[5,0] LIVRE CINQUIEME. A ABASCANTIUS. On ne saurait entourer de trop de vénération et d'hommages les exemples de vertu, puisqu'ils intéressent toute la société. Les pieux regrets que tu témoignes à ta Priscille, cette tendresse qui forme un des traits de ton caractère, doivent te concilier l'estime du public et surtout celle des époux. Chérir une épouse vivante, c'est une volupté rare ; l'aimer après sa mort, c'est un acte religieux. Je n'ai pourtant pas entrepris cet ouvrage comme un homme indifférent ni même simplement officieux, j'al suivi l'impulsion de mon coeur. Mon épouse était l'amie de Priscille, et cette amitié a redoublé l'estime que j'avais pour elle. Je serais donc un ingrat, si je ne mêlais à tes larmes le tribut de ma douleur. Il y a plus : je cherche toujours, dans la mesure de mes forces, à bien mériter de tout ce qui approche la divinité du prince ; car celui qui vénère sincèrement les Dieux en aime aussi les ministres. Quoique je fusse depuis longtemps jaloux de nouer avec toi une amitié plus intime, je voudrais néanmoins ne pas avoir encore trouvé l'occasion - - -. [5,1] SILVE I. TENDRES REGRETS D'ABASCANTIUS SUR LA MORT DE PRISCILLE. Si ma main se prêtait à façonner la cire ou l'ivoire, et pouvait animer l'or d'une ressemblance fidèle, j'imaginerais quelque douce consolation pour ton mari, ô Priscille ! son tendre amour mérite bien que tes charmes, confiés au coloris d'Apelle, ou renaissant sous la main de Phidias, soient rendus à sa douleur. C'est ainsi qu'il s'efforce de ravir ton ombre au bûcher, livrant à la mort un combat sublime, fatiguant la patience des artistes, et voulant adorer ton empreinte sur tous les métaux. Mais il est périssable le monument travaillé par les mains les plut habiles ! (11) Nous voulons, ô vertueuse compagne d'un époux si accompli, nous voulons t'offrir un hommage immortel, un hommage toujours nouveau; et nous le demandons à la lyre. Oui, qu'Apollon me soit propice, et que César, dont le souvenir me rappelle aussitôt le Dieu des vers, daigne sourire à mes accents, oh! alors tu ne saurais jouir d'un plus digne sépulcre. (16) Il est sans doute bien tardif le remède que j'apporte à une si grande douleur, lorsque déjà la roue légère de Phébus a parcouru deux fois le cercle de l'année. Mais quand la plaie récente et toute vive encore arrachait à la maison entière des cris plaintifs, le moyen de trouver accès à l'oreille d'un époux voeuf de sa compagne? Pleurer, déchirer ses vêtements, tourmenter les troupes d'esclaves, maîtriser les élans du désespoir, accuser d'injustice les destins et lasser par des plaintes amères les habitants du ciel, voilà tout ce qu'on pouvait faire. C'est en vain qu'à tes gémissements Orphée serait accouru, avec son cortége de forêts et de fleuves; en vain les Muses, les ministres de Bacchus et d'Apollon se seraient-ils réunis en choeur; ni les chants, ni la lyre , cette lyre puissante qui charma les pâles divinités de l'Érèbe et sut endormir les serpents sur la tête des Euménides, rien n'aurait calmé ton âme ; tant la douleur avait d'empire sur cette âme consternée. (30) Maintenant encore la blessure se rouvre aux accents de ma voix consolatrice, et sa paupière, hélas ! trop docile à l'époux qui veut pleurer, sa paupière est comme chargée d'une pluie d'orage. Ah ! se peut-il que ces yeux contiennent tant de larmes? O miracle d'amour! Niobé verrait plutôt tarir les siennes, l'épouse de Tithon épuiserait plutôt sa douloureuse rosée; Téthis enfin se lasserait plutôt de briser ses flots maternels contre le tombeau d'Achille. Courage, héroique époux! un Dieu t'observe, celui qui tient les rénes du monde et préside, après Jupiter, aux événements humains : il a été témoin de ta douleur, il lit au fond de ton àme, et juge de tes sentiments pour lui par ta tendresse pour une ombre, et par ta fidélité au culte des tombeaux. Voilà bien l'amour dans toute sa pureté, voilà les chastes flammes qui méritent les suffrages du monarque censeur. (43) Et faut-il s'étonner si la concorde a enchaîné vos deux coeurs par des liens tellement indissolubles? Priscille, sous les lois d'un premier époux, avait déjà connu l'hymen; mais ses tendres étreintes avaient tout le charme du premier amour. Ainsi l'orme chérit la vigne dont il a vu les branches mariées à ses rameaux du même âge; il croise les deux feuillages, il implore la riche automne, il sourit, alors qu'il se voit couronné des grappes de sa bien-aimée. Que l'on préconise la noblesse et les appas de certaines femmes sans vertu qui, fières d'une fausse gloire, ont manqué la véritable : Priscille qui à l'éclat de la naissance joignait la figure la plus heureuse, Priscille enviée de mille époux, tirait d'elle-même son propre lustre; Priscille ne connut jamais qu'un seul amour, et une seule flamme secrète circula toujours dans ses veines. (57) Elle eût fait échouer les poursuites du ravisseur troyen, celles des amants de Pénélope, et l'or coupable au moyen duquel un frère incestueux souilla la couche du roi de Mycènes. A l'opulence de Babylone, à tous les trésors de la Lydie, aux richesses de l'Indien, du Sère et de l'Arabe, elle eût préféré une mort vertueuse au sein de l'indigence, et immolé sa vie à son devoir. Et son front n'était point armé de rigueur, ni son caractère triste et sauvage; mais, simple et enjouée dans sa vertu, elle savait allier les grâces à la pudeur. Que si le sort l'eût mise à de plus rudes épreuves, elle eût volontiers pour son époux bravé les cohortes ennemies, et les foudres du ciel, et les périls d'une mer orageuse. Mais, gràce aux Dieux, les revers lui ont manqué pour faire voir jusqu'à quel point sa tendresse pouvait s'alarmer et son visage pâlir. Et c'est par une voie plus douce que tes voeux ont rendu propices les Immortels; après les avoir fatigués nuit et jour, après avoir été vue suppliante au pied de tous les autels : et après avoir adoré le génie tutélaire du monarque, enfin tu as été entendue. (75) La fortune a dirigé vers toi ses pas complaisants. César a vu dans ton époux le calme toujours actif, la fidélité sans tache, la sollicitude, la vigilance, et une âme capable de suffire aux plus grands emplois ; il a vu, lui qui connait à fond les siens et s'entoure de ministres éprouvés, il a vu le mérite du pieux jeune homme. Et comment ne l'eût-il pas vu? Son coup d'oeil d'aigle embrasse le couchant et l'aurore ; depuis l'Ourse glacée jusqu'à l'orageux Auster, il pénètre dans les conseils où s'agitent la guerre et la paix, et va même jusqu'à sonder les coeurs; c'est lui, c'est César, qui a chargé ton époux d'un fardeau immense et presque au-dessus des forces humaines. Rien de plus compliqué dans les détails que la charge du palais sacré. Envoyer par toute la terre les ordres du souverain de Rome, tenir en sa main les forces de l'empire, savoir au juste quel laurier nous vient des glaces de l'Ourse, et combien d'étendards nous avons sur l'Euphrate inconstant, sur Ie.Rhin et sur la rive de l'Ister au double nom, savoir tout cela, et savoir encore jusqu'où les confins du monde ont reculé devant nous vers Thulé qu'environne une ceinture de flots retentissants, telles sont les attributions de cette charge immense. Et néanmoins il ne présente à César que des javelots couronnés de joyeux festons, jamais de lances surmontées d'un sinistre plumage. (94) Le maître a-t-il besoin d'épées fidèles? il désigne celui qui dirigera les cent cavaliers mêlés à chaque cohorte, ou la cohorte elle-même; celui qui peut monter au grade de tribun, celui qui donnera le signal aux escadrons rapides. Ce n'est pas tout encore : il doit s'assurer si le Nil a inondé les campagnes, et si la Libye stérile a reçu les féçondes rosées de l'Auster. Moins actif est le nourrisson de Tégée qui fend l'air, armé de sa baguette prophétique, et la messagère de Junon qui glisse du haut des astres, et jette dans l'espace une arche aux mille couleurs; moins prompte est la Renommée qui sur un char léger nous apporte tes lauriers, ô Germanicus, la Renommée devançant le jour, le tardif Arcas, et laissant l'Aurore à la moitié de sa carrière. (108) Dans quelle ivresse, ô Priscille, te virent les mortels et les Dieux, en ce beau jour où ton époux fut appelé à des fonctions si hautes! Ta joie du moins surpassa la sienne, lorsqu'avide de remercier la bonté souveraine du maître, tu répandis toute ton âme à ses sacrés genoux. Jamais pareil transport ne saisit la mortelle que le dieu de Délos prépose à son antre mystérieux, ni celle à qui Bacchus confie le thyrse respecté au milieu du choeur délirant des Ménades. (117) Mais l'enflure de la prospérité n'altère point sa vertu calme; c'est la même égalité d'âme, la méme modération dans les faveurs croissantes de la fortune. Elle adoucit avec anxiété les inquiétudes de son époux; elle rend son zèle plus actif, ses travaux plus légers; c'est elle-même qui, préparant son repas frugal et lui versant le vin avec mesure, le rappelle à l'exemple du maître. Telle on voit la femme du sobre laboureur de l'Apulie, ou la Sabine noircie des feux du soleil, attentive au lever des astres qui doit ramener son mari du travail ; elle dresse à la hâte les lits et la table, et prête l'oreille au bruit avant-coureur du retour de la charrue. (127) Je dis trop peu : elle t'eût suivi jusque sous les frimas de l'Ourse, à travers les neiges des Sarmates, sur les bords glacés du Danube et du Rhin; elle eût supporté courageusement avec toi toutes les ardeurs du soleil. Et si la carrière pour elle eût été libre, on l'aurait vue porter le carquois et couvrir volontiers ses flancs du bouclier de l'Amazone, pourvu que ce nuage de poussière qui environne les guerriers lui permit de te voir près du coursier foudroyant de César, balancer toi-méme ses traits divins, et ruisseler de sueur sous le poids de sa gigantesque lance. (135) C'est assez, ô lyre harmonieuse; il me faut déposer ton feuillage, ô Phébus, et condamner mon front à porter le cyprès lugubre. Quel dieu cruel s'est plu à réunir par un lien discordant la Fortune et l'Envie, les obligeant à se faire l'une à l'autre une guerre éternelle? Quand l'une sourit à une famille, faut-il que l'autre aussitôt jette sur elle un regard sombre, et d'une main barbare aille troubler ses joies? La prospérité habitait ce toit florissant; aucun revers n'attristait les Dieux Pénates : et qu'avalent-ils à craindre de la Fortune, si capricieuse qu'elle soit et si légère? César leur était propice. Mais la jalousie des destins trouva où s'attaquer : une puissance malfaisante envahit cette pieuse demeure : ainsi le souffle funeste du Notus brûle de riants vignobles; ainsi se flétrit sous des pluies excessives la moisson déjà haute; ainsi un vent contraire se plaît à amonceler les nuages au-devant du navire qui courait au port. Priscille voit ses attraits devenir la proie du destin fatal. Tel nous apparaît un pin, l'honneur des forêts : s'il vient à être atteint par la foudre ou desséché dans sa racine, l'arbre succombe, et, dépouillé de son. feuillage, il ne rend plus à aucun zéphyr murmure pour murmure. (154) A quoi sert la probité, l'amour chaste, et la fidélité dans le culte des Dieux ? Déjà les noirs filets de la mort l'ont enveloppée de toutes parts. La trame s'épuise entre les mains des trois soeurs, et sa vie ne tient plus qu'au dernier fil. Ni la sollicitude des esclaves, ni l'art des médecins n'arrête les progrès du mal. Les assistants affectent au dehors une espérance qu'ils n'ont pas; mais son mari pleure : elle le remarque. L'infortuné! tantôt il invoque le fleuve du Léthé, tantôt il répand ses pleurs sur tous les autels, chargeant d'offrandes les portiques des temples, et prosterné sur le seuil; tantôt il implore la divinité propice du grand César. O dure loi du destin ! il est donc quelque chose qui échappe au pouvoir de César? De combien eût été retardée l'heure suprême des mortels, si tu étais, ô César, l'arbitre de la nature ! La mort gémirait captive dans ses gouffres ténébreux, et les Parques oisives laisseraient reposer leurs fuseaux. Bientôt sa physionomie s'éteint, un nuage de mort couvre ses yeux, et son oreille ne s'ouvre plus qu'au son de voix bien connu de celui qu'elle aime. C'est pour revoler vers lui que son âme semble revenir à la vie; c'est lui qu'elle serre encore avec force de ses bras qui défaillent, tournant vers lui ses joues glacées, et moins avide du dernier soleil que du regard d'un époux aimé, D'une voix mourante elle console ainsi le confident de toutes ses pensées : (177) « Douce moitié de moi-même, ô toi qui vas me survivre! que ne puis-je te laisser toutes les année, que la cruelle Atropos me ravit ! Épargne tes yeux, je t'en conjures ne meurtris point ta poitrine, et ne désole point, par ton désespoir, l'ombre fugitive d'une épouse. J'abandonne le lit nuptial à la tristesse, mais l'ordre le voulait ainsi. Je devais voir finir la première ces doux moments qui valent une longue vieillesse. Je t'ai vu, dans toute la fleur de l'âge, t'approcher de plus en plus de la droite élevée du prince; les destins et les Dieux n'ont plus sur toi d'empire, j'emporte au tombeau leur courroux. Va, poursuis, les yeux fixés sur le génie de César, et ne laisse pas reposer pour lui ton amour. Place aujourd'hui (tu le désires et je l'ordonne) place dans le Capitole une statue du poids de cent livres d'or, monument éternel qui transmettra aux âges futurs, avec les traits radieux de César, le souvenir de mon culte pour sa personne sacrée. De la sorte, je ne verrai ni les Furies, ni l'affreux Tartare, et l'Elysée m'ouvrira le séjour du bonheur". (194) Elle dit, et, retombant dans des bras aimés, elle exhale paisiblement sur la bouche de son époux son âme qui lutte encore, et appuie sur ses yeux la main qui lui est chère. Mais l'époux ! son coeur est dévoré d'une douleur immense; il remplit de clameurs déchirantes son toit solitaire; il veut tirer son épée, il cherche des précipices; à peine ses compagnons peuvent-ils le retenir, il est là, bouche contre bouche, pressant avec ardeur celle qui n'est plus, et refoulant jusqu'au fond de son âme la violence de son désespoir. Tel Orphée, qui a vu sa pâle épouse, laisse dormir son luth près du Strymon. Il demeura saisi, muet, immobile, et le bûcher d'Eurydice ne reçut que des pleurs. (205) Mais ton mari , ô Priscille, n'eût pas craint de rompre le cours d'une vie assurée; il eût voulu t'accompagner dans la nuit du chaos. Mais un amour plus fort l'a retenu, l'amour du devoir et la foi jurée à son prince. Qui pourrait décrire dignement les obsèques et le triste luxe des funérailles? Là se trouvent réunis dans un pompeux appareil tous les trésors que distille le printemps embaumé de l'Arabie et de la Cilicie, les fleurs de Saba, les moissons que l' Indien destine à la flamme, l'encens ravi aux temples, et les parfums de la Palestine et ceux de la Judée, la chevelure suave de la plante de Corycie, et les pleurs de Myrrha. Élevée sur un lit majestueux, ouvrage des Sères, Priscille repose sous la pourpre de Tyr. Mais l'époux ! ah ! les regards sont pour lui seul. Rome entière le voit, semblable à un père conduisant ses jeunes fils à leur dernier asile; tant la douleur se peint sur son visage, tant il y a d'ombre à son front, tant ses traits sont rembrunis ! On redit la fin paisible de l'épouse, on l'appelle heureuse; mais des larmes ont coulé pour l'époux. (222) Il est, en face de la ville, il est un lieu où commence la grande voie Appienne, où Cybèle, près des rives de l'Almon, vient déposer ses plaintes et oublier les fleuves de l'lda; c'est là qu'enveloppée mollement dans la pourpre de Sidon tu reposes sur un lit de parade où t'a placé une main chérie, ô Priscille! car il n'a pu supporter ni l'idée d'un bûcher en flammes, ni le retentissement sinistre du cri des funérailles. Mais ni la vétusté, ni le long travail des siècles, ne pourra endommager tes membres desséchés sous le marbre qui te couvre; tant il est riche en parfums, ce marbre sacré ! Bientôt même je te vois reproduite sous mille formes diverses, revêtant sur le bronze les attributs de Cérès et l'auréole d'Ariane; sur cette voûte tu deviens Maia, sur cette pierre Vénus, mais Vénus pudique. Et toutes ces divinités s'applaudissent de recevoir les traits de ton visage, avec tes grâces. Autour de toi se rangent les esclaves, et cette foule que l'usage convie aux funérailles; puis viennent et les lits et les tables perpétuellement dressés en ton honneur. Enfin c'est un palais que tu habites, oui, un palais. Eh! qui pourrait lui infliger le triste nom de sépulcre? A la vue de ce monument de la piété conjugale, ne s'écrie-t-on pas d'abord : Je reconnais là le ministre du héros qui naguère dressa des autels à ses immortels aieux, et plaça dans un autre ciel les astres de sa famille? (242) Ainsi lorsqu'un immense navire a levé l'ancre au port de Pharos, déjà il déploie ses innombrables cordages, et, présentant ses longs bras avec l'appareil de toutes ses voiles, il a pris noblement sa route; mais sur le même Océan vole un frêle esquif, lequel veut avoir aussi sa part dans les faveurs du Zéphyr. Pourquoi donc, ô le plus noble des jeunes gens, pourquoi entretenir dans ton coeur une source de larmes, et défendre à la douleur d'en sortir? Crains-tu pour ta chère Priscille les aboiements de Cerbère? mais il se tait à l'aspect des âmes pieuses. Craindrais-tu pour elle les lenteurs du vieux nocher, ou peut-être sa rudesse? Caron transporte sans retard les mânes innocents, et les dépose avec bienveillance sur la rive hospitalière. Que dis-je? à l'approche d'une ombre honorée des pieux regrets d'un époux, Proserpine ordonne que des flambeaux brillants lui ouvrent la route; et l'on voit les anciennes héroines, quittant leurs grottes saintes, éclairer d'une lumière dorée l'horreur des ténèbres, tandis qu'elles vont semant sur le passage de cette ombre toutes les fleurs de l'Élysée. C'est ainsi que Priscille visite le séjour des mânes; c'est là que d'une main suppliante elle conjure pour toi les destins, apaise en ta faveur la royauté du triste Averne, afin que, parvenu au terme de la vie humaine, tu laisses après toi César gouvernant l'univers en paix. Les Parques sans hésiter souscrivent à sa prière. [5,2] SILVE II. EXHORTATION A CRISPINUS. Notre ami nous quitte : Crispinus va visiter les campagnes de l'Étrurie et les bois consacrés à Tagès. Le trajet n'est pas long, ni le pays inabordable; mais une inquiétude secrète aiguillonne mon coeur, et des larmes s'échappent avec violence de ma paupière humide, comme si à travers les orages de la mer Égée mon oeil suivait sa voile fugitive, et comme si, debout sur la pointe des rochers et déjà las de mes efforts, je la voyais en soupirant disparaître à l'horizon lointain. Illustre jeune homme, vienne pour toi l'apprentissage de la guerre et ces doux auspices qui appellent au camp la noblesse, quels pleurs de joie je verserai et de quelles étreintes je t'enlacerai ! Pourquoi ce que nous craignons est-il si près de ce que nous désirons? Et maintenant ta vie a seize fois parcouru le cercle des saisons; mais le courage en toi devance les années, ton corps plie sous le faix, et ne peut contenir la grande âme qui l'habite. Et doit-on s'en étonner? Tu ne viens pas à la suite de parents vulgaires et obscurs, obscur toi-même et sans reflet de gloire antique, rejeton d'une tige plébéienne; le sang d'un officier subalterne ou d'un simple cavalier ne coule pas en toi; tu n'as pas frappé comme un étranger pauvre et chétif aux portes du palais, et au sanctuaire des lois du Latium; mais la foule de tes aleux t'y précédait déjà. Pareille est l'attente qu'excite aux jeux du cirque un coursier tout brillant de noblesse et de beauté, lequel doit à une longue suite d'heureux accouplements le feu dont il étincelle. Parait-il, tous les applaudissements l'animent. Il volait, et la poussière et la borne elle-même l'ont reconnu en tressaillant : ainsi, noble enfant, le sénat te sentit né pour lui, et enferma dès lors tes premiers pas dans la chaussure patricienne. (29) Bientôt l'usage décora tes épaules de la pourpre de Tyr et de la toge sénatoriale; les grands exemples de ton père te frayaient la route à tous ces honneurs. Touchant à peine le seuil de la vie, héros naissant, il envahit les bords de l'Araxe, et l'Arménie rebelle au joug du cruel Néron. Corbulon avait la première main dans les rudes travaux de Mars; néanmoins il admirait les grandes qualités militaires de Bolanus. Il avait coutume de se reposer sur lui des soins les plus pénibles, et il lui confiait toutes ses craintes : l'occasion était-elle favorable aux surprises ou à la guerre ouverte? la fuite du fier Arménien était-elle réelle ou simulée? Bolanus ne s'y trompait pas : il éclairait les routes périlleuses, il cherchait sur les hauteurs une assiette sûre et commode pour le camp, il mesurait les plaines, il ouvrait les routes à travers les bois et les broussailles; enfin il remplissait les intentions de son illustre chef, et suffisait seul à l'accomplissement de ses ordres difficiles. Déjà les Barbares eux-mêmes avaient pu le connaître; ils le voyaient, montrant au second rang et son casque et son front. Ainsi les Phrygiens, dont les bataillons éperdus fuyaient l'arc d'Hercule et la terrible peau du lion, les Phrygiens, foudroyés par le héros, redoutaient encore Télamon. (51) Sois jaloux d'apprendre , ô noble enfant ! car ce n'est pas une bouche étrangère qui doit t'inspirer l'amour de la vertu, tu as ton modèle dans ta famille. Que l'on cite à d'autres les Décius, et ce Camille si grand dans son retour; ton seul maître à toi, c'est ton père : sache comment il portait les ordres du souverain jusque sur les noirs rivages de Thulé, à l'endroit où expirent les flots de la mer et les doux feux du soleil ; et avec quelle autorité douce et sévère il sut, dans son année de commandement, régir les mille cités de l'Asie. Ouvre une oreille avide à de si belles leçons; que tes parents à l'envi les gravent dans ton coeur, et qu'elles te soient sans cesse répétées par tous les vieux compagnons de sa gloire. Mais déjà tu te prépares à voler sur sa trace, et pourtant les marques d'une vigoureuse jeunesse ne se sont point encore glissées sur tes joues, et ton père n'est pas avec toi ! Hélas! il est tombé victime d'un destin jaloux, laissant deux rejetons sans appui; et il ne lui a pas même été donné de dépouiller vos tendres bras de la pourpre enfantine, et de couvrir de la toge vos blanches épaules. A quelles séductions n'est pas exposée une jeunesse délivrée de tout frein par une émancipation prématurée ! C'est un arbre dont la verte chevelure n'a jamais senti la faux, et qui voit toute sa fécondité se perdre en feuillage. Mais ton coeur tendre ne connaît encore, que le charme des Muses, l'amour de la pudeur, et le joug d'une continence rigoureuse; de là cette vertu enjouée, ce front calme, cette élégance extérieure qui craint jusqu'à l'apparence du luxe, et cette piété rare qui brille en mille endroits. Céder le pas à un frère, ton égal en âge, admirer ton père et pardonner à ta coupable mère, telle est la position que t'a faite la fortune domestique. Malheureuse mère, qui lui a donné l'horrible courage de te préparer elle-même la coupe empoisonnée? à toi, dont la voix détournerait la morsure des serpents, et dont le regard fléchirait tous les coeurs de marâtres. Oui, je voudrais agiter ses mânes, et par des imprécations légitimes troubler le repos de ses cendres. Mais je te vois, ô le meilleur des fils! déjà tu cherches à m'apaiser, et tu me prépares cette réponse : (84) "Grâce, ô grâce pour sa cendre ! Je n'aperçois dans tout cela qu'un destin perfide et l'effet de la colère des Parques. Le crime en est aux Immortels, qui, lisant trop tard dans le coeur des humains, négligent de faire avorter les tentatives de meurtre et les forfaits tout près d'éclore. Périsse à jamais ce jour, et puisse la postérité ne pas y croire! Taisons-nous du moins, et laissons ensevelis dans une nuit profonde ces crimes de notre maison. Il a châtié la coupable, celui qui veille sur les actions des siens, qui ramène la piété sur la terre, et fait pâlir le crime; c'en est assez, il y a pour nous des larmes dans cette trop juste vengeance. Oh! que ne puis-je adoucir la fureur des Euménides, éloigner Cerbère de son ombre craintive, et hâter pour elle les bienfaits du fleuve d'oubli!" (97) Enfant généreux ! ainsi tu aggraves le forfait de ta mère; fils tendre, tu aspires encore à la vertu la plus sublime. Naguère un de tes condisciples, victime de l'injustice et de la calomnie, pâlissait aux clameurs du forum, et la loi Julia, soutenue par ses nombreux organes, lançait déjà la foudre vengeresse de l'adultère; soudain tu te lèves, toi, nourri jusqu'alors dans l'ombre et dans le silence de l'étude, étranger au forum et à l'appareil sévère de la justice, et en te levant tu le rassures, et, défenseur novice, tu affrontes les traits qui menacent ton tremblant ami. Romulus et les Troyens nos pères virent-ils à cet âge disputer au forum des lauriers pacifiques? Une si généreuse tentative, de si nobles efforts jetèrent le sénat dans l'étonnement ; le prévenu lui-même s'alarmait pour son défenseur. Mais à la vigueur de l'âme tu joins celle du corps, et tu as à tes ordres une puissante nature qui seconde à merveille les grands efforts de ton courage. Moi-même je te vis naguère sur les bords du Tibre, au milieu des sables qu'échauffe de ses flots la mer Tyrrhénienne. Penché sur ton coursier superbe, et tourmentant ses flancs avec l'éperon, tu menaçais de l'oeil et du geste. Quel fut mon étonnement ! et tu peux m'en croire, je te pris pour le dieu Mars. Tel, maniant avec grâce un coursier gétule et balançant le javelot troyen, Ascagne, chasseur novice, parcourait les campagnes où dominait sa marâtre, et enflammait pour Énée le coeur de la malheureuse Élise; ainsi le jeune Troile, resserrant ses voiles rapides, évitait le choc des escadrons menaçants; ou tel Parthénope, sous les hautes tours d'Ogygie, faisait tourbillonner sur la poussière la troupe des jeunes Arcadiens, pendant que les femmes thébaines le regardaient avec complaisance. (125) Courage donc, prends l'essor, puisque la bonté de César te soutient, et qu'un frère plein d'ardeur fraie un chemin sûr à tes espérances. Allons, Crispinus, fais-toi une âme à l'épreuve des camps. Mars et Minerve t'enseigneront la science des batailles, Castor l'art de réduire un coursier, et Quirinus celui de lancer un pesant javelot; Quirinus qui t'a déjà permis de suspendre à ton cou délicat un de ces boucliers tombés des nuages, et vierges de sang humain. Mais où iras-tu, et dans quelle partie de ce monde soumis à César? Traverseras-tu à la nage les fleuves de l'Ourse, ou bien les glaces brisées du Rhin? Mêleras-tu ta sueur aux sables brûlants de la Libye? Te verra-t-on semer l'effroi sur les monts de la Pannonie et parmi les Sauromates vagabonds? Visiteras-tu les sept embouchures de l'Iister à l'endroit où le fleuve embrasse Peucé de ses ondes amoureuses? Fouleras-tu la cendre de Solyme, à l'ombre des palmiers que l'Idumée captive a plantés pour ses vainqueurs? Oh! si la région conduite par la main ferme de ton père avait le bonheur de te posséder, comme l'Araxe fougueux bondirait avec ses flots ! Quels transports éclateraient dans les champs calédoniens ! L'ancien habitant de ces contrées sauvages te dirait : (144) "C'est ici qu'il dictait ses lois, et ce tertre l'a vu haranguer ses légions. Apercevez-vous dans le lointain ces tours et ces redoutes? Elles sont là, veillant par ses ordres, et ces murailles lui doivent leur ceinture de fossés. Lui-même a consacré ces trophées et ces faisceaux d'armes aux dieux des combats. C'est ainsi que Pyrrhus, près de porter contre Ilion ses armes victorieuses, apprenait de Phénix à connaître Achille. (152) Heureux Crispinus ! à l'entrée d'une verte et confiante jeunesse, tu pourras suffire à tous les genres de travaux. Et si la fortune du prince te protége, on te verra, le glaive au côté, franchir les remparts, et, compagnon infatigable du plus tendre des amis, ressusciter le pieux Pylade et le fils de Ménoetius; car votre union, votre amitié vont jusque-là, et puissent-elles durer toujours ! Pour nous, la vigueur nous abandonne; mais d'ici je t'aiderai de mes voeux et de mes prières. Hélas! hélas! si mes accents rassemblent autour de moi la foule empressée des sénateurs, tu me manqueras, cher Crispinus, et, promenant sa vue autour de lui, mon Achille regrettera ton absence. Mais tu nous reviendras plus grand : les oracles des poètes ne sont pas trompeurs. Et celui qui t'ouvre aujourd'hui, sous les aigles, une entrée dans son camp, il te portera de degrés en degrés jusqu'aux superbes faisceaux, et voudra te voir siéger sur la chaire curule, à la place de tes ancêtres. (168) Mais quel est celui qui descend des hauteurs d'Albe la Troyenne, et du sommet de ces collines d'où le rival des Immortels surveille les remparts de Rome? Que nous annonce ce messager plus prompt que la Renommée? Il entre dans ta demeure, ô Crispinus! il la remplit de sa présence. Je te disais bien : Les oracles des poètes ne sont pas trompeurs. César t'ouvre le seuil des honneurs et te confie les armes de l'Ausonie. Va, jeune guerrier, efforce-toi de répondre à de si magnifiques faveurs. Que tu es heureux! un serment solennel t'attache à un héros, et le vainqueur de la Germanie te ceint de ta première épée. Ton intrépidité sera la même que si le dieu des combats en personne t'appelait sous les aigles et couvrait ton front du casque redoutable. Pars, ô Crispinus! vole plein d'ardeur, et apprends à mériter des grâces plus insignes. [5,3] SILVE III. SUR LA MORT DE 'SON PÈRE. Du bord des fontaines de l'Élysée, prête-moi des forces pour gémir, et donne, ombre illustre de mon père, donne l'impulsion à mon triste luth. Sans toi je ne pourrais ni ébranler la grotte de Délos, ni puiser aux fontaines de Cyrrha. Toutes les leçons que Phébus m'a données sous les ombrages de Corycle, toutes celles que j'ai reçues d'Évan, sous les coteaux d'Ismare, j'ai tout désappris. Les guirlandes du Parnasse ont fui ma chevelure; entre les lierres s'est glissé l'if au sinistre feuillage, et j'ai senti, ô douleur! j'ai senti mes lauriers tremblants se dessécher ! Le voilà donc ce poète qui s'en allait racontant les actions des rois, celui qui dans son altière ambition voulait égaler la gloire des favoris de Mars ! Quelle divinité jalouse a mis en fuite mon Apollon, frappé de stérilité mon génie, et refroidi par un épais brouillard mon imagination disgraciée? Autour du poète sont les Muses debout et dans la stupeur, et pas un son mélodieux ne s'exhale de leur bouche ou de leur lyre. Calliope elle-même, la tête appuyée sur son luth, demeure en silence, et telle que tu la vis, ô fleuve de Thrace, après la perte d'Orphée, lorsque, n'étant plus sous le charme de la lyre, les bêtes sauvages retombèrent dans leur férocité et les forêts dans leur immobilité première. Mals toi, mon père, soit qu'échappé de la prison du corps, tu planes en liberté dans ces régions éblouissantes de lumière, où ton oeil sonde les éléments de la nature, l'essence divine, la source de la flamme, la route suivie par le soleil, et la cause qui tour à tour amoindrit et renouvelle l'orbe argenté de la lune, merveilles que chante sous ton inspiration le docte Aratus; soit que, dans les plaines verdoyantes baignées du mystérieux Léthé, admis au conseil des héros et des mânes bienheureux, tu te plaises, ombre rivale, entre les vieillards d'Ascra et de Méonie, chantant avec eux tour à tour et joignant tes accords à leurs accords; donne, ô mon père, donne la voix du génie à ma douleur profonde ! (29) Car pour moi j'ai vu l'astre des nuits remonter trois fois dans le ciel et réparer trois fois son disque, sans me consoler de mon désespoir et de l'oubli des Muses qui m'abandonnent; oui, depuis le jour où la flamme de ton bûcher se réfléta sur mon visage, et où, les yeux en pleurs, je recueillis tes cendres, j'ai pris en dégoût les objets de mes études. C'est à peine si, pour t'offrir ce tribut, mon âme peut retrouver sa chaleur première et secouer le joug des soucis muets qui la rongent. Encore aujourd'hui les bras me tombent et je pleure; je pleure, appuyé sur la tombe où tu reposes mollement dans la terre de la patrie, au pied de ces monts latins où jadis, après la mort d'Énée, le triste Ascagne fonda la ville d'Albe, en fuyant les plaines engraissées du sang troyen et l'empire de sa cruelle marâtre. (41) C'est là que j'ai déposé tes os avec honneur; et ces lieux, dont tu préfères sans doute les charmes aux douces haleines du safran de la Sicile, au précieux cinname de l'opulente Saba et aux odorantes moissons de l'Arabie, ces lieux redisent mes vers plaintifs; reçois-les avec mes sanglots, mes offrandes et des larmes filiales, telles qu'en obtinrent rarement les pères les plus chéris. Oh ! si la fortune me l'eût permis, j'aurais honoré tes mânes par des autels à faire envie même aux temples; et plus haut que les rochers des Cyclopes, par-delà les Pyramides et cette audacieuse montagne de pierres, j'aurais élevé ton monument aérien, qu'environnerait encore de son ombre sacrée un bois immense. Là j'eusse effacé l'éclat des jeux donnés en Sicile sur le tombeau d'Anchise, et les combats de Némée, et la solennité brillante instituée en mémoire de Pélops. (53) Là, sans doute, le disque d'OEbalie n'irait pas fendre les airs, lancé d'une main vigoureuse, et la molle arène ne boirait pas la sueur des coursiers, battant la poudre voltigeante de leurs pas retentissants; mais tu aurais les simples hommages du choeur de Phébus, et couronnerais du laurier des poètes l'éloge le plus digne de tes vertus. Moi-même tout en pleurs, pontife de la fête lugubre, j'appellerais ton retour par des accents si plaintifs, qu'il n'y aurait ni loi barbare, ni Cerbère à la triple gueule, pour arrêter mon Orphée. Peut-être même, en entendant de ma bouche l'histoire de ta vie, de tes vertus, la Piété ne m'eût pas mis fort au-dessous d'Homère; peut-être essaierait-elle de m'égaler à Virgile, devenu soudain jaloux. Quel motif plus légitime aurait-elle de maudire les Dieux, et les Parques et leur fuseau d'airain, la mère éplorée, assise près du bûcher tiède encore de son fils ; ou cette épouse qui, regardant son jeune époux à travers la flamme, s'efforce d'échapper aux mains qui la retiennent pour embrasser l'objet de sa tendresse? Combien j'ai plus de sujet d'accuser les divinité! du ciel et de l'enfer! Les étrangers eux-mêmes n'ont pu voir d'un oeil sec les funérailles de mon père. Mais pourquoi me plaindrais-je de la nature et de la piété filiale? Elles n'ont commis aucune injustice à notre égard; sans doute, mais il me semble à moi que mon père était sur le seuil de la vie, et qu'il m'est enlevé à la fleur de son âge pour subir la dure loi du Tartare. Quoi donc ! Erigone pleura-t-elle moins amèrement Icare privé d'un souffle de vie par d'homicides laboureurs, qu'Andromaque son jeune Astyanax, µ précipité du haut des tours de Pergame? La première étouffa par un noeud fatal ses derniers gémissements; mais toi, veuve du grand Hector, tu n'as pas rougi de porter en esclave le joug d'un mari grec. Quant à moi, près du bûcher paternel, je n'emprunterai ni les chants mélodieux du cygne, célébrant d'avance son trépas, ni les voix enchanteresses qui, sous le noir rocher des Sirènes, menacent les pilotes d'un doux péril, ni la plainte entrecoupée que murmure Philoméle en accusant sa soeur barbare ; ces fables sont usées. Quel poète n'a fait intervenir aux funérailles les Héliades et leurs rameaux en pleurs, les rochers de Phrygie, le rival malheureux qui s'attaqua au dieu des vers, et la flûte en biis que rejeta Minerve, irritée de voir ses traits altérés? Mais pour te pleurer je vois ici la Piété, devenue, hélas! trop insensible, et la Justice rappelée dans les cieux, et l'Éloquence qui s'exprime en deux langues, et Phébus et la troupe savante de l'Hélicon, et ceux dont les nobles chants s'exhalent en harmonieux hexamètres, et ceux qui, fidèles aux leçons de l'Arcadie, font de la lyre, amie des festins, leur étude et leur gloire; et les mortels qui ont rencontré dans les voies les plus ardues de la sagesse une renommée que l'univers a voulu consacrer par le nombre sept; et les fiers génies qui, portant sur la scène les fureurs et les perfidies des rois, avec les astres qui reculent d'horreur, ont tonné d'une voix terrible en se dressant sur le cothurne; et vous aussi, élèves de la folâtre Thalie, qui trouvez plus doux de rabaisser votre vol et de rompre la mesure des vers héroïques; je vous convie tous, car mon père embrassait tous les genres et parcourait avec une égale aisance toutes les parties du domaine de la parole, soit qu'il voulût plier la pensée au joug de l'harmonie, ou la laisser couler dans une prose facile, ou bien égaler dans son style les torrents échappés des nuages. (104) Lève, ô Parthénope, lève ta tête encore à demi voilée sous une pluie de cendres, et place les débris de ta chevelure sur le tombeau de ton illustre élève, de cet élève à qui les tours de Munychie, la docte Cyrène et la Sparte au coeur mâle ne peuvent opposer rien de plus grand! Si le temps jaloux avait projeté son ombre sur ton origine, et si, ville obscure, tu ne pouvais t'enorgueillir d'aucun nom, un tel citoyen, en t'adoptant pour patrie, prouverait par cela seul que tu es fille légitime de la Grèce, et que le pur sang des Eubéens coule dans tes veines. Que de fois n'a-t-il pas décoré son front de tes guirlandes, lorsqu'à l'époque de tes fêtes renouvelées de lustre en lustre, sa double éloquence, couronnée d'une double palme, l'élevait au-dessus du vieillard de Pylos et du héros de Dulichium? (116) Son berceau n'est pas couvert d'un voile obscur, ni son origine sans éclat; et, bien que pour lui la fortune se fût montrée avare, sa noblesse le força comme les enfants riches à prendre solennellement la robe de pourpre et la bulle d'or flottante. Dès sa première aurore, les neuf soeurs lui sourirent, et Apollon déjà caressant suspendit une lyre à ses épaules,et mouilla ses lèvres enfantines aux sources sacrées. Deux cités se vantent de lui avoir donné le jour, et sa patrie, au milieu de leurs débats, reste encore indécise. Pella te réclame, Pella, ville grecque, honorée du titre de colonie romaine, et témoin de la chute du pilote phrygien, qui, roulant du haut de la poupe, ne se réveilla qu'au milieu des ondes - - -. Il en est ainsi d'Homère : le Méonien, s'appuyant sur une longue possession, le revendique comme enfant de la Méonie; d'autres cités se le disputent à leur tour, et se présentent avec des titres différents que la vérité n'avoue pas toujours; mais il y a jusque dans l'ombre et le fantôme de cette gloire prodigieuse de quoi repaître encore l'orgueil des vaincus. O mon père! tandis qu'au début de la vie tes jeunes regards saluent encore le jour, déjà tu voles à ces combats qui de lustre en lustre reviennent dans ta patrie, et auxquels suffit à peine toute la maturité du talent. Mais rien n'effraie ton audace et ton impatient amour de la gloire. Ta muse précoce parut un prodige à la population de l'Eubée, et les pères émerveillés te montraient à leurs fils. (138) Dès lors tu obtins couronnes sur couronnes, et ta gloire éclata dans chaque solennité religieuse. Moins souvent Thérapnée sur ses verts gazons applaudit à la course victorieuse de Castor et au ceste de Pollux. Peut-être en coûtait-il moins pour obtenir la victoire dans ta patrie? Mais n'a-t-on pas vu Athènes ceindre ton front tantôt du laurier d'Apollon, tantôt de la plante de Lerne, tantôt du pin d'Athamas? Mille fois lasse, mais jamais infidèle, la victoire a-t-elle osé te retirer ses faveurs pour les porter sur une tête étrangère? De là cet empressement des pères à te confier leurs espérances, de là cette ardeur de la jeunesse pour apprendre à ton école les hauts faits et les vertus des anciens héros, l'histoire des malheurs de Troie et le tardif retour d'Ulysse. Dans quels vert magnifiques Homère décrit-il le mouvement des chars et le choc des guerriers? Quelle source de richesse est indiquée au pieux laboureur par le vieillard de Sicile et le chantre d'Ascra? A quelle lot Pindare soumet-il les brillants retours de ses chants; mariés aux sons de la lyre? Tu offrais encore à leur jeune enthousiasme et la plainte d'Ibycus aux habitants de l'air, et ces chants où Alcman charmait les rudes guerriers d'Amyclée, et le vol ambitieux de Stésichore, et le téméraire essor de la mâle Sapho affrontant le précipice de Leucade, et les chefs-d'oeuvre des autres amis des Muses. Le profond savoir du fils de Battus, les replis de la pensée de Lycophron, la marche compliquée de Sophron, la finesse mystérieuse de Corinne, n'avaient point de secret pour toi. (159) Que dis-je? tu marchais à côté d'Homère, ta prose égalait ses majestueux hexamètres, et jamais il ne te laissa derrière lui. Quelle merveille, si l'on vit la jeunesse venir à toi des plaines de la Lucanie, des guérets du rigide Daunus, du palais que Vénus arrosa de ses larmes, de la terre chérie du grand Alcide, et des coteaux de Surrente, d'où la chaste Minerve contemple les vagues tyrrhéniennes? Elle accourait en foule du promontoire voisin que décorent, ô Misène, ton gouvernail et ta trompette; de Cymé, qui la première ouvrit son enceinte au peuple latin; du port de Pouzzol et du rivage de Baia, où la vapeur du feu se mêle à la fraîcheur de l'onde et conserve son activité dans ses retraites souterraines. Ainsi les rochers de l'Averne et l'antre obscur de la Sibylle voyaient affluer de toutes parts les nations avides d'une réponse, et la prophétesse annonçait le courroux des Dieux et la vengeance des Parques, et ses oracles étalent toujours des oracles, bien qu'elle eût trompé Phébus. Bientôt, chargé d'instruire la jeune postérité de Romulus et les futurs souverains du monde, tu les diriges d'une main ferme sur les traces de leurs aieux. Ton oeil a vu petit enfant ce pontife qui veille sur le larcin de Diomède et sur la flamme mystérieuse apportée d'Ilion; il a grandi sous tes ailes, et tu l'initiais déjà aux cérémonies saintes. Tu appris aux Saliens à porter les anciles, aux augures, à lire dans le ciel la volonté des Dieux. Et le ministre chargé d'ouvrir les livres sibyllins, et le flamine qui ceint un bandeau de laine, et le jeune prêtre de Pan lui-même, tous ont pâli jadis devant tes fouets redoutés. Et maintenant de cet essaim généreux, l'un peut-être dicte des lois à l'Aurore, l'autre maltrise l'Ibérie; celui-ci repousse loin de Zeugma le sujet d'Achémène, celui-là enchaîne les riches populations de l'Asie et du Pont; un autre, au forum, règle tout par ses faisceaux pacifiques, ou bien, fidèle à son poste, il siége au milieu des camps. Dans l'art de former des jeunes coeurs tu aurais ravi la palme à Nestor, à Phénix, gouverneur d'un élève indomptable, et à Chiron même qui, aux accords de sa lyre, calmait la passion naissante de son élève pour les trompettes et les clairons belliqueux. (195) Ainsi tu t'illustrais, quand soudain de la roche Tarpéienne Érynnis secoua le flambeau des discordes civiles, et renouvela les luttes de Phlégra. Le Capitole est embrasé par des torches sacrilèges, et toute la fureur des Sénonais a saisi les cohortes latines. La flamme se calmait à peine, et ce bûcher qui consumait les Dieux n'était pas éteint , lorsque ta verve pieuse, et plus rapide que la flamme, porta sur les temples en ruine des vers consolateurs aux pieds de Jupiter captif. Tu ravis en admiration et les grands du Latium, et César, vengeur des Dieux ; et le père des Immortels applaudit du milieu des feux. (205) Dejà tu voulais célébrer dans des vers pieux l'incendie du Vésuve et consacrer tes gémissements aux désastres de la patrie, lorsque Jupiter, arrachant les entrailles de la montagne, les souleva jusqu'au ciel pour les lancer au loin sur les malheureuses villes. Et moi aussi, jaloux de visiter les bois harmonieux du Parnasse et les frais vallons de Tempé, je m'annonçai aux Muses pour être ton fils; je fus admis aussitôt, et cette faveur que je te dois surpasse, à mes yeux, la possession de la terre, de la mer et des cieux. Oui, si quelque renom s'attache à ma lyre, je t'en suis redevable; c'est toi qui as mis sur mes lèvres un langage inconnu au vulgaire, et dans mon coeur l'espérance d'un glorieux sépulcre. Quelle n'était pas ton émotion, lorsque mes vers, flattant l'oreille des grands du Latium, te procuraient le bonheur de voir tes dons applaudis ! Oh' comme l'ivresse et les pleurs de l'ivresse, comme l'espoir et les pieuses alarmes se confondaient sur ton visage, brillant de joie et rougissant ! Que ce jour-là était bien ton jour ! Comme ta gloire était loin de la céder à la mienne! Tel, aux jeux Olympiques, un père qui voit son fils parmi les combattants combat lui-méme, et combat plus encore, et reçoit des coups plus terribles au fond de son coeur paternel. Les gradins sont attentifs; l'intérêt s'attache plus vivement à cet athlète, tandis qu'il affronte les flots de poudre avec sa vieille paupière, et fait voeu d'expirer si la couronne est à son fils. Hélas! pourquoi n'ai-je recueilli sous tes yeux que les palmes de la patrie, et les rameaux décernés par Cérès, en face des enfants de Chalcis? Quelle n'eût pas été ta joie si j'avais ceint ton front d'une couronne reçue des mains de César ! non, les champs d'Albe Troyenne n'auraient pu en contenir les élans. Comme ce jour eût ajouté à ta vigueur ce qu'il ôtait à ta vieillesse! Pourquoi le chêne sur ma tête ne se maria-t-il pas à l'olivier, lorsqu'aux jeux Capitolins je chantais la gloire de Jupiter ? Ma Thébaïde, à ton école, s'élevait au ton des anciens poèmes. Tu excitais mes chants, tu me déroulais les actions des héros, les secrets de la guerre et la situation des lieux. Sans toi mes pas mal assurés chancellent dans une route indécise, et ma barque orpheline vogue à l'aventure dans l'obscurité. (239) Et tu n'épuisais pas sur moi seul les trésors de ta tendresse, le lit nuptial en avait bien aussi quelque chose; tu n'as jamais connu qu'un seul flambeau d'hymen, allumé par un seul amour. Ah ! tendre mère, je ne puis l'arracher à tes cendres déjà froides. Son coeur croit te sentir, son oeil croit te voir et son bras te presser; et chaque jour, au lever de l'aube ou vers le coucher du soleil, elle salue ton humble tertre, bien différentede ces femmes qui, prodiguant une feinte douleur aux tètes de Cybèle etd'Isis, ne trouvent plus de larmes pour les funérailles d'un époux. Peindrai-je l'aménité facile de tes moeurs, unie à une sage réserve? Quelle piété ! quel mépris du gain ! et quelle pudeur jalouse ! et quel esprit de droiture! Mais en retour, et dans les heures de laisser-aller, quelle grâce dans tes paroles, quelle jeunesse de coeur! C'est sans doute pour prix de tant de mérites que la bienveillance des Dieux t'a départi une gloire pure, et une renommée qui n'a jamais reçu aucune fâcheuse atteinte. Tu m'es ravi, tendre père, sans étre ni trop léger ni trop chargé d'années; treize lustres accomplis sur ta tète forment ta couronne de vieillard; mais la piété, la douleur m'interdisent tout calcul. O vertu qui mériterait d'outre-passer l'âge de Nestor et d'égaler celui des vieillards de Pergame, vertu digne de voir un fils, ton image, en cheveux blancs ! Après tout, le Destin n'a point ouvert pour tel sa porte la plus triste; nulle secousse violente; et ta n'as point, victime d'une lente décrépitude, envoyé pièce à pièce tes membres au tombeau; mais, doucement plongé par le trépas au sein d'une douce léthargie, à peine as-tu senti la mort qui , sous les traits du sommeil, te transportait chez les ombres. (262) Quels ne furent pas alors mes sanglots ! L'amitié inquiète les entendait; ma mère aussi put les entendre, et désira d'emporter avec elle des regrets aussi vifs. Mânes chéris, pardonnez! Je puis le dire, ô mon père! ta douleur n'eût pas fait plus pour un fils. Heureux celui dont les bras se fermant à vide environnèrent du moins l'ombre d'un père! Fils d'Anchise, tu voulais l'arracher même aux demeures élysiennes, et le reporter sur la terre à travers les ombres des Grecs. Encore vivant, tu avais tenté le chemin du Tartare, et une prétresse vénérable t'avait conduit jusqu'aux pieds de Proserpine. Ah ! si pour un motif moins touchant la lyre d'Orphée a traversé les ondes paresseuses de l'Averne, et si la tendresse d'une épouse a rendu Admète aux plaines de Thessalie, Protésilas à la lumière du jour, pourquoi cette faveur, ô mon père, ne tomberait-elle pas sur ta lyre ou sur la mienne? Ah! que je puisse toucher le front paternel, serrer les mains paternelles, n'importe à quelle condition ! (277) Mais vous, roi des pâles ombres, et vous, Junon des enfers, si un sentiment pur a dicté ma prière, éloignez et les torches des Furies et les serpents qui sifflent sur leur tête. Que le gardien farouche étouffe ses aboiements formidables ; que des valIons écartés retiennent les centaures, les hydres sans nombre, et les monstres de Scylla; et que l'inflexible nocher, écartant la foule des ombres vulgaires, invite celle du noble vieillard à sortir de la barque, et la dépose mollement sur l'algue tendre. (284) Allez, mânes pieux, noble essaim des poètes de la Grèce; couvrez-la des guirlandes du Léthé, cette ombre illustre, et montrez-lui le bois où ne pénètre jamais Erynnis, mais où reluit sous l'azur un ciel trompeur, une douce lumière toute semblable à la nôtre. Viens néanmoins, ô mon père ! et que dans l'illusion du sommeil je te voie plus brillant que jamais; sors, non par la porte d'ivoire, mais par celle que n'ouvre point l'imposture ; viens encore me prodiguer tes conseils. Ainsi, dans la grotte d'Aricie, une nymphe complaisante dictait à Numa le détail des cérémonies saintes qu'il devait instituer; ainsi Rome croyait que Jupiter dans les songes remplissait l'âme de l'Africain, et Apollon celle de Sylla. [5,4] SILVE IV. AU SOMMEIL. Quel est mon crime, ô le plus pacifique des Immortels? Comment ai-je mérité, si jeune encore, d'être le seul malheureux oublié dans tes faveurs, ô Sommeil! Tout se tait dans la nature, les animaux domestiques, les oiseaux, les bêtes sauvages ; et il n'est pas jusqu'aux arbres dont la tête courbée ne semble dormir de lassitude. La voix des fleuves ne retentit plus aussi menaçante ; les vagues émues sot retombées, et la mer enfin sommeille en s'appuyant contre la terre. Phébé de retour pour la septième fois me retrouve encore soulevant ma tête malade, sept fois les flambeaux célestes ont revu Paphos et l'OEta, et, toujours témoin de mes soupirs, l'épouse de Tithon passe, et me fait sentir par pitié la fraîcheur de son fouet humide. Puis-je rester en cet état? Non, je ne le puis, quand j'aurais les cent yeux que le fidèle Argus tenait éveillés tour à tour, mais jamais tous à la fois, sur la surface de son corps. Et maintenant peut-être, en cette nuit pour moi si longue, quelque amant dans les bras d'une jeune fille te repousse de bon coeur, ô Sommeil ! Quitte-le pour venir à moi! Et je ne t'oblige pas à verser sur mes paupières tous les pavots qui chargent tes ailes (ce voeu convient aux mortels plus heureux), mais effleure-moi du bout de ta baguette, il suffit; viens doucement, viens d'un pas léger, touche-moi, et passe. [5,5] SILVE V. SUR LA MORT DE SON FILS ADOPTIF. Je suis bien malheureux!... car je ne débuterai pas ici par une invocation solennelle. Les fontaines harmonieuses ne coulent plus pour moi, Castalie m'en veut, et Phébus ne m'aime pas. O divines Soeurs! dites, ai-je troublé vos choeurs, profané vos autels, foulé d'un pied téméraire vos bosquets sacrés, ou trempé dans une source interdite ma lèvre indiscrète? Ma faute, mon erreur, quelle est-elle? Qu'ai-je donc fait pour mériter cet excès de malheur? Voilà qu'un enfant à qui je tiens du fond des entrailles, dont l'âme était mon âme, vient d'être arraché de mea bras! Et ce n'était pas un rejeton de ma tige, je n'ai pas été son père, il ne portait ni mon nom, ni l'empreinte de mes traits; mals pourtant voyez mes pleurs, mes joues livides, et croyez-en mes sanglots. Oui! j'ai perdu un fils! Venez, parents au coeur tendre; et vous mères, vous surtout venez, le sein découvert, déposer sur sa tombe les débris de votre chevelure et les offrandes funèbres. (15) S'il est une mère qui ait conduit des fils au bûcher, les y ait portés elle-même et d'un pas chancelant, sous sa mamelle encore gonflée; qui ait meurtri sa poitrine humide, et éteint les tisons fumants sous les flots de son lait; s'Il en est une qui ait vu son fils, à peine marqué de la fleur délicate de la jeunesse, disparaltre sous les cendres, et la flamme dévorer en courant le duvet de ses joues, qu'elle paraisse, et s'épuise à gémir avec moi tour à tour, j'aurai la victoire, ô Nature, et tu rougiras de mes larmes : tant je suis cruel à moi-même, tant ma douleur est délirante ! Depuis trois fois dix jours que je médite appuyé sur sa tombe, et voulant exhaler ma plainte dans des chants, je ne trouve que des sons sans harmonie, et ma voix sort péniblement en sanglots entrecoupés. Le désespoir m'empêche de continuer, et le désespoir aussi ne peut se taire. Mais cependant les bandelettes poétiques, les lauriers ont disparu; l'if sépulcral attriste seul ma chevelure, et le lierre joyeux cède la place au cyprès funeste. Mes doigts égarés se promènent languissamment sur la lyre, dont ils fatiguent les cordes rebelles. J'aime, hélas! oui, j'aime un son plaintif jeté sans art et sans génie; je veux mettre ma douleur toute simple et toute nue sous les yeux. Voilà, voilà mon sort. Dieux, témoins de mes chants lugubres et de ma lugubre parure, fermez l'oreille à ma voix. Que Thèbes et le descendant d'Éaque rougissent de leur poète ! rien de mélodieux ne sortira désormais de ma bouche. (38) Le voilà ce poète qui mille fois cicatrisa la blessure d'un père, d'une mère, et endormit doucement les douleurs les plus vives; ce tendre consolateur des affligés, qui rendait les tombeaux même attentifs, et suspendait par ses accents la descente des ombres ! Le voilà, il succombe, il sollicite une main secourable et des remèdes pour sa blessure, mais des remèdes souverains. O mes amis, vous dont j'ai tari les larmes, essuyé le coeur saignant, hâtez-vous de me secourir, et rendez-moi à votre tour ce pénible office ! - - - Souvent même j'ai osé faire le procès à votre douleur pour en dompter la violence. Infortuné que je suis! maintenant sous le coup d'une disgrâce semblable, je réclame vos larmes et tout le baume de vos consolations. Votre désespoir était juste! ma force est épuisée, la voix expire sur mes lèvres, et mon esprit comme foudroyé ne trouve plus rien qui le satisfasse; toute parole languit, toute expression me semble indigne. (52) Pardonne, cher enfant ! ta mort me plonge dans des ténèbres horribles. En voyant la blessure d'Euridice, Orphée trouva encore des sons mélodieux et doux, et sur le tombeau de Linus Apollon ne montra pas une douleur muette. On dira que j'excède toutes limites dans ma sombre avidité de souffrir. Mais qui blâmera nos gémissements et nos lamentations? Il est trop heureux, mais il est aussi barbare, le mortel qui, sans connaître les rigueurs de la fortune, ose fixer un terme à la plainte et dicter des lois à la douleur; ah ! ce moyen ne sert qu'à l'aigrir. On enchaînerait plutôt les fleuves impatients de leurs rives, on arrêterait la flamme, plutôt qu'on n'interdirait les pleurs à l'oeil des malheureux. Mais pourtant, qui que tu sois, censeur rigide, apprends la cause de ma blessure. (66) Je n'avais point acheté à prix d'or un de ces jouets vivants et parlants venus des côtes de Pharos, un de ces jolis esclaves instruits de tous les propos qui courent les bords du Nil, une de ces langues légères qui ne tarissent pas en saillies lascives; mais cet enfant était à moi, véritablement à moi. A peine il toucha la terre, que, le prenant aussitôt dans mes bras, je l'enveloppai de langes et entonnai sur lui l'hymne généthliaque. Lorsqu'il frappait les airs de ses tendres vagissements, je présidai à son entrée dans la vie : qu'ont fait de plus ses parents? Ce n'est pas tout, pauvre petit, je t'ai donné comme une seconde naissance en affranchissant ton berceau. Alors tu ignorais le prix de mes faveurs, et, dans ton ignorance, tu riais. Mon amour se hâtait, mais il se hâtait avec raison, pour ne laisser à l'esclavage aucun instant d'une vie qui devait être si courte. Et, dans mon désespoir, je n'accuserais pas tes Dieux de jalousie, et le Tartare d'injustice! et je n'aurais pas des larmes pour toi, cher nourrisson ! Vivant, tu ne m'as point laissé désirer de fils; je t'ai pressé contre mon coeur dès ta première aurore, et mon coeur n'a pu se détacher de toi. Je t'appris à former les premiers sons en débrouillant la langue de tes plaintes et tes murmures inarticulés. Tu rampais à terre; et m'abaissant jusqu'à toi je te relevais pour te baiser, je recevais dans mon sein tes petites larmes de plus en plus abondantes, et j'appelais sur tes paupières le doux sommeil. Ta bouche n'a connu d'abord d'autre nom que mon nom, ton enfance d'autre jeu que mon sourire , et ce sourire de mon visage était pour toi le bonheur - - -.