[6,0] LIVRE SIXIÈME. [6,1] La renommée, dans sa course vagabonde, parcourt les villes de la Grèce, annonçant que les descendants d'Inachus instituent, en l'honneur du tombeau qu'ils viennent d'élever, des fêtes et des. jeux, où la valeur guerrière se prépare et s'anime aux fatigues de la guerre : c'était chez, les Grecs un antique usage. Le premier, dans les champs de Pise, le pieux Alcide consacra cet honneur à Pélops, et essuya avec la couronne d'olivier sauvage la poussière de sa chevelure. Après lui, la Phocide, délivrée du reptile aux longs replis, célébra le premier exploit de la flèche d'Apollon enfant. [6,10] Bientôt, autour des tristes autels de Palémon, la religion déploya son lugubre appareil. Toutes les fois que Leucothoé, dans sa vive douleur, exhale de nouveau ses gémissements, et que dans ce jour de fête elle aborde à un rivage ami, les deux isthmes retentissent de lamentations, et Thèbes, bâtie par Échion, répond à ces pleurs. Et maintenant ces rois illustres, les nourrissons d'Argos, qui par leur origine la rapprochent des Dieux, et dont le nom redoutable fait soupirer la terre d'Aonie et les mères thébaines, se rassemblent, et exercent leurs membres nus aux fatigues des combats. Ainsi des vaisseaux qui, pour la première fois, doivent se hasarder dans des plages inconnues, [6,20] et affronter la tempête tyrrhénienne ou les flots de la mer Égée, essayent d'abord sur un lac tranquille leurs agrès, leur gouvernail, leurs rames légères, et s'instruisent au péril. Enfin, quand l'équipage est éprouvé, ils s'élancent avec audace au milieu de l'Océan, et ne cherchent plus la terre qui se dérobe à leurs regards. La brillante épouse de Tithon s'élevait dans le ciel, montée sur son char qui ramène le travail ; et, devant les coursiers vigilants de la pâle déesse, fuyaient et la Nuit et le Sommeil, dont la corne était épuisée. Déjà les rues de la ville, déjà le palais en deuil retentissent de pleurs et de gémissements, et les échos des forêts profondes brisent et répètent mille fois les sons qui les ont frappés. [6,30] Le père d'Archémore est assis, le front dépouillé des bandelettes qui le paraient, le visage et la barbe souillés d'une poussière funèbre. Mais, plus violente dans son désespoir et surpassant son époux par ses gémissements, la malheureuse mère excite ses femmes par son exemple, stimule leur douleur, et brûle de se précipiter sur les restes déchirés de son fils; vainement on l'en arrache, elle y revient sans cesse, et Lycurgue lui-même s'efforce de l'éloigner. Bientôt les rois, enfants d'Inachus, le visage consterné , entrent dans ce palais plein de douleur. Alors, comme si à cet instant le coup fatal les frappait de nouveau, [6,40] comme si le jeune enfant ressentait l'atteinte mortelle et que le serpent s'élançât dans le vestibule, les poitrines, quoique fatiguées déjà , retentissent de coups multipliés, et des cris plaintifs et déchirants font de nouveau résonner tout l'édifice. Les Grecs ont compris cette douleur qui les condamne, et ils s'excusent de leur crime par des larmes abondantes. Adraste lui-même, toutes les fois qu'il peut se faire entendre, et que le tumulte, un moment interrompu, fait place à un morne silence, console par des paroles affectueuses ce père infortuné : tantôt il lui rappelle les destins, le sort cruel des mortels, les arrêts irrévocables des Parques; tantôt il lui fait espérer un autre rejeton, une postérité qui conservera la faveur des Dieux; [6,50] mais il n'a pas encore achevé, et déjà les lamentations éclatent de nouveau. Lycurgue, de son côté, n'est pas plus sensible à ces paroles amies que la mer d'Ionie, qui, dans son terrible courroux, n'écoute ni les cris ni les voeux des matelots, ou que la foudre vagabonde qui déchire les nuages. Cependant on construit avec de sombres rameaux et de tendres cyprès entrelacés le lit condamné à la flamme, la couche funèbre du jeune prince. Des branches verdoyantes en décorent la base; le second plan est formé avec plus d'art de guirlandes de gazon parsemées d'un amas de fleurs qui vont bientôt mourir; le troisième s'élève chargé des parfums de l'Arabie, [6,60] de toutes les richesses de l'Orient, d'encens blanchi sur la glèbe, et de canelle conservée depuis l'antique Bélus. Le sommet est couronné de franges d'or frémissantes, et d'un moelleux tissu de pourpre tyrienne où étincellent des pierres précieuses : Linus y est représenté au milieu des feuilles d'acanthe, entouré de chiens dévorants; admirable travail que toujours la malheureuse mère eut en horreur, et dont elle détournait ses regards comme d'un sinistre présage. Les armes de ses aïeux et les dépouilles conquises par leur valeur sont aussi placées autour du lit funèbre (car même au milieu d'une si grande douleur se glisse encore l'ambitieux or- gueil d'une cour en deuil) , comme si ces funérailles attendaient un noble et pesant fardeau, comme si ce lit devait recevoir le corps immense d'un héros? [6,70] Mais cette vaine et stérile pompe flatte la douleur des parents, et l'ombre d'un enfant grandit par cette offrande. Puis on paye à sa cendre un abondant tribut de larmes, triste consolation pour un père! On lui offre des présents au-dessus de son âge, car Lycurgue, dans l'impatience de ses voeux, lui avait destiné un carquois, des traits proportionnés à sa taille, et des flèches inoffensives; déjà il élevait pour lui dans les étables des coursiers d'élite, d'un noble sang; pour lui il gardait un baudrier retentissant, et des armes qui devaient attendre un bras plus vigoureux. 0 espérances avides! Avec quel empressement sa crédule mère tissait pour lui des vêtements, [6,80] et lui préparait une parure de pourpre, insigne de la royauté, et un sceptre fait pour ses mains enfantines ! Dans son désespoir, le malheureux père condamne tout aux flammes funéraires, et y jette sa propre armure, pour apaiser, s'il se peut, sa cruelle douleur. D'un autre côté, l'armée, par les ordres du sage augure, forme avec la dépouille des forêts abattues un immense bûcher, semblable à une montagne; elle veut expier le meurtre du serpent, et détourner les noirs présages d'une guerre malheureuse. C'est aux soldats qu'est confié le soin de faire tomber sous la hache les bois de Némée et de l'ombreuse Tempé, et de livrer à Phébus le secret de leurs retraites obscures. [6,90] Toujours respectée jusqu'alors, cette forêt voit tomber sous la hache son antique chevelure; elle qui, plus riche en ombrages que tous les bois de l'Argolide ou du Lycée, élevait sa tête jusqu'aux astres. Sa vieillesse exprime un saint respect. Elle n'a pas vu . seulement, dit-on, passer dans la longue suite des âges les générations des hommes, mais elle a survécu aux Nymphes et à la troupe des Faunes. Le fer porte partout la mort et la désolation. Les bêtes féroces s'enfuient, les oiseaux s'échappent de leur nid tiède encore, chassés par la crainte. Le hêtre à la cime élevée tombe, ainsi que l'arbre de Chaonie; le cyprès invulnérable aux hivers, [6,100] l'arbre à résine, aliment des flammes du bûcher; les ornes, les yeuses, l'if au suc redoutable, le frêne qui aime à boire le sang versé par la guerre homicide, et le chêne que le temps ne peut dompter, puis le sapin audacieux, et le pin qui distille des parfums de ses blessures, sont fendus par le fer. Vers la terre s'incline la cime jusqu'alors intacte de l'aune, ami des ondes, et celle de l'orme, hôte complaisant de la vigne toute la campagne en gémit. Ainsi, mais avec moins de fracas, l'Ismare, dit-on, tombe déraciné, lorsque Borée, brisant sa prison, s'élance de son antre; avec moins de rapidité la flamme nocturne, poussée par le Notus, dévore une forêt tout entière. [6,110] C'est en pleurant que Palès à la blanche chevelure, Silvain, le roi des ombrages, et la troupe des demi-dieux, quittent le doux repos de ces lieux chéris; la forêt gémit de leur départ, et les Nymphes ne peuvent se détacher des arbres qu'elles tiennent embrassés. Ainsi, quand une ville prise d'assaut est livrée au pillage des avides vainqueurs, à peine a-t-on donné le signal, et déjà cette ville n'est plus. On entraîne, on renverse, on chasse, on pille, sans frein et sans loi. Moins affreux est le tumulte d'un champ de bataille. Déjà, avec un soin égal, avaient été élevés deux autels semblables, l'un aux tristes Ombres, l'autre aux Dieux de l'Olympe, [6,120] lorsque le signal du deuil est donné par les sons graves de la flûte recourbée; c'est cette flûte qui, accordée selon le lugubre mode phrygien, sert à évoquer les mânes attendris. Pélops le premier, dit-on, enseigna ces sacrifices funèbres et ces hymnes destinés aux jeunes ombres; et Niobé les chanta, quand frappée jusque dans le dernier de ses enfants par les flèches de deux divinités ennemies, et le transporta en gémissant sur le mont Sipyle les douze urnes funéraires. Les chefs grecs portent les offrandes et les mets destinés aux flammes : pour attester leur pieux hommage, chacun d'eux déploie les insignes de sa nation. A un long intervalle, porté sur les épaules des jeunes guerriers choisis par Adraste dans toute l'armée, s'élève le lit funèbre, [6,130] qu'accompagnent de farouches lamentations. Autour de Lycurgue sont rangés les chefs de Lerne ; la mère d'Archémore est accompagnée de ses femmes désolées; Hypsipyle vient après elle avec une suite nombreuse; les grecs reconnaissants l'entourent; ses fils soutiennent ses bras livides de meurtrissures, et, heureux d'avoir retrouvé leur mère, ils ne permettent que les pleurs à son désespoir. Eurydice n'eut pas plutôt franchi le seuil infortuné, la poitrine nue, qu'elle laisse éclater sa douleur, et, après avoir préludé par des sanglots et de longs hurlements, elle commence ainsi: Ce n'est pas avec ce cortège de femmes argiennes que j'espérais, ô mon fils, te suivre un jour! [6,140] ce n'est pas là le sort que mes voeux réclamaient pour tes jeunes années! Insensée que j'étais, je ne craignais aucun malheur; car, dans mon ignorance, pouvais-je craindre pour toi, à l'entrée de la vie, et Thèbes, et la guerre? Quel dieu s'est plu à commencer les combats par notre sang? Quel mortel a fait voeu de ce crime pour assurer le succès de ses armes? Mais toi, ô Cadmus ! ta race est encore intacte; nul enfant thébain n'est encore à pleurer. Les prémices des larmes et du carnage, c'est moi qui, avant le bruit de la trompette et du fer, les ai offertes ! moi, dont la tendresse oisive se confie à la fidélité d'une nourrice; moi, qui abandonne mon fils à sa mamelle! Mais pouvais-je me défier? elle disait que son père avait été sauvé par sa ruse, [6,150] que ses mains étaient pures : la voilà celle qui, s'il faut l'en croire, abjura un horrible serment, et, seule de toutes les femmes de Lemnos, résista aux furies de sa patrie; la voilà! croyez à son dévouement! admirez la puissance de sa piété filiale! elle a jeté dans un champ désert, non pas son roi ou son maître, c'était trop peu , mais, la cruelle, un enfant étranger. Elle a livré à tous les dangers d'une forêt solitaire celui que non seulement un affreux serpent (qu'était-il besoin de ce monstre pour lui donner la mort?), mais le souffle violent de l'air, le feuillage chassé par le Notus, un vain bruit, pouvait tuer! [6,160] Je n'ai plus de fils, et je ne puis, ô rois, vous poursuivre de mes pleurs. L'immuable destin réservait à une malheureuse mère le crime de cette femme: et pourtant, ô mon fils, sans cesse dans ses bras, toutes tes caresses étaient pour elle; c'est elle seule que tu connaissais, dont tu entendais la voix; moi, je t'étais inconnue; tu n'as donné à ta mère aucune joie. Elle, au contraire, la cruelle, elle a entendu tes plaintes, tes rires mêlés de larmes; elle a recueilli les premiers sons de ta voix; elle fut toujours ta mère, tant que tu as vécu ; maintenant c'est à moi de l'être. Mais, hélas! je ne puis pas même la punir malgré son crime! Guerriers, pourquoi ces présents? pourquoi ces honneurs funèbres rendus à ce bûcher? [6,170] C'est elle que réclame l'ombre de mon enfant, et rien de plus : accordez-la, de grâce, à sa cendre, à une malheureuse mère qui n'a plus rien qui l'attache à la vie! Livrez-la-moi, je vous en conjure par ces prémices d'une guerre pour laquelle j'ai enfanté une victime!» Elle dit, et, arrachant ses cheveux, elle renouvelle sa prière : « Livrez-la moi, et ne m'appelez pas cruelle et sanguinaire. Que je meure avec elle ! et, pourvu que mes yeux se rassasient de son juste supplice, qu'on nous précipite dans les mêmes flammes.» Tandis qu'elle exhalait ces plaintes, Hypsipyle, d'un autre côté, gémissait , et n'épargnait ni sa poitrine, ni sa chevelure. Eurydice l'aperçoit au loin, et, indignée de ce qu'elle partage sa douleur: [6,180] «Chefs de la Grèce, s'écrie-t-elle, et toi à qui j'ai procuré au prix de mon sang une immortelle gloire, épargnez-moi du moins ce tourment; éloignez des funérailles cet objet de ma haine : pourquoi vient-elle offenser les yeux d'une mère de son sinistre visage, et assister au spectacle de mon infortune? Qui peut-elle pleurer, quand elle vient d'embrasser ses enfants?» Elle dit, et tout à coup s'évanouit; la plainte expire sur ses lèvres. Ainsi, lorsqu'arraché à la mamelle un jeune taureau dont les forces sont encore mal assurées , et qui n'a pour tout sang que le lait maternel, est ravi par une bête féroce, ou entrainé par un berger à l'impitoyable autel, la mère, privée de son nourrisson, émeut par ses gémissements la vallée, les fleuves, les troupeaux, [6,190] et interroge les campagnes désertes. Elle ne retourne qu'à regret à l'étable ; la dernière elle quitte la plaine fatale, et, quoique sans nourriture, dédaigne l'herbe qui lui est présentée. Cependant le père d'Archémore jette sur le bûcher son sceptre royal et les insignes du dieu de la foudre. Il fait tomber sous le ciseau la barbe qui couvre sa poitrine, et la chevelure répandue sur ses épaules; il en voile le visage délicat de son fils, et mêle à ses pleurs paternels ces tristes paroles : «Ce n'est pas là, perfide Jupiter, ce que j'attendais lorsque je fis voeu de te consacrer cette chevelure, le jour où tu m'aurais permis d'offrir sur tes autels le premier duvet des joues de mon fils; [6,200] mais tu n'as pas écouté la voix de ton prêtre; tu as condamné mes prières. Qu'elle reçoive donc mon offrande, cette ombre qui en est plus digne que toi !» Enfin la torche est placée sous le premier feuillage. Avec la flamme les cris éclatent ; on s'efforce d'éloigner et ce père et cette mère désespérés. Un ordre est donné, et les Grecs debout, les armes levées dans les airs, dérobent à leurs regards cet affreux spectacle. Les flammes s'enrichissent des offrandes : jamais tant de richesses n'avaient été prodiguées à des cendres : les pierreries éclatent en débris; des masses d'argent se liquéfient, l'or coule des vêtements richement brodés, et le bois s'alimente des sucs de l'Assyrie. [6,210] Le miel enflammé pétille avec le pâle safran, et des patères écumantes de vin sont répandues sur le bûcher, ainsi que des coupes de sang noir et de lait, libations agréables aux mânes. Alors sept escadrons, dont chacun a cent coursiers fougueux, s'avancent, enseignes renversées, sous les ordres des chefs grecs; ils exécutent à gauche, suivant l'usage, leurs évolutions autour du bûcher, et courbent la cime des flammes sous un nuage de poussière. Trois fois ils bandent leurs ares, et les traits s'entre-choquent et retentissent. Quatre fois les armes envoient au loin un fracas horrible, quatre fois les femmes répondent à ce bruit en se meurtrissant le sein. [6,220] L'autre bûcher reçoit dans ses flammes des brebis palpitantes, des taureaux qui respirent encore. Le devin veut effacer le deuil et les présages sinistres de ces funérailles, quoiqu'il sache bien que ces présages ne sont que trop vrais. Les escadrons reviennent de ce côté, et font à droite le tour du bûcher en brandissant leurs lances; chacun des guerriers jette son offrande dans les flammes : l'un ses rênes, l'autre son baudrier, celui-ci ses javelots, celui-là l'aigrette qui ombrage son casque. La plaine retentit au loin des rauques accords, et l'oreille est frappée des sons aigus du clairon. La forêt s'épouvante de ces clameurs. [6,230] Ainsi, lorsqu'au bruit de la trompette guerrière on arrache les étendards, la colère ne bouillonne pas encore dans les cœurs, le fer n'est pas encore rouge de sang, et, dans ce prélude du combat, la guerre a gardé toute sa parure; debout, au milieu de la nue, Mars plane sur les combattants; il n'a pas encore décidé à qui il accordera la victoire. Tout est fini, le feu tombe et se réduit en cendres. On s'empresse autour des flammes, et de nombreuses aspersions étouffent le bûcher; les travaux ne finissent qu'avec la chute du jour, et cèdent enfin aux ténèbres tardives de la nuit. Déjà l'étoile du matin avait chassé neuf fois du ciel les astres humides de rosée, et neuf fois, [6,240] changeant de coursiers pendant la nuit, elle avait devancé les feux de la lune, révolution qui ne surprend point les astres, car, dans son lever alternatif, c'est toujours la même étoile. Déjà, avec une merveilleuse promptitude, un monument d'une masse énorme, un temple est élevé à la cendre d'Archémore. On y voit représentés avec ordre tous les détails de ce triste événement : ici Hypsipyle montre un fleuve aux Grecs épuisés; là le malheureux enfant se traîne en rampant, là il gît sur le sol; l'extrémité du tombeau est enveloppée des replis de l'horrible serpent; vous croiriez entendre les sifflements affreux de sa bouche mourante, et le voir se rouler autour de la lance de marbre. Déjà, avide de contempler la vaine image des combats, [6,250] le peuple, à la voix de la Renommée, accourt en foule des villes et des campagnes. Ceux même auxquels les horreurs de la guerre sont inconnues, ceux que la vieillesse languissante ou leur jeune âge retenait dans leurs foyers, se pressent à ce spectacle. Jamais le rivage d'Éphyre, ou le cirque d'OEnomaüs, ne virent s'agiter une multitude plus nombreuse. Près de là se trouve une vallée, entourée d'une couronne verdoyante de collines, et qu'embrasse de toutes parts l'épaisse forêt. Tout autour s'élèvent d'âpres rochers qui la ceignent comme d'un rempart; on y arrive par un sentier long et uni, d'où l'on voit seulement quelques broussailles, [6,260] et de légères éminences parsemées d'un vert gazon. C'est là que la belliqueuse cohorte, aussitôt que le soleil a doré les campagnes, se rassemble et s'assied. Là, mêlés et confondus, ils comptent leur nombre, interrogent leurs visages et leur attitude; spectacle bien doux à ces guerriers, et qui les remplit de confiance dans une si grande guerre. Là cent taureaux noirs, l'élite du troupeau, à la masse pesante, sont entraînés avec effort, ainsi qu'un nombre égal de génisses de la même couleur et de jeunes taureaux, dont le front n'est pas encore surmonté du croissant. On voit venir ensuite les nombreuses images de leurs magnanimes ancêtres, dont les traits, par un prodige de l'art, semblent respirer encore. [6,270] En tête est le dieu de Tirynthe, qui serre contre sa rude poitrine un lion haletant, le brise et le broie entre ses bras osseux. Ce n'est pas sans frayeur; bien que le monstre ne respire que sur l'airain, que les fils d'Inachus contemplent leur héros. A gauche, sur une même ligne, on voit Inachus couché au pied d'une rive, au milieu des roseaux, et penchant avec complaisance son urne abondante. Derrière lui est Io déjà courbée vers la terre, Io l'objet de sa douleur, qui considère Argus tout rayonnant d'yeux toujours ouverts. Touché de son sort, Jupiter avait relevé, dans les champs de Pharos, son front incliné, et l'Orient qui l'accueillit l'adorait alors comme une divinité. [6,280] Puis vient Tantale, leur ancêtre, non pas tel que le virent les enfers, penché sur une onde trompeuse, ou ne saisissant que l'air à la place du rameau qui fuit, mais convive, encore respectueux, du grand Jupiter. De l'autre côté, Pélops vainqueur secoue les rênes sur ses coursiers, présent de Neptune; en vain Myrtile presse ses roues chancelantes : Myrtile est laissé bien loin par le char rapide de son rival. Là aussi est le sévere Acrisius, et l'image horrible de Corèbe, et Danaé qui porta dans son sein un fruit coupable; et Amymone éplorée près des ondes qu'elles a découvertes, et Alcmène, frère du jeune Hercule, et dont le front est couronné de trois lunes. [6,290] On voit les deux fils de Bélus se présenter, comme gage d'une perfide alliance, une main hostile. Le visage d'Égyptus a plus de douceur; mais sur les traits menteurs de Danaüs on entrevoit clairement les forfaits de cette paix funeste, et de la nuit qui va suivre. Mille autres images viennent à leur suite; enfin quand les yeux sont rassasiés de ce spectacle, l'élite des guerriers se prépare à disputer les prix de la valeur. Aux chevaux d'abord la sueur de la lice. Dis-moi leurs noms, noble Phébus; dis les noms de leurs guides. Jamais on n'avait vu rassembler une troupe plus généreuse de coursiers aux pieds ailés; moins rapides sont les oiseaux, quand ils luttent de vitesse en fendant les airs; [6,300] moins impétueux sont les vents, quand, déchaînés par Éole, ils se heurtent sur un rivage. Avant tous les autres on conduit Arion, remarquable par le feu de sa crinière dorée. Neptune, si l'on en croit l'antique renommée, en fut le père; le premier, dit-on, il froissa d'un frein doucement manié la bouche de ce coursier, et le dompta sur la poussière du rivage, sans recourir à l'aiguillon; car, dévoré d'une ardeur sans bornes, il était aussi mobile que l'Océan en courroux. Souvent, mêlé aux chevaux marins, il fendait les flots des mers d'Ionie ou de Libye, et portait sur tous les rivages le dieu des mers azurées; les nuages s'étonnaient d'être devancés par lui, [6,310] et l'Eurus et le Notus luttaient en vain pour l'atteindre. Non moins impétueux sur la terre quand le fils d'Amphitryon affrontait, sur l'ordre d'Eurysthée, de périlleux combats, il portait ce héros, en traçant sur le sol un profond sillon; Hercule lui-même avait peine à contenir sa fougue indocile. Bientôt donné par les Dieux en présent au roi Adraste, il fléchit sous ce nouveau maître; mûri par l'âge, son feu s'était beaucoup calmé. Maintenant le roi le confie à son gendre Polynice, mais non sans lui donner bien des avis; il lui apprend par quel art, quand il s'emporte, il a coutume de modérer son ardeur. Que ta main, lui dit-il, ne lui soit pas rude, et que les rênes ne laissent pas toute liberté à son essor : presse les autres par l'aiguillon et les menaces; [6,320] celui-ci ira de lui-même, et plus que tu ne voudras.» Ainsi, lorsque le soleil remit à son fils ses rênes de feu et le plaça sur son char rapide, il enseignait en pleurant à Phaéton, transporté de joie, quels étaient les astres dangereux, les zones inaccessibles, et la route à suivre dans la région moyenne entre les pôles opposés: sages conseils inspirés par la tendresse et par une crainte prudente! mais les Parques cruelles avaient fermé l'oreille du malheureux jeune homme. Debout sur son char, Amphiaraüs, qu'anime l'espoir de vaincre, pousse ses coursiers d'OEbalie. C'est toi, ô Cyllare, qui les engendras furtivement, lorsque Castor se dirigeant vers la mer de Scythie échangea le frein contre la rame. [6,330] Les vêtements d'Amphiaraüs sont blancs comme la neige, ses coursiers blancs; son casque, son aigrette et ses bandelettes sacrées sont de la même couleur. L'heureux Admète, de Thessalie, contient avec peine ses cavales stériles; on les dit issues des centaures; je le crois, tant elles s'indignent de leur sexe; Vénus est descendue tout entière dans leurs membres vigoureux. Parsemées de taches blanches et noires, elles figurent le jour et la nuit; et à voir ces deux couleurs si fortement empreintes, on les dirait les nobles rejetons de ce troupeau de Castalie qui écoutait avec ravissement les accords de la flûte d'Apollon, et dédaignait le pàturage pour ses chants harmonieux. [6,340] Voici deux jeunes guerriers, les fils de Jason, la gloire récente de leur mère Hypsipyle, montés tous les deux sur leur char : l'un, appelé Thoas, comme son aïeul, l'autre, Eunée, nom d'un heureux présage pour le navire Argo. Entre eux tout est semblable : mêmes traits, même char, mêmes chevaux, mêmes voeux; chacun d'eux brûle de vaincre, ou du moins de n'être vaincu que par son frère. Ensuite s'avancent Chromis et Hippodame, l'un né du grand Hercule, l'autre d'OEnomaüs. On ne saurait dire lequel des deux guide les chevaux les plus farouches; celui-ci les tient du Thrace Diomède, celui-là de son père, le roi de Pise. [6,350] Leurs chars sont ornés d'affreuses dépouilles, et souillés de sang. Les bornes de la carrière sont, d'un côté, le tronc nu d'un chêne, depuis longtemps dépouillé de sa verte chevelure ; de l'autre, un quartier de roche qui sert de limite aux laboureurs : entre les deux extrémités s'étend l'espace que quatre fois un javelot, trois fois une flèche vigoureusement lancée pourraient franchir. Cependant Apollon, mariant sa voix aux accords de sa lyre, charmait la noble assemblée des Muses, et du haut du Parnasse portait ses regards vers la terre. Souvent ses hymmes pieux avaient chanté Jupiter et les plaines de Phlégra, son propre triomphe sur le serpent Python, et les hauts faits des dieux ses frères. [6,360] Maintenant il dévoile leur merveilleuse puissance; il dit quel souffle divin dirige la foudre, et conduit les astres qui donnent la vie aux fleuves; ce qui nourrit les vents; quelle source alimente la mer immense; quelle force précipite la course du soleil et prolonge les nuits; si la terre est à l'extrémité ou au centre de l'univers, si elle n'est pas environnée d'un monde inconnu. Ses chants avaient cessé ; il refuse en ce moment d'écouter ses soeurs avides de lui répondre ; et tandis qu'il suspend à un laurier sa lyre et le tissu brillant de sa couronne, et qu'il détache son écharpe brodée, un bruit soudain le frappe. Il regarde non loin de lui la forêt de Némée, et aperçoit la tumultueuse image d'un combat de quadriges; [6,370] il reconnaît tous les rivaux. Admète et Amphiaraüs s'étaient par hasard arrêtés dans un champ voisin; à cette vue, il dit en lui-même: «Quel dieu a donc mis aux prises ces deux rois, de tous les mortels les plus dévoués à Phébus? Tous deux d'une égale piété, tous deux également chers à mon coeur ; moi-même je ne saurais choisir entre eux. L'un, alors que, par l'ordre de Jupiter et la volonté des infernales soeurs, j'étais esclave dans les champs de Pélion, m'offrait de l'encens, à moi son esclave, et n'osa pas me faire sentir qu'il était mon maître. L'autre est le ministre fidèle de mes trépieds, et le pieux disciple de mon art céleste. Le premier cependant l'emporte en mérite, [6,380] mais la Parque file les derniers jours du second; une longue vieillesse, une mort tardive, sont réservées à Admète; mais pour toi, Amphiaraüs, il n'est plus de joie. Déjà Thèbes est tout près, avec son gouffre ténébreux; tu le sais, hélas! depuis longtemps mes oiseaux te l'ont prédit.» Il dit, et son céleste visage est presque mouillé de larmes. Soudain d'un bond radieux il s'élance à travers les airs, plus rapide que ses flèches et la foudre de son père. Déjà il est sur la terre, que sa trace est encore dans le ciel, et les Zéphyrs ont gardé le sillon lumineux de son vol. Prothoüs a remué les noms dans un casque d'airain ; [6,390] chacun a sa place et son rang assignés. Des guerriers, la gloire de l'univers, et leurs nobles coursiers, comme eux d'une race divine, attendent alignés devant la barrière. Dans leurs coeurs s'agitent l'espérance, la crainte audacieuse, la pâle confiance. Agités par des sentiments contraires, ils brûlent et craignent tout à la fois de s'élancer. Un frisson de courage parcourt les extrémités de leurs membres; la même ardeur anime les coursiers, le feu jaillit de leurs yeux, leurs dents résonnent sur le mors, qu'ils échauffent de leur écume et de leur sang; les portes, les barrières ne peuvent résister à leurs efforts; de leurs naseaux enflammés s'exhale la colère, [6,400] tant ils souffrent de rester immobiles. Bien des pas sont perdus avant le signal, et de leurs pieds vigoureux ils frappent le sol qui leur échappe. Les écuyers les entourent, dénouent et peignent leur crinière, et par des exhortations prodiguées affermissent leur courage. La trompette tyrrhénienne a sonné, et tous se sont élancés : quelles voiles sur la mer, quels traits dans les combats, quels nuages dans le ciel volent avec la même rapidité? Moins impétueux se précipitent et les torrents de l'hiver et la foudre elle-même. Plus lentement tombent les astres et s'amassent les pluies; plus lentement les fleuves roulent du haut des montagnes. [6,410] Les Grecs les ont vus partir, ils les ont reconnus. Mais déjà dérobés à leurs regards, enveloppés, d'une poussière épaisse, ils ont disparu dans le nuage et dans le tourbillon poudreux qui voile leurs visages; c'est à peine s'ils peuvent par leurs cris et leurs noms se reconnaître entre eux. Enfin ils ont percé le nuage qui les enveloppe, et ils apparaissent, selon l'agilité de leurs coursiers, à des distances inégales; les sillons que trace un char sont détruits par le char qui le suit; tantôt, dans leur ardeur impatiente, ils se penchent sur leurs coursiers qu'ils touchent de leur poitrine; tantôt, les pressant du genou, ils se courbent en arrière pour serrer les rênes. Le cou musculeux des chevaux se gonfle, et le vent agite leurs crins hérissés; la terre aride boit une blanche rosée; [6,420] au bruit lourd des pieds se mêle le bruit 1éger des roues. La main frappe sans relâche, l'air retentit sans cesse du sifflement des fouets : la grêle bondit moins pressée dans les régions glacées de l'Ourse; moins abondantes tombent les pluies des cornes d'Amalthée. Le prophétique Arion a senti qu'une main étrangère retient les rênes et le guide, et, pur de tout crime, il a peur du fils sacrilège d'Oedipe. Dès la barrière il n'obéit qu'à regret, et, indigné de ce fardeau inaccoutumé, il s'emporte avec plus de fureur; les Grecs croient que leurs éloges l'enflamment; mais lui fuit son conducteur, le menace, terrible et farouche, [6,430] et cherche son maître dans toute la lice. Cependant il a devancé tous les combattants. Après lui, mais à une grande distance, vient Amphiaraüs, que le Thessalien Admète égale dans sa course rapide; puis les deux frères jumeaux, tantôt Eunée, tantôt Thoas, ont l'avantage; ils cèdent, ils triomphent tour à tour, et jamais l'ambition de la gloire ne froisse leur tendresse fraternelle. Au dernier rang s'avancent et le farouche Chromis et le farouche Hippodamus, non qu'ils manquent d'habileté, mais la pesanteur de leurs chevaux ralentit leur course. Hippodamus, qui devance son rival, porte le poids des têtes des coursiers qui le suivent, revoit leurs gémissements, et sent ses épaules brûlées par leur haleine. [6,440] L'augure d'Apollon espère, en ramenant ses rênes vers le centre, raser la borne, abréger sa course et prendre les devants; le même espoir enflamme le héros de Thessalie, tandis qu'Arion, rebelle à la main qui le guide, s'égare en longs circuits, et se détourne à droite. Déjà le fils d'Oïclée est le premier; déjà Admète n'est plus le troisième, lorsque le cheval, fils de la mer, ramène sa course dans un cercle moins large, serre de près et dépasse un peu ses rivaux déjà triomphants. Le bruit des applaudissements monte jusqu'aux astres et fait trembler le ciel. Soudain les spectateurs se sont levés, et tous les sièges vides appanaissent aux regards. [6,450] Mais le Labdacide, pâle de frayeur, ne dirige plus les rênes, ne lève plus le fouet: ainsi, au milieu des flots, un pilote dont la raison se lasse se précipite sur les écueils; il ne regarde plus les astres, et jette à la merci du hasard son art vaincu. Tous, de nouveau, par une course oblique, se précipitent directement vers le but : les essieux heurtent contre les essieux, les roues contre les roues; point de trêve, point de ménagements: la guerre est plus douce avec le glaive; on dirait une affreuse bataille. Telle est la fureur de la gloire! ils tremblent, ils se menacent de la mort, et plus d'un coursier sent ses pieds effleurés par les roues qui se croisent. [6,460] Bientôt les aiguillons, les fouets ne suffisent plus; c'est par la voix, c'est en les appelant de leur nom qu'Àdmète anime ses coursiers, Pholoé, Iris et son cheval de trait, Thoé : le devin d'Argos gourmande le rapide Aschéton, et Cycnus qui ne dément pas son nom. Chromis, fils d'Hercule, apostrophe Strymon; et Fanée, le bouillant Échion ; Hippodamus stimule la lenteur de Calydon; Thoas supplie le capricieux Podarce de hâter sa course. Seul, le descendant d'Échion, Polynice, qui voit errer son char, garde un triste silence; il craint que sa voix tremblante ne le trahisse. A peine les chevaux ont commencé leur course pénible, et déjà, pour la quatrième fois, ils font voler la poussière dans la lice; [6,470] déjà une sueur tiède énerve leurs membres, et leur bouche altérée aspire et rejette une vapeur épaisse; déjà leur impétuosité s'est ralentie, et leurs flancs s'allongent haletants. Alors la fortune, longtemps incertaine, commence à se déclarer. Thoas tout bouillant d'ardeur veut devancer Admète; il tombe, et son frère ne peut lui porter aucun secours: le belliqueux Hippodamus s'y oppose en poussant son char au milieu d'eux. Bientôt Chromis, avec une force digne d'Hercule, [6,480] avec toute la vigueur de son père, saisit près de la borne intérieure l'essieu d'Hippodamus, et l'arrête; en vain les coursiers s'efforcent de fuir, en vain ils roidissent leur cou et tendent les rênes. Tel, dans la mer de Sicile, apparaît un vaisseau retenu par la vague bouillonnante et poussé par l'impétueux Auster; ses voiles gonflées restent immobiles au milieu des flots. Le char est rompu et Hippodamus renversé: Chromis allait prendre les devants; mais ses chevaux de Thrace, à la vue du guerrier étendu à terre, sentent renaître leur faim cruelle; déjà, dans leur fureur, ils se partagent leur proie tremblante : c'en était fait, si le héros de Tirynthe, dédaignant la palme, n'eût ramené violemment en arrière ses coursiers frémissants, [6,490] et ne se fût éloigné vaincu et couvert d'applaudissements. Cependant, ô Amphiaraüs, Phébus veut pour toi l'honneur qu'il t'a depuis longtemps promis. Jugeant enfin le moment favorable, il descend sur l'arène meurtrière, lorsque la course touche à sa fin, et que la victoire hésite une dernière fois. Devant lui marche un monstre hérissé de serpents à la face horrible, que l'enfer a vomi, ou que lui-même vient de former avec un art perfide; la tète du monstre entouré de terreur s'élève jusqu'aux astres. Ni l'intrépide gardien du noir Léthé, ni les Euménides elles-mêmes, n'auraient pu le regarder sans une profonde horreur; [6,500] il eût troublé dans leur course les chevaux du Soleil et le char de Mars. Aussi, dès qu'Arion l'aperçoit, il hérisse sa blonde crinière, se dresse, s'arrête, et retient suspendus avec lui son compagnon de joug, et les deux coursiers qui, à leur côté, partagent leurs fatigues. Le noble exilé d'Aonie est soudain précipité du char; longtemps il roule sur le dos, enfin il se dégage des noeuds qui le retiennent. Son char libre de tout frein est emporté au loin; mais tandis que lui-même gît sur la poussière, à ses côtés passent les coursiers d'Amphiaraüs, ceux du Thessalien Admète et du héros de Lemnos, qui, pour l'éviter, décrivent, autant qu'il est possible, une course oblique. [6,510] Enfin, avec l'aide de ses amis accourus à son secours, Polynice, plongé dans des flots de poussière, soulève la tète, se remet sur ses pieds, et revient languissant vers Adraste, qui déjà désespérait de sa vie. Quel plus beau champ pour ta mort, ô Polynice, si la cruelle Tisiphone ne s'y était opposée! Quelle terrible guerre tu allais arrêter! Thèbes et ton frère, Argos et Némée; t'eussent donné publiquement des larmes; Lerne et Larisse en pleurs eussent déposé leur chevelure sur ta tombe; la cendre d'Archémore eût été moins honorée que la tienne. Désormais le fils d'Oïclée, quoique le second, est sûr de la palme, car Arion qui le précède a renversé son maître, [6,520] et toutefois, ce char, tout vide qu'il est, il brûle de le vaincre. Le dieu lui donne des forces et enflamme son courage. Il vole plus rapide que l'Eurus, comme s'il venait de s'élancer de la barrière au milieu de l'arène. De son fouet et de ses rênes il harcèle le dos et la crinière de ses coursiers, et gourmande le léger Aschéton, et Cycnus plus blanc que la neige. Nul maintenant ne le devance, et ses roues, qu'entraîne l'essieu brûlant, creusent le sable et le dispersent au loin. La terre pousse un gémissement, et déjà le menace de sa fureur. Peut-être même Cycnus eût vaincu Arion, mais le dieu de la mer ne veut pas qu'il soit vaincu. [6,530] Ainsi, par une juste compensation, la gloire resta au coursier, la victoire appartint au devin. Pour prix de sa victoire, deux jeunes gens lui apportent une coupe qui fut jadis à Hercule. Le héros de Tirynthe la portait d'une seule main, et, tout écumante, la vidait d'un seul trait, après avoir dompté quelques monstres ou vaincu dans les combats de Mars. Une main habile y a gravé sur l'or les farouches Centaures et la terrible image des combats. Au milieu du carnage des Lapithes volent les pierres, les flambeaux, les cratères : partout la colère frémissante des mourants. 1e dieu lui-même tient Hylée, et, d'une main saisissant sa barbe, fait tomber sur lui sa lourde massue. [6,540] Mais à toi , ô Admète, on apporte pour récompense une chlamyde bordée d'une frange de Méonie, et plusieurs fois trempée dans la pourpre. Sur ce tissu ou voit nager le jeune audacieux qui ose affronter la mer de Phryxus ; à travers l'onde transparente brille son corps azuré; on dirait qu'il ramène les mains vers ses flancs, que ses bras vont se mouvoir, et que les flots mouillent sa chevelure. Vis-à-vis, au sommet d'une tour, est la jeune fille de Sestos, qui, d'un oeil inquiet, interroge inutilement les ondes; déjà meurt le flambeau, complice de leurs amours. Tels sont les présents qu'Adraste accorde aux vainqueurs; il console son gendre par le don d'une esclave achéenne. [6,550] Il invite ensuite les guerriers les plus agiles à disputer les prix magnifiques de la course. Cette lutte d'agilité demande peu de courage, c'est l'occupation de la paix; elle rehausse l'éclat des fêtes religieuses, et dans la guerre, à défaut du glaive, elle est d'un utile secours. Le premier avant tous les autres, Idas, qui naguère ombragea son front du rameau olympique, s'élance dans l'arène; il est accueilli par les applaudissements de la jeunesse de Pise et d'Élée. Après lui vient le Sicyonien Alcon, Phédime deux fois proclamé vainqueur dans la lice isthmienne, Dymas qui jadis devançait à la course les chevaux aux pieds ailés: maintenant, appesanti par l'âge, il ne peut plus que les suivre. [6,560] Beaucoup d'autres encore, dont la foule dédaigne de répéter les noms obscurs, accourent de toutes parts. Mais le nom de l'Arcadien Parthénopée est dans toutes les bouches; c'est lui qu'appellent les vagues murmures du peuple qui se presse dans le cirque. Sa mère était renommée par sa légèreté : qui ne connaît Atalante, la gloire du mont Ménale; Atalante, qui dérobait à tous ses amants la trace de ses pas ? La célébrité de la mère accable le fils ; lui-même cependant est déjà connu au loin. La renommée raconte que, sur les coteaux du Lycée, il enlevait à la course les biches tremblantes, et saisissait une flèche dans son vol. Depuis longtemps il est attendu; enfin, d'un bond rapide, il s'élance au-dessus de la foule, [6,570] détache l'agrafe d'or de sa chlamyde, et montre à découvert ses membres, où éclate la joie de la vie; ses, belles épaules et sa poitrine, qui ne le cède pas à ses joues tendres et lisses; la beauté de son visage est effacée par celle de son corps. Lui-même cependant dédaigne les éloges que l'on donne à ses formes gracieuses, et écarte ses admirateurs; mais il n'oublie pas de verser sur son corps les flots abondants de la liqueur de Pallas; bientôt l'huile épaisse a changé la couleur de sa peau. Idas, Dymas et les autres rivaux s'en oignent également. Ainsi, lorsque les astres resplendissent sur la mer tranquille, lorsque l'image d'un ciel étoilé vacille sur les flots, [6,580] tout brille au loin d'un vif éclat; mais toutes ces clartés s'effacent devant les rayons de Vesper, et les feux dont il colore la voûte céleste se réfléchissent tout entiers dans les flots d'azur. Idas est presque l'égal de Parthénopée par sa beauté, presque son égal par sa légèreté à la course, et il est à peu près du même âge; cependant la rude palestre a déjà orné son visage de la fleur de la virilité; un tendre duvet serpente sur ses joues, et se dérobe sous le nuage d'une épaisse chevelure. Tous alors, suivant les règles de l'art, essayent l'agilité de leurs pas et s'excitent à la course; ils ont recours à mille artifices pour réveiller par des mouvements rapides la langueur de leurs membres : [6,590] tantôt ils s'asseyent sur les jambes repliées, tantôt ils frappent de coups retentissants leur poitrine luisante, tantôt ils se dressent sur leurs jarrets brûlants, s'élancent un moment et s'arrêtent tout à coup. Déjà la barrière est tombée, et laisse le champ libre. Les rivaux se précipitent avec impétuosité dans l'arène; leur troupe nue brille au loin. Moins prompts semblaient voler tout à l'heure, dans la même plaine, les coursiers rapides : on dirait autant de flèches lancées en fuyant par une troupe de Crétois ou de Parthes; les cerfs ne fuient pas plus rapides, lorsque, dans les âpres montagnes d'Hyrcanie, ils entendent ou croient entendre le rugissement d'un lion affamé; [6,600] dans leur épouvante, ils fuient d'une course aveugle; la crainte les rassemble, et leur ramure s'entre-choque avec un lointain retentissement. Plus prompt que les vents rapides, le nourrisson du Ménale, Parthénopée, échappe aux regards ; sur ses pas s'élance le robuste Idas; du souffle de son haleine il couvre les épaules et ombrage de sa poitrine le dos de son rival. Après eux, à une distance presque égale, volent Phédime et Dymas, suivis de près par le rapide Alcon. La blonde chevelure du héros arcadien descendait, vierge encore, sur ses épaules; il la cultivait dès ses jeunes années pour l'offrir à Diane, [6,610] et l'avait promise aux autels paternels, lorsqu'il serait revenu vainqueur des champs Ogygiens : vaine et téméraire espérance! En ce moment sa chevelure, dénouée par les zéphyrs, s'épanche librement sur son dos; elle le gêne lui-même dans sa course, et couvre de ses flots le redoutable Idas. Celui-ci songe alors à la ruse, le moment lui paraît propice; déjà ils sont au bout de la lice, Parthénopée vainqueur va toucher le but, lorsqu'Idas saisit la chevelure de son rival, le ramène en arrière, et le premier frappe la longue porte de la carrière. Les Arcadiens crient aux armes; ils veulent à l'envi soutenir leur roi par la force, si on ne lui rend la gloire qui lui est enlevée, les honneurs qui lui sont dus; [6,620] déjà ils se préparent à quitter le cirque; mais parmi les spectateurs il en est qui approuvent la ruse d'Idas. Cependant Parthénopée souille de poussière son visage et ses yeux humides; les larmes ajoutent encore à sa beauté. Dans sa douleur, tantôt il déchire de ses ongles ensanglantés sa poitrine, ses joues et sa funeste chevelure. De toutes parts éclatent des clameurs confuses. Le vieil Adraste, après avoir hésité un moment dans sa sagesse, «Enfants, dit-il, cessez ce débat; il faut de nouveau tenter la lutte; mais ne suivez pas la même route. Ce côté est accordé à Idas; [6,630] toi; prends l'autre; mais que votre course s'accomplisse sans fraude.» Ils n'ont pas plutôt entendu cet ordre, qu'ils s'y soumettent. Le jeune prince de Tégée adresse du fond de son coeur cette prière à sa divinité protectrice : «Déesse des forêts, c'est à toi que j'ai voué l'offrande de ma chevelure, et ce voeu est la cause de l'injustice qui m'est faite. Si ma mère, si moi-même, dans le noble exercice de la chasse, nous avons pu quelquefois te plaire, ne souffre pas, je t'en conjure, que je marche contre Thèbes sous ces tristes auspices, et que j'attire sur l'Arcadie un si grand déshonneur.» Un prodige témoigne qu'il a été entendu. La terre le sent à peine courir; l'air se glisse sous ses pieds légers, [6,640] qui ne laissent presque aucune trace sur le sable fin de l'arène. Au milieu des cris, il arrive rapide sur la barrière, et revient vers le roi au bruit des acclamations, et la palme qu'il saisit semble soulager sa poitrine haletante. Les courses sont finies, les prix distribués. Le jeune Arcadien a reçu pour don un cheval, le perfide Idas un bouclier. Le reste des coureurs se trouve heureux d'un carquois de Lycie. Alors Adraste appelle les guerriers qui excellent à lancer le disque et veulent déployer la vigueur de leurs bras. Par son ordre, Ptérélas apporte une lourde masse d'airain poli, et, le corps tout entier courbé, la jette avec effort à ses pieds. [6,650] Les Grecs la considèrent silencieusement, et mesurent la difficulté de ce jeu pénible. Bientôt les concurrents accourent en foule : deux sont d'Achaïe, trois de Corinthe, un de Pise, et le septième d'Acarnanie. Un plus grand nombre allait céder à l'aiguillon de la gloire, mais Hippomédon, stimulé par les spectateurs, apparaît avec sa haute stature. Il porte sous son sein droit un autre disque énorme: «Jeunes guerriers qui vous apprêtez à saper les murs de Thèbes et à en renverser les tours, voici plutôt, s'écrie-t-il, voici le disque qu'il faut saisir; quel bras ne serait assez fort pour lancer ce poids? » Il dit, et, sans effort, il saisit le disque et le lance de côté. [6,660] Tous s'éloignent, et saisis d'étonnement s'avouent vaincus. Seuls, Phlégyas et Ménesthée, que retiennent leur propre honneur et la gloire de leurs ancêtres, ont étendu la main. Les autres concurrents se retirent d'eux-mêmes, s'inclinent devant le disque, et rentrent sans gloire dans l'enceinte. Tel, dans les champs de la Thrace, le bouclier de Mars frappe le mont Pangée d'une lumière sinistre, effraye le soleil de son éclat et résonne au loin, heurté par la lance du dieu. Phlégyas commence le premier : aussitôt tous les regards se dirigent sur lui, tant ses membres affaiblis promettent encore de vigueur! [6,670] D'abord il frotte de terre sa main et son disque; puis il en secoue la poussière, le retourne en tous sens, et cherche quel côté doit plus sûrement porter sur ses doigts, quel autre sur le milieu du bras. Il excellait dans ce jeu, qui toujours avait fait ses délices; non content de disputer la palme dans ces grandes solennités dont s'enorgueillit sa patrie, on le vit souvent mesurer avec son disque les deux rives de l'Alphée, et, sans jamais toucher l'onde, le lancer au delà du fleuve, à l'endroit où il est le plus large. Aussi, plein de confiance en sa force, ce n'est pas tout d'abord l'immense espace de l'arène, mais le ciel même, qu'il veut mesurer de son bras. [6,680] Il pose un genou en terre, rassemble toutes ses forces, se replie sur lui-même, et fait disparaître le disque au milieu des nuages. La masse s'élève rapidement dans les airs, et monte avec la même vitesse qu'une autre en met à descendre. Enfin, épuisée, elle retombe plus lentement à terre et s'enfonce dans le sol. Ainsi tombe, au grand effroi des astres du milieu desquels elle est arrachée, la soeur ténébreuse du soleil. Pour la secourir, les nations, dans leur vaine frayeur, font au loin retentir l'airain; la Thessalienne triomphe, et rit de voir les coursiers de la déesse se précipiter hors d'haleine au bruit de ses enchantements. Les Grecs applaudissent; mais Hippomédon le regarde avec dédain; [6,690] il espère montrer un bras plus vigoureux encore, quand à son tour il lancera le disque en longueur. A l'instant même la fortune, qui trouve tant de douceur à briser les grandes espérances, trahit Phlégyas. Que peut un homme contre la volonté des Dieux? Déjà il mesurait l'espace immense, la tête renversée, les flancs ramenés en arrière; mais la masse s'échappe, et tombe à ses pieds; le coup est manqué, et sa main vide est vainement lancée dans les airs. A cette vue, tous les spectateurs gémissent; bien peu rient de son malheur. Ménesthée vient à son tour tenter le même effort; mais, intimidé par cet exemple et plus expérimenté dans son art, après avoir imploré ton secours, ô fils de Maïa, [6,700] il maintient entre ses doigts le disque glissant, en le frottant de poussière. Lancé plus heureusement par une large main, il s'échappe, et ne s'arrête qu'après avoir parcouru un espace considérable du cirque; le sol retentit, et l'on marque, en y fixant une flèche, la place où là masse est tombée. Hippomédon est le troisième; il s'avance à pas lents à ce rude exercice, car, dans le fond de son coeur, il songe à l'échec de Phlégyas et à l'heureux succès de Ménesthée. Il lève le disque qu'il est habitué à porter d'une main, et, le tenant en l'air, il essaie la force de ses flancs et la vigueur de ses bras nerveux, puis le lance en le faisant tourner comme un tourbillon, et le suit dans son vol à travers les airs; [6,710] le disque fend l'espace, et, se souvenant de la main qui l'a lancé, garde au loin la force qui lui a été imprimée. La victoire n'est plus douteuse; la masse a dépassé la marque de Ménesthée, elle s'arrête bien au delà, et par sa chute pesante fait trembler le dos verdoyant et le faîte ombragé de l'amphithéâtre. Tel, du sommet de l'Etna embrasé, Polyphème, dont l'oeil ne guide plus la main, lance néanmoins sur les traces du vaisseau qu'il entend fuir, et contre Ulysse, son mortel ennemi, un énorme rocher. Ainsi, lorsque déjà l'Ossa, hérissé de frimas, cachait l'Olympe, les Aloïdes lançaient encore au-dessus [6,720] le froid Pélion, espérant atteindre le ciel épouvanté. Alors le fils de Talaüs fait apporter au vainqueur la dépouille d'un tigre qu'entoure une brillante bordure jaune, et dont l'or avait émoussé les griffes. Ménesthée reçoit un arc de Crète et des flèches légères. "Pour toi, dit-il, ô Phlégyas, qu'un événement funeste a trahi, prends cette épée, jadis l'ornement et la défense de l'Argien Pélasgus. Hippomédon ne t'enviera pas ce présent." «C'est maintenant, ajoute-t-il, qu'il faut déployer du courage pour combattre de près avec le terrible ceste. [6,730] La guerre et le glaive n'en demandent guère plus.» Soudain apparaît l'Argien Capanée, qui inspire l'étonnement et la terreur par son immense et effrayante stature. Et tandis qu'il revêt son bras du rude cuir de boeufs que noircit le plomb dont il est armé, lui-même, aussi dur que son ceste, s'écrie : «Qu'on m'oppose un de ces mille guerriers, qu'il vienne! ou plutôt que ne puis-je avoir ici un rival de la race thébaine ! je l'immolerais sans crime, et mon courage ne se souillerait pas d'un sang ami.» Tous restent glacés de stupeur, tous muets d'effroi. Enfin, contre toute attente, du milieu de la foule nue des Lacédémoniens, [6,740] s'élance Alcidamas. Les rois de la Grèce admirent son audace, mais ses compagnons savent qu'il se confie dans les leçons de Pollux, et qu'il a grandi au milieu des palestres sacrées. Le dieu lui-même a pris soin de le former, et de façonner ses mains et ses bras à cet exercice. L'amour lui inspirait cette sollicitude : souvent même il se mesura avec lui, et, admirant dans son élève l'ardeur qui l'animait lui-même, il le soulevait avec orgueil, et le pressait nu contre sa poitrine. Capanée s'indigne à sa vue, il rit de ses provocations, et, comme par pitié, demande un autre adversaire. Enfin, forcé de combattre, il s'arrête, et son cou dédaigneusement penché se gonfle de colère. [6,750] Tous deux debout, le corps suspendu sur la pointe des pieds, lèvent leurs mains foudroyantes, et, rejetant la tête en arrière, ils fixent sur leurs cestes un oeil vigilant, et se prémunissent contre tous les coups. Semblable au géant Tityus, si les cruels vautours lui permettaient de se lever sur le sol stygien, Capanée découvre ses vastes membres, ses os énormes, et se dresse terrible dans l'arène. Alcidamas sort à peine de l'enfance; mais sa force est plus mûre que son âge, et sa jeune impétuosité lui promet de glorieuses années. Nul ne voudrait le voir vaincu et souillé de sang : tous font pour lui des voeux ardents, et redoutent cet affreux spectacle. [6,760] D'abord les deux rivaux se mesurent des yeux; chacun d'eux attend que son adversaire commence l'attaque : mais ils suspendent leur colère et leurs coups. Une crainte mutuelle les agite un moment; la prudence se mêle à leur fureur. Ils abaissent doucement leurs bras l'un sur l'autre par un mouvement rapide, essayent leurs cestes, et les émoussent en les heurtant. L'un, plus savant dans son art, diffère son élan; il temporise, et ménage ses forces; l'autre, prodiguant ses coups sans nul souci de lui-même, fond tout entier sur son adversaire, fatigue ses deux mains sans aucune règle, se dresse en grinçant inutilement les dents, et s'épuise par ses propres efforts. [6,770] Prévoyant et rusé, le Lacédémonien, fidèle à son art, suit tous les coups d'un oeil vigilant, pare les uns, évite les autres. Tantôt, par un rapide mouvement de tête, il échappe avec souplesse au danger; tantôt il écarte de ses mains les cestes qui le menacent, et s'avance en se renversant en arrière. Souvent même, aux prises avec un ennemi qui le surpasse en force, il ose, tant il compte sur son habileté, sur l'expérience de son bras, l'attaquer lui-même, le couvrir de son corps et le frapper de haut. Comme on voit l'onde amoncelée bondir sur les rochers menaçants, s'y briser, et revenir sur elle-même, ainsi Alcidamas attaque de tous côtés son adversaire furieux. [6,780] Le voici, la main levée : longtemps il menace les flancs, les yeux de Capanée, qui veille sur l'arme terrible; mais tout à coup le jeune athlète détourne l'attention de son rival, et, glissant avec adresse un coup inattendu, il lui fait au milieu du front une cruelle blessure. Déjà le sang jaillit, et comme un tiède ruisseau coule sur ses tempes. Capanée ne s'en est pas encore aperçu, et s'étonne du murmure soudain de la foule; mais ayant porté par hasard sa main fatiguée sur son visage, il voit son ceste taché de sang : moins terribles rugiraient un lion ou un tigre, percés d'un trait. Bouillant de fureur, il poursuit le jeune homme, qui parcourt en reculant toute l'arène; [6,790] et, grinçant les dents, il fait pleuvoir sur lui une grêle de coups, et semble, pour le frapper, multiplier ses bras. Les vents emportent une partie de ses efforts. Bien des coups aussi tombent sur les cestes du Spartiate, qui, par un mouvement rapide, par une fuite précipitée, évite mille morts qui voltigent sur sa tête. Mais il n'oublie pas son art; il fuit, la tête tournée vers l'ennemi, et, en fuyant, il pare les coups qui lui sont portés. Déjà la fatigue et une respiration pénible ont épuisé les deux rivaux. L'un presse avec moins de vigueur, l'autre est moins prompt à s'esquiver. ils sentent tous deux fléchir leurs genoux, et prennent un moment de repos. Ainsi, quand une longué traversée a fatigué les matelots errants sur les mers, [6,800] et qu'à un signal donné de la poupe, ils ont laissé un moment retomber leurs bras, à peine commencent-ils à respirer, qu'un autre signal ébranle aussitôt les rames. Capanée s'est élancé de nouveau avec fureur. Alcidamas se dérobe, et évite le coup en se précipitant à terre, la tête enfoncée dans les épaules. Emporté par son impétuosité, Capanée tombe, sur le front, et, au moment où il se relève, le jeune Lacédémonien lui assène un autre coup ; mais lui-mème pâlit, effrayé de son succès. Les Grecs poussent un cri, le plus terrible qui jamais ait frappé les rivages ou les bois. Aussitôt qu'Adraste vit le héros se dresser sur ses pieds, lever ses cestes et préparer une terrible vengeance : «De grâce, courez, mes amis, s'écrie-t-il; la fureur l'égare; courez, qu'on l'arrête, [6,810] hâtez-vous; offrez à ce furieux la palme et le prix. Il ne cessera pas, je le vois, qu'il n'ait broyé et mêlé ensemble la cervelle et le crâne de son adversaire. Arrachez à la mort le Lacédémonien.» Il dit, et soudain s'élance Tydée. Hippomédon suit son exemple. Tous deux parviennent à peine avec les plus grands efforts à contenir, à enchaîner ses mains; en vain ils emploient les paroles les plus persuasives : «Tu es vainqueur, retire-toi ; il est beau de laisser la vie à un faible ennemi ; lui aussi est des nôtres, c'est notre compagnon d'armes.» Rien ne peut le fléchir; il repousse de la main le rameau et la cuirasse qu'on lui présente, et s'écrie : «Laissez-moi ! Quoi, je ne pourrai pas confondre dans la poussière [6,820] et le sang cette figure efféminée qui lui a valu votre faveur? écraser cette moitié d'homme? Je n'enverrai pas au tombeau son corps défiguré? Je ne donnerai pas à pleurer à son maître d'OEbalie?» Il dit, et, gonflé de colère, il refuse la victoire ; ses compagnons l'entraînent, malgré lui. De leur côté, les Lacédémoniens comblent d'éloges le nourrisson du Taygète, et rient des vaines menaces de Capanée. Déjà depuis longtemps les applaudissements divers et la conscience de ses forces aiguillonnent le coeur du magnanime Tydée. Lui aussi excelle à lancer le disque; il pourrait sans désavantage disputer le prix de la course et combattre avec le ceste; [6,830] mais, avant tout, il se plaît dans les rudes exercices de Palès. C'est ainsi qu'il avait coutume de charmer les loisirs de la guerre, et, pour calmer son ardeur belliqueuse, il luttait sur les bords de l'Achéloüs contre de gigantesques athlètes; un dieu lui avait enseigné l'art de vaincre. Aussi, dès que l'ardent amour de la gloire eut appelé à la lutte les jeunes guerriers, le héros d'Étolie rejette de ses épaules la terrible peau de sanglier qui les couvre. Aussitôt devant lui se dresse Agyllée, qui se vante d'être du sang d'Hercule, et ne le cède pas à ce dieu par sa stature. A ses larges et hautes épaules, on ne le prendrait pas pour un mortel : [6,840] mais il n'a point la force musculeuse de son père; ses membres mous et charnus sont gonflés d'un sang lourd et languissant. Voilà ce qui inspire au fils d'OEnée l'audacieuse confiance de vaincre un si terrible adversaire quoique sa taille soit moins élevée, la charpente de son corps est vigoureuse, ses bras sont nerveux, et jamais la nature n'avait osé renfermer dans un corps si petit tant de courage et de force. Après avoir abreuvé d'huile leur peau luisante, chacun d'eux s'avance rapidement au milieu de la lice, et se couvre de sable. La pous- sière sèche leurs membres humides; [6,850] ils enfoncent leur cou dans leurs épaules, et tiennent leurs bras recourbés en avant. Alors, par une ruse habile, Tydée attire son rival sur un terrain uni, et, le dos courbé, les genoux près de la terre, il force Agyllée à se replier sur lui-même. Comme on voit sur la cime des Alpes un cyprès, le roi de la forêt, incliner sa tête au souffle impétueux des vents, et, tenant à peine à ses racines, s'approcher du sol pour remonter fièrement vers la voûte des cieux, ainsi le gigantesque Agyllée abaisse sa masse énorme, et se courbe en gémissant sur le corps plus petit de son ennemi. [6,860] Alors tour à tour leurs mains attaquent le front, les épaules, les flancs, le cou, la poitrine et les jambes, qui se retirent avec souplesse. Tantôt ils restent suspendus, les bras entrelacés; tantôt ils retirent brusquement leurs doigts et se dégagent tout à fait. Avec moins de fureur deux taureaux superbes, les chefs d'un double troupeau, se font une horrible guerre : au milieu de la plaine est la blanche génisse qui attend le vainqueur. Dans leur lutte acharnée, ils se brisent la poitrine; l'amour les aiguillonne, et guérit leurs blessures. Ainsi, rapides comme la foudre, les sangliers à la dent terrible, ainsi les ours hideux s'étreignent de leurs membres velus et se livrent d'affreux combats. [6,870] Le fils d'OEnée a conservé toute sa force; ni le soleil, ni la poussière ne peuvent le fatiguer ni l'abattre. Sur sa peau rude et ferme se dessinent ses muscles, endurcis par le travail. L'autre au contraire n'a plus toute sa vigueur : épuisé, haletant, la bouche entr'ouverte, des flots de sueur entraînent le sable dont il s'est couvert; il en ramasse encore furtivement, pour refroidir sa poitrine brûlante. Tydée le harcèle sans relàche; il feint de menacer le cou de son rival, et, soudain, il s'abaisse et lui saisit les jambes; mais il ne peut réussir à l'ébranler : ses bras trop courts ont trompé ses efforts. Agyllée alors pèse de toute sa hauteur sur son ennemi, l'accable, et le couvre tout entier de sa masse énorme. [6,880] Ainsi, quand un audacieux mineur est descendu dans les entrailles des collines de l'lbérie, et a laissé bien loin la clarté et le séjour des vivants, si le sol suspendu sur sa tête vient à trembler, si la terre s'entr'ouvre avec fracas, il disparaît enseveli sous les débris de la montagne, et son corps brisé, englouti, ne rend pas aux astres son ame indignée. Tydée n'en est que plus ardent, et ne laisse s'abattre ni son courage ni sa force. Bientôt il échappe aux liens qui l'étreignent, au poids qui l'accable; il voltige autour de son ennemi errant dans la lice, s'attache tout à coup à son dos, et, par un mouvement rapide, l'enlace avec force à ses reins et à ses flancs. [6,890] Puis, au moment où Agyllée, luttant, mais en vain, pour se dégager de cette étreinte, se prépare à lui enfoncer sa main dans les flancs, il presse de ses jarrets les genoux du géant, et, terrible, soulève cette effrayante et monstrueuse masse. Ainsi sua, dit-on, Antée, cet enfant de la Terre, serré par les bras d'Hercule, lorsque le dieu , ayant découvert sa ruse, l'éleva dans les airs, et lui ôta tout espoir de tomber et de toucher sa mère, même de l'extrémité des pieds. A cette vue des cris de joie, des applaudissements éclatent de toutes parts. Tydée balance son rival dans les airs, et tout à coup le jette à terre, le renverse, et le suit dans sa chute. [6,900] En même temps de ses mains il lui comprime le cou, et de ses pieds les entrailles. Agyllée se sent défaillir sous ce puissant effort, et ne résiste plus que par un sentiment d'honneur. Enfin il gît sur le sol, le ventre et la poitrine dans la poussière, et ne se relève que longtemps après, triste, et laissant empreintes sur la terre les traces honteuses de sa défaite. De la main droite Tydée saisit la palme; de l'autre, ses armés brillantes, prix de sa victoire: «Que serait-ce donc, s'écrie-t-il, si une bonne partie de mon sang, vous le savez, n'avait arrosé les plaines de Dircé, lorsque je reçus naguère ces blessures, gages de la foi thébaine?» En même temps il découvre ses cicatrices, et remet à ses compagnons le noble prix qu'il vient de conquérir. [6,910] Une cuirasse de peu de valeur est le prix d'Agyllée. Il en est qui osent affronter le combat à l'épée nue. Déjà se présentent tout armé l'Épidaurien Agrée, et l'exilé de Dircé, que les destins n'appellent pas encore. Le roi, fils d'lasus, s'oppose à leur désir : «Jeunes gens, vous aurez bientôt assez de morts à affronter! gardez pour l'ennemivotre courage, et cette fureur avide de sang. Et toi pour qui nous avons dépeuplé les champs de nos pères et nos villes chéries, ne va pas, je t'en conjure, avant le combat, te livrer à la merci du hasard, et (que les Dieux éloignent ce malheur!) exaucer les voeux de ton frère.» [6,920] Il dit, et leur fait à tous deux le riche don d'un casque doré. Puis, pour que son gendre ait aussi sa part de gloire, il ordonne qu'on ceigne son front, et qu'on le proclame à haute voix le vainqueur de Thèbes ; mais les Parques cruelles repoussent ce présage. Adraste lui-même, pour rendre ces jeux plus solennels et donner un dernier lustre aux honneurs rendus au tombeau du jeune prince, est prié par les princes de prendre part au combat. On veut que la victoire couronne tous les chefs, et on invite le vieux roi à lancer une flèche de Lycie, ou à fendre l'air avec un léger javelot. Le roi y consent volontiers, et, escorté de l'élite de la jeunesse, [6,930] il descend du tertre verdoyant dans la lice. Derrière lui marche, docile à sa voix, son écuyer, portant un carquois et des flèches. Adraste veut que le trait lancé par lui franchisse le cirque immense, et aille frapper un frêne qu'il a désigné. Des causes secrètes déterminent les présages : qui oserait le nier? Les destins se découvrent à l'homme, mais il néglige d'observer leurs avertissements, et laisse perdre ainsi le gage de l'avenir. C'est ainsi que des présages nous avons fait le hasard, et que la Fortune a vu s'accroître sa puissance pour le mal. La flèche fatale franchit la plaine, va frapper l'arbre, et, prodige effrayant ! [6,940] revient avec la même vitesse à travers les airs qu'elle a déjà parcourus, et tombe enfin près du carquois qui lui est connu. Les chefs se livrent à mille conjectures : les uns disent que le trait a rencontré les nuages et les vents impétueux; les autres, que l'arbre frappé l'a renvoyé au loin; mais pour tous restent profondément cachés l'issue des événements et les malheurs qu'annonce ce prodige. La flèche, en revenant sur elle-même, annonçait à son maître que seul il échapperait à la guerre et reverrait tristement ses foyers.