignement intéressant, qui, déclare-t-il, ne se trouvait dans aucun des ouvrages contemporains. Comment Tacite use des sources écrites. — Telles sont, en dehors des archives, les sources écrites que nous pouvons indiquer pour les Histoires et les Annales. Cette liste s'allongerait sans doute, si l'histoire littéraire avait fait parvenir jusqu'à nous les noms de tous les historiens de ce temps-là. Car, pour désigner les garants de sa véracité, Tacite se sert sans cesse d'expressions comme celles-ci : "plures, plurimi, plerique, ceteri auctores". Ces expressions visent, semble-t-il, des écrivains plus nombreux encore que ceux que nous venons d'énumérer. On nous dit, il est vrai, que, sous la plume de Tacite, ce sont simples façons de parler, dues soit au goût naturel de l'auteur pour l'hyperbole, soit au désir qu'il éprouverait de nous faire illusion sur sa méthode de travail et sur ses procédés de composition. Car, d'après certains critiques, Tacite, à l'exemple de la plupart des historiens anciens, pour chacun de ses grands ouvrages, et même pour chacune des parties dont ils se composent, aurait choisi comme source un de ses prédécesseurs, — un seul, — auquel il se serait attaché étroitement, — pour un peu on dirait : servilement; — qu'il aurait suivi pas à pas, sans jamais s'écarter de lui, si ce n'est de loin en loin, pour le compléter alors, ou le corriger par quelques emprunts de détail faits à tel ou tel autre, adopté à titre subsidiaire et provisoire, appelé comme substitut ou comme renfort. L'originalité, chez lui, tout à fait absente du fond, résiderait tout entière dans la forme. On veut voir là une véritable loi de la composition historique chez les anciens en général et chez Tacite en particulier; c'est la loi de Nyssen, comme on l'appelle, du nom de l'érudit allemand qui l'a formulée le premier. Chez nous, M. Fabia s'est constitué le champion ardent de cette thèse, dans un important ouvrage sur les sources de Tacite. Par une analyse minutieuse du texte des Histoires et des Annales, il s'est flatté de retrouver dans chacune des parties de ce texte la source principale, d'où, dit-il, elle dérive, et, là où elles se mêlent à la première, les sources secondaires ; il a prétendu déterminer avec une exactitude quasi mathématique l'apport de chacune d'elles, son importance et sa valeur. De cet examen il croit pouvoir conclure que dans les Annales, l'original de Tacite est Aufidius Bassus pour les règnes de Tibère et de Caligula et pour la plus grande partie du règne de Claude; Cluvius Rufus pour la fin du règne de Claude et pour le règne de Néron, quelques renseignements accessoires ayant été fournis dans la première partie par Servilius Nonianus, dans la seconde par Fabius Rusticus et par Pline l'Ancien ; que, pour la partie conservée des Histoires, Pline l'Ancien, qui seul encore s'était occupé de cette période, est forcément l'unique modèle suivi. La théorie de M. Fabia, soutenue par des arguments plus ingénieux que solides, a été, depuis, vivement attaquée, battue en brèche, et, à l'heure actuelle, elle paraît rejetée par la majorité des savants français. Il serait trop long, et d'ailleurs inutile à notre dessein, d'entrer dans le détail de cette discussion érudite. Aussi bien, ne voulions-nous que signaler la question à nos lecteurs et inspirer aux plus studieux d'entre eux le désir de pénétrer quelque jour plus avant dans ce débat, s'ils en ont le loisir. Bornons-nous à dire qu'avec d'illustres ou éminents critiques comme MM. Boissier, Martha, Courbaud, nous croyons fermement que là où Tacite nous parle de la multiplicité de ses sources, il n'y a aucune raison sérieuse de douter de sa sincérité, pas plus que là où il institue une comparaison entre elles et essaie de justifier sa préférence pour l'une ou pour l'autre, il n'y a lieu de suspecter a priori la valeur de son jugement. Le sens critique chez Tacite.— Mais nous nous trouvons ici en présence d'un aspect nouveau de notre étude. L'histoire, a-t-on dit, est au confluent de l'art et de la science. Avant d'étudier la valeur artistique de l'oeuvre de Tacite, il est nécessaire de nous demander ce que vaut cette oeuvre scientifiquement. L'histoire, a-t-on dit encore, est la résurrection du passé, ce passé fût-il d'hier, et l'historien, qui opère ce miracle, est une sorte de magicien. Mais pour que nous admirions pleinement la vertu de son coup de baguette, il faut que nous soyons sûrs de l'identité du cadavre exhumé et ranimé par lui sous nos yeux. Ce passé, si récent par rapport à lui, que Tacite a eu la prétention de faire revivre pour la postérité, est-il bien authentiquement le passé tel qu'il était au moment où il s'appelait encore le présent? Nous venons de voir l'historien assembler ses documents, et il nous a semblé apporter à cette tâche toute la conscience et toute la méthode désirables, ne rien négliger de ce qui pouvait le renseigner. Mais de ces documents, une fois découverts et amassés, a-t-il su extraire, sinon la vérité tout entière, du moins le maximum possible de vérité? Son enquête n'a-t-elle pas été faussée par des causes d'erreur? En fait, beaucoup de gens en contestent la valeur. Ils reprochent à Tacite d'avoir, tantôt inconsciemment, tantôt systématiquement, déformé la réalité, soit par manque de sens critique, soit par l'effet de préjugés politiques ou de prédispositions morales, ou bien encore en raison de mauvaises habitudes héritées de son éducation, ou enfin sous l'empire de préoccupations artistiques prédôminantes à l'excès dans son esprit. Il convient que nous examinions tour à tour ces différents griefs. Il va de soi que pour des juges comme Nyssen et M. Fabia, le sens critique, chez Tacite, est à peu près inexistant, puisque, d'après eux, l'auteur des Histoires et des Annales s'est borné - ou presque — à reproduire avec autant d'exactitude que possible tel ou tel de ses devanciers. Encore dans ce travail même serait-il souvent infidèle. On admet, il est vrai, nous l'avons vu, qu'aux renseignements empruntés par lui à sa source principale il en a, de temps en temps, mêlé d'autres, émanés de sources secondaires et destinés à compléter, à rectifier ou à contrôler les premiers. Mais, ajoute-t-on, les compléments sont rares; le contrôle n'a pas été exercé d'une façon rigoureuse et constante. Tacite s'est borné à comparer ses sources sur un certain nombre de points, particulièrement intéressants à ses yeux : dans la plupart des cas il a écarté ou négligé la comparaison. Au total il n'a pas l'esprit scientifique. — Ce jugement dédaigneux n'est pas sans appel. Par combien de passages des deux grandes oeuvres qui nous occupent ne pourrait-on pas le réfuter? Qu'on se reporte, par exemple, à l'espèce de prologue qui ouvre la seconde triade des Annales. Tacite y dénombre les forces militaires de l'empire à ce moment-là et analyse les principes directeurs de la politique suivie par Tibère durant les neuf premières années de son règne: assurément un historien moderne ne pourrait guère, dans un morceau de ce genre, mettre plus de précision ni de sûreté de jugement. Qu'on songe encore, dans cet ordre d'idées, à l'admirable prologue des Histoires. Après avoir, en trois chapitres d'une grandeur incomparable, tracé à grands traits l'esquisse de son sujet, « Tacite, nous dit M. Boissier, nous emmène avec lui par tout l'Empire... et nous expose la situation de Rome, l'esprit des armées, l'état des provinces, celui du monde entier, quelles parties de ce grand corps étaient saines, quelles parties étaient malades. Ce tableau, composé de touches à la fois larges et précises, qui, à côté de vues d'ensemble, contient tant de détails exacts, tant de faits, tant de remarques sur la distribution des légions et la manière dont Rome gouvernait les peuples, est quelque chose de nouveau. Pour en bien saisir la nouveauté, songeons aux préambules de Salluste, qui ne sont que des lieux-communs. Le contraste même nous montrera clairement qu'on sent déjà chez Tacite commencer par moments l'histoire politique, c'est- à-dire l'histoire moderne». Ailleurs, parlant des digressions courtes, mais assez fréquentes, par lesquelles Tacite interrompt volontiers la trame de son récit, M. Boissier en fait ressortir le caractère, sinon proprement scientifique, du moins incontestablement précis et savant. La plupart ont trait aux vieilles institutions de Rome étudiées dans leurs origines, leur histoire, leur évolution. Beaucoup aussi se rapportent à l'étude des religions, surtout chez les peuples étrangers, Germains, Juifs; Égyptiens. « Il y en a enfin d'autres qui témoignent d'un esprit ouvert et curieux, que la science attire par elle-même, par exemple celles où il nous renseigne sur l'ancien pomoerium et la topographie de certains quartiers de Rome..., celle surtout où, après avoir parlé des lettres nouvelles qu'il prit fantaisie à Claude d'inventer, il nous raconte l'origine de l'alphabet. Remarquons à cette occasion que, dans ces problèmes délicats, Tacite est fort bien informé. Tout le monde autour de lui attribuait l'invention de l'alphabet aux Phéniciens; Tacite la rapporte à l'Égypte, et la science moderne lui a donné raison. On supposait que les lettres avaient été communiquées aux Latins par les Étrusques : il affirme qu'ils les ont reçues directement des Grecs : la question est encore aujourd'hui débattue parmi les savants ; mais l'opinion que soutient Tacite est celle qu'ont adoptée Kirchhoff et Mommsen : d'où l'on voit qu'il avait puisé sa science à de bonnes sources. Or, qu'est-ce qui l'avait amené à cet heureux résultat, si ce n'est l'esprit critique'? Il en était donc doué, quoi qu'on en dise, à un degré très suffisant. Voici, par exemple, comment il déclare procéder en présence de plusieurs témoignages sur un même fait : «Si mes auteurs sont d'accord, dit-il, leur accord même me sert de règle ; quand ils diffèrent, je rappelle les faits sous leur nom." A la vérité, cette règle n'est peut-être pas la meilleure, et, de plus, Tacite, quoi qu'il en dise, ne s'y est pas toujours conformé. Mais les lignes qui, dans le texte, précèdent immédiatement celles-ci, ne laissaient pas de révéler chez l'auteur un sens critique assez avisé. Il vient de dire que Burrhus, à un certain moment, faillit se voir enlever par Néron la préfecture du prétoire, comme complice d'Agrippine dans un prétendu complot contre la sûreté de l'empereur, et que, d'après Fabius Rusticus, le crédit seul de Sénèque épargna cet affront au vieux gouverneur. Et là-dessus, il ajoute : «Pline et Cluvius disent, eux, qu'il ne s'éleva aucun doute sur la fidélité du préfet, et il est certain que Fabius incline à louer Sénèque, auteur de sa fortune. » Ainsi, pour Tacite, un historien qui a reçu des bienfaits d'un des personnages de son histoire est par là-même suspect quand il loue ce personnage, et, sur des faits auxquels s'est trouvé mêlé ce dernier, on a plus de chances d'être véridique, en adoptant la version de témoins plus désintéressés. Ailleurs, sur les causes de la défection de Cécina et de Cecilius Bassus, abandonnant le parti de Vitellius pour celui de Vespasien, il repousse le témoignage des annalistes contemporains de ces deux hommes, parce qu'ifs lui semblent avoir écrit l'histoire de toute cette guerre dans un fâcheux esprit de complaisance pour les Flaviens vainqueurs. Voilà, semble-t-il, en matière de critique historique, des principes excellents. Ailleurs encore, après avoir rapporté comme la plus accréditée la tradition d'après laquelle le parti adopté par Tibère de quitter Rome pour toujours était dû aux artifices de Séjan, il croit devoir faire cette objection: «Mais comme il (Tibère) vécut encore six ans dans la solitude après le supplice de cet homme (Séjan), peut-être, sans chercher ses motifs hors de lui-même, les trouverait-on dans le besoin d'un séjour qui cachât ce que ses actions affichaient : ses vices et sa cruauté... » Et il énumère encore plusieurs autres explications de cette retraite, susceptibles de s'ajouter à celle qu'il vient de proposer. On sera tenté de trouver qu'ici encore le sens critique ne lui fait pas précisément défaut. Et bien d'autres textes pourraient être cités de lui, qui, comme on l'a dit de l'un d'eux, sont de véritables modèles de discussion historique. Rappelons seulement, pour finir, celui où il combat l'opinion de certains historiens antérieurs, qui prétendaient qu'avant la bataille de Bédriac, les deux armées en présence avaient songé un instant à poser les armes et à s'en remettre au sénat du choix d'un empereur, et celui où il réfute la tradition, encore courante de son temps, qui attribuait à Tibère le rôle d'un complice dans l'empoisonnement de son fils Drusus par Séjan. Dans l'un comme dans l'autre, les arguments se pressent avec une netteté et une vigueur qui forcent la conviction du lecteur, et chacun des deux suffirait à montrer à quelle critique rigoureuse Tacite sait soumettre les faits ; combien peu il est homme à s'en laisser imposer par quelque autorité que ce soit, celle de ses prédécesseurs ou celle de la tradition. La philosophie et la religion de Tacite. — Toutefois, ici se présente une objection. A la fin du dernier passage des Annales auquel nous venons de faire allusion, expliquant pourquoi il a cru devoir rappeler la tradition qu'il combat, Tacite nous déclare qu'il l'a fait pour confondre par un exemple éclatant tous les racontars de ce genre et engager ceux dans les mains de qui tomberait son livre « à ne point préférer des récits incroyables, avidement reçus par la multitude, à des faits réels et que n'a point altérés l'amour du merveilleux ». — « Je ne donnerai rien, dit-il ailleurs, à l'amour du merveilleux ("nihil compositum miraculi causa tradam").» Et ailleurs encore : « Rechercher le merveilleux et amuser de fictions l'esprit de mes lecteurs serait trop au-dessous de la gravité de cet ouvrage. » Pourtant les récits de prodiges tiennent chez lui une place considérable. Tout événement grave ne nous est présenté, dans les Histoires et dans les Annales, que précédé d'un cortège imposant de faits extraordinaires, qui l'annoncent et que Tacite rapporte, semble-t-il, sans sourciller. Naissance ou brusque apparition d'êtres humains ou d'animaux monstrueux, javelots qui, dans les mains des soldats, se mettent à jeter des flammes avant une bataille, cris plaintifs ou hurlements poussés soit dans les ténèbres, soit en plein jour, par des voix mystérieuses, mirages sanglants aperçus dans les flots: autant de phénomènes avant-coureurs ou de la bataille de Bédriac et du suicide d'Othon, ou de la chute de Vitellius, ou du sac de Camulodunum par les Bretons révoltés, ou de l'assassinat de Claude, ou de la conjuration de Pison. Des oracles prédisent à Titus la grandeur prochaine de sa maison ; un fantôme, dans le temple de Sérapis, surgit devant Vespasien, et, par le nom même du personnage qu'il représente, garantit au nouvel empereur la possession du pouvoir souverain ; ce même Vespasien guérit miraculeusement, à Alexandrie, un aveugle et un paralytique ; Tibère, grâce à ses connaissances astrologiques, prédit à Galba que celui-ci régnera un jour, mais que son règne sera éphémère, etc. Sans doute, dans ces passages, Tacite n'émet aucune opinion personnelle sur le plus ou moins de créance que méritent la divination et l'astrologie. Mais la foi aveugle du vulgaire en ces prétendues sciences ne le scandalise pas le moins du monde. A la suite du chapitre où il a raconté les rapports de Tibère avec les mages chaldéens, il se demande lesquels ont raison, des Épicuriens, pour qui le hasard est le maître des affaires humaines, ou des Stoïciens, qui veulent que le monde soit régi par la fatalité ; et, après avoir rapporté les deux théories, il ajoute: « Ce qu'il y a de sûr, c'est que la plupart des hommes ne peuvent renoncer à l'idée que le sort de chaque mortel est fixé au moment de sa naissance; que, si les faits démentent quelquefois les prédictions, c'est la faute de l'imposture, qui prédit ce qu'elle ignore; qu'ainsi se discrédite un art dont la certitude a été démontrée et dans les siècles anciens et dans le nôtre, par d'éclatants exemples. » Ici non plus, il ne conclut pas ; mais il est clair que, dans cette façon de penser, qui est celle du commun des hommes, il ne voit, pour sa part, aucune absurdité. A l'égard des miracles qu'il rapporte, son état d'esprit paraît tout à fait analogue. Il faut dire qu'en les mentionnant, il se conformait à une tradition vénérable : tous les vieux annalistes de Rome avaient rempli leurs ouvrages d'énumérations de ce genre, et chez Tite-Live lui même on en trouve à chaque instant. Mais le respect de la tradition littéraire n'explique pas à lui tout seul le procédé de Tacite en pareil cas. La gravité avec laquelle, — sauf, ici ou là, quelques pointes de scepticisme — il relate tous ces prodiges, doit s'expliquer surtout par ses opinions philosophiques et par son attitude générale à l'égard des choses de la religion. A vrai dire, Tacite n'aime guère la philosophie ni les philosophes: il décoche volontiers des épigrammes à ces rêveurs trop enfoncés dans leurs chimères à « ces vaniteux trop portés, même les meilleurs d'entre eux, à étaler leur vertu, à administrer, même hors de propos, les leçons de leur sagesse ». Il n'en a pas moins parlé avec respect d'Helvidius Priscus, déclaré que la proscription des philosophes par Domitien avait été la proscription de la vertu elle-même, cité Socrate ou Platon en termes très élogieux, enfin adopté sur bien des points les doctrines des Stoïciens modérés et éclectiques de son temps. Comme eux, il est monothéiste, vraisemblablement, au fond du coeur : on pourrait le deviner rien qu'au ton de sympathie presque émue sur lequel, malgré son mépris pour les Juifs, il décrit la majesté des conceptions religieuses chez ce peuple, de la même façon dont il avait décrit naguère la grandeur et la majesté de ces mêmes conceptions chez les Germains. Mais, comme eux, il essaie de concilier ses convictions intimes avec les croyances populaires, avec les superstitions païennes héritées de leurs ancêtres par les Romains contemporains de Trajan: ainsi le voulait son patriotisme ; ainsi le voulaient sa situation de haut fonctionnaire, et même sa dignité sacerdotale, puisque, aussi bien, ne l'oublions pas, il était quindécemvir. Pour pouvoir opérer cette conciliation, les Stoïciens avaient imaginé un biais ingénieux. Dans les dieux du paganisme ils affectaient de voir non plus « des personnages divins, ayant leur existence propre, mais des manifestations ou des fonctions du Dieu suprême, en sorte que celui qui les honorait rendait hommage, par un détour, à la divinité unique. » Tel est, n'en doutons pas, le point de vue de Tacite quand il signale les interventions du Ciel dans les affaires d'ici-bas. Derrière les dieux, il voit Dieu. Or, que ce Dieu, multiple dans ses incarnations, mais un dans son essence, puisse révéler par avance leur destinée aux hommes par des interprètes ou par des moyens de son choix ; que, dans des circonstances exceptionnelles, il lui plaise de manifester sa faveur, et surtout sa colère, par des signes extraordinaires, surnaturels, un esprit philosophique, un sage ne saurait-il l'admettre qu'au prix d'une sorte de déchéance intellectuelle? Tacite, pour sa part, ne le croit pas ; et quant à nous, son opinion sur ce point ne nous paraît nullement incompatible avec la justesse et la pénétration d'esprit que nous avons cru pouvoir relever chez lui précédemment. Tacite et le patriotisme romain.— Mais l'acuité naturelle de la faculté critique chez Tacite n'a-t-elle pas été émoussée par des préjugés soit de race, soit de classe? Le véritable historien, a-t-on dit, n'est d'aucun pays ni d'aucun temps. En racontant les guerres de Rome contre les barbares de l'Orient ou de l'Occident, Tacite ne s'est-il pas montré trop passionnément, trop exclusivement Romain'? En peignant l'établissement progressif du régime impérial, n'a-t-il pas été trop fervent républicain? Son glorieux prédécesseur, Tite-Live, était, on le sait, fâcheusement tombé dans le premier de ces deux excès. Son Histoire était trop souvent une apologie ou un panégyrique de Rome, un réquisitoire contre les adversaires du peuple-roi. Faut-il adresser le même reproche à Tacite ? Il est certain que l'orgueil romain lui a fait commettre quelques injustices, par exemple à l'égard des Juifs et des Chrétiens, en qui, comme tous ses compatriotes, il ne veut voir que la lie et l'écume de l'univers, qu'une race impie, abominable, ennemie du genre humain, digne de tous les mépris et de tous les supplices. Mais de pareilles erreurs chez lui sont exceptionnelles. En général, son patriotisme n'a rien d'étroit, ni d'exclusif. Nous l'avons vu ailleurs, dans le petit livre qu'il leur consacrait, rendre aux Germains, pour certains traits de leur caractère et de leurs moeurs, un si éclatant hommage, que la postérité a pu parfois se méprendre sur ses intentions et voir dans l'ouvrage une satire déguisée contre les Romains dégénérés. Pareillement, dans les Annales, il ne craindra pas d'exalter Arminius, l'implacable ennemi de Rome, et de saluer en lui, dans une sorte de courte oraison funèbre, le digne adversaire du grand Germanicus. Quel gré ne doit-on pas lui en savoir, quand on songe à la façon dont Tite-Live a traité Annibal ! Qu'il ait aperçu avec une parfaite clairvoyance les excès et les tares de la domination romaine, le discours de Galgacus dans l'Agricola nous l'avait déjà prouvé. On trouverait dans les Histoires et dans les Annales plus d'une réplique de ce morceau fameux. Pas davantage, il n'a une foi aveugle dans l'éternité de cette domination. Déjà dans la Germanie, et même dans l'Agricola, nous avions surpris quelques traces des inquiétudes de l'auteur sur l'avenir réservé à l'Empire et à Rome : les Histoires et les Annales en offriraient d'autres çà et là. Si solide que soit l'immense édifice, Tacite ne le juge point indestructible : "Huit cents ans de fortune et de discipline, l'ont élevé, fait-il dire quelque part à Petilius Cerialis; ceux qui l'ébranleront seront écrasés sous ses ruines". C'est bien ce qui est arrivé. En parlant ainsi par la bouche d'un de ses personnages, Tacite semblait prévoir et prédire l'effroyable cataclysme où s'engloutit plus tard l'Empire romain. Idées politiques de Tacite. — Excellent patriote, certes, il n'est donc point un « chauvin ». Mais, membre de l'aristocratie sénatoriale, n'est-il point, du même coup, l'ennemi du gouvernement impérial, et, par suite, suspect de malveillance et d'injustice quand il se montre sévère à l'égard de celui-ci? On pourrait dire, il est vrai, que, fils d'un simple procurateur, il n'était, après tout, qu'un "homme nouveau" sans attaches réelles avec le passé. Mais on constate souvent que les nobles de fraîche date, justement pour faire oublier ou pour dissimuler leur origine roturière, n'en épousent qu'avec plus d'ardeur les préjugés de cette classe supérieure où ils viennent seulement de pénétrer. L'observation, d'une façon générale, est juste : toutefois Tacite était peut-être un assez grand esprit pour échapper à ce genre de ridicule. Nous verrons plus loin quel profond mépris il avait pour la plupart des membres de cette noblesse, dont il partageait désormais les honneurs, sans en partager le moins du monde la bassesse d'âme et la servilité. Si dénué d'illusions sur le compte de ses pairs, pouvait-il vraiment, avec eux, regretter un passé où leur caste avait été maîtresse, souhaiter un avenir où elle le redeviendrait? Au reste, la question serait de savoir si la noblesse, sous l'Empire, éprouvait bien ces regrets, formait véritablement ces voeux. En fait, nous ne voyons nulle part qu'elle ait été l'adversaire irréductible du nouveau régime, qu'elle ait jamais fait le moindre effort sérieux pour tâcher de restaurer l'ancien ordre de choses. M. Boissier l'a montré longuement dans son Opposition sous les Césars, plus brièvement dans son Tacite, mais d'une façon tout aussi convaincante. Les révoltes, les conspirations, les guerres civiles qui ont désolé cette période, ont eu pour objet non pas le rétablissement de "la liberté", mais la substitution d'un empereur à un autre ; d'un prince honnête, capable, relativement libéral, — ou supposé tel, — à un prince dont les fautes, les folies ou les crimes avaient lassé les patiences les plus éprouvées. Au début des Annales, parlant de l'accueil fait au pouvoir naissant d'Auguste par les diverses parties de la société romaine et de l'univers soumis aux Romains, Tacite écrit ceci : "Nul ne résistait au nouveau prince : les plus fiers républicains avaient péri par la guerre ou par les proscriptions : ce qui restait de nobles trouvaient dans leur empressement à servir honneurs et opulence, et, comme ils avaient gagné au changement des affaires, ils aimaient mieux le présent et sa sécurité que le passé avec ses périls". Voilà la vérité, et ce qui était l'idéal de la noblesse au début de l'Empire l'est resté, jusqu'au bout: la tranquillité sous un bon prince, avec un minimum, ou même, simplement, un semblant de liberté. Mais cet idéal, c'était, nous l'avons vu, celui de Tacite lui-même à l'époque du Dialogue et à celle do 1'Agricola. Or, depuis ce moment là, rien n'était venu altérer "cette félicité des temps", que, par le mélange du principat et de la liberté Nerva et Trajan avaient apportée au monde, et que, dans le prologue de l'Agricola, Tacite avait saluée avec une reconnaissance émue. Il n'y avait donc aucune raison pour que ses idées politiques, dans l'intervalle, se fussent modifiées. Et, à feuilleter ses deux grands ouvrages, nous allons voir qu'en effet elles étaient bien restées les mêmes. « Si ce corps immense de l'État pouvait se soutenir et garder l'équilibre sans un modérateur suprème, dit Galba à Pison au moment de l'adoption de celui-ci, j'étais digne de recommencer la République. Mais tel est depuis longtemps le cours de la destinée, que ni ma vieillesse ne peut offrir au peuple romain de plus beau présent qu'un bon successeur, ni ta jeunesse lui donner rien de plus qu'un bon prince. » Et il conclut par ces mots : "Tu vas commander à des hommes qui ne peuvent souffrir ni une entière servitude, ni une entière liberté". Ailleurs, Tacite met en scène un sénateur, Eprius Marcellus, qui, à l'avènement de Vespasien, supplie ses collègues de ne pas s'exposer, par une initiative indiscrète, à blesser le nouveau maître, et il met dans sa bouche ces paroles : « il faut éviter que certaines obstinations n'offusquent un pouvoir dont l'inquiète nouveauté observe tous les visages, épie toutes les paroles. Pour ma part, je me souviens dans quel siècle je suis né ; quelle forme de gouvernement et nos pères et nos grands-pères ont établie. Veut-on remonter plus haut? Certes, j'admire le passé, mais je m'accommode au présent. En fait d'empereurs, j'en souhaite de bons, mais je les endure quels qu'ils soient. Croyez que Vespasien, vieilli et honoré du triomphe, père d'enfants dans la force de l'âge, n'est pas un homme auquel on doive faire la leçon. Si les mauvais princes veulent un pouvoir sans limites, les bons aiment une liberté mesurée.» Ailleurs encore, Petilius Cerialis, s'efforçant de ramener à la soumission les tribus gauloises soulevées contre les excès et les abus de pouvoir des agents impériaux, fait valoir à leurs yeux cet argument: « La vertu des bons princes vous profite comme à nous, tout éloignés que vous êtes ; le bras des mauvais ne frappe qu'autour d'eux. On supporte la stérilité, les pluies excessives, les autres fléaux naturels ; supportez de même le luxe et l'avarice des puissances. Il y aura des vices tant qu'il y aura des hommes ; mais ces vices, le règne n'en est pas continuel: de meilleurs temps arrivent et consolent. Tous ces passages rendent un son singulièrement semblable à celui que nous avons entendu dans les ouvrages antérieurs. Dira-t-on, par hasard, que les opinions prêtées par Tacite à ses personnages ne sont pas forcément les siennes ? Elles ne le sont pas toujours, c'est évident; mais elles le sont parfois, c'est incontestable. Et tout le monde est d'accord que, par la bouche de Galba, d'Eprius, de Petilius, c'est bien Tacite lui-même qui parle; c'est lui qui, au lieu d'exposer directement au lecteur ces grandes pensées, trouve plus dramatique de les présenter de cette façon. Il use d'un intermédiaire, voilà tout. Entre la façon dont il a procédé et celle qu'aurait employée un moderne, il n'y a peut-être qu'une différence de guillemets. Et d'ailleurs, même quand il s'exprime directement, le fond de sa pensée reste le même. Si, au début des Annales il fait dire à ceux qui, au lendemain de la mort d'Auguste, se faisaient les panégyristes de l'empereur défunt, que "l'établissement du pouvoir d'un seul, après Actium, avait été l'unique remède aux divisions de la patrie", au début des Histoires, résumant pour son propre compte le règne de ce même Auguste, il rappelait déjà que si l'on avait été amené à concentrer l'autorité dans la main d'un seul, ç'avait été dans l'intérêt de la paix publique. Et comme il n'ajoutait pas qu'on eût eu tort de le faire, on peut conclure de ce silence qu'à l'époque où il écrivait ce passage, il acceptait fort bien le monarchie telle qu'Auguste l'avait constituée, ou, si l'on veut, qu'il s'y résignait aisément. Dans une digression des Annales, à propos de l'administration de Tibère, il énumère les diverses formes du pouvoir: monarchie, oligarchie, démocratie, et il constate que le gouvernement des Romains, à son époque, est redevenu monarchique : "Un régime politique, dit-il, composé du mélange heureusement assorti des trois autres est plus facile à louer qu'à établir, et, fùt-il établi, il ne saurait être durable". Ce mélange, comme l'ont bien vu Polybe et Cicéron, était, justement, ce qui avait caractérisé la constitution romaine à la belle époque. La phrase courte et sèche que nous venons de citer ne peut que confirmer en nous cette idée que nom avait déjà suggérée la fin du Dialogue des Orateurs, savoir, que la disparition de la République n'a pas laissé Tacite inconsolable ; et, de plus, nous voyons ici qu'il ne croyai guère à la possibilité d'une restauration. Enfin, à propos d'un acte de clémence de Tibère, provoqué par l'intervention de Lepidus, après avoir fait l'éloge de ce dernier, « homme plein de fermeté et de sagesse, s'il en fut dans ces temps malheureux et qui trouva cependant le moyen de conserver jusqu'au bout la faveur du maître, il se demande si un pareil exemple ne semble pas prouver "que la sagesse humaine peut, entre la résistance qui se perd et la servilité qui se déshonore, se frayer une route exempte à la fois de bassesse et de péril". Cette route, c'est précisément celle qu'il justifiait son beau-père d'avoir cherchée ; il estime, c'est clair, que Lepidus a su la découvrir, et, comme il l'en félicite, nous avons le droit d'en déduire qu'entre la composition de l'Agricola et celle des Annales, il n'avait pas varié dans sa conception de ce qu'il fallait être en ces temps difficiles pour mériter le nom de bon citoyen : homme d'une vertu indépendante et fière, à coup sûr, mais à coup sûr aussi, sujet loyal et bon serviteur du prince quel qu'il fût. Comme, d'autre part, à ses yeux l'Empire, mélange de bien et de mal, ainsi que toute institution humaine, demeure, de toute façon, à cette heure, une inéluctable nécessité; que, pour lui, le compromis théorique établi par ce régime entre le despotisme pur et l'absolue liberté reste toujours un idéal très acceptable, pour ne pas dire assez séduisant, de réalisation d'ailleurs très possible sous un bon prince ; que cette réalisation enfin, continue à lui apparaître comme s'étant produite plus d'une fois déjà dans le passé, comme se produisant encore avec éclat dans le présent, sous les règnes fortunés d'un Trajan ou d'un Adrien, toutes ces considérations, tirées soit de la lettre même, soit de l'esprit des textes qui précèdent, nous amènent à affirmer que si Tacite a, la plupart du temps, soit dans les Histoires, soit dans les Annales, jugé fort sévèrement les princes dont il parle, ces sévérités ne lui ont été inspirées par aucun parti pris contre le régime lui-même, par aucun sentiment d'hostilité foncière contre l'Empire en général. Le pessimisme de Tacite. — S'il a peint leurs règnes sous de si sombres couleurs, serait-ce donc, d'aventure, qu'il eût eu à se plaindre personnellement de ces souverains, du pouvoir desquels, nous venons de le voir, il admettait fort bien, en principe, la légitimité ? Mais de tous les empereurs de la dynastie julienne il aurait pu dire en commençant les Annales, ce qu'en commençant les Histoires il a dit de Galba, d'Othon et de Vitellius: qu'a ils ne lui étaient connus ni par le bienfait ni par l'injure. Néron, le dernier de la série, était le seul sous le principat duquel se fussent écoulées quelques années de sa vie, les premières, et, à la mort de ce prince, il n'était encore qu'un adolescent. Et quant aux trois princes de la dynastie flavienne, il convient lui-même qu'il n'a reçu d'eux que des faveurs. Si donc l'on veut à toute force qu'il ait calomnié les Tibère, les Néron et les Domitien, il faut chercher ailleurs l'explication de ces calomnies. On a cru la trouver dans son pessimisme. II est sûr que cette disposition d'esprit se révèle partout chez lui. Toutefois elle éclate plus spécialement à certains endroits: là l'humeur noire s'étale, comme amassée à larges nappes, pour s'écouler ensuite par mille canaux à travers le reste de l'oeuvre, sur laquelle elle jette une teinte lugubre, qu'elle pénètre et imprègne toute, au risque d'y tout corrompre, d'y tout empoisonner. Un des passages qu'on cite le plus volontiers à ce point de vue est le fameux début des Histoires : « J'aborde une époque féconde en catastrophes, ensanglantée de combats, déchirée par les séditions, cruelle même dans la paix... » et tout le morceau qui suit, avec sa longue énumération d'horreurs de toutes sortes, avec son amère et presque blasphématoire conclusion: « Non, jamais plus affreuses calamités du peuple romain ni plus justes arrêts de la puissance divine ne prouvèrent au monde que, si les dieux ne veillent pas à notre sécurité, ils prennent soin de notre punition. » On pourrait aussi bien rappeler dans le même ordre d'idées deux chapitres singulièrement suggestifs. Dans l'un (Annales, liv. IV. chap. XXXIII), il déclare qu'il envie les historiens de l'époque républicaine d'avoir eu à raconter tant de scènes variées et magnifiques, tandis que lui n'a à offrir à ses lecteurs « qu'un enchaînement d'ordres barbares, de continuelles accusations, d'amitiés trompeuses, d'innocents condamnés, et de procès tous terminés de la même sanglante façon ». Dans l'autre (Annales, liv. XVI, chap. XVI), il déplore la soumission passive de tant d'illustres personnages immolés par l'inlassable cruauté de Néron. Ces flots de sang, dit-il, perdus en pleine paix, fatiguent l'âme et serrent péniblement le coeur. » Et s'excusant de la monotonie de tant de récits uniformément tragiques, il supplie ceux qui le liront de ne pas trouver mauvais qu'il n'ait aucune haine pour des victimes si làchement résignées, et de bien vouloir qu'il consacre une brève mention à chacun de ces innombrables exemples « par lesquels la colère des dieux se déclarait contre les Romains ». A côté de ces développements où s'affirme sans réserves la conception morose qu'il se fait de la vie et de l'humanité, telles du moins qu'elles s'offrent à lui de son temps, et où sa bile s'épanche pour ainsi dire largement, coule comme à pleins bords, combien ne pourrait-on pas en citer d'autres où cette bile plus contenue, se condense en quelques mots, d'autant plus âcre alors, peut-être, et plus redoutable en ses effets? Ce sont ceux, par exemple, si caractéristiques, où, présentant, d'un même fait deux explications différentes, entre lesquelles il a l'air de rester neutre, il s'arrange toujours, avec une sorte d'astuce machiavélique, de telle sorte que la moins honorable des deux pour le personnage en cause nous apparaisse comme la plus plausible, comme la seule vraiment digne d'être retenue. C'est ainsi que dès le premier livre des Annales, dans deux chapitres distincts, mais séparés seulement par un très court intervalle, parlant d'abord de la mort des deux petits-fils d'Auguste, L. et C. Caesar, puis de celle d'Auguste lui-même, il trouve moyen, par ses insinuations, de nous faire supposer que l'impératrice Livie, la grand'mère des deux jeunes princes, la veuve de l'empereur, pourrait bien n'être innocente ni des décès de ses petits-fils, ni de celui de son époux. « Cette terrible manie », comme dit M. Courbaud, de voir ou de soupçonner partout le mal a pu évidemment lui faire commettre parfois, dans le détail, quelque injustice ou quelque erreur. Il ne faudrait pourtant pas attacher à ce défaut trop d'importance, ni en exagérer les inconvénients, au point de faire du pessimisme de Tacite une cause de discrédit profond pour l'oeuvre tout entière de l'historien. Rappelons-nous d'abord que, pour voir en noir les choses et les hommes, Tacite a ses raisons. Mais c'est là un point que nous avons développé ailleurs, et nous n'y reviendrons pas ici. Rendons-nous compte ensuite que, naturel ou acquis, ce tour d'esprit chez Tacite n'a rien d'absolu. Il en est un peu de l'auteur des Annales comme de notre Pascal : si, devant le spectacle des choses humaines, ce sont d'abord — et surtout — les misères et les bassesses qui frappent ses regards, les beaux côtés de notre nature ne lui échappent cependant pas ; sur eux il ne ferme pas volontairement les yeux. Si prévenu, par exemple, qu'il soit contre son époque, il sait fort bien, au besoin, lui rendre justice: « Tout n'allait pas mieux avant nous, avoue-t-il quelque part, et notre siècle aussi a produit des vertus et des talents dignes d'être proposés pour modèles. » Même au tableau si violent et si sombre qui ouvre les Histoires il a mêlé quelques touches plus claires, quelques tons plus adoucis. Après avoir dépeint les fautes et les malheurs de la société romaine durant la période si troublée qu'il a à raconter, il se reprend soudain pour dire : « Et pourtant, ce siècle ne fut pas tout à fait stérile en vertus. » Et il le prouve par un certain nombre d'exemples. Au cours même de son récit, rencontre-t-il par hasard, perdu parmi tant de vices, de fautes et de crimes, un sentiment, un acte, un caractère vertueux? On sent qu'il en est heureux : son style, en même temps que son coeur, s'épanouit. Germanicus lui apparaît comme le type accompli du héros sans peur et sans reproche; dans la première Agrippine, il salue le modèle de la pudicité féminine alliée à une fermeté de caractère toute virile ; il écrit une page infiniment touchante, d'une suavité presque élégiaque, sur la douce et frêle Octavie, morte dans la fleur de ses vingt ans, victime de la jalousie d'une rivale et de la cruauté d'un époux. Bien plus, aux âmes les plus dépravées, les plus criminelles, il ne refuse pas toute qualité: c'est ainsi qu'il relève chez l'hypocrite et farouche Tibère un certain sentiment de la justice, un sincère désintéressement en matière d'argent, un goût très vif de la libéralité, la haine et le mépris de l'adulation ; chez l'efféminé Othon, une énergie latente, qui, se manifestant à l'heure suprême, donnera à sa mort la dignité et presque la sublime beauté d'un trépas stoïcien : chez le paresseux et glouton Vitellius, un fond de bonhomie et de cordialité ; chez Néron enfin, chez Néron lui-même, plus d'un trait de clémence et de générosité. Tacite n'est donc pas le contempteur, le détracteur systématique de la nature humaine, le calomniateur « fanatique » qu'ont vu ou affecté de voir en lui un Voltaire ou un Napoléon. La noble candeur avec laquelle il s'incline devant le bien, là où il le découvre, nous est garante de sa bonne foi quand, bien plus souvent, hélas! quand, presque à chaque pas, trouvant le mal sur sa route, il le dénonce, moraliste intransigeant autant qu'historien véridique, et le flétrit avec une indignation si vigoureuse, qu'elle a pu paraître parfois, sous sa plume, communiquer à l'histoire quelque chose des allures et du ton même du pamphlet. Jugement des contemporains de Tacite sur les Césars. — Ce n'est là qu'une simple apparence, hâtons-nous de le dire, pour devenir à aucun moment un véritable pamphlétaire. Tacite a trop le souci de sa dignité propre et de celle de l'histoire ; il a trop aussi celui de l'équité. Il est non pas un accusateur qui prononce un réquisitoire, mais un juge qui rend des arrêts, et qui les rend, dit-il « sans haine comme sans amour : "nec amore et sine odio" sans colère comme sans faveur : "sine ira et studio" : telles sont en effet les expressions dont il se sert, dès la première page de chacun de ses deux grands ouvrages, pour caractériser son attitude ou son état d'esprit en présence et des événements et des personnages qu'il va évoquer devant nos yeux. Et de fait, ces arrêts sont assez équitables, pour que le tribunat suprême, nous voulons dire la postérité, n'ait eu, après une définitive enquête, qu'à les ratifier et, si l'on peut parler ainsi, qu'à les entériner. De cette enquête quels ont été les éléments ? Tout d'abord, pour apprécier à ce point de vue l'oeuvre de Tacite, on s'est demandé ce qu'en ont pensé les contemporains de l'historien. Or, non seulement elle n'a soulevé, de leur part, ni réprobation, ni protestation, mais, nous pouvons nous en rendre compte par les Lettres de Pline, elle a reçu d'eux l'accueil le plus favorable ; disons mieux: elle a excité de leur part d'unanimes applaudissements. C'est donc que, d'une façon générale, ils pensaient comme lui sur les hommes aussi bien que sur les faits qu'il leur présentait. Ensuite on a interrogé les autres écrivains de l'époque impériale : aucune de leurs réponses n'a infirmé les jugements de Tacite ; la plupart les ont confirmés. Mettons d'abord à part les historiens. Les principaux sont Velleius Paterculus, Suétone et Dion Cassius. Le premier, il est vrai, a fait l'éloge de Tibère ; mais il l'a fait en des termes si hyperboliques, qu'ils en perdent toute valeur, ce que tout le monde s'accorde à ne voir dans le panégyriste qu'un plat courtisan, qu'un éhonté flatteur. Quant à Suétone et à Dion, leur jugement sur les Césars s'accorde parfaitement, au total, avec celui de Tacite. Tibère, dans la biographie quo lui a consacrée Suétone, est aussi odieux que dans les Annales ; chez Suétone comme chez Tacite, Claude est un sot, Néron un scélérat. Bien plus: avec l'étonnante indifférence morale qui caractérise sa manière et qui, dans l'espèce, est de sa part une garantie supplémentaire d'inpartialité, Suétone a sur ses tristes héros accumulé une foule de détails scabreux ou répugnants, négligés par la discrétion de Tacite, et qui ajoutent encore à l'horreur ou au dégoût que déjà les récits des histoires ou des Annales nous avaient inspirés à leur égard. Dion, par une méthode moins objective, ne nous donne pas d'eux une impression différente. Or Suétone et lui étaient des fonctionnaires du régime impérial, et tous deux très bien traités par celui-ci; ils n'avaient, par conséquent, aucune raison de vouloir lui être désagréables systématiquement. Si donc, par ce qu'ils nous disent de tel ou tel prince, ils nous incitent à penser de lui autant ou même plus de mal encore que ne nous en dit Tacite, nous pouvons être sans inquiétudes sur la véracité de ce dernier. Et puis, à côté des historiens proprement dits, il y a, à la même époque, les autres écrivains, poètes ou prosateurs. En est-il un seul des jugements de qui on puisse tirer la matière d'une apologie des Césars ? Ce n'est pas Juvénal, certes, qui nous aidera à les réhabiliter. Martial et Stace ont, nous en convenons, chanté les vertus dé Domitien. Mais l'outrance même de leurs éloges en démontre la fausseté et, d'ailleurs, le second a rétracté les siens après la mort du prince à qui ils s'adressaient. Pline le Jeune, qui, par nature, est un modéré, ne nous a, ni dans le Panégyrique de Trajan, ni dans ses Lettres, présenté Domitien sous des traits autres que ceux que Tacite lui prêtait sans aucun doute dans la partie perdue des Histoires, qu'il lui a prêtés, en tout cas, dans l'Agricola. Et si nous remontons à l'époque précédente, nous constaterons que Sénèque n'emploie pas des couleurs moins fortes que Tacite pour peindre et "cette rage d'accuser, qui sévissait alors et qui fit plus de victimes que, pendant les guerres civiles, n'en avaient fait les proscriptions" ; et «ces délateurs qu'on lançait comme des chiens sur les honnêtes gens et qu'on nourrissait de chair humaine», et "ces nuques honteusement courbées de toutes parts et s'offrant d'elles-mêmes au joug abominable d'un Séjan". Bref, contre les tyrans stigmatisés par Tacite, c'est la littérature à peu près tout entière de l'époque impériale, qui s'est jointe aux Histoires et aux Annales pour fournir à « l'équitable avenir » la matière d'une irrévocable condamnation. En faveur de ces prétendues victimes d'une grande erreur judiciaire, et pour tâcher d'obtenir la révision de leur procès, quelques protestations paradoxales ont bien pu çà et là s'élever : auprès de la conscience universelle, elles sont restées sans écho et sans effet. On aura beau faire : en n'arrachera pas ces damnés de l'histoire à la géhenne où de quelques traits enflammés de son "style" vengeur, Tacite, pour jamais, les a précipités. Ainsi donc, que des qualités proprement « scientifiques » nécessaires à qui veut écrire l'histoire, Tacite ait possédé au moins l'essentiel ; que du bon historien il ait pleinement possédé les qualités morales, toute l'étude que nous venons de faire nous autorise, semble-t-il, à l'affirmer. Seulement ici, nous nous trouvons en face d'une question nouvelle : la préoccupation, si vive qu'elle soit chez Tacite, de la vérité d'abord à découvrir, ensuite à exposer. n'a-t-elle pas plus d'une fois, sans même qu'il en ait toujours eu conscience, été tenue en échec par une autre, plus vive encore chez lui, et d'ailleurs en soi très légitime : celle de l'effet littéraire ou artistique à produire ? Répondre tout de suite sur ce point par l'affirmative, serait au moins téméraire et la question demande à être examinée d'un peu plus près. Mais, pour la résoudre, pour savoir dans quelle mesure l'artiste ou "le poète" a pu, chez Tacite, faire tort au savant et au moraliste, dans quelle mesure aussi, et plus souvent, il a pu les servir et les faire valoir, il nous faut étudier sous un jour nouveau son génie et son oeuvre; maintenant que nous connaissons ses procédés d'investigation et de critique, essayons de caractériser ce qu'on a pu appeler « ses procédés d'art ». III L'art dans les « Histoires » et dans les « Annales ». Racine a, dans la préface de Britannicus, appelé Tacite « le plus grand peintre de l'antiquité ». Pour apprécier au point de vue littéraire les Histoires et les Annales, il suffit peut-être de préciser le sens de cette formule et d'en développer le con- tenu. La composition : procédés généraux. — Peintre, et grand peintre, Tacite l'est par la composition même de chacun de ses deux ouvrages. Cette composition suffirait à elle seule à lui constituer une réelle et profonde originalité par rapport à ceux de ses prédécesseurs immédiats dont il a pu s'inspirer. « Les ouvrages de Cluvius Rufus, d'Aufidius Bassus, de Pline l'Ancien semblent, dit fort bien M. Martha, avoir pour trait commun et caractéristique l'incertitude de leurs limites (1). » Pour Cluvius et Aufidius le point initial s'imposait, puisqu'ils faisaient une histoire de l'Empire : c'était l'avènement d'Au- guste. Mais l'un et l'autre, ils allaient ensuite toujours droit devant eux sans s'être d'avance prescrit un terme « et ils n'a- vaient mis le point final à leur récit qu'à l'endroit où la mort, en venant les surprendre, avait arrêté leur plume », celui-là, nous l'avons vu, un peu au delà de la fin du règne de Néron, celui- ci au beau milieu du principat de Claude. Pline, lui, avait tout bonnement débuté au point même où finissait Aufidius, puis il était allé, à son tour, aussi loin qu'il avait pu, jusqu'à ce que la mort l'interrompît brusquement, c'est-à-dire jusqu'au milieu du règne de Vespasien, en sorte qu'il commençait au cours d'un principat et finissait au milieu d'un autre. C'est que tous les trois étaient des annalistes et n'étaient que cela. Tacite, lui, a bien, il est vrai, dans son respect de la tradition, adopté, en principe, la méthode annalistique, celle qui consiste à raconter les événements année par année. Mais, dans la pratique, il lui a fait plus d'une infidélité. Déjà dans les Histoires, il avait attendu d'être arrivé au début de l'année 70 pour commencer la narration des faits relatifs à la révolte des Bataves, bien que cette révolte eût éclaté plusieurs mois auparavant : il lui avait donc fallu alors reprendre les événements de plus haut et remonter assez avant dans l'année 69. Sans doute, il n'avait pas voulu morceler son récit, et nous n'avons garde de l'en blâmer. Mais, visiblement, à cette époque, il était encore un peu timoré à cet égard. Dans les Annales les infractions deviennent plus fréquentes et plus hardies. N'en trouvons-nous pas une au seuil même de l'ouvrage? S'il avait, là, observé scrupuleusement la 'ègle, il aurait dû;. au lieu de commencer juste à l'avènement de Tibère, survenu au mois d'août de l'année 14 ap. J.-C., ou nous raconter d'abord la partie du règne d'Auguste coïncidant avec les sept premiers mois de cette année-là (de janvier à août), ou. négligeant les quatre premiers mois du règne de Tibère, ne faire partir son récit que du 1" janvier de l'an 15. C'est justement ainsi qu'il avait procédé dans les Histoires; il y avait pris résolument comme point de départ le 1" janvier 69, date de l'entrée en charge de Galba comme consul, avec Titus Vinius pour collègue. en laissant de côté tous les événements arrivés jusque-là depuis le début d'avril 68, date de la procla- mation de Galba comme empereur par les légions d'Espagne. Ces événements, d'ailleurs, pour la plupart il les rappelait plus loin au moyen d'allusions. Mais trop souvent ces allusions res- taient vagues et obscures. Il s'était sans doute, dans l'intervalle, rendu compte de l'inconvénient. Ainsi s'explique qu'il n'ait pas, en commençant les Annales, cru devoir se soucier davantage de mettre d'accord la logique et la chronologie et qu'il n'ait pas hésité à donner, cette fois, la préférence à la première. Cette transgression initiale du principe sacro-saint, enhardissant sans doute l'auteur, l'a amené à en commettre de nouvelles: Lui- même en avoue trois (1), et en plus de celles-ci, on en trouve- rait encore un certain nombre d'autres. Toutes se rapportent d'ailleurs à des groupes de faits intéressant l'histoire extérieure, et considérés dès lors par Tacite comme quelque peu épiso- diques par rapport à son vrai sujet, qui est manifestement l'histoire intérieure. Et toutes ont bien l'air de répondre à une préoccupation artistique. Chaque fois que Tacite a usé du pro- cédé, c'était d'abord pour couper par une digression d'une étendue suffisante l'uniformité de récits relatifs aux affaires du dedans, ensuite pour donner, en les détachant ainsi, plus d'in- térêt et plus de prix à ces événements mêmes du dehors qui constituaient la matière de la digression. A l'égard des faits dont la Ville est le théâtre, il est plus scrupuleux : là, il se croit obligé de respecter strictement la règle, tout en gémis- sant parfois de cette obligation. Mais, en fait, il a pratiqué la méthode qu'il tenait de ses devanciers avec assez de souplesse et de liberté pour en concilier les exigences avec celles d'un art plus savant et plus raffiné. Pour arriver à ce résultat, il s'arrange de façon à ce que les faits se groupent en tableaux harmonieux. Chaque livre, dans l'ensemble de l'ouvrage, forme un tout solide et bien construit, qui ne commence ni ne finit forcément avec une année, mais où la matière est distribuée de telle sorte que chacun soit dominé par un fait principal, que les premiers chapitres et les derniers soient consacrés à des événements importants, sensationnels ; qu'enfin une impression aussi forte que nette soit produite sur l'esprit du lecteur. Et ainsi les Histoires et les Annales sont comme deux vastes fres- ques où se déroulent ici les faits et gestes des princes de la dynastie julienne, à partir de Tibère ; là ceux des empereurs de la maison flavienne, à l'avènement de laquelle les règnes éphémères de Galba, d'Othon et de Vitellius nous sont présen- tés comme une simple introduction. Ces fresques se décompo- sent en une série de larges panneaux, correspondant chacun à un des livres des deux ouvrages, et subdivisés eux-mêmes en d'autres plus petits, sur chacun desquels est peinte une scène distincte, toutes ces scènes, d'ailleurs, étant reliées entre elles par une idée commune, et tous les personnages étant groupés autour d'une figure centrale, d'une figure maîtresse, de deux parfois, dont l'opposition constitue alors l'unité de cette par- tie de l'immense panorama. La composition dans les « Histoires ». — Prenons à ce point de vue les Histoires d'abord, telles qu'elles nous sont arrivées, avec leurs cinq livres. Ils pourraient s'intituler : 1°. Galba et Othon, ou le Triomphe d'Othon; 2° Othon et Vitellius, ou le Triomphe de Vitellius; 3° Vitellius et Vespasien, ou le Triomphe de Vespasien; 4' Civilis; 5° Titus devant Jérusalem. En tête de chacun d'eux que trouvons-nous? Ici, c'est Galba, à peine ins- tallé au pouvoir et que vient frapper brusquement comme un coup de foudre, la nouvelle de la révolte des légions de Ger- manie (1). Là, c'est Titus, qui, se dirigeant vers Rome pour aller, an nom de son père, féliciter Galba de son avènement, apprend en route, coup sur coup, le meurtre du vieil empe- reur, l'élévation d'Othon à l'empire, la prise d'armes de Vitellius, et revient sur ses pas sans avoir accompli une mission désor- mais sans objet (2). Plus loin, ce sont les généraux Ravirais réunis en conseil de guerre à Poctovio pour délibérer sur le plan de la campagne qui doit aboutir au détrônement de Vitel- lius et à l'installation de Vespasien au pouvoir (3). Et ainsi de suite. Nous avons ainsi toute une série de spectacles impres- sionnants, qui accrochent et retiennent le regard. Mais ces mêmes livres, comment se terminent-ils? Le premier, sur le départ d'Othon pour l'armée, d'où il ne reviendra pas ; le second, sur la trahison de Cécina, trahison qui va causer la perte de Vitellius; le troisième, sur la mort tragique de Vitel- lius lui-même : encore autant de scènes dramatiques d'où nos yeux ne se détacheront qu'après s'en être longuement pénétrés. Et notons de plus, entre ces diverses parties, de curieuses et frappantes symétries ; entre les deux premiers livres, par exemple: « dans leur première moitié, un empereur en ren- verse un autre : au centre se place la mort du vaincu ; dans leur deuxième moitié, le vainqueur est obligé de faire ses pré- paratifs pour la lutte où il succombera à son tour (7) e ; à l'extré- mité de chacun, on voit entrer en scène l'armée qui doit être battue. La figure qui domine toutes les autres, c'est, dans ce vaste ensemble, celle de Vespasien, tantôt bien détachée et mise en pleine lumière, tantôt laissée à dessein par le peintre dans une sorte de demi-jour ou de clair-obscur, entrevue seule- ment par nous, ou devinée, mais attendue et comme espérée, et, de toute façon, s'imposant à notre esprit sans cesse, ainsi que par l'effet d'une obsession. La composition dans les « Annales ». — Tournons-nous main- tenant vers les Annales: nous n'y trouverons une ordonnance ni moins évidente, ni moins soignée. Le premier livre met en scène I'avènement de Tibère et ses répercussions immédiates au sein du sénat et du peuple, dans les provinces et dans les armées : finalement, le nouvel empereur impose à tous la reconnaissance de son pouvoir, désormais incontesté. Les livres II et III forment une sorte de diptyque consacré à Ger- manicus: là, nous le voyons vainqueur des Germains, parcou- rant l'Orient, en butte aux complots de ses ennemis, victime enfin de leur perfidie ; ici, nous assistons à ses funérailles, au procès de ses meurtriers présumés, aux débuts de ses fils dans la vie publique, à ses victoires posthumes, si l'on peut dire : celles que, grâce au prestige de son nom et de son exemple, et sous ses auspices encore, remportent, même après sa mort, ses armées commandées par ses lieutenants : il a beau n'être plus, il n'en remplit pas moins tout ce livre de son souvenir : sa grande ombre est là, invisible et présente, il continue à être le héros du drame, comme, dans la tragédie de Corneille, le grand Pompée. Le livre IV, c'est le triomphe de Séjan ; le livre V ; c'est — ou c'était — la chute du tout-puissant favori. Le livre VI nous montre les vengeances exercées par 'l'ibère con- tre les amis et les partisans du ministre déchu. Remarquons en passant que, de ces six livres, les trois premiers, d'une part, les trois derniers, de l'autre, se groupent ensemble pour constituer deux triptyques, qui s'opposent symétriquement : Tibère à Rome, despote sévère, mais juste ; Tibère à Caprée, épou- vantable tyran. Les livres XI et XII ont chacun comme protagonistes une femme, une impératrice: le premier, Mes- saline ; le second, Agrippine, toutes deux à tour de rôle exerçant le pouvoir sous le nom de Claude, leur imbécile époux, et frappant de stupeur Rome et le monde, celle-là par les caprices insensés de son énorme luxure, celle-ci par les san- glants excès de son insatiable ambition. Le livre XIII nous amène au règne de Néron et offre comme principaux épisodes l'empoisonnement de Britannicus et la disgrâce d'Agrippine ; on pourrait l'appeler: le Monstre naissant. Le suivant (XIV) s'ouvre par l'assassinat d'Agrippine et se clôt par celui d'Octavie ; il nous présente le monstre arrivé à son plein développement. Le livre XVI est dominé par un fait capital : la conjuration de Pison, et se termine par l'annonce de la chute prochaine du tyran. Le seizième livre, enfin, semble bien avoir eu pour cen- tre le diptyque, qui, par suite de la disparition du reste des Annales, forme aujourd'hui la fin et de ce livre lui-même et de l'ouvrage tout entier : la mort épicurienne de Pétrone et la mort stoïcienne de Thraséas, opposées l'une à l'autre et se fai- sant, en quelque sorte, pendant. Comment, dans les deux ouvrages, les livres se décompo- sent en tableaux. — Car ce n'est pas seulement entre deux livres que l'on trouve des oppositions ou des rapprochements symétriques : c'est souvent à l'intérieur d'un même livre, entre deux chapitres ou deux groupes de chapitres. Il est clair, par exemple, que Tacite voulait produire un effet de ce genre quand, au mépris de la stricte chronologie, il a placé le récit de la mort d'Arminius immédiatement après le récit de la mort de Germanicus (1). Les deux faits avaient été, dans la réa- lité, séparés par un intervalle de deux années ; mais Arminius ayant été le constant et digne adversaire de Germanicus, l'au- teur trouvait piquant de rapprocher ainsi par-delà la tombe ces deux grandes figures, pour mieux faire ressortir la gloire du vainqueur par la peinture des héroïques qualités du vaincu. Au reste, la plupart de ces morceaux sont, eux aussi, des tableaux, seulement de dimensions plus restreintes, se suivan' sur la large toile que constitue, dans son ensemble, le livre auquel ils appartiennent, fragment lui-même, nous l'avons vu, de l'une ou de l'autre des deux vastes compositions picturales que nous étudions. De ces tableaux, rien que dans les trente premiers chapitres des Histoires, M. Courbaud ne trouve pas moins d'une dizaine : peinture des rivalités d'influence qui s'agitent autour de Galba ; adoption de Pison ; présentation de Pison à l'armée, au sénat ; tableau d'Othon parmi ses affranchis et ses astrologues; d'Othon intriguant auprès des prétoriens; d'Othon proclamé empereur tandis que le vieux prince „ fatigue de ses prières les dieux d'un empire qui n'est déjà plus à lui » ; acclamations du peuple et empressement des sénateurs autour de Galba dès qu'arrive la fausse nouvelle du meurtre de son rival..., et ainsi de suite jusqu'à la mort de Galba, jusqu'à celle d'Othon, jusqu'à celle de Vitellius (1). » En nous plaçant au même point de vue, nous pourrions prendre n'importe quel autre livre des Histoires, puis n'importe quel livre des Annales: nous le verrions de même découpé en une suite de tableaux : ce serait: là, le choc final entre Othoniens et Vitelliens à Bédriac; l'ignoble carnaval qu'est la marche de Vitellius vain- queur, gagnant Rome à travers l'Italie du Nord ; la visite de ce même Vitellius au champ de bataille de Bédriac ; son entrée triomphale à Rome ; la bataille de jour, puis le combat de nuit devant Crémone ; l'attaque, la prise et le sac de cette ville ; la tentative avortée de Vitellius pour se démettre de l'empire; le siège et l'incendie du Capitole ; tes légions romaines investies par Civilis dans Castra Vetera; l'entrée dans Trèves des troupes de Cérialis, etc. ; ici, la séance inaugurale du règne de Tibère, à la curie; la révolte des légions de Pannonie; celle des armées de Germanie; la bataille dans les marais entre les troupes de Germanicus et celles d'Arminius ; l'ensevelissement des restes des soldats de Varus dans la forêt de 'leutoburg ; la tempête sur les côtes de la mer du Nord et le naufrage de la flotte romaine ; la mort de Germanicus ; les innombrables pro- cès qui, sous le règne de 'libère, se déroulent au sénat, et dont la peinture offre, malgré l'identité du fond, une si riche et si étonnante variété dans le détail ; le mariage de Messaline avec Silius et la bacchanale suprême, à laquelle préside l'im- périale courtisane ; la mort de Britannicus ; celles d'Agrippine, d'Octavie, de Sénèque; l'incendie de Rome; la conjuration de Pison avec ses multiples scènes, et bien d'autres pages encore, moins fameuses peut-être, mais néanmoins pleines, elles aussi, sinon de couleur (nous verrons plus loin pourquoi cette réserve), du moins de mouvement et de vie. Voilà cc qui, tout de suite et inévitablement, surgit dans le souvenir, quand on essaie de se résumer à soi-même les Histoires et les Annales; voilà ce qui, sur le compte du peintre au pinceau duquel sont dus tous ces chefs- d'oeuvre, nous inclinerait déjà fortement à partager l'avis de cet autre peintre admirable que fut l'auteur de Britannicus. Inconvénients du goût de Tacite pour les tableaux : a) La- cunes et obscurité dans les récits. — 'toutefois, ce goût pré- dominant de Tacite pour les tableaux, s'il nous a valu une bonne part des éclatantes beautés de son oeuvre, n'a pas laissé, il faut bien le dire, d'engendrer quelques inconvénients. a Tacite qui abrège tout, parce qu'il voit tout dit quelque part Montesquieu. Il est certain que la concision poussée à l'extrême est un des caractères les plus saillants du style de notre auteur. Disciple de Salluste, il vise manifestement à reproduire l'immortelle brièveté de son maître (immortalis illa Sallustiana brevitas), qui faisait se pàmer Quintilien. Mais chez lui elle est devenue « cette brièveté mystérieuse », que dans une page célèbre, Fénelon lui a reprochée, et non sans raison. Car trop souvent Tacite est concis jusqu'à en être énigmatique. Ce défaut n'est pas également sensible dans toutes les parties de son oeuvre. Dans les tableaux, par exemple, et aussi dans les discours, il ne craint pas de se donner tout le champ néces- saire : s'il ne met là que l'essentiel, il l'y met Lien, en tout cas, et il est rare que nous ayons, quelque part dans ces pages-là, l'impression d'une réelle lacune, que nous soyons amenés à y regretter l'absence de quelque détail véritablement important. Il n'en est peut-être pas de même dans les récits proprement dits. C'est que le récit, chez Tacite, n'est guère qu'une simple introduction au tableau, introduction néces- saire, sans doute, et à laquelle il faut bien que le peintre se résigne, mais dont il semble avoir hâte de se débarrasser pour arriver plus vite à ce qui l'intéresse vraiment, c'est-à-dire au tableau lui-même. De là, chez lui, plus d'une fois, dans l'exposé des faits, quelque chose d'un peu sommaire, d'un peu ours:f et, par suite, des omissions regrettables, des sortes de trous assez gênants dans la trame du récit, de fàcheuses obscurités. De ce défaut, M. Courbaud, en étudiant les Histoires, a donné bon nombre d'exemples. Nous nous contenterons d'en citer deux, que nous lui empruntons : l'un et l'autre sont pris au livre I des Histoires. Rappelant les recouvrements ordonnés par Galba des biens de l'État scandaleusement prodigués naguère par Néron à ses favoris, Tacite nous dit que cette mesure fut mal accueillie par l'opinion (1). Nous ne comprenons pas ; car il nous semble qu'au contraire, tous les bons citoyens auraient dû se réjouir de la cessation du scandale qui les avait précé- demment indignés. Nous aurions compris, si Tacite nous avait dit, comme nous le dit Plutarque, que les reprises en question furent exercées non seulement sur ceux à qui Néron avait fait cadeau de ces biens, mais encore sur les nombreux citoyens qui, en vertu d'achats réguliers, les tenaient des premiers bénéficiaires, et, comme de juste, trouvaient fort mauvais qu'on les dépouillât de ce qui était devenu leur légitime propriété. Il a négligé cc détail indispensable, et son récit, par là même, manque de clarté. Plus loin, il parle d'un débordement du Tibre qui, à l'avènement d'Othon, désola Rome et fut inter- prété comme un mauvais présage, d'autant plus, ajoute-t-il, que la disette se répandit parmi le peuple (1). « Comment l'inondation put-elle causer la famine ? L'une n'est pas la con- séquence nécessaire de l'autre. C'est que le marché au blé fut envahi par les eaux et les boulangeries submergées. Tacite n'avait pas le droit d'omettre cette circonstance (2). » Ces omis- sions sont surtout fréquentes dans ses récits d'opérations mili- taires et de batailles. Les indications topographiques et chrono- logiques n'y sont presque toujours qu'approximatives et vagues : « on ne sait jamais très bien où se passe l'action, ni à quel moment (3).» Sans doute, il ya quelques exceptions. Par exem- ple, le récit de la bataille de Crémone, au livre III des Histoires, ne laisse rien à désirer ni pour la clarté, ni pour la précision. Mais, au livre Il, la bataille des Castors et celle de Bédriac n'avaient pas, à beaucoup près, aussi heureusement inspiré le narrateur. Et le livre IV de ces mêmes Histoires, consacré presque tout entier aux campagnes contre les Bataves, est sans contredit ce qu'il y a de moins intéressant dans l'ouvrage tel que nous l'avons. On sent trop que, là, Tacite n'est pas sur son véritable terrain. Do même, dans les Annales, si l'on met à part le récit des glorieuses campagnes de Germanicus sur les bords du Rhin, de l'Elbe et du Wéser, il faut bien avouer que toutes les batailles auxquelles on nous fait assister, qu'elles soient livrées aux Germains, aux Bretons, aux Arméniens ou aux Parthes, ne laissent dans notre esprit qu'une impression confuse ; cette partie de l'ouvrage nous apparaît comme sensi- blement inférieure au reste, comme un peu sacrifiée ou man- quée. En la lisant, nous sommes tentés de dire, avec certains critiques, que Tacite est le moins militaire des historiens. Aussi bien, n'a-t-il pas été un homme de guerre, et l'on com- prend que son incompétence en ces matières, en l'amenant à se désintéresser un peu trop des récits de ce genre plus encore que des autres, ait eu pour résultat final de les rendre encore moins intéressants pour nous que ne l'étaient déjà parfois ceux- là. D'une façon générale, la médiocrité relative de ses récits tient peut-être, pour une assez large part, aux habitudes ora- toires contractées par lui sur les bancs mêmes de l'école et entretenues ou développées en lui par l'exercice de sa profes- sion d'avocat. L'éloquence, a-t-on dit, a plus de tendance à s'élever vers le général qu'à descendre au particulier; elle éli- mine volontiers les petits détails peu utiles à cette production de la vraisemblance, à laquelle elle vise d'ordinaire plus qu'à la reproduction de la vérité. Et voilà ce qui explique en partie la théorie de Tacite sur les faits éclatants, res illustres (1), seuls dignes, d'après lui, de constituer la matière de l'histoire, à l'exclusion des menues circonstances, si chères à un bio- graphe comme Plutarque ou à un chroniqueur comme Sué- tone, mais que l'auteur des Annales, orateur jusque dans l'his- toire, abandonne dédaigneusement aux rédacteurs des Acta diurna. Toutefois, du défaut que nous signalons, l'orateur est chez Tacite, moins responsable que le « descripteur » C'est ce dernier qui, impatient d'avoir son tour, abrège sans cesse le récit, l'interrompt, l'étrangle, pour ainsi dire, afin d'y substituer le tableau. C'est lui qui se trahit à chaque instant non seulement dans le vocabulaire même par l'emploi de mots exprimant l'aspect extérieur des êtres et des choses, comme prospectus, facies, speeles, visas, speclaculum, mais encore et sur- tout dans la syntaxe par la prédominance de formes verbales comme l'imparfait et l'infinitif do description, aptes entre toutes à mettre sous nos yeux une situation, à y fixer nos regards, par le fait même qu'elles représentent l'action encore inachevée, au moment où elle se développe, avec le prolonge- ment de sa durée. Ces deux temps prennent perpétuellement, au cours d'un chapitre ou même d'une phrase, la place ou de l'aoriste ou du présent historique, — temps ordinaires et nor- maux de la narration, — marquant ainsi, avec la complicité de la grammaire elle-même, l'éviction du récib au profit du tableau. En général, il est vrai, les deux temps narratifs reviennent à la fin du passage et au début du suivant ; mais ce n'est que pour un instant : ils doivent bientôt de nouveau dis- paraître devant le retour des deux temps descriptifs, qui, rede- venus maîtres du terrain, ne le céderont encore qu'à la der- nière extrémité. C'est ainsi que des deux cadres les plus habi- tuels où l'histoire se présente : le récit et le tableau, le pre- mier, chez Tacite, est rétréci à l'excès pour permettre au second de s'élargir démesurément. b) Exagérations et effets mélodramatiques. — A multiplier de la sorte les tableaux dans son oeuvre, Tacite risquait de se heurter encore à un autre écueil. Pour tenir nos yeux atta- chés à ses peintures, pour prévenir en nous la satiété, ne devait-il pas être tenté non pas seulement de varier, mais encore d'exagérer ses effets ? La tentation était presque inévi- table : il faut convenir qu'il y a cédé plus d'une fois. Dans ses récits mêmes, si relatif et si secondaire qu'en pût être à ses yeux l'intérêt, il y avait déjà des outrances fâcheuses, de véritables amplifications de rhétorique, dues au désir de dramatiser les faits. Quand, par exemple, l'historien conte quel- que part ce trait rétrospectif de la cruauté de Galba : l'empe- reur, à son entrée dans Rome, faisant mettre à mort des milliers de soldats de marine désarmés, venus au-devant de lui pour présenter quelques réclamations (1), il commet manifestement une grosse exagération : il n'y avait eu, en réalité, en cette cir- constance, que quelques centaines de séditieux en armes livrés au glaive des autres légionnaires. De même, quand il nous dit (2) que, pour monter au Capitole, Othon, vainqueur de Galba, a dû passer sur des monceaux de morts, il faut en rabattre consi- dérablement de cette affirmation : en fait, les cadavres étendus à ce moment-là sur le forum se réduisaient à trois : celui de Galba lui-même et ceux de Pison, son fils adoptif, et de Titus Vinius, son favori. Dans ses tableaux aussi il lui arrive de dépasser la mesure. Ce 'n'est pas que le coloris en soit jamais trop chargé. Tacite n'est en effet coloriste qu'à un faible degré. Certains de ses tableaux sont, il est vrai, d'un pittoresque achevé: tel celui de l'entrée de Vitellius à Rome, avec sa figure centrale : l'empereur drapé 'dans la pourpre du paluda- mentum, et le vaste cortège de figurants qui se déploie tout autour: porteurs d'aigles, d'étendards, de bannières multico- lores; officiers vêtusde blanc4et couverts de brillantes décora- tions ; légionnaires sous leurs éclatantes cuirasses ; cohortes auxiliaires aux armures et aux costumes bariolés (3) ; tel le « sanglant clair de lune » dont les reflets blafards ont éclairé le combat nocturne entre Vitcilions et Flaviens sous les murs de Crémone, et qui fait place tout à coup à la splendeur du soleil naissant, brusquement surgi au-dessus du champ de car- nage et salué par les acclamations des légionnaires syriens, ses adorateurs (4)'; telle encore la bataille livrée par Suetonius Paulinus aux Bretons de l'île de Man rangés au bord du rivage en bataillons épais et hérissés de fer, au travers desquels cou- rent, semblables aux Furies, des femmes échevelées, en vête- ments lugubres, agitant des torches ardentes, tandis que les druides, groupés à l'entour, lèvent les mains au ciel avec d'horribles prières (5). Que Tacite soit capable de mettre de la couleur là où il l'estime nécessaire, des passages de ce genre le montrent suffisamment. Mais ce serait une erreur de se figurer qu'ils abondent dans son oeuvre. Les paysages, notamment, y sont très rares, et la nature, qui, chez un Michelet par exem- ple ou chez un Renan, fournit si souvent à l'histoire un magni- fique décor, ne tient chez lui qu'une place insignifiante. Il saura bien, à l'occasion, trouver des touches aussi expressives que justes pour peindre soit l'horreur des marais ou des forêts de la Germanie (1), soit le furieux déchaînement des vents et dos flots sur la mer du Nord en un jour de tempête (2) ; soit la calme, et sereine beauté d'une nuit méditerranéenne, toute ruis- selante d'étoiles (3) : mais, même alors, quelques mots lui suf- fisent: c'est comme une perspective ouverte à notre imagination; à celle-ci, s'il lui plaît, de faire le tableau, simplement ébauché ou esquissé par l'auteur. Et d'ailleurs ces brèves échappées sur le côté pittoresque des choses ne se rencontrent que par excep- tion. C'est qu'en somme, quand on parle de peinture chez Tacite, le mot n'a bien souvent qu'une exactitude relative, et doit être considéré comme un simple synonyme de « descrip- tion ». « Si l'on voulait serrer de près la comparaison avec les beaux-arts, c'est à l'art du bas-relief plutôt qu'à la peinture proprement dite qu'il faudrait assimiler la manière de l'histo- rien (4). » 11 dessine des lignes ou modèle des formes, presque toujours ; il peint plus rarement. Et les formes qui le frappent, ce sont les formes, en action, plus que les formes au repos: des gestes, des attitudes, des mouvements, voilà cc que, bien plutôt que des couleurs, ses yeux saisissent dans le vaste spec- tacle que leur offre la vie ; voilà ce qu'il s'attache, de préfé- rence, à noter et à reproduire. A ce point de vue encore, son vocabulaire est signilicatil. Les verbes qu'on rencontre le plus fréquemment sous sa plume sont « ceux qui expriment l'atti- tude, immobile ou violente, mais surtout violente : sedere, stare et ses composés (adslare, circumstare), plus souvent surgere, tendere maous, complecti, vertere... De là des scènes qu'on dirait faites pour le théâtre, tant les acteurs y trouveraient marquées à l'avance les indications de leur rôle. Et l'on songe à l'art de Racine (5)... » Chez Racine, en effet, comme l'a admirablement montré Brunetière sur un passage de Phèdre, il arrive souvent « quo le geste soit comme inscrit dans le choix même des mots ; que la plastique du rôle soit vraiment enveloppée dans les vers ». Mais Racine reste toujours discret et sobre. Tacite, lui, maintes fois, force la note, exagère l'effet, et, par suite, défigure la réalité sans, véritablement, comme Racine, l'idéaliser. Et c'est là, précisément, l'inconvénient fâ- cheux auquel nous disions tout à l'heure que l'exposait sa prédilection pour les tableaux. Passe encore quand il se contente d'une légère retouche, d'un simple coup de pouce destiné à embellir la matière, à lui donner une valeur artis- tique, à en renforcer l'intérêt en le concentrant. Ainsi procède- t-il dans la grande scène de l'abdication avortée de Vitellius (1), où, comme on l'a montré d'après le récit plus circonstancié et plus exact de Suétone, il a fondu ensemble des éléments empruntés à trois scènes qui, dans la réalité, s'étaient dérou- lées tour à tour, se succédant sans se mêler. Mais souvent, pour rendre le tableau plus dramatique, il verse dans le mélo- drame. Les exemples en abonderaient. Ici, Othon, candidat à l'empire, pour se concilier la faveur des prétoriens, leur envoie des baisers du haut de l'estrade qu'on vient d'improviser pour lui au milieu de leur camp (2). Là, Ampius Flavianus, légat de Pannonie, cerné par ses soldats révoltés, se roule à leurs pieds dans la poussière, déchire ses vêtements, lève au ciel des mains suppliantes, le visage en pleurs et la poitrine suffoquée de sanglots (3). Ailleurs, Vitellius, nouvellement proclamé empe- reur, présente à l'armée, en l'élevant dans ses bras, son fils encore en bas âge, après l'avoir enveloppé dans la pourpre de son manteau d'imperator (4). Ce même enfant, c'est dans les bras de son oncle, L. Vitellius, que nous le voyons, dans une autre circonstance plus émouvante encore: ce dernier, muni de son tendre et précieux fardeau, s'est précipité dans la cham- bre de l'empereur, son frère, et là, tombé aux genoux de celui-ci, il l'adjure sur la tête de son fils, de se mettre en défense contre les complots do ses ennemis (5). Et nous n'en avons pas fini avec les effets pathétiques tirés de l'exhibition de l'Augustule au berceau. Il est aux côtés de son père, porté dans une petite litière, quand Vitellius, vêtu de deuil, entouré de ses serviteurs en larmes, paraît devant l'assemblée du peu ple pour abdiquer solennellement. L'empereur commence par exposer la situation et par implorer pour lui-même et pour les siens la pitié de la foule; puis il prend son fils, le soulsse au- dessus des rostres et le recommande tour à tour à chacun des assistants en particulier et à tous ensemble : après quoi, déta- chant de sa ceinture le poignard, symbole de son droit de vie et de mort sur les citoyens, il l'offre au consul au milieu des protestations de l'assemblée (6). Jusqu'ici nous ne sommes pas sortis des Histoires. Mais dans les Annates ne manquent pas non plus les grandes scènes d'un caractère théâtral à l'excès. Ce sont, par exemple, les vétérans révoltés de l'armée de Germa- nie, qui, afin d'émouvoir en leur faveur Germanicus accouru pour les calmer, se dépouillent devant lui de leurs vêtements et lui crient de compter sur leurs poitrines les cicatrices des blessures que leur a faites l'ennemi, sur leurs dos les marques des coups de verges que leur ont infligés leurs centurions, ou bien encore lui prennent la main, sous prétexte de la baiser, et la glissent dans leur bouche pour lui faire tâter leurs gencives édentées (I). C'est Tibère, qui, lors de sa première visite au sénat, après la mort de son fils Drusus, fait brusquement intro- duire les deux jeunes fils de Germanicus, et, les bras passés autour de leur cou, supplie le sénat de les adopter, les supplie eux-mêmes de voir dans chacun des sénateurs un tuteur et un père (2). C'est Vibius Serenus exilé, qui, accusé par son fils de complot contre Tibère, et amené enchaîné devant le sénat, se tourne vers l'accusateur en secouant ses fers et en appelant sur le parricide la colère des dieux vengeurs (3). C'est L. Vetus, qui, condamné à mort par Néron avec sa belle-mère et sa fille, meurt avec elles, dans l'étuve où ils se sont fait por- ter tous trois, après s'être tous trois ouvert les veines dans la même chambre avec le même fer (4). De pareils tableaux, il faut le dire, n'étaient faits ni pour étonner ni pour choquer le public romain. Les Romains, ne l'oublions pas, étaient un peuple méridional, épris d'émotions fortes et de spectacles vio- lents. Ils avaient laissé s'implanter chez eux les combats de gladiateurs, inventé la cérémonie du triomphe, transformé les funérailles mêmes en une pathétique mascarade ; ils voyaient tous les jours, devant les tribunaux, des accusés amener leurs enfants vêtus de noir et suppliant qu'on ne les privât pas d'un père ou d'une mère, ou encore déchirer leurs vêtements et étaler aux yeux des juges les cicatrices de blessures reçues au service de la patrie. Tacite, quand il évoque les spectacles que nous avons vus plus haut, est bien de son pays. Nous pourrions ajouter qu'il est bien de son temps. A ce point de vue, on retrouve en lui l'élève des rhéteurs, formé par ces s déclama- tions », où, au caractère follement romanesque des sujets, répondait l'enflure non seulement du style, mais encore des idées et des sentiments. Et peut-être, après tout, plus d'une des scènes mélodramatiques que nous offre son oeuvre s'était-elle effectivement passée telle — ou à peu près — qu'il la rapporte. Pourtant il n'est pas possible qu'à certains moments tout au moins, il n'ait pas introduit dans ses tableaux quelques inven- tions de son propre cru. C'est ainsi qu'au cours de la bataille de Crémone. il nous montre un fils, qui, soldat dans l'un des deux camps, vient, sans le reconnaître, de blesser d'un coup mortel son propre père engagé sous les drapeaux du parti adverse, et qui, en dépouillant le moribond, est reconnu de lui et, du même coup, comprend l'horreur de son acte : « alors il l'embrasse expirant, et, d'une voix lamentable, il supplie les mânes paternels de lui pardonner, de ne pas le traiter en parricide. Tous étaient responsables, gémissait-il, du crime d'un particulier ; et qu'est-ce que la part d'un soldat, d'un seul, dans l'ouvre générale de mort? Puis il emporte le ca- davre, et, creusant une fosse, il lui rend les derniers devoirs (1). Le fait même du parricide involontaire est vraisemblable ; il a même des chances sérieuses d'être vrai, puisqu'il est rapporté par un témoin oculaire, Vipstanus Messala. Mais ce qui nous inspire des doutes, c'est l'authenticité du monologue mis dans la bouche du meurtrier et qui semble « bien philosophique, bien maniéré pour un simple soldat»; c'est celle aussi de l'inhu- mation du cadavre séance tenante, en pleine mêlée. « Nous prenons ici 'facile comme en flagrant délit d'arrangement (2). » Une analyse un peu serrée de maint autre passage nous amè- nerait assurément à la même constatation. Il est certain que les habitudes oratoires de Tacite, que son talent de drama- turge; que son moût surtout du pittoresque, ou plutôt d'un art plastique violent et pathétique, à la Michel-Ange, ont conspiré plus d'une fois contre ses scrupules d'historien, lui ont fait, dans d'assez fortes proportions, déformer le réel et manquer à l'exacte vérité. Tacite moraliste. — Mais si, comme peintre des manifes- tations extérieures de l'âme humaine, Tacite n'est pas à l'abri de tout reproche, en tout cas, comme peintre du fond même de cette âme, comme psychologue et comme moraliste, il estvrai- ment, on peut le dire, un des plus grands qui aient existé. Car il ne croit pas, avec Quintilien, que l'historien écrive seulement pour raconter (ad narrandum), il est persuadé qu'il écrit aussi, sinon pour prouver (ad probandum), du moins pour juger : j'en- tends, pour apprécier la valeur morale des actes qu'il raconte et des personnages qu'il met en scène; — et pour instruire : j'entends, pour tirer du spectacle des faits et des commentaires qu'il y ajoute, des enseignements à l'usage du lecteur, ou pour inviter celui-ci, pour l'aider, au besoin, à les en tirer lui-même. Autrement dit, l'historien digne de ce nom est à ses yeux essen- tiellement un moraliste : c'est ce qu'il se pique d'être pour sa part ; c'est ce qu'il a été véritablement, en quoi il n'a fait que continuer la tradition des Thucydide, des Salluste et des Tite- Live. Que l'histoire soit fondée sur la morale, ou, si l'on veut, qu'elle aboutisse à la morale comme à sa fin nécessaire, lui-même l'a à diverses reprises affirmé de la façon la plus catégorique. Dans les Histoires, la conception ne se dégage pas encore pleinement; néanmoins elle s'y dessine déjà, ici et là, d'une façon intéressante. Ainsi, au livre III, racontant qu'un soldat vitellien qui, dans la dernière bataille, avait tué son frère, soldat dans l'armée othonienne, a osé demander à ses chefs la récompense de son fratricide, et opposant à cette conduite celle d'un légionnaire de l'époque de la guerre civile entre Marius et Sylla, qui, coupable d'un meurtre identique, s'était tué lui-même dès qu'il s'était rendu compte de ce qu'iljavait fait, l'historien prend texte de cette différence entre les deux attitudes pour faire ressortir une fois de plus la supériorité mo- rale du passé sur le présent, et il ajoute : « Ces traits et d'autres puisés dans l'histoire nous fourniront, à l'occasion, comme exemples du bien ou consolation du mal, d'utiles rap- prochements (1). „ Mais c'est dans les Annales surtout qu'il s'est expliqué là-dessus avec une netteté et une franchise abso- lues. Parlant, quelque part, de la discussion qui s'était élevée au sénat sur la façon la plus opportune d'implorer des dieux la guérison de Livie, l'impératrice-mère, alors gravement malade: « Mon dessein, dit-il, n'est pas de rapporter toutes les opi- nions ; je me borne à celles que signale un caractère parti- culier de noblesse ou d'avilissement, persuadé que le principal objet de l'histoire est de préserver les vertus de l'oubli et d'attacher aux paroles et aux actions perverses la crainte de l'infamie et de la postérité (2). » Ailleurs pour essayer de justifier le parti adopté par lui de raconter l'histoire d'une époque aussi triste et aussi peu fertile en glorieux événements, il montre que, quand le peuple et le sénat faisaient la loi tour à tour, il fallait con- naître le caractère de la multitude, savoir par quels tempé- raments on peut la diriger, et qu'alors quiconque avait étudié à fond l'esprit du sénat et des grands, possédait le renom de sage et d'habile politique. « Mais, continue-t-il, aujourd'hui que tout est changé et que Rome ne diffère plus d'un État monarchique, la recherche et la connaissance des faits que je rapporte acquièrent de l'utilité. Peu d'hommes, en effet, dis- tinguent par leurs seules lumières ce qui avilit de ce qui honore, ce qui sert de ce qui nuit : les exemples d'autrui sont l'école du plus grand nombre (3). » On le voit, l'histoire, qui, pour un Bossuet, est la grande institutrice des princes, est pour Tacite celle aussi des simples particuliers ; et ses leçons, mieux que celles de n'importe quel maître, sont capables d'inspirer à chacun de nous l'horreur du vice et du crime, l'admiration et l'amour de la vertu. Cette prédominance chez lui du point de vue moral a peut-être empêché Tacite de rendre pleine jus- tice à certains bons côtés de la politique des Césars. Trop exclusivement préoccupé des sanglantes tragédies qui déshono- rent le Palatin et dépeuplent la Ville, il n'a pas assez vu, ou plutôt ne nous a pas assez fait voir la sécurité et la paix dont jouissaient les provinces sous le gouvernement impérial. Et puis elle a peut-être donné à l'ensemble de son oeuvre un cer- tain air d'apprêt, un je ne sais quoi de tendu, et, si on peut dire, de gourmé à l'excès, qui risque parfois de refroidir, de gêner ou de fatiguer le lecteur. Tacite n'oublie jamais qu'il est un juge et un éducateur: juge du passé, éducateur du présent et de l'avenir, et de l'éducateur comme du juge, il a l'air conti- nôment grave, et même sévère, le ton perpétuellement solennel. De là provient en partie cette tendance à éliminer les petits dé- tails déjà notée par nous à propos de sa façon de traiter les récits: certains de ces détails pourraient, semble-t-il, être des indications non sans valeur au point de vue psychologique mais Tacite les juge tous également dénués d'intérêt, les uns en raison de leur platitude, les autres en raison de leur carac- tère répugnant, et tous, en bloc, il les exclut. On ne saurait lui en faire un bien sérieux grief. Avons-nous donc tellement besoin, après tout, de connaître par le menu les monstrueuses débauches de Tibère ou les crapuleuses parties de table de Vitellius? Là-dessus, Suétone nous renseigne copieusement : avons-nous tant de gré à lui en savoir? Les faits de ce genre, Tacite les rapporte en termes très généraux; à leur sujet, il procède par allusions ou opère d'habiles et heureuses transpo- sitions de l'ordre physique dans l'ordre moral, du domaine de la sensation dans celui du sentiment. Là, par exemple, où, sur le champ de bataille de Bédriac, encore tout couvert de cada- vres en putréfaction, Suétone nous montrait Vitellius se fai- sant apporter du vin pour combattre l'odeur et ajoutant par une grossière et abominable plaisanterie de soudard, que le cada- vre d'un ennemi mort sent toujours bon(1), Tacite, lui, se con- tente dire : « Vitellius ne détourna pas les yeux ; il vit sans frisson- ner tant de milliers de citoyens privés de sépulture (2). e Là où Suétone représente la populace couvrant de boue et d'immondi- ces ce même Vitellius, alors qu'on le mène au supplice, puis trai- nant son cadavre au Tibre avec des crocs (3), Tacite dit sim- plement: « La foule l'outrageait mort avec la même bassesse qu'elle avait mise à l'adorer vivant (4).» Le procédéa eu pour ré- sultat d'épurer et d'ennoblir la réalité. Et ainsi, d'abord eu faisant passer dans son oeuvre les considérations morales avant les considérations politiques ; ensuite, — ce qui était une con- séquence de son point de vue de moraliste, — en substituant presque partout la notation des faits moraux à celle des faits physiques, Tacite a donné à l'histoire une noblesse, une 'majesté, qui, même au point de vue purement artistique ou littéraire, sont des éléments incontestables de beauté. Tacite psychologue. Intérêt psychologique des sujets qu'il a choisis. — Au reste, c'est la morale qui a, non pas mené Tacite à la psychologie, où il allait assez de lui-même, mais développé et aiguisé en lui le sens psychologique, qui y était inné. Pour instruire les hommes du jour par l'exemple de ceux de la veille, il fallait, en effet, bien connaître ces derniers, et pour les bien connaître, il fallait les avoir étudiés à fond. Tacite n'a pas failli à cette obligation. 11 ne croit pas, comme, depuis, d'autres moralistes l'ont cru ou ont paru le croire, que l'homme intérieur se réfléchisse exactement et tout entier dans l'homme extérieur, et que, par suite, il suffise de dépeindre celui-ci pour exprimer, du même coup, ou pour définir celui- là. Par delà ces gestes, ces attitudes, ces mouvements, qu'il prend, nous l'avons vu, tant de plaisir à observer et à noter (1), il veut saisir des réalités plus substantielles dont mouve- ments, attitudes et gestes ne sont que des signes incomplets et imparfaits, des miroirs insuffisamment fidèles : il veut pénétrer jusqu'à l'âme et, celle-ci une fois atteinte, l'explorer, la fouiller tout entière jusqu'en ses plus secrets replis. Descendre dans les abîmes de la conscience humaine, y projeter, comme les lueurs d'un puissant réflecteur, la clarté de son impitoyable analyse, l'illuminer dans ses dernières profondeurs, et ainsi en rendre visibles pour lui et pour nous les plus obscurs recoins, voilà la tâche qu'il s'est assignée, et dont, de l'aveu de tous, il s'est acquitté avec un éclatant succès. Aussi bien, les deux époques qu'il a étudiées — et c'est par là justement, sans aucun doute, qu'elles l'avaient attiré, — plus que n'importe quelles autres, offraient-elles à sa curiosité de psychologue une ample, une magnifique matière à exploiter. La première, surtout, celle qu'il raconte, dans les histoires, se prêtait merveilleusement à son dessein. Quel récit plus tentant, en vérité, que celui d'une période pareille, dramatique entre toutes, féconde comme pas une en catastrophes, opimum casibus ? o C'est dans les grandes crises que le fond de notre nature se dé- couvre. Toutes les passions alors sortent au jour, et les plus mauvaises en particulier, qui sont les plus nombreuses. Indiscipline des armées, lâcheté de la populace, bassesse des magistrats, cruauté des individus et des foules, débauche générale, tout ce que recouvrait un vernis de civilisation, tout ce que contenaient au moins les lois, les règlements, les conventions, les habitudes acquises, apparaît maintenant et se déchaîne à l'époque choisie par l'historien. Plus de frein ; la bête est lâchée. L'âme humaine étale à nu ses laideurs. Tacite tient de beaux cas pathologiques, une riche matière à dissection : il en éprouve une âpre jouissance (1). » Ainsi a-l-on carac- térisé, — et il eût été difficile de le faire en termes plus jus- tes, — la nature de l'intérêt qu'à un historien comme Tacite, le sujet des Histoires devait présenter a priori. Mais, à ce point de vue, le sujet des Annales, croyons-nous, ne le cédait guère à celui des Histoires. Prétendra-t-on, par hasard, que les règnes éphémères de Galba, d'Othon, de Vitellius surpassent en horreur tragique les principats sensiblement plus longs de Tibère, de Caligula et de Néron? Et en fait de cas « pathologiques », l'his- toire en a-t-elle jamais offert de plus « beaux » que ceux dont ces trois derniers noms suffisent 'à éveiller en nous le souve- nir? Il était donc tout naturel qu'après les Histoires, Tacite, désireux d'enrichir sa collection de « documents humains » ou, si l'on veut, son « musée tératologique », remontât jusqu'à l'époque immédiatement précédente et écrivît les Annales: ici comme là, c'était un champ infini, c'était une mine inépui- sable qui s'ouvrait à son investigation. Les analyses psychologiques et les réflexions personnel- les. — Aux tableaux se mêle donc sans cesse chez lui l'étude psychologique. Elle y revêt d'ailleurs diverses formes. Et tout d'abord, ce qu'on pourrait appeler la forme a descriptive », à moins qu'on ne préfère appliquer au procédé le nom d'analyse proprement dite. Elle consiste en une notation plus ou moins étendue d' « états d'âme », qui vient, au cours d'un tableau ou d'un récit, s'intercaler dans la notation des faits matériels, et en s'y unissant étroitement, composer avec elle la contex- ture ou la trame de ce tableau ou de ce récit. Ainsi, dans le tableau de la tentative d'abdication de Vitellius, après avoir dé- crit l'entrée de Vitellius, son costume, son attitude, celle du peuple et des soldats, l'auteur passe brusquement à l'indication rapide des sentiments de l'assistance : « II n'y avait pas de coeur assez oublieux des vicissitudes humaines pour n'être pas ému de compassion en voyant un empereur romain, naguère maître du monde, quitter le séjour de sa grandeur, et, à tra- vers le peuple, à travers la ville consternée, descendre de l'empire. On n'avait jamais oui rien de pareil... etc. (1). u L'ana- lyse se prolonge encore de cette sorte durant quelques lignes ; puis vient un résumé de l'allocution adressée par Vitellius au peuple, après quoi c'est la scène pathétique que nous avons rappelée plus haut : Vitellius présentant son fils à la foule et le recommandant à la pitié de chacun et de tous. De même, dans le récit de la mort de Vitellius, alors que Suétone s'est borné à rapporter les faits, Tacite note les sentiments et s'ef- force de tirer du drame lui-même une impression morale. Il nous peint la terreur qui s'empare de l'âme de l'empereur dé- chu tandis qu'il erre à travers le Palatin désert, son lâche abat- tement pendant qu'on le traîne au supplice, l'insensibilité des spectateurs dans le coeur desquels la laideur du spectacle a tué toute commisération (2). Dans des passages comme ceux-là, Tacite se contente d'analyser d'une façon tout objective une situation morale, un ou plusieurs « états d'âme » individuels ou collectifs. Dans d'autres, il intervient par des réflexions per- sonnelles ; en présence soit d'un fait ou d'une série de faits, soit d'idées ou de sentiments qu'il vient de relever chez ses personnages, il réagit subjectivement; il nous donne ses im- pressions propres il commente plus ou moins longuement la situation. Parfois ce n'est qu'un mot jeté en passant. Ainsi, dans le tableau de la visite de Vitellius au champ de bataille de Bé- driac, après avoir décrit les lieux eux-mêmes, le décor, si l'on peut dire: d'une part, la plaine semée de corps putréfiés d'hom- mes et de chevaux, les maisons détruites, « une vaste et affreuse nudité»; d'autre part, la route par où arrive le vainqueur, toute jonchée de roses et de lauriers, couverte d'autels où les gens du pays immolent des victimes comme pour le triomphe d'un roi, — il nous ouvre une brève perspective sur l'avenir ; il rap- pelle, dans une sorte de parenthèse, que cette adulation des Crémonais devait, au moment de la victoire du parti flavien, c'est-à-dire quelques mois plus tard, devenir la cause de leur ruine (3). De même, quelques lignes plus loin, après avoir noté l'insensibilité de Vitellius devant le spectacle qui s'offre à sa vue, il ajoute: « Bien plus, ignorant du sort qui le menaçait de si près, il faisait un sacrifice d'action de grâces aux divinités Idu lieu. » C'est comme un éclair qui brillerait tout à coup dans un ciel serein : il n'a lui que quelques secondes ; mais, à sa ueur, derrière le présent radieux nous avons entrevu l'avenir tragique, l'abîme où va sombrer bientôt la fortune du vainqueur, devenu à son tour un vaincu. Ailleurs, la réflexion, au lieu de se condenser en un simple membre de phrase, se dilate et s'épanouit en une phrase entière ou même en un paragraphe. Par exem- ple, au livre VI des Annales, l'auteur vient de parler d'une lettre envoyée par Tibère au sénat à propos d'un procès de lèse-majesté où était impliqué un ami personnel du prince, Messalinus Cotta; il a même cité le début de cette lettre, qui lui apparaît révélateur d'une âme bourrelée par les remords ; là-dessus, il s'écrie: « Tous ses forfaits et ses infamies étaient devenus pour Tibère un affreux supplice. Ce n'est pas en vain que le prince de la sagesse avait coutume d'affirmer que si on ouvrait le coeur des tyrans, on le verrait déchiré de coups et de blessures, ouvrage de la cruauté, de la débauche, de l'injustice, qui font sur l'âme les mêmes plaies que fait sur le corps le fouet du bourreau. Ni le trône, ni la solitude ne préservaient Tibère d'avouer les tourments de sa conscience et les chàti- ments par lesquels il expiait ses crimes (1). „ Ailleurs encore, au lieu d'une réflexion isolée, c'est toute une suite de ré- flexions sur le même sujet, qui s'ajoutent les unes aux autres, finissant par former tout un chapitre. A la suite, par exemple, du récit de la prise et de l'incendie du Capitole par les Vitelliens, Tacite, incapable de contenir son in- dignation et sa douleur en présence de ce désastre, les laisse s'exhaler dans un pathétique développement, sorte d'oraison funèbre, où il déplore l'anéantissement, par des mains romai- nes, du monument le plus sacré de Rome, symbole et gage de la grandeur du peuple-roi (2). — Mais longues ou courtes, les réflexions de ce genre, sous la plume de Tacite, ne s'appliquent encore qu'à des situations particulières, sans viser à une portée plus générale. Il en est d'autres, qui, inspirées par un fait isolé ou par un groupe de faits, — d'ordre physique ou d'ordre mo- ral, peu importe — ont la prétention de s'élever infiniment au dessus de leur ,point de départ et d'exprimer des vérités d'une application universelle, ou, en tout cas, extrêmement étendue. Celles-là, l'auteur les condense volontiers en de très brèves formules, les tourne en antithèses, les taille à facettes, les ai- guise en pointes à la fois subtiles et brillantes : ce sont les sententiae. Inventées jadis par Sénèque, léguées par lui à tous les écrivains de l'époque impériale, elles ne sont pas moins chères à Tacite qu'à ses prédécesseurs immédiats et à ses con- temporains. Il en use et en abuse. Déjà l'Agricola et la Germanie en contenaient peut-être un trop grand nombre. Dans les Annales, à vrai dire, elles deviendront sensiblement plus rares; mais les Histoires en foisonnent encore : « Jamais pouvoir cri- minellement acquis ne fut exercé vertueusement (1). » — « Et comme il arrive dans les conseils où le malheur préside, le parti qui semblait le meilleur était toujours celui dont le moment venait de passer (2)... „ — « Pour qui veut l'empire, pas de milieu entre le faîte suprême et le précipice (3). » — « Le plus beau jour après un mauvais prince est toujours le premier (4). — « Il est plus facile de remuer une multitude d'hommes que d'en éviter un seul (5) », etc., etc. La plupart de ces exemples, nous devons l'avouer, sont empruntés à des discours. Et en effet, s'il serait faux de dire que les sententiae ne se trouvent que là, à la vérité, c'est là surtout, qu'on les rencontre. Mais de ce fait, il n'y a pas d'objection à élever contre le rôle que nous leur attribuons ici. Car personne ne soutiendrait qu'elles servent à caractériser le personnage qui est censé les débiter, qu'elles sont la marque ou l'expression de son tempérament. En réalité, c'est bien Tacite, neuf fois sur dix, qui parle alors par la bouche de ce personnage. C'est lui qui nous propose le fruit de sa propre expérience, lui qui nous sert, pour nous fortifier, le suc souvent amer qu'il a exprimé de ses méditations personnelles. Ces pensées sont bien les siennes, et, dès lors, il n'y avait aucun inconvénient à les extraire des discours dont elles font partie pour les étudier du point de vue où nous sommes placés en cc moment. Les portraits : a) Les portraits individuels. — A l'analyse psy- chologique et aux réflexions personnelles se rattache tout natu- rellement le portrait, qui n'est, après tout, que l'analyse des éléments principaux d'une personnalité, qu'une série d'obser- vations faites par l'auteur sur cette personnalité, pour en déga- ger les caractères essentiels et en donner une définition, ou plutôt une description aussi exacte, aussi complète qu'il se peut. Dans les Histoires et dans les Annales, on trouve peu de portraits proprement dits. Beaucoup d'historiens, quand un personnage nouveau entre en scène, se croient obligés de nous le présenter ; avant de nous le montrer en action, ils grou- pent ensemble, dans un morceau indépendant, très nettement détaché du récit, tous les détails propres à nous le faire con- naître. Les uns, comme Salluste dans la littérature latine, comme Retz dans la nôtre, se bornent â définir son caractère. Les autres, comme Suétone (6), Saint-Simon ou Michelet, joi- gnent la description de sa figure et de son extérieur à celle de 'a nature et de ses penchants, ou même, souvent, se contentent de la première, persuadés que, chez l'homme, il y a corres- pondance absolue entre le dehors et le dedans, et que, par suite, le physique sailli à révéler le moral, que l'âme se lit, en quelque sorte, dans les traits de la physionomie. Tacite pro- cède rarement de cette façon. Toutefois, c'est bien ainsi que nous sont présentés, dans les Histoires, Mucien (1), Antonius Primus (2), Cornelius Fuscus (3), Helvidius Priscus (4) ; dans les Annales, Séjan (5), Vatinius (6), Poppée (7), Pétrone (8), Pison (9). De tous ceux-là, d'ailleurs, l'auteur ne nous peint que le moral ; à peine, une fois ou l'autre, nous donne-t-il quelque rapide et vague indication sur leur physique. De Poppée, par exemple, il dira que « sa mère, qui surpassait en beauté toutes les femmes de son temps, lui avait transmis ses traits, et que, quand elle paraissait en public, elle était toujours à demi voilée, soit pour ne pas rassasier les regards, soit qu'elle eût ainsi plus de charmes ». De Pison, il notera la haute taille et la belle figure. Et c'est tout. Sur ce point encore, Tacite ap- plique sa doctrine de l'insignifiance des petits faits. Les petits faits, ici, ce sont les détails relatifs au corps: pour Tacite, l'histoire, école de morale, ne saurait s'intéresser qu'aux âmes ; c'est de l'anatomie du coeur seul qu'elle peut tirer des leçons. Notons encore que ces portraits sont très courts, mais extrêmement soignés de facture, pleins de pensées brillantes, d'antithèses subtiles, de figures de toutes sortes, bref, sembla- bles, a-t-on dit, à de fines miniatures dans des cadres délicate- ment ciselés. L'imitation de Salluste y est flagrante : la Poppée dés Annales, par exemple, est une copie manifeste de la Sem- pronia du Catilina. Enfin les personnages ainsi représentés sont tous de second plan. Pour les grands premiers rôles de lhis- toire, les empereurs, comme Galba, Othon, Vitellius, Tibère ; les impératrices comme Messaline ou Agrippine ; les héros comme Germanicus, Tacite use d'une autre méthode. Sans grouper nulle part dans un développement spécial les grandes lignes de leur physionomie morale, il les laisse se peindre eux-mêmes par leurs actes, lentement, peu à peu, au cours et comme au fil du récit. Sans doute, sur certains d'entre eux, il -nous donne, au moment où ils disparaissent de la scène, une sorte de court article nécrologique (10). Mais le meneau est un simple résumé biographique bien plus qu'un véritable portrait. En tout cas, ce n'est qu'un complément du portrait. La plu- part du temps, en effet, les traits fondamentaux sont omis, et, en revanche, quelques traits secondaires sont mentionnés, que le peintre n'avait pas eu l'occasion de mettre encore bien en vue. Ainsi, clans le passage de ce genre consacré à Vitel- lius, on ne trouve pas un mot ni sur cette paresse, ni sur cette gloutonnerie que nous avions vues dans les chapitres antérieurs se disputer le coeur du misérable empereur; et, par contre, Tacite nous signale en lui une qualité qu'il avait un peu laissée dans l'ombre jusque-là : cette sorte de bonhomie et cette libé- ralité qui lui avaient valu longtemps l'affection de ses soldats. En somme, des personnages de cette nature, on peut dire que leur portrait n'est nulle part, et qu'il est partout. Les traits en sont diffus à travers le récit tout entier ; Tacite n'a pas voulu les coordonner ; il nous laisse ce soin : à nous de les recueillir et de les rassembler au moment voulu, c'est-à-dire, quand l'acteur a fini de jouer son rôle, pour reconstituer l'ensemble de sa physionomie, à la fois dans sa complexité et dans son unité. Moyennant quoi, comme dans une riche galerie, se détacheront devant nous en pleine lumière toute une série de figures singulièrement vivantes, créations d'un art aussi dé- licat que puissant : Galba, économe jusqu'à l'avarice, débilité physiquement et moralement par la vieillesse, jouet de ses affranchis et de ses ministres, mais, jusque devant la mort, intransigeant sur la discipline militaire ; Othon, aspirant à dépouiller en lui le vieil homme, à faire oublier sur le trône les scandales de son existence de simple particulier, et, après avoir vécu en pourceau d'Épicure, mourant avec la constance et la noblesse d'âme d'un disciple de Zénon ou de Caton; Vitellius, prodige d'inertie stupide, de goinfrerie et de lâcheté, au demeurant simple et presque cordial avec ses soldats, bon fils, bon frère, bon père et bon mari ; Tibère, habile et ferme politique, ennemi do la flatterie et des flatteurs, assez équi- table et assez modéré jusqu'au moment où, frappé de déséqui- libre mental, d'abord par la mort de son fils, ensuite par la découverte de la trahison de son favori, il devint un monstre et se laissa aller aux plus infâmes débauches, aux plus épou- vantables cruautés ; Messaline, folle de luxure ; Agrippine intéressée, violente, ambitieuse ; Néron, esthète et cabotin, spi- rituel et féroce, épris du chimérique et de l'impossible et avide de les réaliser, cerveau l'été et coeur profondément cor- rompu. On se rendra compte que tous les portraits de ce genre sont purement moraux. Quand, par hasard, ils contiennent quelque indication sur l'extérieur du personnage, cette indica- tion a une valeur non pas pittoresque, mais simplement expli- cative. Si Tacite, quelque part, note la rougeur qui souvent montait aux joues de Domitien, c'est pour ajouter tout de suite que cette rougeur, en donnant au jeune César l'air modeste, l'aidait à faire illusion sur son véritable caractère (1). S'il nous montre Tibère, dans sa vieillesse, voûté, chauve, la face rongée d'ulcères et souvent couverte d'emplâtres, c'est parce que la honte qu'il éprouvait de ces disgrâces physiques fut peut-être une des raisons qui déterminèrent l'empereur à quitter défini- tivement Rome et à s'enfermer dans sa solitude de Caprée (2). D'ailleurs, même si elles sont d'ordre uniquement moral, les singularités ne retiennent guère Tacite. Qu'il s'agisse de la monstrueuse voracité de Vitellius ou de l'énorme lubricité de Messaline, il ne se complaît point dans l'étalage de ces excep- tions morales ; il ne les désigne que par des termes généraux et nobles, qui atténuent, en la spiritualisant, la brutale, la hideuse réalité. Par là, l'exceptionnel lui-même se trouve, dans une certaine mesure, ramené au normal, et dans le personnage qu'on nous dépeint, sous le monstre l'homme apparaît. e Musée tératologique s, disions-nous plus haut à propos des Histoires et des Annales : l'expression, dans notre pensée, n'était que provisoire. Si elle convient assez bien à l'ouvrage de Suétone, de celui de Tacite, elle risquerait de donner une idée fausse. Autant Suétone éprouve de plaisir à collectionner les cas sin- guliers ou rares, autant, en matière psychologique, le « gibier» de Tacite, pour parler comme Montaigne, c'est l'universel. Et en effet, peindre des anomalies ne serait pas le meilleur moyen pour lui d'atteindre son but, c'est-à-dire, comme nous l'avons vu, de nous instruire en faisant de l'histoire une morale en action. Car si, en notre qualité d'hommes, nous nous intéres- sons a tout ce qui est humain, en revanche ce qui n'a rien d'humain nous étant étranger, nous laisse indifférents. Nous nous en détournons vite, persuadés qu'il n'y a rien à tirer de là pour notre profit moral. Tacite le sait : de là cette manière si réservée, si sobre, si « classique » de comprendre et de traiter le portrait. b) Les portraits collectifs. — C'est en peignant ainsi les Individus par ce qu'il y avait en eux de plus général, que Tacite a été amené à peindre avec tant d'exactitude et de vigueur les groupes généraux, les collectivités. Car, ce ne sont pas seu- lement les empereurs que son merveilleux pinceau a ressus- cités devant nous : c'est encore le peuple, c'est le sénat, c'est l'armée de l'époque impériale. De ceux-ci encore — peut-être surtout de ceux-ci — il a tracé de magnifiques, d'inoubliables portraits. Le peuple, il le décrit comme un grand enfant sensuel et féroce. Sans doute, à l'occasion, il n'est pas incapable d'un bon mouvement: il prend le parti de la douce Octavie indi- gnement chassée du lit conjugal, et, par ses murmures, force Néron à la rappeler momentanément (1) ; ou encore il proteste contre le supplice des esclaves de Pedanius Secundus, condamnés à mort tous en bloc pour n'avoir pas dénoncé le meurtrier de leur maître (2). Mais, en revanche, après avoir, le matin, réclamé de Galba la tête d'Othon qu'on croit vaincu (3), il acclame, le soir même, Othon vainqueur et insulte le cadavre de Galba assassiné (4). Au fond, il est pour qui le nourrit et l'amuse, et sa passion pour les spectacles est telle, qu'il transforme tout en spectacle, même la plus sanglante boucherie: pour contempler plus à son aise la mort de Galba dont les prétoriens menaçants viennent de cerner la litière, il va s'asseoir sur les degrés des temples et des autres monuments qui bordent le forum (5) , et, quand les Flaviens entrent dans Rome en livrant dans les rues mêmes de la ville une bataille suprême aux Vitelliens, il ne voit dans ce carnage qu'une addi- tion inespérée au programme des Saturnales et y assiste comme à un combat de gladiateurs, jugeant les coups, applaudissant l'un, sifflant l'autre, dénonçant les fuyards, et, au besoin, lés ramenant de force sous le glaive de leurs adversaires (6). Si nous nous tournons maintenant vers le sénat, nous constate- rons l'affaissement de ce grand corps. Sa politique d'alors se résume en deux mots ; bassesse et lâcheté. Ces descendants abâtardis de la vieille noblesse républicaine passent leur vie à ramper et à trembler devant l'empereur, dont la cruauté et l'avarice les déciment chaque jour sans pitié. Pour tâcher d'écarter de leur tête la mort toujours imminente, ils n'ont trouvé qu'un moyen : la faire tomber sur la tète d'autrui. Et ils sont devenus délateurs, au besoin même, bourreaux : ne les a-t-on pas vus, pour mieux faire leur cour, traîner de leurs pro- pres mains au supplice les malheureux dont ils avaient provoqué la condamnation (7)? Et, du matin au soir, ils dénoncent sans répit et sans trêve, infatigablement, jusqu'à l'heure où dénoncés eux-mêmes et condamnés à leur tour, ils sont réduits à s'ou- vrir les veines après avoir pris la suprême précaution de léguer au prince une partie de leur fortune, pour assurer la posses- sion du reste à leurs légitimes héritiers. En dehors de la délation, toute leur activité se dépense à chercher pour chaque forfait nouveau du tyran une flatterie inédite, ou encore, en présence des compétitions, sans cesse renaissantes, que suscite l'instabi- lité du pouvoir, à prendre le vent, à tâcher de deviner en faveur de qui va se prononcer la fortune, à s'assurer les bonnes grâces du maître de demain sans encourir la disgràce du maître d'aujourd'hui. Leur servilité va si loin qu'elle fatigue et rebute celui-là même qui en est l'objet, et qu'on a entendu Tibère, au sortir d'une séance, les qualifier d'hommes prêts à subir n'importe quel esclavage. Tacite, qui les a flétris ailleurs en des termes d'une ironie cinglante, d'une ironie de génial pince-sans-rire (1), prend certainement ici à son compte le mot de Tibère : c'est pour lui comme la formule définitive du mépris sans bornes qu'il éprouve et veut nous faire éprouver pour cette aristocratie dégénérée. Quant à l'armée, ce qui la caractérise pour lui à cette époque, c'est le manque de patriotisme et l'esprit d'indiscipline. Établis en garnison à la périphérie de l'Empire, séparés de la capitale par d'immenses étendues de terre ou de mer, les soldats ne savent, pour ainsi dire, plus ce que c'est que Rome. La patrie, pour eux, c'est leur camp, ou plutôt c'est leur général. Ils ne connaissent que lui, n'ont d'attachement que pour lui, n'obéissent qu'à lui. Encore son autorité sur eux est-elle bien précaire ; elle ne se soutient qu'à force de politique, de sou- plesse, d'éloquence. Et si conciliant qu'il soit, leurs exigences vont toujours au delà de ses concessions. Sans cesse, dans le camp, l'émeute couve, gronde, éclate, ne s'éteint que pour se rallumer aussitôt. Et dans les entr'actes mêmes de la ré- volte, la discorde règne encore : jusqu'en face de l'ennemi, on se querelle, on en vient aux mains: les soldats avec les offi- ciers, les cohortes auxiliaires avec les légions, les légionnaires avec les prétoriens, les armées avec d'autres armées. Car cha- cune d'elles se recrute maintenant sur place, parmi les pro- vinciaux; chacune se trouve représenter une province ou un groupe de provinces, et dès que se produit une vacance au trône, chacune, au nom de la partie de l'Empire dont elle se considère comme mandataire, prétend imposer son chef pour maître à l'univers. Ainsi les camps sont un foyer permanent de guerre civile, et l'institution qui faisait jadis la principale force de Rome est devenue pour la puissance romaine la plus active et la plus redoutable des causes de dislocation. Au total, partout, du haut en bas de l'échelle, décadence, décomposition morale, menaces de ruine et germes de mort, voilà le sombre tableau que Tacite nous trace de la société de son temps. Mais la tristesse de ce tableau ne doit nous en voiler ni la justesse ni la beauté. C'est peut-être dans cette peinture des groupes sociaux que le talent de Tacite nous apparaît sous le jour le plus éclatant ; c'est peut-être surtout dans cette partie de son art, que l'artiste se révèle à noua coua,tae un maître et un maître souverain. Les discours. — Pour avoir fait le tour complet des formes artistiques que dans les Histoires et dans les Annales, la pensée de Tacite se plaît à revêtir, nous n'avons plus à étudier que les discours. On sait que les historiens anciens, non contents de faire agir sous nos yeux leurs personnages, ont l'habitude de les faire aussi parler. Rien de plus naturel, a-t-on fait observer. La vie antique était, en effet, tellement pénétrée d'éloquence, qu'à ne pas donner à celle-ci une place considérable dans son oeuvre, l'historien se fût figuré n'offrir à ses lecteurs qu'une image imparfaite de la réalité. Mais cette remarque, d'une jus- tesse incontestable, si on l'applique à un Thucydide ou à un Xénophon, à un Salluste ou à un Tite-Live, l'est-elle autant, appliquée à un Tacite? Ce qui était vrai de l'Athènes de Péri- clès ou de la Rome des Gracques, l'est-il au même degré de la Rome de Tibère, de Néron et de Domitien? Tacite ne nous a-t-il pas dit lui-même, dans le Dialogue, qu'en pacifiant la République, Auguste avait, du même coup, tué l'éloquence ? L'objection est moins forte qu'elle ne le semble. Si, à Rome, la grande éloquence était morte avec le régime républicain, ce n'est pas à dire que la parole publique eût, par là même, disparu de la cité. Elle continuait, au contraire, à jouer un rôle considérable dans la vie nationale. Sans doute, l'assemblée du peuple ne se réunissait plus que quand, exceptionnelle- ment, il plaisait à l'empereur de la convoquer, et celui-ci seul, alors, y élevait la voix. Mais on parlait toujours beaucoup dans les tribunaux ; on parlait beaucoup à la curie ; on parlait beaucoup, enfin, dans les camps mêmes et jusque sur les champs de bataille : qu'il s'agît de calmer une de ces séditions militaires si fréquentes alors, d'exciter le courage des soldats avant ou pendant le combat, de relever leur moral à la suite d'une défaite, ou bien, à la suite d'une victoire, de modérer leur soif de vengeance ou leur ardeur à piller, l'éloquence était chez un général le plus puissant des moyens d'action et tout chef d'armée devait être en même temps un orateur. En introduisant dans son œuvre des spécimens de ces diverses sortes d'éloquence, Tacite, tout en se conformant à une tradi- tion du genre historique, ne faisait donc après tout, lui aussi. que reproduire un aspect important, essentiel, de la vie publique de son temps, et il n'y a pas à le critiquer sérieuse- ment sur ce point. Ce qu'on serait peut-être plus fondé à lui reprocher dans l'emploi de ce procédé, c'est d'avoir, trop sou- vent, inventé de toutes pièces les discours qu'il prêtait à ses personnages. En cela encore il ne faisait, il est vrai, qu'imiter ces devanciers. Mais, pour agir ainsi, ceux-ci avaient eu des raisons qu'on ne saurait faire valoir en sa faveur. Quand Thu- cydide faisait parler Périclès, quand Tite-Live faisait parler Canuleius, ils ne pouvaient ni l'un ni l'autre rapporter les paroles exactes de Canuleius ou de Périclès. A supposer même que ces personnages eussent réellement parlé dans la circons- tance où l'hisloricn leur prêtait un discours, ni ce discours n'avait pu, à ce moment-là, être recueilli par l'écriture, puis- que la sténographie n'existait pas encore, ni l'orateur ne l'avait lui-même publié par la suite, puisque l'usage des publications de ce genre était encore inconnu. Dès lors, il avait bien fallu que l'imagination de l'écrivain suppléât aux documents absents. Au contraire, quand Tacite mettait une harangue dans la bou- che d'un personnage important de l'époque impériale, il ne tenait qu'à lui de nous donner le texte de cette harangue telle qu'elle avait été prononcée dans la réalité. Ce texte, il l'eût trouvé soit dans la collection du Journal de Rome, soit dans les archives du Sénat ou dans celles du Palais: il n'avait qu'à l'y aller chercher. S'il ne l'a pas fait, c'est qu'il n'a voulu insé- rer dans la trame de son oeuvre aucun passage qui fût d'une plume autre que la sienne ; en matière de style, toute espèce de disparate eût choqué son goût propre et celui de son public: tant l'unité de ton et de couleur paraissait alors une qualité essentielle de toute oeuvre d'art. Son excuse, s'il a besoin d'excuses, c'est qu'à sa place n'importe lequel de ses prédéces- seurs eût fait comme lui: même s'ils avaient eu à leur disposi- tion les documents originaux, ils n'en auraient usé que dans une mesure très restreinte ; ils en auraient extrait les idées, — du moins les idées principales, — et les auraient revêtues cha- cun de son style particulier ; ils les auraient « traduites », sui- vant l'expression dont se sert Tacite en pareil cas (1). Car, que ce soit bien là ce qu'il fait lui-même, on peut s'en rendre compte par la comparaison de tel de ses discours avec le dis- cours original, heureusement conservé, ou retrouvé. En somme, sur le point spécial qui nous occupe en ce moment, comme sur quelques autres, sa théorie et sa pratique sont celles de tous les historiens grecs et latins: chez lui comme chez eux, le souci de la science est primé par le souci de l'art. Ne le regrettons pas trop ; si l'histoire y perd au point de vue de 'exactitude, elle y gagne peut-être au point de vue de la beauté. De même, ne déplorons pas outre mesure le manque de natu- rel qu'on peut relever dans plus d'un passage de ces discours. Montesquieu, faisant allusion au langage prêté par Tite-Live aux consuls et aux tribuns de la vieille Rome, regrette que l'auteur ait jeté trop de fleurs sur ces colosses de l'antiquité. Nous pour- rions être tentés d'exprimer un regret analogue en entendant parler les personnages des Histoires ou des Annales. A la vé- rité, les hommes de l'Empire ne sont plus des « colosses n : en- visagés du point de vue moral, ils apparaîtraient plutôt comme des nains. Mais de toute façon, Tacite a mis dans leurs haran- gues un peu trop de « fleurs » — de fleurs somptueuses et ar- tificielles, sorties des « officines » des rhéteurs — : pensées trop ingénieuses, antithèses trop subtiles, tirades et monologues décla- matoires comme ceux des tragédies de Sénèque, symétries trop raffinées entre des discours, soit contigus, soit séparés par d'assez longs intervalles, et se faisant pendant l'un à l'autre, parfois à l'insu même des orateurs qui sont censés les débi- ter (1), toute cette rhétorique s'étale un peu trop complaisam- ment dans la partie oratoire des deux ouvrages. Par bonheur, elle n'y étouffe pas la véritable éloquence : celle-ci malgré tout, éclate sans cesse en traits magnifiques, qui non seule- ment éblouissent notre imagination par la splendeur de la forme, mais encore, par la vérité du fond, donnent satisfac- tion entière à notre raison. Il en est ainsi, par exemple, bien souvent quand Tacite fait exprimer à ses personnages certaines des idées morales ou politiques qui lui sont chères. Par une convention assez hardie, mais que légitime l'heureux emploi qu'il en fait, il n'use alors de la forme oratoire que pour pré- senter d'une façon plus virante et plus dramatique ses vues personnelles : le discours n'est ici que le prête-nom de la dissertation, et l'acteur en scène que le porte-parole de l'au- teur. C'est le cas de Galba quand, en adoptant Pison, il fait d'abord valoir à celui-ci les avantages, que, comme mode de suc- cession à l'empire, l'adoption lui parait offrir sur l'hérédité et sur l'élection, puis essaie de définir la monarchie tempérée telle qu'il la conçoit et telle qu'elle lui semble convenir aux Romains de ce temps (2). C'est le cas de Petilius Cerialis lors- qu'il énumère aux Gaulois révoltés les bienfaits de l'adminis- tration romaine à l'égard des provinces (3). Ces discours sont certes d'admirables morceaux de philosophie politique. Tou- tefois, il en est d'autres qui leur sont peut-être encore supé- rieurs : ce sont ceux dans lesquels se révèle ou achève de se révéler, soit le caractère d'un personnage, individuel ou col- lectif, soit l'état d'esprit de ce personnage à tel moment déter- miné. Ainsi les harangues de Tibère enfoncent profondément en nous l'impression de l'hypocrisie raffinée qui faisait le fond de cette âme ténébreuse (1) ; celle de Pison aux prétoriens ré- voltés qu'il essaie de faire rentrer dans le devoir, nous montre la douceur mélancolique et résignée d'un jeune sage qui sent peser sur lui-même la tragique fatalité sous les coups de la- quelle ont déjà successivement succombé tous les siens (2); l'al- locution d'Othon à ces mêmes prétoriens pour les pousser à la révolte respire l'odieuse suffisance d'un bellâtre persuadé que la fortune, cette grande coquette, ne saurait lui résister (3) ; la réponse de Néron à Sénèque, venu lui demander la permis- sion de quitter la cour, peint de la façon la plus vive la du- plicité du jeune prince, sa malignité sournoise et comme fé- line, son tour d'esprit ironique, la souplesse, enfin, de dialec- tique qu'il a puisée dans les leçons mêmes de son vieux maître et qu'à cette heure, avec une diabolique astuce, il retourne contre celui-ci (4). On pourrait citer bien d'autres pages du même genre, où la psychologie est aussi pénétrante, aussi profonde qu'elle l'était dans les analyses, dans les réflexions personnelles ou dans les portraits. Et à côté des discours proprement dits, qui ne sont pas ex- trémement nombreux (on en a compté neuf en tout dans les His- toires, et dans les Annales il n'y en a guère plus d'une tren- taine, il faudrait rappeler les innombrables discours en style indirect. De ceux-là, Tacite se sert surtout quand il s'agit de faire parler une collectivité : sénat, peuple, soldats. C'est ainsi qu'au débat des Annales, pour peindre l'état d'esprit du public romain à l'égard d'Auguste, mort de la veille, il partage le peu- ple en deux groupes — l'un qui vante les qualités et les belles actions de l'empereur défunt, l'autre, qui flétrit ses vices et ses fautes, et chacun des deux prend la parole à son tour, s'ex- primant également en style indirect (5). Les discours de ce genre sont, d'ordinaire, très courts et d'un ton relativement simple : c'est surtout dans les autres, comme il était na- turel, que se trouvent les grands effets oratoires ; c'est là que, trop souvent, le brillant tourne au brillanté. Sur cette diffé- rence on a essayé d'édifier toute une théorie (d). Les discours directs, simples morceaux d'apparat, et qui pourraient, affirme- t-on, se retrancher sans que la clarté du récit en souffrit le moins du monde, seraient tous de pure invention ; les discours indirects, morceaux sans prétention et dont la suppression rendrait incompréhensible, — du moins on l'assure, — tout ce qui les précède ou les suit immédiatement, correspondraient tous à des discours réels, authentiques, dont ils ne seraient qu'un abrégé, un canevas, une sorte de résumé analytique. Cette théorie est ingénieuse, mais, elle soulève des objections. D'une part, les discours directs ne sont pas tous aussi inutiles, les dis- cours indirects tous aussi nécessaires qu'on veut bien le dire, à l'intelligence du contexte. D'autre part, tel discours des histoires en style direct, et qui, dès lors, en vertu de la théorie, devrait être purement fictif, n'est, en fait, que le remaniement, la traduction en beau stylo, d'un discours réellement prononcé, dont on a retrouvé le texte gravé sur des tables de bronze. Le plus sûr en cette matière est donc de nous en tenir aux constata- tions précédentes: plus de brièveté ici, là plus d'ampleur; ici une simplicité relative, là une certaine tendance à la recherche et à la pompe. Et alors, embrassant d'un seul regard tous les discours des Histoires et des Annales, et sans plus nous préoc- cuper des différences de forme qu'ils peuvent présenter entre eux, nous dirons, pour conclure, que, mêlés de qualités bril- lantes et d'assez graves défauts, ils ont peut-être comme prin-. cipal intérêt de suppléer pour nous à la perte de l'oeuvre pro- prement oratoire de Tacite et de nous donner une idée au moins approximative de ce que fut comme orateur, soit à la curie, soit au forum, celui dont toute cette étude aura, nous l'espé- rons, suffisamment démontré qu'il a bien mérité d'être appelé tour à tour le plus grave historien (1) et le plus grand peintre de l'antiquité.