[1,0] SILVES - LIVRE PREMIER. A STELLA. Longtemps j'ai hésité, Stella, jeune gloire, triomphateur dans le genre de poèmes que tu as choisi : ces petites pièces créées dans le feu de l'inspiration, avec une rapidité dont je me faisais un plaisir, devais-je, moi, les rassembler pour la publication? Quel besoin d'assumer cette responsabilité, quand j'ai déjà à m'inquiéter de ma Thébaïde pourtant sortie de mes mains? — Mais nous lisons le Moucheron, nous n'ignorons rien de la Batrachomyomachie et il n'y a pas de poète illustre qui n'ait préludé à ses ouvrages d'un stylet un peu léger. Et puis, quoi ! il n'était plus temps de garder par devers moi ces essais déjà connus, au moins de toi à qui je les avais consacrés. Ils ne peuvent, hélas ! faire reconnaître du public leur unique mérite, qui est la rapidité. C'est que pas un seul n'a demandé plus de deux jours ! et certains même sont éclos en une journée ! Je crains bien d'ailleurs que mes vers ne le prouvent assez; cependant, pour la première pièce, j'ai un témoignage sacré : à Jupiter tout l'honneur. Ces vers sur la statue colossale, que j'ai composés pour le plus indulgent des empereurs, j'avais ordre de les livrer le lendemain de l'inauguration. Mais, dira-t-on, j'avais pu voir la statue d'avance. Tu répondras, toi, Stella très cher, sachant que ton Epithalame, sur ta commande, s'est trouvé écrit en deux jours. Ce fut de l'audace assurément, et tout de même la pièce compte deux cent soixante-dix-huit hexamètres. Mais peut-être aurais-tu l'air de mentir pour obliger un confrère? Eh bien, parlons de Manlius Vopiscus, l'un de nos écrivains les plus savants et le plus ferme soutien de notre littérature défaillante : je lui donne sujet de s'enorgueillir, car il se plaît à raconter que j'ai achevé en un jour la description de sa villa de Tibur. Vient ensuite une pièce dédiée à Rutilius Gallicus pour sa convalescence, dont je ne dis rien : on pourrait croire que j'abuse d'un témoin disparu. En revanche, j'invoque le témoignage de Claudius Etruscus, à qui je remis la description de ses Bains avant la fin d'un souper. Le livre se termine par les « Calendes de décembre »; pour ce poème-là, il faut me croire, car il s'agissait de chanter une nuit heureuse entre toutes et riche en plaisirs encore inconnus de notre peuple. [1,1] LA COLOSSALE STATUE ÉQUESTRE DE DOMITIEN. Quelle est cette masse? quel est ce colosse surmonté d'un colosse, tous deux embrassant le Forum latin? Est-ce un ouvrage du ciel descendu parmi nous? ou cette image, sortie des forges de Sicile, a-t-elle lassé les bras de Stérope et de Brontès? Est-ce Pallas elle-même, ô vainqueur des Germains, qui t'a sculpté tenant les rênes, tel (5) que naguère t'a vu le Rhin, tel que t'ont vu les fières retraites du Dace terrifié? Maintenant, qu'une renommée séculaire perpétue l'admiration du cheval phrygien pour qui Dindymon dépouilla son sommet sacré, pour qui l'Ida eut ses ombrages (10) pillés ! Le nôtre, Pergame n'aurait pu le recevoir dans ses remparts ouverts; jeunes garçons et jeunes filles, mêlant leurs troupes, Evée en personne ni le grand Hector ne l'auraient conduit dans leurs murs éventrés. Le cheval de Troie d'ailleurs avait de mauvais desseins, il cachait les cruels Achéens dans ses flancs; celui-ci a la chance de porter un guerrier plein d'humanité, c'est plaisir de (15) contempler ce visage qui respire la gloire guerrière, mais aussi le calme de la paix. Et qu'on ne croie pas la vérité embellie; c'est ici la grâce, la beauté, la noblesse du modèle. Le cheval de Thrace n'est pas plus fier, ce cheval qui, glorieux de son auguste fardeau, ramène des combats le dieu Mars ou fume d'une course qui le précipite (20) sur la rive des fleuves, ce cheval qui de son souffle impétueux refoule le Strymon. La statue a un emplacement digne d'elle. Elle voit s'ouvrir le temple du héros qui, las des guerres, divinisé par la reconnaissance de son fils adoptif, ouvrit la route du ciel à nos divins maîtres. On sait par ton visage combien tu as l'épée généreuse, toi qui, lent à châtier (25) les fureurs de l'étranger, accordes au Catte et au Dace ta confiance. Si ta main eût alors tenu nos drapeaux, le gendre de César n'eût marché que le second contre les lois, Caton eût déposé les armes. Des deux côtés s'élèvent ici les demeures des Jules; là l'orgueilleux palais du belliqueux (30) Paulus; derrière, l'effigie de ton père, et la Concorde qui te regarde avec bienveillance. Toi, tu tiens haute ta tête baignée d'un air pur; elle brille au-dessus des temples, comme pour voir si les palais renaissent plus beaux et défient l'incendie, si le feu troyen veille sur l'autel silencieux et si Vesta grâce à (35) toi peut se louer de ses prêtresses. Ta main droite écarte la guerre; à ta main gauche une Minerve est légère, qui présente la tête de Méduse comme pour aiguillonner ton cheval. Aucune autre place ne serait plus chère à la déesse, non pas même ta main, ô grand Jupiter ! Cette (40) poitrine semble faite pour contenir les soucis du monde et pour elle Témèse, se donnant tout entière, a épuisé ses mines. Des épaules descend la chlamyde; l'épée, immobile au côté, est prête à la défense. Ainsi, dans les nuits d'hiver, le glaive d'Orion jette l'effroi parmi les autres astres. (45) Le coursier, prenant la mine et l'esprit de son cavalier, lève une tête fière et semble prêt à bondir. Son encolure se hérisse d'une épaisse crinière, l'ardeur anime son poitrail et ses flancs se montrent capables de subir des éperons formidables. Au lieu d'un vain gazon, son sabot de bronze (50) foule la chevelure du Rhin captif. Arion, le coursier d'Adraste, l'aurait vu avec effroi, et le Cyllare des fils de Léda tremble en l'apercevant du temple voisin. Ce cheval-ci n'a jamais changé de maître, a toujours connu le même (55) frein, ne servira jamais qu'un seul astre. Le sol supporte à peine le double colosse et la terre à bout de forces gémit sous cet énorme poids. Ce n'est pas le fer ou le bronze qui la fatigue, c'est le génie du héros. La statue repose cependant sur un socle indestructible qui servirait de base aux plus hautes montagnes et où reposeraient éternellement les genoux d'Atlas, porteur de (60) la voûte céleste. Et que nous avons eu peu à attendre ! La vue de la beauté divine exhorte au travail et la jeunesse attachée à cette oeuvre d'art s'étonne de se sentir plus de forces. La puissante machine crie sous l'effort des ouvriers; le bruit qu'elle fait, répercuté sept fois de colline en colline, surmonte le bruit confus qui monte de la grande Rome. (65) Le génie tutélaire du lieu dont le gouffre sacré, dont les lacs fameux conservent le nom immortel, au résonnement incessant du bronze, aux rudes coups qui font mugir le Forum, lève son front pâle d'horreur religieuse, sa tête à laquelle le chêne vénérable fait un ornement (70) mérité. Tout d'abord l'aspect colossal, l'éclat de l'énorme cheval l'éblouissent et l'épouvantent; trois fois, saisi d'effroi, il plonge sa haute tête au fond du lac; mais bientôt il a la joie de reconnaître le maître. « Salut, descendant et père des grands dieux; salut, puissance que sa seule renommée m'avait annoncée ! (75) Aujourd'hui ces marais vont être heureux et se faire vénérer, puisque je t'ai à moi et que je puis contempler sur ces bords ta lumière immortelle. Une seule fois je fus le sauveur de Rome, mais toi ! La guerre du Capitole, les combats du Rhin, la criminelle lutte civile et ces montagnes (80) si dures à vaincre, ton long effort guerrier a eu raison de tout. Ah ! si mon siècle t'avait porté, tu aurais voulu, faute de mon audace, braver l'abîme ! Mais Rome aurait saisi les rênes de ton cheval. Il ne peut rivaliser avec le tien, le cheval qui, près du temple de Vénus Latine, se dresse au milieu du Forum de César, chef-d'oeuvre que Lysippe, dit-on, sculpta pour (85) le conquérant de Pella et qui a porté depuis, sur un buste doré, le visage du maître; l'oeil se fatiguerait à mesurer tant de distance qui les sépare. Qui donc ne jugerait à première vue que les deux chevaux diffèrent autant que leurs (90) cavaliers? Cette oeuvre-ci ne craint point les tempêtes de l'hiver, ni la triple foudre de Jupiter, ni les troupeaux échappés des prisons d'Eolie, ni le poids des années. Elle restera debout aussi longtemps que dureront terre et ciel, que Rome verra le jour. Ici, dans le silence de la nuit, à l'heure où la terre devient chère aux dieux, une foule (95) descendue des cieux te couvrira de baisers; frère, père et soeur se jetteront dans tes bras et ta seule tête donnera rendez-vous à tous les astres. Jouis éternellement des hommages du peuple et du puissant Sénat. Apelles aurait brûlé de reproduire tes (100) traits et le vieillard d'Athènes eût voulu ta réplique dans le temple nouveau de Jupiter Elééen. Le doux Tarentin aimerait posséder ton effigie et le Rhodien belliqueux préférerait aux traits d'Apollon ces yeux qui étincellent comme des feux célestes. Ne te lasse pas d'aimer la terre et d'habiter vivant le temple que nous te dédions ! (105) N'envie pas les palais du ciel; trouve plutôt ton bonheur à voir tes neveux apporter leur encens à cette statue dont nous te faisons hommage. [1,2] EPITHALAME DE STELLA ET DE VIOLENTILLA. Pourquoi les monts du Latium ont-ils retenti d'accords sacrés? Pourquoi, ô Péan, pinces-tu aujourd'hui les cordes de ta lyre? pour qui tressaille l'ivoire harmonieux suspendu à ton épaule parmi ta chevelure? Loin de l'Hélicon sonore voici les Muses accourir. Elles agitent (5) en neuf flambeaux le feu sacré de l'hyménée, elles font jaillir des sources de Castalie l'onde d'inspiration. Entre elles s'avance l'Élégie au visage brillant, plus fière que de coutume; elle exhorte les déesses, elle veut joindre à leurs chants son mètre inégal; elle veut paraître une dixième Muse et, mêlée à ses soeurs, elle les trompe. (10) En personne, la déesse mère d'Énée conduit la jeune fille aux yeux baissés et qui rougit d'une fine pudeur : elle-même prépare le lit, ordonne la cérémonie; dans un groupe de femmes latines elle cache sa divinité; sa chevelure, son visage, ses joues, elle en tempère l'éclat et elle s'efforce de garder le second rang auprès de la nouvelle (15) épouse. Je reconnais le jour et les causes de la fête : c'est toi, Stella (fais ouvrir les portes), c'est toi que célèbre ce choeur; c'est pour toi que Phoebus et Évan, pour toi que l'agilité du dieu de Tégée apportèrent des ombrages du Ménale ces guirlandes : ni le caressant Amour ni les Grâces ne cessent d'asperger de fleurs l'épouse choisie dont tu vas étreindre le sein de neige, ils l'enveloppent (20) d'un nuage odorant. Ton front reçoit tantôt des roses, tantôt des lis mêlés aux violettes, car tu protèges le visage de neige de ta maîtresse. Donc le jour est venu que les Parques ont filé de blanc, ce jour où l'on proclame l'hymen de Stella et de Violantilla : (25) arrière, soucis et craintes ! que tombent les traits menteurs d'un vers oblique ! Renommée, tais-toi ! Il a subi des lois, il a mordu le frein, cet amour qui fut libre. Voilà consommée la fiction connue du public; les baisers si longtemps racontés, les citoyens les ont vus. (30) Toi cependant étonné, malgré tous tes droits pour cette nuit mémorable, tu désires encore, tu n'oses croire aux promesses d'un dieu bienveillant. Laisse là tes soupirs, ô doux poète, laisse : elle t'appartient; il t'est maintenant permis de passer et de repasser le seuil ouvert à (35) tes pas. Il n'y a plus gardien, ni loi, ni scrupule : rassasie-toi enfin des étreintes désirées, elle est à toi, remémore-toi dans cette nuit la cruauté des précédentes. Tu ne paierais pas trop cher ton bonheur, même si Junon t'imposait les travaux d'Hercule, même si les Destins jetaient sur toi les monstres infernaux ou te (40) lançaient au milieu des Symplégades mugissantes. On braverait pour en jouir la loi d'Olympie, on accepterait de courir tremblant en entendant frémir derrière soi le char d'Œnomaüs. Quand bien même tu aurais siégé, berger téméraire, sur l'Ida phrygienne, tu n'aurais pas eu pareil don; et non plus si tu étais l'amant avec qui la blanche Aurore s'attarde dans la traversée des (45) airs. Mais comment le poète a-t-il gagné ce lit d'amour inespéré? Tandis que les portiques s'animent et que ne cessent d'arriver les visites, viens ici, aimable Erato, et raconte-moi l'histoire : il y a loisir pour un tel récit et ces doctes Pénates savent écouter. (50) Sur la plage laiteuse qui traverse le ciel serein, la blanche Vénus, au sortir de la nuit, reposait, délivrée de l'étreinte de son mari le rude dieu de la Thrace. Le chevet, la couche de la déesse sont pressés d'un tendre essaim d'amours; ils attendent un signal : quelles torches porteront-ils? (55) quels coeurs auront-ils à percer? Veut-elle sévir sur terre ou sur les eaux, troubler les dieux ou tourmenter une fois de plus le maître du tonnerre? Elle n'a pas encore de projet, sa volonté n'a pas encore orienté son coeur; lasse, elle gît dans les coussins, là où jadis, pour punir sa faute, le filet de Lemnos s'abattit (60) sur le lit adultère. Aujourd'hui un enfant de l'escorte ailée, celui qui a le plus de feu dans le regard, dont la main légère lance un trait qui jamais ne s'égare, élève sa douce voix du milieu de la troupe (ses frères archers gardent le silence) : « — Tu sais, mère, si ma main fut (65) jamais paresseuse à frapper : quelque mortel ou quelque dieu que tu m'aies désigné, il brûle. Mais il y a chez les hommes des larmes, des mains suppliantes, des voeux et des prières : permets qu'ils me touchent quelquefois, ô mère ! Ce n'est pas le dur diamant qui nous a créés, mais nous sommes ta cour. Il est dans la nation latine un (70) jeune homme illustre, issu d'une race patricienne et qu'avec joie la noblesse a vu naître; en présage de sa beauté, elle l'a doté d'un surnom pris à notre ciel. Sur lui s'est épuisé jadis (c'était pour toi) mon cruel carquois et il s'est débattu sous une nuée de mes flèches. (75) Que de fois les mères de l'Ausonie le souhaitèrent pour gendre ! Mais je l'ai vaincu et dompté, je lui ai fait subir le joug d'une maîtresse puissante, je l'ai contraint à une longue espérance. Elle, elle ne reçut de ma torche qu'une étincelle (tel était ton ordre) et l'un de mes traits ne fit (80) que l'effleurer. Depuis ce jour, de quels feux brûle le jeune homme, je le sais en témoin, et je m'étonne qu'il puisse nuit et jour supporter un tel joug; jamais je n'ai frappé plus fort, mère, jamais je n'ai creusé tant de blessures. J'ai vu Hippomène courir sous le feu du désir dans (85) la lice périlleuse, il n'avait pas cette pâleur en touchant la borne. J'ai vu le jeune nageur d'Abydos aux bras plus sûrs que des rames, je l'ai applaudi et souvent l'ai éclairé de mon flambeau : il avait moins de chaleur pour réchauffer les eaux cruelles. Toi, jeune Latin, tu (90) dépasses les amoureux de tous les temps : moi-même, t'admirant dans tes terribles épreuves, j'ai ranimé ton courage, j'ai essuyé tes yeux humides d'une caresse de mes ailes. Que de fois Apollon se plaignit à moi des chagrins de son poète! Maintenant, mère, aie l'indulgence d'ouvrir à ces amants la chambre nuptiale. Il est notre (95) fidèle, il est avec dévotion notre porte-drapeau : il pourrait chanter les fatigues guerrières, les exploits des héros, les campagnes ruisselantes de sang; mais il t'a consacré sa lyre, préférant ta douce inspiration, et voulant mêler à son laurier notre myrte. Ce sont donc les erreurs de (100) la jeunesse qu'il raconte et ses propres blessures. Oh ! quelle piété dans son culte de Paphos, mère ! C'est lui qui a pleuré la mort de notre Colombe.» Il a fini et, caressant, embrasse le tendre cou de sa mère, tandis qu'il lui réchauffe le sein de ses ailes. Elle répond, son visage annonce qu'elle n'a pas méprisé la (105) prière : « Ton jeune poète, dit-elle, élève haut son ambition, plus haut que beaucoup de mes favoris : car cette jeune femme, moi je l'admire; j'admire l'éclat de ses attraits, relevés encore de l'honneur qu'elle tire de ses glorieux ancêtres et de sa noblesse; je l'ai reçue à sa naissance dans mes bras, je l'ai réchauffée dans mon (110) sein; j'ai accru la beauté de sa tête et de ses joues; ma main n'a cessé de répandre dans ses cheveux l'amomum onctueux. Je l'ai faite à mon image. Vois la grâce de ce haut front et les ondulations de cette chevelure. Sa taille surpasse celle des beautés latines, comme Diane domine (115) ses nymphes, comme je règne sur mes Néréides. Elle serait digne de se dresser à mes côtés sur les flots azurés et de s'asseoir dans ma conque. Si elle avait pu monter jusqu'à ces demeures étoilées et pénétrer dans ce palais, vous-mêmes, (120) Amours, vous vous y seriez trompés. » « J'ai eu beau la combler de bienfaits, elle a vaincu les richesses par son grand coeur. Il ne suffit plus que les Sères avares dépouillent les forêts, l'arbre de Clymène est trop rare, les vertes Héliades ne répandent plus assez de larmes; la pourpre de Tyr ne rougit plus assez de (125) tissus, les neiges séculaires ne glacent plus assez de cristaux. Pour elle (et ce n'est pas encore assez de soins) j'ai exigé de l'Hermus et du Tage qu'ils roulent un sable d'or, que Glaucus et Protée, que toutes les Néréides recueillent les perles de l'Inde. Cette beauté, si elle t'était (130) apparue, Phébus, dans les champs Thessaliens, Daphné y errerait en sécurité; aux rivages de Naxos, si elle s'était tenue près du lit de Thésée, Bacchus lui-même eût délaissé la triste Ariane. Si Junon ne m'avait touchée de ses longues plaintes, c'est pour la jeune femme que (135) Jupiter aurait emprunté les plumes du cygne et le front du taureau ou bien, en pluie d'or, serait descendu en elle. Mais elle sera donnée au jeune homme pour qui tu la demandes, toi, mon suprême pouvoir, mon fils. Bien qu'affligée, elle repousse souvent l'idée de subir une seconde fois le joug du mariage, je la devine qui cède déjà et qui penche pour ton héros. » Ayant dit, elle se (140) leva dans sa beauté astrale, franchit le seuil magnifique de sa chambre, rappela au joug les cygnes d'Amyclée. L'Amour les attelle et conduit à travers les nuages sa mère heureuse, assis lui-même sur le timon orné de pierreries. Déjà voici le Tibre et les citadelles élevées par les Troyens; un palais brillant s'ouvre sous de hauts toits, (145) et les cygnes joyeux devant le seuil superbe applaudissent de leurs ailes. La demeure est digne de la déesse, elle ne lui inspire nul mépris, à elle qui descend des astres éclatants. Là brille la pierre de Lybie, aussi celle de Phrygie; là sont les durs rochers de Laconie, et l'onyx souple. On voit la matière où des veines reproduisent la couleur des mers, (150) celle qui surpasse de son éclat la pourpre ébalienne et désespère le Tyrien industrieux. L'édifice se dresse appuyé sur mille colonnes, les poutres étincellent avec profusion des métaux de Dalmatie. A l'abri des rayons du soleil, d'antiques ombrages répandent la fraîcheur; des sources transparentes font vivre les vasques. Et la nature ne (155) suit plus ses lois : là Sirius rafraîchit, puis l'hiver donne la tiédeur, le palais tempère à son gré le cercle des saisons. Vénus se réjouit à cette vue, devant ces toits de sa puissante protégée, non moins que si quittant la mer elle allait visiter Paphos, son temple d'Idalie ou le sanctuaire du mont Eryx. (160) A la jeune femme couchée sur son lit solitaire, Vénus parle : « Jusqu'à quand le sommeil et les chastes veilles vont-ils occuper ta couche, ô toi que j'ai choisie entre les jeunes femmes de Laurente? Quel terme donneras-tu à tes scrupules, à ta fidélité? Ne te soumettras-tu jamais au joug d'un mari? Un âge mélancolique va bientôt (165) venir pour toi, sers-toi de ta beauté, profite de ses dons éphémères. Je t'ai donné ces attraits, ce visage splendide, j'ai fait de toi une autre Vénus, est-ce pour que tu perdes ta vie en années vides, comme si tu ne m'étais chère? C'est assez, oh ! c'est trop d'avoir dédaigné tant d'hommages; mais voici un homme qui donnerait pour toi tout (170) son sang; c'est toi entre toutes qu'il admire et qu'il aime; et lui ne manque ni de beauté ni de naissance : quel jeune homme, quelle jeune fille de la ville ne savent ses poèmes savants? on le verra (s'il garde la faveur du prince de l'Ausonie) marcher derrière douze faisceaux (175) en devançant l'âge : déjà maintenant le temple de Cybèle n'a plus de mystère pour lui et il interroge les oracles de la Sibylle eubéenne. Bientôt le père des Latins (car j'ai le pouvoir de lire dans sa pensée future) lui permettra, à cet homme si jeune, de revêtir la pourpre, de siéger sur l'ivoire; à lui reviendra (comble d'honneur !) (180) de célébrer la victoire sur les Daces et de chanter nos lauriers d'hier. Allons, unissez-vous, arrache ta jeunesse à l'oisiveté. Quelles nations, quels coeurs n'ai-je pas enchaînés dans l'hymen? Oiseaux, bétail, troupeaux sauvages ne m'ont résisté; je fais entrer l'air même dans le (185) sein de la terre, quand les nuages se résolvent en pluies : ainsi se forge la chaîne des êtres, ainsi le monde retrouve sa jeunesse. D'où Troie eût-elle tiré une gloire nouvelle, et comment eût-elle sauvé ses dieux de l'incendie, si je ne m'étais unie à un Phrygien? Le Tibre, héritier de la (190) Lydie, aurait-il vu renaître notre chère famille des Jules? Qui aurait élevé les murs de Rome aux sept hauteurs, capitale latine du monde, si je m'étais opposée à ce qu'une prêtresse phrygienne me volât le dieu Mars? „ Vénus par ces paroles attendrit la jeune femme, lui inspire un secret respect du mariage. Déjà lui reviennent à l'esprit les présents, les prières, et les vers du poète (195) redisant à la ville entière le nom d'Astéris : Astéris avant le repas, Astéris dans la nuit, Astéris au lever du jour. Combien moins clamé fut le nom d'Hylas ! Déjà son coeur farouche s'humanise, déjà elle se reproche d'avoir été cruelle. (200) Honneur à toi ! ô le plus aimable de nos poètes. Après une si rude carrière et tant d'épreuves, tu entres au port. Ainsi le fleuve, transfuge de Pise, emporté par des amours étrangères, roule en flots immaculés dans un canal souterrain (205) et ne reparaît qu'aux rives de Sicile pour boire les eaux d'Aréthuse : la Naïade s'étonne de ses deux baisers et n'ose croire qu'un époux lui soit venu de la mer. Quel jour pour toi, Stella, favori du ciel ! De quels voeux battait ton coeur, lorsque le don de la main recherchée (210) trouva confirmation dans le sourire de ta maîtresse ! Il te sembla marcher dans le ciel, errer sous les voûtes étincelantes. Aux rivages d'Amyclée, le berger eut de moins violents transports, quand Hélène vint au navire de l'Ida; les vallons thessaliens ne connurent pas un (215) Pélée si heureux, quand Chiron le Centaure vit Thétis s'avancer sur la rive émonienne. Que les astres ont lente course ! que l'Aurore est paresseuse au gré d'un mari ! Du plus loin que le fils de Latone et celui de Sémélé, le père des poètes, Évan, voient les apprêts du mariage, (220) ils appellent, tant d'Ortygie que de Nysa, leur rapide cortège; au premier, répondent les monts de Lycie, les frais ombrages de Thymbra et le tempétueux Parnasse; le second tire sa cour du Pangée, de l'Ismare et des rivages autrefois heureux de Naxos. Ils passent le seuil (225) aimé, ils apportent pour leur compagnon de mélodie, l'un une lyre, l'autre une peau tachetée de bête fauve, l'un des thyrses et l'autre des archets : celui-ci lui décore les tempes de laurier, celui-là presse ses cheveux de la couronne d'Ariane " A peine le jour émerge-t-il que déjà les augures ont tout préparé : les deux maisons retentissent d'un joyeux (230) tumulte; le feuillage verdoie aux portes, les rues éclatent de lumières, les plus brillants quartiers de l'immense Rome se livrent à la joie. Tous les magistrats, tous les faisceaux affluent; la prétexte est partout pressée des flots du peuple; un chevalier se débat dans la foule, une (235) patricienne est prise dans un remous. On admire le bonheur du couple; mais presque tout le monde envie le mari. L'Hymen est là, qui cherche des vers inédits, dignes d'un poète; Junon présente les liens sacrés et la Concorde (240) réunit les solennels flambeaux. Telle fut la journée; la nuit, à l'époux de la chanter ! Que nous est-il permis de savoir? Ainsi vaincue par un sommeil trompeur, Ilia reposa sur la rive du fleuve où Mars emplit ses flancs. Mais non point si belle était Lavinie, cachant son blanc visage parce qu'elle rougissait sous le regard de Turnus. Et non point telle encore (245) Claudia regardant le peuple, tandis que la marche du navire l'affirmait vierge. Maintenant, compagnons des Muses, ministres des trépieds sacrés, la tâche est de combattre à mètres variés. Liés de bandelettes, couronnés de lierre, allez en cohorte, chacun armé de la lyre. Mais vous surtout qui marchez (250) aux confins des nobles ouvrages, produisez des poèmes dignes de ces lits en fête. Philetas, dans Cos enchantée, le vénérable Callimaque et Properce dans ses grottes d'Ombrie, auraient brûlé de célébrer une si belle journée; avec elle, Ovide, même à Tomes, eût échappé à sa (255) tristesse et Tibulle se fût trouvé riche au coin de son feu. Pour moi, ce n'est pas le seul amour, ce n'est pas simplement le goût de la poésie qui m'ont entraîné : nos Muses sont parentes, Stella; nous cherchons le délire presque aux mêmes autels, de concert nous puisons aux mêmes savantes sources. Quant à toi, à ta naissance, c'est ma chère Parthénope (260) qui te reçut la première dans son sein; et tu es la douce gloire de notre sol que tu as d'abord foulé. Que la terre eubéenne lève son front brillant vers le ciel et que Sébétos s'enorgueillise de sa belle élève ! Ne leur préfère jamais les naïades du Lucrin dans leurs grottes sulfureuses ni les rives du Sarne et les loisirs de Pompéies. (265) Qu'on se hâte ! donnez au Latium une illustre descendance : que vos petits-fils fassent des lois, commandent des camps, se distraient à faire des vers, souhaitons que la bonne Cynthie accélère la venue du dixième mois; mais sois douce, Lucine, je t'en supplie. Et toi-même, épargne ta mère, enfant futur; ne blesse pas son ventre (270) délicat, ne déforme pas son beau sein. Et lorsque la Nature, dans la secrète retraite, aura sculpté ton visage, puisse-t-il avoir beaucoup de ton père, mais davantage encore de ta mère ! Toi, tu es la plus belle de toute l'Italie, tu es enfin le trésor d'un mari qui te mérite, fais-lui donc chérir une chaîne qu'il a si longtemps voulue. (275) Qu'ainsi ton éclat ne souffre jamais d'aucun dommage; que la fleur de la jeunesse ait longue vie sur tes traits, enfin que ton étonnante beauté soit lente à vieillir. [1,3] LE TIBUR DE MANLIUS VOPISCUS. Celui qui a pu voir le frais Tibur de l'éloquent Vopiscus et ces doubles pénates que sépare l'Anio, celui qui connaît ces rives faites amies par deux villas jumelles qui s'arrachent leur maître, celui-là Sirius ne l'a pas accablé de ses chaleurs, le lion nourri dans la verte Némée ne (5) l'a pas effrayé de son regard. Sous ces toits c'est toujours l'hiver, des fraîcheurs constantes y brisent l'ardeur du soleil : cette demeure ne brûle pas sous la saison de Pise, la Volupté en a tracé avec toi le plan de sa tendre main; c'est pourquoi Vénus en aspergea le faîte de parfums d'Idalie, fit flotter sur lui sa chevelure, laissa (10) sa grâce en ces lieux et y consigna ses amours ailés. O jour à jamais mémorable ! Quelles joies j'en garde dans l'âme ! De combien de merveilles il a fatigué mes yeux ! Que le génie de l'homme fut ici généreux ! Que (15) de beautés sa main a répandues sur ce sol heureux ! Jamais la Nature ne fit plus de largesses. Des bois épais penchent sur des eaux rapides, une image trompeuse répond à leurs feuillages et semble fuir au loin avec le courant. Quant à l'Anio (ô prodige !) il est tout en rochers (20) au-dessous et au-dessus des bois; sur eux il se brise, ici sa fureur tombe, ici il cesse de gronder dans l'écume, comme redoutant de troubler les jours paisibles que Vopiscus consacre aux Muses et ses nuits peuplées de cadences. On est chez lui sur les deux rives : la très paisible rivière ne fait pas barrière; les deux bâtiments, quoique élevés (25) de chaque côté, se trouvent réunis et ne souffrent pas de l'eau qui coule entre eux. Maintenant la renommée peut célébrer le détroit de Sestos, la mer traversée à la nage et les dauphins vaincus par un éphèbe audacieux. Ici, calme éternel, ici aucune tempête n'a de droits, jamais d'agitation sur (30) les eaux. On franchit la rivière du regard, de la voix, presque de la main. Ainsi les flots qui refluent sur Chalcis; ainsi le Bruttium qui voit la Sicile et Pélore, quoique séparés par un gouffre, prolonger autour de lui leurs rivages. Que chanter tout d'abord, et sur quelle fin m'arrêter? Sera-ce ces solives dorées, ces portes incrustées d'ivoire, (35) ces marbres peints de veines brillantes que j'admirerai? ou bien ces naïades qui distribuent l'eau dans toutes les chambres ? Tout m'arrache des regards et me saisit l'esprit. Dirai-je la vieillesse vénérable des bois sacrés, ces terrasses d'où l'oeil plonge dans le cours d'eau ou celles d'où l'on voit s'étendre la forêt dans le silence? Là, tout (40) est repos pour toi, aucun méchant bruit ne déchire la nuit; il n'y a que des murmures, ils entraînent un sommeil plus profond. Chanterai-je ces bains qui fument parmi la verdure, ce feu qui brille au-dessus d'un frais rivage? Auprès des fournaises fumantes, le dieu de la rivière rit (45) de voir ses nymphes haletantes au voisinage de ses eaux. Partout les statues, et les ouvrages anciens, et les métaux qu'on a fait vivre de mille façons. C'est fatigue de compter les figures d'or, d'ivoire, et les pierres dignes d'orner des doigts, tant de bibelots d'argent et même de (50) bronze et les gigantesques colosses, cette oeuvre hardie ! J'errais à travers ce spectacle, regardant de toutes parts, mais j'ignorais encore les richesses que mes pieds foulaient; la lumière qui tombe de haut, le reflet brillant du ciel me désignèrent soudain les dalles, où toute une (55) variété de belles peintures fait éclater la joie; mais une mosaïque animée de personnages les surpasse encore. Je tremblais de marcher sur de telles merveilles. Admirerai-je encore les vastes proportions ou les trois corps de la vaste construction? Et toi, arbre conservé au centre de l'édifice, et qui d'entre ces portiques et ces (60) toits t'élances dans l'air, sous quel autre maître aurais-tu échappé à la cognée cruelle? En ce moment même, qui sait si quelque naïade mouillée ou quelque lisse Hamadryade ne te doit pas de vivre encore? Que dire de ces deux tables élevées sur les deux rives, de ces lacs bouillonnants qu'alimentent des sources profondes? (65) et de toi, Marcia, qui franchis obliquement la rivière, et que porte à travers les eaux un plomb audacieux? Pourquoi la rivière de l'Elide, qui communique sous les flots ioniens avec les ports de Sicile, serait-elle la seule à jouir d'un tranquille passage sous-marin? Dans ces grottes humides, le dieu de l'Anio semble avoir (70) rompu avec sa source et, laissant tomber son vêtement d'azur dans le mystère de la nuit, courir de tous côtés à travers la fine mousse ou, devenu géant, tomber dans des eaux immobiles que sa nage fait résonner comme du cristal. Voici un ombrage sous lequel repose le dieu de Tibur; voilà où l'Albula aime baigner sa chevelure sulfureuse. (75) Diane forestière oublierait dans ces bois Égérie, les choeurs de dryades déserteraient pour eux le Taygète glacé et Pan fuirait les forêts du Lycée. Si le dieu de Tirynthe n'y rendait pas déjà ses oracles, on verrait peut-être y émigrer les soeurs de Preneste. (80) Louerai-je les vergers d'Alcinoüs à la double récolte? et vous, rameaux, qui n'élevez jamais dans l'air un bras stérile? Avec ces champs ne peuvent rivaliser ceux de Télégone ou de Turnus à Laurente, ni les palais du Lucrin ni les rivages d'Antiphate le sanguinaire; ils (85) ne le peuvent, les perfides coteaux de Circé marine où hurlèrent les loups d'Ithaque; ils ne le peuvent, les orgueilleux donjons d'Ansur ni le séjour qu'une vieille nourrice doit à son nourrisson phrygien; ils ne le peuvent les rivages déserts où te rappelleront la saison des brumes et les courtes journées de l'hiver. Ici est le lieu des hautes méditations; ici se cachent le (90) repos fécond, la vertu grave au front serein, un honnête éclat, des agréments sans luxe, bref une résidence que le vieillard de Gargette, abandonnant son Athènes, préférerait à son jardin. Ces merveilles inviteraient à traverser les tempêtes de la mer Égée, à affronter le climat (95) des Pléiades neigeuses et les astres d'Olénie. S'il est possible de se fier aux flots de Malée, de se frayer un chemin à travers les écueils de Sicile, pourquoi nos yeux se détourneraient-ils d'un plaisir tout voisin? Ici ton luth charme les faunes de Tibur, il plaît à Alcide lui-même et à celui que ta lyre a salué d'un chant (100) plus noble, Catillus : ton esprit peut lutter avec le génie de Pindare, ou t'inspirer jusqu'à la vigueur héroïque; répands en satirique le fiel amer ou applique-toi à faire briller l'épître. Digne des biens de Midas et de Crésus, (105) et du trésor des rois de Perse, enrichis-toi des biens de l'âme. Tes campagnes bien irriguées, l'Hermus aux blondes rives devrait les traverser ainsi que le Tage au limon brillant. Faute de quoi, multiplie les doctes loisirs et, le coeur libre de tout nuage, dépasse Nestor (tel est mon voeu) sur le chemin de la vieillesse. (110) [1,4] EX-VOTO POUR RUTILIUS GALLICUS. Vous existez, ô Dieux, merci ! Et Clotho ne tient pas une quenouille inexorable; la maternelle Astrée qui veille sur les mortels pieux, réconciliée avec Jupiter, nous revient; enfin Gallicus revoit les astres qu'il était menacé de ne plus voir. Le ciel t'aime, riche prince vainqueur des Germains, qui peut le nier? La Fortune (5) a rougi à l'idée de priver ton empire d'un si grand serviteur. Il est debout, le soutien après toi de la lourde puissance; la gangue filée par les Parques et usée jusqu'à la vieillesse est tombée : avec des forces nouvelles, il brave les années. Donc, allègres cohortes rangées autour des drapeaux de la Cité, et toi Forum souvent troublé qui viens te (10) plaindre et te réconforter dans son sein; et vous, lois; vous, villes honorées de la toge romaine qui implorez de loin sa justice, rivalisez de bonheur. Joie à nos collines ! silence aux rumeurs sinistres ! Car il vit ; et recommençant sa carrière, il doit vivre longtemps, celui (15) qui veille avec douceur sur la tranquillité des Romains. Le destin n'a pas voulu inaugurer par un crime le nouveau siècle ni mettre une souillure sur les autels renaissants de Térente. Mais je n'invoque pas Phébus (bien que ma lyre sans lui reste impuissante) ni les déesses d'Aonie avec Pallas (20) leur dixième soeur, ni les enfants indulgents de Tégée et de Dircé; viens toi-même, objet de ce chant, donne-moi nouvelles forces et courage. Que de science dans ton pouvoir, quand tu as donné grandeur et éclat à la toge d'Ausonie, quand tu as répandu sur les centumvirs ta (25) sagesse et tes lumières. Que Pimplée refuse d'étancher ma soif, que Pirène refuse de m'animer, qu'importe? Je préfère boire à longs traits au génie qui coule de ta source, soit que ta verve jaillisse sans entraves, soit (30) qu'elle se plie aux règles de l'art et observe nos lois. Allons, si nous rendons à Cérès ses dons et à Bacchus ses vins; si la déesse de la chasse, si Diane accepte les présents des chasseurs, et le dieu de la guerre les armes des captifs, toi, ô Gallicus, que ta haute éloquence, que tes trésors de parole ne te fassent pas dédaigner l'hommage (35) d'une lyre plus modeste. La lune fait sa course avec un cortège d'étoiles et les modestes rivières vont à l'océan. Quelle récompense tes vertus reçoivent avec l'amour inquiet de la ville pour toi ! J'ai vu des sénateurs et des chevaliers qui pleuraient, et même des gens du peuple (40) ignorant. Numa agonisant ne donna pas tant de craintes au Sénat, ni Pompée à l'ordre équestre, ni Brutus aux femmes de Rome. Ah, tu hais d'entendre le bruit des chaînes sinistres, tu épargnes les supplices, tu ne cèdes pas à l'orgueil du pouvoir et tu te prives de faire donner (45) la force armée; sensible aux mains suppliantes, tu écoutes les prêtres; tu rends au Forum ses droits, respectes la chaise curule, accordes l'épée avec la toge : ainsi l'on atteint au plus profond des coeurs, ainsi l'on conquiert un respect mêlé d'amour. La lourde rigueur du destin effraie tout le monde, (50) mais surtout la violence prématurée d'un péril subit; le mal n'accorde aucun délai. La faute n'est pas à la vieillesse (elle venait à peine d'achever ton douzième lustre), elle est à ton travail acharné, à la maîtrise de ton âme énergique sur ton corps, aux veilles pleines de soucis pour (55) le service de César, — doux ouvrage : mais dans tes membres lassés une torpeur insidieuse s'était glissée : paresse, oubli de vivre. Alors le dieu qui près de la cime escarpée des Alpes marque les bois du nom vénéré d'Apollon, regarde, sûr (60) de son illustre disciple, et se précipite : « Viens, dit-il, dieu d'Epidaure, mon fils, et réjouis-toi : il t'est donné de pouvoir rendre à la vie un grand homme; ensemble arrêtons les fuseaux tout près de briser le fil de ses jours. La noire foudre ici n'est pas à craindre; Jupiter sera le (65) premier à louer ton habileté. Ce n'est pas un être de rien ni indifférent aux puissances célestes que je veux sauver. Je te mettrai au fait en deux mots, tandis que nous nous rendrons chez lui. Lui-même est ancêtre pour les siens, sa noblesse rejaillit sur le passé : il a une origine connue, mais qu'éclipse sa gloire présente et la (70) lignée est fière de céder à cet illustre rejeton. Sa vertu a paru d'abord sous la toge : il eut la renommée d'une grande éloquence. Bientôt que de camps, que de climats ont vu ses travaux, auxquels le liait un serment? Jamais la paix ne lui a donné le loisir de se reposer l'esprit, de (75) déposer l'épée. La Galatie belliqueuse l'a provoqué à la guerre; la Pamphylie l'a occupé pendant neuf moissons, et de même les Pamnoniens farouches, les Arméniens au trait redoutable quand ils fuient et l'Arase résignée désormais à couler sous un pont latin. Faut-il rappeler les faisceaux réunis deux fois en ses mains, la (80) grande Asie deux fois gouvernée? Elle eût voulu le retenir une troisième, une quatrième fois; mais les fastes le réclament, le premier siège curule l'attend. Admireras-tu la Lybie tributaire et le message triomphal en pleine paix, et ces trésors qui ont passé l'attente même (85) de qui les exigeait? Le Trasimène se réjouit, avec les Alpes et les mânes des soldats de Cannes : insigne revanche, qu'avait été la première à réclamer hautement l'ombre sanglante de Régulus ! Le temps me manque pour dire les batailles du nord, le Rhin en révolte, les prières de Velléda captive et (90) naguère (suprême gloire !) les Daces chassés de leur place forte, quand tu fus choisi, Gallicus, sans provoquer l'étonnement de la Fortune, pour tenir les rênes de l'Empire. Voilà donc l'homme (si j'ai su le peindre) que nous arracherons, mon fils, au dieu des enfers. C'est la (95) prière que fait le père illustre du Latium. Vous n'aurez pas en vain récité naguère, enfants, sous la pourpre patricienne, des vers en mon honneur. Prends tous les simples qu'a recueillis dans son antre bienfaisant le Centaure Chiron, ou que garde sous sa voûte le temple de Pergame, ou que l'heureuse Epidaure nourrit sur ses (100) rives qui guérissent; use du dictame qui fleurit en Crète à l'ombre de l'Ida, use de l'écume que vomit le serpent; moi-même j'y mettrai les mains, je n'épargnerai rien des sucs dont j'ai acquis la connaissance dans les champs odoriférants d'Arabie ou que j'ai recueillis, berger, dans les prairies de l'Amphryse. » (105) Apollon a parlé. Ils trouvent le corps prostré, l'âme en pleine lutte. Tous deux se retroussent à la manière de Paeon; ensemble ils font le diagnostic en ministres attentifs; enfin, à l'aide de remèdes variés, ils chassent les symptômes de mort et dissipent les brouillards inquiétants (110) d'un mauvais sommeil. Le patient aide alors les dieux et s'accroche à un secours qui triomphe de tout mal. Moins vite Telèphe eut guérison par l'art du Thessalien; et Machaon, avec ses sucs, ferma plus lentement les cruelles blessures de l'Atride effrayé. Quelle place y a-t-il, dans ces flots de peuple et de (115) sénateurs, pour mon empressement et mes voeux? Cependant j'en atteste les flambeaux des astres et toi, père des poètes, dieu de Thymbra : quelle fut mon angoisse en toute journée, en toute nuit, tandis qu'enchaîné aux portes, tantôt de l'oreille, tantôt des yeux, j'épiais tout. Ainsi attachée à un grand navire, une petite barque, quand (120) sévit la tempête, reçoit pour sa menue part le même assaut des eaux furieuses et roule au souffle des mêmes ouragans. Attachez, soeurs maintenant favorables, attachez au fuseau des fils tout blancs; car personne ne devra plus tenir compte de son temps de vie passée : c'est ce jour-ci qui sera jour natal. Oui, tu es digne de passer en durée (125) les siècles du Troyen, les suites d'années que la Sibylle obtint aussi nombreuses que grains de sable, les âges de Nestor. Et maintenant, dans ma pauvreté, comment t'offrir mes actions de grâce? Je n'y suffirai pas, quand bien même Mévanie épuiserait pour moi ses vallons, quand seraient à moi les blancs taureaux des prés du Clitumne; mais souvent les dieux ont aimé trouver (130) parmi de telles offrandes une motte de gazon, un peu de farine et de sel. [1,5] LES BAINS DE CLAUDIUS ÉTRUSCUS. Je n'en appelle pas à l'Hélicon d'une lyre inspirée, je n'invoque pas les Muses d'une prière lasse de s'être élevée tant de fois. Et toi, Phébus, toi Evan, nous vous laissons à vos danses; et toi aussi, nourrisson ailé de Tégée, garde muet ton instrument sonore : mes chants réclament (5) aujourd'hui d'autres assemblées. Les naïades maîtresses des ondes, le roi du feu étincelant, encore las et tout rouge de sa forge de Sicile, voilà les seules divinités qu'il me faut. Suspends un peu, Thèbes, tes luttes meurtrières; je veux m'éjouir avec un ami très cher. Verse, esclave, (10) verse encore, verse-moi sans compter. Au loin travaux et soucis ! Nous allons chanter des bains qui brillent de tous leurs marbres; hardie, se débarrassant des bandelettes et du lierre, ma Clio va jouer pour le délicat Etruscus. Venez, déesses de la verdure, regardez-moi de vos (15) visages mouillés, enlacez le tendre lierre à vos cheveux couleur de mer, et montrez-vous sans voiles, telles que vous sortez de vos sources profondes en martyrisant de votre beauté les satyres amoureux. Ce n'est point vous que je veux prier, vous dont une faute a taché l'honneur (20) des fontaines; loin d'ici Salmacis et ses eaux trompeuses, et la fille de Cébrène, épuisée par son deuil, et celle qui ravit l'élève d'Hercule. Mais vous, nymphes du Latium et des sept Collines, vous qui grossissez le Tibre d'ondes nouvelles, vous aussi à qui plaît l'Anio en torrent ou la (25) Vierge aimée des nageurs ou Marcia, guide des neiges des Marses; vous dont les eaux sont rassemblées et prises entre de hautes pierres et qui coulez suspendues dans les airs par une multitude d'arcades, c'est pour vous que je travaillerai, car vôtre est la maison que je veux (30) célébrer d'un vers attendri. Jamais vous n'eûtes grottes plus riches. Cythère en personne tenait la main de son mari, le conseillant de sa sagesse, et pour qu'une flamme vile ne brulât vos fourneaux, elle y mit les torches de ses Amours ailés. Thase n'a point été admise ici, ni Caryste avec ses marbres verts; l'onyx se chagrine au loin et l'ophite (35) dédaigné se plaint : on voit briller seulement le porphyre des fauves carrières de Numidie, la pierre que dans l'antre phrygien de Synnade Atys a tachée de son sang livide, et ces marbres de neige que Tyr et Sidon extraient de leur sol. A peine y a-t-il place pour l'Eurotas, il (40) tranche sur le Synnade par une longue ligne verte. Le seuil ne fait pas disparate, les voûtes ont de l'éclat et brillent à leur sommet de vitraux animés. Le feu même, d'embrasser ces heureuses richesses, reste frappé de stupeur et limite son empire. La lumière entre à flots, le (45) soleil perce le toit de tous ses rayons, et tout ardent qu'il est, il trouve une autre chaleur qui le brûle. Rien de commun ici; on n'y voit pas le bronze du Témèse; c'est de l'argent que jaillit l'eau joyeusement, c'est dans de l'argent qu'elle tombe; elle s'arrête aux lèvres brillantes des vasques, en admire les richesses et (50) refuse de les quitter. Ce cours d'eau qui anime de son azur des bords à la blancheur de neige et qui livre toute la transparence de ses profondeurs, il n'est personne, n'est-ce pas, qu'il ne persuade de se plonger dans le lac qu'il forme, délivré de vêtements paralysants? Cette onde, Cythère l'eût aimée pour y naître; elle t'aurait (55) offert, Narcisse, le plus beau miroir; l'agile Hécate voudrait s'y baigner, même au risque d'y être surprise. Que dire du sol disposé en parquet, sur lequel on entendra bondir les balles au moment d'attente où le feu circule encore languissant et où les chaudières ne produisent qu'une faible chaleur? Même un hôte nouveau qui viendrait de Baïes ne mépriserait pas ces bains-là (60) (s'il est permis de comparer les petites choses aux grandes); même au sortir des bains de Néron, on ne refuserait pas de venir suer ici une seconde fois. Poursuis, je t'en prie, mon enfant, la carrière de ton goût et de tes soins : que cette oeuvre vieillisse avec toi et que ta destinée te prépare déjà un avenir meilleur encore ! (65) [1,6] LES CALENDES DE DÉCEMBRE. Phébus vénérable et toi, sévère Pallas, et vous Muses, allez au loin prendre des loisirs : nous vous rappellerons pour les Kalendes de janvier. Que Saturne libéré de ses liens, que décembre alourdi de vin, que les jeux riants (5) et les bons mots m'assistent, tandis que je veux chanter le jour béni où César est en joie et cette nuit d'ivresse. A peine l'aurore annonçait-elle un nouveau lever du soleil, que déjà pleuvaient les gâteaux : c'est la rosée que (10) répand l'Eurus à son arrivée. Tous les beaux fruits qui tombent des noyers du Pont ou des monts fertiles d'Idumée ou que produisent la pieuse Damas sur ses pruniers, la chaude Ebosie sur ses figuiers, comblaient (15) nos mains avides. Fromages délicats, pâtisseries, poires d'Amérie restées fraîches, friandises, dattes si grosses qu'on ne voit plus leur rameau, tout cela nous arrivait. (20) L'Hyade pluvieuse ou l'humide Pléiade n'infligent pas à la terre un orage pareil à celui qui, dans le théâtre de Rome, frappe le peuple de sa grêle bienveillante. Que Jupiter assemble des nuages sur l'univers, qu'il suspende (25) sa menace pluvieuse sur de vastes espoirs, pourvu que nous recevions ces averses de notre Jupiter. Mais voici qu'à travers les gradins se répand, belle et bien parée, une autre multitude non moins nombreuse (30) que celle qui est assise. Les uns portent des corbeilles de pain, de blanches nappes et des mets somptueux; les autres font largesses de vins vieux : on dirait autant d'échansons de l'Ida. Tu nourris l'univers, là où il est (35) le plus généreux et là où il est le plus avare; tu ne négliges aucune des nations qui portent la toge; et tandis que tu fais heureux tant de peuples, ô récolte de l'année, tu sembles mépriser ce jour. Antiquité, ose comparer à (40) notre époque les siècles de Saturne et l'âge d'or : les vins ne coulaient point avec cette abondance ni la moisson ne devançait ainsi le cours trop lent des saisons. Tout le monde se nourrit à une seule table : enfants, femmes, plébéiens, chevaliers, sénateurs; la liberté a fait (45) taire le respect. Et toi-même, prince (qui des hommes aurait osé le demander, qui des dieux le promettre?) tu t'es assis au même festin que nous. Désormais, qui que l'on soit, pauvre ou riche, on a l'orgueil d'avoir eu le (50) prince pour compagnon de table. Au milieu de l'allégresse bruyante, dans ce luxe sans précédent, le plaisir du spectacle s'évanouit. Dans l'arène, un sexe novice et ignorant de l'épée se tient ferme et lutte vaillamment comme autant de guerriers, on croit voir aux bords du Tanaïs (55) ou du Phase sauvage, s'échauffer d'ardeur les bataillons du Thermodon. Apparaît ensuite une fière cohorte de ces nains que la nature a faits en miniature d'hommes et qu'elle a comme noués. Ils infligent des blessures, ils croisent le fer, ils (60) menacent de tuer (de quelle main!). Mars rit indulgent, avec le sanguinaire Courage : les grues qui tomberont tout à l'heure dans tant de mains avides s'étonnent de ces pigmées pleins d'audace. Mais déjà la nuit fait sentir ses ombres. Quelle agitation (65) propagent les richesses distribuées ! On voit ici de jeunes femmes faciles à acheter, on reconnaît là tout ce que le théâtre fait admirer pour la beauté ou applaudir pour le talent. Ici s'est formé un cercle au milieu duquel dansent des Lydiennes aux joues gonflées, là un autre (70) où retentissent cymbales et castagnettes de Gadès, un troisième où s'agitent les esclaves syriens, plus loin le bas personnel du théâtre, et puis le camelot qui échange du soufre contre d'infimes bibelots. Et voilà que tombent (75) à l'improviste dans ce tumulte des nuées d'oiseaux (les astres en sont cachés), de ceux que vénèrent le Nil sacré et l'horrible Phase, de ceux que recueille le Numide dans les plaines de l'Auster. Il y en a plus qu'on n'en peut saisir. Poche pleine, les gens se réjouissent et s'apprêtent à la (80) remplir encore. Des cris sans fin montent vers les étoiles, ils célèbrent les saturnales du prince. Un enthousiasme affectueux le fait acclamer comme maître souverain : mais tel est justement dans la licence générale le seul plaisir dont César ait fait défense. A peine la nuit azurée s'étendait-elle sur l'univers (85) qu'au milieu de l'arène est descendue une couronne de torches allumées; elle éclatait dans l'ombre épaisse et semblait vouloir étouffer celle de Gnossos. De ces feux s'illumine la voûte du ciel et les désordres d'une nuit obscure seront ainsi prévenus. Le pesant Repos a fui, (90) à cette vue; le paresseux sommeil s'est envolé vers d'autres villes. Qui saurait chanter les spectacles, les libres plaisanteries, les festins, les repas donnés pour rien, les larges (95) fleuves de Bacchus? Pour moi, je me rends; ton vin me jette, ivre, dans un sommeil tardif. Que ce jour ira loin dans l'avenir des années ! Il est sacré; aucune durée n'aura raison de lui, tant que le Latium aura ses monts (100) et que coulera le noble Tibre, tant que sera debout ta Rome, tant que le monde jouira de ce Capitole que tu nous as rendu.