[21,0] XXI. De la Germanie, et, dans la Germanie, des oiseaux dits hercyniens, des bisons, des tires, de l'alcé de l'île Gangavie, du succin, de la pierre callaïque, de la cérannienne blanche. Une montagne gigantesque, le Sévon, aussi considérable que la chaîne des Riphées, commence la Germanie. Elle est occupée par les Ingévons, qui les premiers, après les Scythes, voient le nom des Germains s'établir. C'est une terre de guerriers, de peuples nombreux et redoutés. Elle s'étend de la forêt Hercynienne aux rochers des Sarmates. Où elle commence, elle est arrosée par le Danube ; où elle finit, par le Rhin. Des fleuves très considérables, l'Albis, le Guthale, la Vistule, coulent de ce pays dans l'Océan. Dans la forêt Hercynienne il y a des oiseaux dont les plumes brillent et étincellent au milieu des ténèbres de la nuit la plus épaisse. Les personnes qui voyagent de nuit ont recours à eux pour se diriger ; ils s'en font précéder, et l'éclat des plumes de ces oiseaux suffit pour leur indiquer la route. Dans ces contrées, et dans toute la plage du nord, abondent les bisons, qui, semblables au boeuf sauvage, ont le cou velu, la crinière hérissée ; ils surpassent les taureaux en agilité, et, lorsqu'on les a pris, ne peuvent s'apprivoiser. On y trouve aussi les ures, que le vulgaire ignorant appelle bubales ; mais le bubale est un animal d'Afrique, qui a des rapports de ressemblance avec le cerf. Les ures ont des cornes, semblables à celles des taureaux, mais d'une dimension telle qu'aux festins des rois on les présente, à cause de leur grande capacité, pour servir de coupes. On y trouve enfin l'alcé, que l'on pourrait prendre pour un mulet ; sa lèvre inférieure est si longue qu'il ne peut paître qu'à reculons. L'île de Gangavie, en Germanie, produit un animal semblable à l'alcé, mais dont les jambes, comme celles de l'éléphant, ne peuvent se plier. Aussi ne se couche-t-il pas pour dormir : il s'appuie contre un arbre, que l'on coupe d'avance, pour faire tomber cet animal lorsqu'il veut prendre son appui habituel. C'est ainsi qu'on s'en empare, et cela serait difficile autrement, car, malgré la raideur de ses jambes, il fuit avec une vitesse inconcevable. Des îles germaniques, l'île Gangavie est la plus grande ; mais elle n'a rien de grand qu'elle-même. La Glésarie donne le cristal, et le succin, que dans leur langue les Germains nomment glése. Nous avons dit plus haut quelques mots sur la nature du succin. C'est pendant que Germanicus César côtoyait la Germanie que l'on découvrit un arbre de l'espèce des pins, d'où découle en automne ce qu'on appelle le succin. Le mot même fait voir qu'on peut le regarder comme le suc de l'arbre. Si on brûle cette substance, l'odeur qu'elle exhale indique son origine. Il importe de donner ici plus de détails pour que l'on ne s'imagine pas que ce sont les forêts des environs du Pô qui fournissent le succin. Des barbares l'ont introduit dans l'Illyrie : les rapports des Pannoniens et des habitants de la Transpadane l'ont fait connaître à ceux-ci, et comme c'est chez eux que nous l'avons vu pour la première fois, nous avons cru qu'il y était né. Néron déploya une grande magnificence d'objets tout en succin ; ce qui lui fut facile, car le roi de Germanie lui avait fait don de treize mille livres pesant de cette substance. Le succin naît d'abord brut et plein d'écorce ; mais en le faisant bouillir avec de la graisse de cochon de lait, il acquiert l'éclat que nous lui connaissons. Il a des noms divers, selon l'aspect qu'il offre : on lui donne les noms de mielleux ou de Falerne, d'après la ressemblance qu'il peut avoir avec le miel ou avec le vin. Il est prouvé qu'il attire à lui les feuilles et les brins de paille. L'usage qu'en font les médecins prouve son utilité dans les maladies. L'Inde aussi a du succin, mais la Germanie en plus grande quantité et en meilleure qualité. En passant à l'île de Glésarie, nous avons d'abord parlé du succin. Mais dans la Germanie on trouve la pierre précieuse dite callaïque, que l'on préfère à la callaïque d'Arabie : celle de Germanie a, en effet, plus d'éclat. Les Arabes disent qu'on ne la trouve que dans le nid des oiseaux que l'on nomme mélancoryphes ; ce qui n'est admis par personne, puisqu'en Germanie elle se rencontre (rarement il est vrai) dans les rochers. On la recherche et on l'estime à l'égal de l'émeraude ; elle est de couleur vert-pâle, et nulle autre pierre ne se marie plus agréablement qu'elle à l'or. Il y a plusieurs espèces de céraunies : celle de Germanie est blanche ; mais elle a un reflet azuré, et, au jour, elle s'imprègne de l'éclat des astres. [22,0] XXII. De la Gaule, des pays où elle aboutit. De l'huile médique. La Gaule s'étend du Rhin aux Pyrénées, de l'Océan aux Cévennes et au Jura ; elle est riche en terres fertiles, en fruits, en vignes, en arbres, et abondamment dotée de tout ce qui appartient à la vie animale. Elle est arrosée par des rivières, par des sources nombreuses, mais qui parfois exhalent des vapeurs funestes. Dans ce pays, dit-on (car je ne prends pas sur moi la responsabilité de cette assertion), il y a d'horribles sacrifices : au mépris de tout sentiment religieux, on immole des victimes humaines. On peut de la Gaule se diriger facilement vers tous les points de l'univers : en Espagne, et en Italie par terre et par mer ; en Afrique, par mer seulement. Si l'on veut aller en Thrace, le territoire de Rhétie, si riche, si fertile, s'offre d'abord ; puis le Norique, qui, lorsqu'il s'éloigne des Alpes, présente l'aspect le plus gai ; puis la Pannonie avec ses plaines fécondes, et ses fleuves renommés, le Drave et le Save, qui forment sa ceinture ; puis la Mésie, que nos aïeux appelaient à bon droit le grenier de Cérès, pays, nommé Pontique, où l'on trouve une herbe que l'on mêle à l'huile dite médique. Si l'on essaye d'éteindre avec de l'eau le feu allumé par cette huile, elle brûle avec plus de force, et on ne peut maîtriser la flamme qu'en projetant de la poussière. [23,0] XXIII. De la Bretagne, et, dans la Bretagne, de la gagate, de ses peuplades barbares, des îles remarquables qui l'entourent. Le monde se terminerait aux côtes de la Gaule, si, par son étendue en tous sens, l'île de Bretagne ne méritait presque d'être nommée un autre monde. Elle a dans sa longueur plus de huit cent mille pas, si nous la mesurons jusqu'à la pointe de la Calédonie où aborda Ulysse, comme l'atteste un autel dont l'inscription en lettres grecques exprime un voeu. Elle est entourée d'un grand nombre d'îles assez remarquables. L'une d'elles, l'Hibernie, a la même étendue ; les moeurs des habitants sont barbares ; elle a tant de pâturages qu'on n'en éloigne le bétail que dans la crainte des suites d'une nourriture trop abondante. On n'y trouve point de serpents ; il y a peu d'oiseaux ; le peuple y est inhospitalier et redoutable à la guerre. Les vainqueurs se couvrent le visage du sang de leurs ennemis, après en avoir bu d'abord. Ils ne font pas la distinction du bien et du mal. Si une mère enfante un fils, elle lui donne ses premiers aliments avec le glaive du père, les lui enfonce légèrement dans la bouche avec la pointe de l'arme, et, par une formule propre au pays, exprime le voeu qu'il ne périsse que sur le champ de bataille. Ceux qui aiment la parure décorent la garde de leurs épées de dents d'animaux marins : car elles brillent à l'égal de l'ivoire, et les guerriers mettent leur principale gloire dans l'éclat de leurs armes. L'Hibernie n'a pas d'abeilles ; la poussière apportée de cette île, et jetée sur les ruches, suffit pour faire que les essaims abandonnent leurs rayons. La mer qui sépare l'Hibernie de la Bretagne est toute l'année houleuse, agitée ; elle n'est navigable que pendant très peu de jours : or, les Hiberniens naviguent dans des nacelles formées de bois pliants et recouvertes de peaux de boeufs. Tant que dure la navigation, ils s'abstiennent de nourriture. La largeur du détroit est de cent vingt mille pas, d'après les appréciations les plus probables. L'île de Silure est séparée par un bras de mer orageux de la côte des Dumnoniens, peuple breton. Les habitants de cette île conservent encore maintenant les anciens usages : ils ne veulent pas de monnaie ; ils payent et reçoivent en nature ; c'est par des échanges surtout qu'ils se procurent le nécessaire. Ils vénèrent les dieux ; les hommes et les femmes ont la prétention de lire dans l'avenir. L'île d'Adtanatos est rafraîchie par le vent de la mer des Gaules. Elle est séparée du continent de la Bretagne par un bras de mer de peu d'étendue ; elle a des blés en abondance, un sol fertile ; c'est un pays favorable pour ceux qui l'habitent comme pour les peuples des autres contrées : car comme les serpents n'y peuvent vivre, la terre que l'on transporte de là quelque part que ce soit, tue les serpents. Beaucoup d'autres îles entourent la Bretagne. La dernière est l'île de Thulé, où il n'y a pas de nuit à l'époque du solstice d'été, quand le soleil franchit le signe du Cancer, et pas de jour au solstice d'hiver, car le lever et le coucher du soleil se confondent. En partant du cap de la Calédonie pour Thulé, on arrive après deux jours de navigation aux îles Hébudes, qui sont au nombre de cinq. Il n'y a pas de fruits dans ces îles, dont les habitants ne vivent que de poisson et de lait. Ils ont un roi commun, car, quoique distinctes, ces îles ne sont séparées que par de petits bras de mer. Le roi n'a rien à lui ; tout appartient au peuple ; des lois précises le retiennent dans les limites de l'équité, et pour que l'avarice ne le détourne pas du bien, il est soumis à la justice par la pauvreté, puisqu'il n'a rien. Il est entretenu aux frais de l'État. Il n'a aucune femme qui lui soit propre ; il prend temporairement celle qui lui convient. De là vient qu'il ne forme ni le voeu ni le désir d'avoir des enfants. Les Orcades sont les îles que l'on rencontre ensuite quand on a quitté le continent. Il y a sept jours et sept nuits de navigation des Orcades aux Hébudes. Elles sont au nombre de trois. Elles sont inhabitées ; il n'y a pas de forêts, il n'y a qu'un amas de joncs et des sables arides. Des Orcades à Thulé, la navigation est de cinq jours et de cinq nuits. Thulé abonde en fruits que l'on recueille presque en tout temps. Ceux qui habitent cette île vivent au commencement du printemps, d'abord de l'herbe des pâturages avec leurs troupeaux, puis de lait. Ils font pour l'hiver des récoltes de fruits. Chez eux, les femmes sont à la disposition de tous ; le mariage n'existe pas. Au-delà de Thulé, la mer est dormante et lourde. Le tour de la Bretagne est de quatre mille huit cent soixante-cinq milles. Elle renferme des fleuves considérables et nombreux, des sources d'eau chaude appropriées avec un soin particulier aux besoins des hommes. À ces sources préside la déesse Minerve, dans le temple de laquelle brûlent perpétuellement des feux qui jamais ne se réduisent en cendres, mais qui, lorsqu'ils sont consumés, se changent en rochers. En outre, pour ne pas parler d'une multitude très variée de métaux dont la Bretagne offre partout de riches mines de tout genre, on y trouve de fort belles pierres gagates, et en quantité considérable : la couleur de cette pierre est d'un noir brillant ; une de ses propriétés naturelles est de s'enflammer par le contact de l'eau et d'être éteinte par l'huile ; échauffée par le frottement, elle retient les objets, comme le succin. Les habitants de ce pays sont en partie des barbares, qui, par des incisions, des plaies artificielles, figurent sur leurs corps, dès leur enfance, des formes diverses d'animaux, et qui se servent de couleurs pour se faire des inscriptions qui croissent avec le développement de leur corps ; et ces nations farouches regardent comme une preuve éclatante de courage et de patience de pouvoir étaler plus tard de menteuses cicatrices. [24,0] XXIV. De l'Espagne, et, dans l'Espagne, de la ceraunienne rouge, du détroit de Gadès ; de la Méditerranée, de l'Océan. Revenus au continent, l'Espagne nous appelle. Ce pays est comparable aux plus privilégiés, et n'est inférieur à aucun pour l'abondance de ses productions et la fécondité du sol, pour les vignes comme pour les arbres. Il abonde en toutes matières précieuses ou utiles : il a de l'or, de l'argent, des mines de fer ; il ne le cède par ses vignes à aucun pays, et l'emporte sur tous par ses oliviers. L'Espagne, divisée en trois provinces, nous appartient depuis la seconde guerre punique. Elle ne présente rien de superflu, rien de stérile. Le sol qui refuse une récolte de telle ou telle nature offre au moins de riants pâturages ; celui qui semble aride et improductif fournit aux marins de quoi faire des cordages. On n'y fait point usage de sel factice, on le tire de mines. Ils extraient du minium les parcelles les plus brillantes ; ils en teignent les toisons jusqu'à ce qu'elles aient pris la couleur de l'écarlate. Dans la Lusitanie est le cap Artabrum, que l'on nomme aussi Olysippo. Il sépare le ciel, la terre, la mer : la terre, puisque là se termine l'Espagne ; le ciel et la mer, puisque, quand on l'a doublé, commencent l'océan Gaulois et le nord, et que là aussi se terminent l'océan Atlantique et l'ouest. Là se trouve la ville d'Olysippo, bâtie par Ulysse ; là est le fleuve du Tage. Le Tage charrie de l'or dans ses sables, et, pour cette raison, est considéré comme le fleuve le plus important de cette contrée. Aux environs d'Olysippo sont des cavales dont la fécondité est une merveille : car elles conçoivent par le souffle du favonius, qui les accouple, pour ainsi dire, aux mâles en chaleur. Le fleuve de l'Ébre a donné son nom à toute l'Espagne, le Bétis à une province : tous les deux sont célèbres. Les Carthaginois ont fondé chez les Ibères une nouvelle Carthage, qui bientôt devint une colonie ; les Scipions ont fondé Tarragone : c'est la capitale de la province Tarragonaise. On trouve en grande quantité dans la Lusitanie des céraunies, que l'on préfère même à celles de l'Inde. Elles sont de même couleur que le pyrope ; on les éprouve par le feu : si elles subissent cette épreuve sans en être altérées, elles sont regardées comme un préservatif contre la foudre. Vis-à-vis de la Celtibérie sont beaucoup d'îles dites Cassitérides : elles donnent beaucoup de plomb ; il en est trois, dites les îles Fortunées, dont il suffit de remarquer le nom. L'île d'Ebuse, éloignée de Dianium de sept cents stades, ne renferme point de serpents : la terre de ce pays les fait fuir. Colubraria, vis-à-vis de Sucron, en est pleine. Bocchoris régna dans les Baléares, autrefois remplies de lapins qui infestaient les moissons. Au front même de la Bétique, où est la limite du monde connu, une île est séparée du continent de sept cents pas. Les Tyriens, qui venaient de la mer Rouge, ont donné à cette île le nom d'Érythrée ; les Carthaginois l'ont nommée dans leur langue, Gadis, c'est-à-dire une haie. C'est ce pays qu'habitait Géryon, comme le prouvent plusieurs monuments, quoique l'on dise aussi qu'Hercule y mena ses troupeaux d'une autre île située en face de la Lusitanie. Le détroit de Gadès a été ainsi appelé de la ville de ce nom. L'océan Atlantique se joint ainsi, en séparant les terres, à la Méditerranée. L'Océan, ainsi nommé par les Grecs parce qu'il est à l'occident, baigne l'Europe à gauche, l'Afrique à droite, et, séparant les monts Abinna et Calpé, que l'on nomme les colonnes d'Hercule, se répand dans la Mauritanie et l'Espagne. Puis, à ce bras dont la longueur est de quinze milles pas, et la largeur à peine de sept, il ouvre un passage dans les mers intérieures, en se mêlant aux golfes de la Méditerranée, qu'il étend jusqu'à l'orient. Celui de ces golfes qui baigne l'Espagne s'appelle Ibérique et Baléarique ; celui qui baigne la province Narbonnaise, Gaulois ; puis viennent le golfe Ligurien ; le golfe Toscan, nommé par les Grecs Ionien ou Thyrrénien, et par les Italiens mer Inférieure ; le Sicilien, de la Sicile jusqu'à la Crète ; le Crétois, qui pénètre dans la Pamphylie et l'Égypte. Toute cette masse d'eaux, en tournant le nord, vient ensuite par de longs détours, le long de la Grèce et de l'Illyrie, se resserrer par l'Hellespont dans les détroits de la Propontide. La Propontide, qui sépare l'Europe de l'Asie, va jusqu'aux Méotides. Les causes de ces noms divers tiennent ou aux provinces, mers Asiatique et Phénicienne ; ou aux îles, mers Carpathienne, Egéenne, Icarienne, Baléarique, Cyprienne ; ou aux peuples, mers Ausonienne, Dalmatique, Ligurienne, de Toscane ; ou aux villes, Adriatique, Argotique, Corinthienne, Tyrienne ; ou à des accidents survenus aux hommes, mer Myrtoënne, Hellespont ; au souvenir d'un roi, mer Ionienne ; au passage d'un boeuf, ou peut-être à l'espace étroit que peuvent franchir des boeufs, le Bosphore ; aux moeurs des habitants, l'Euxin, autrefois nommé Axin ; enfin au cours que suivent les eaux, la Propontide. La mer d'Égypte appartient à l'Asie ; celle des Gaules à l'Europe ; celle d'Afrique à la Libye. Les diverses parties de ces diverses contrées ont donné leurs noms aux mers qui les avoisinent. Voilà pour l'intérieur des terres. L'extérieur a pour limite l'Océan, qui emprunte à ses rivages les noms d'Arabique, de Persique, d'Indien, d'Oriental, de Sérique, d'Hyrcanien, de Caspien, de Scythique, de Germanique, de Gaulois, d'Atlantique, de Libyen, d'Éthiopien. Les flots gonflés de l'Océan se précipitent sur les côtes de l'Inde avec la plus grande violence, soit que l'eau s'enfle par l'action de la chaleur, soit que sur ce point du globe il y ait une plus grande affluence de sources et de rivières. On ne sait encore aujourd'hui comment s'élève l'Océan, comment après son débordement il rentre dans son lit ; et il est clair que bien des opinions ont été exprimées plutôt d'après une manière de voir particulière à chacun, que d'après une croyance fondée sur la vérité. Laissant de côté ces divergences, exposons les avis les plus accrédités. Les physiciens disent que le monde est un animal, qu'il est formé de différents corps, qu'un souffle l'anime, qu'une intelligence le dirige, et que ces éléments se répandant dans tous ses membres, la masse éternelle y puise sa vigueur. Ainsi, de même que dans nos corps il y a un esprit vital, dans les profondeurs de l'Océan sont, en quelque sorte, les narines du monde, qui, par la respiration ou par l'aspiration, enflent tantôt les mers et tantôt les abaissent. Ceux qui ont foi à la science des astres prétendent que ces mouvements viennent des phases de la lune, de sorte que cette succession du flux et reflux dépend du croissant ou du décours de cette planète : et en effet le flot ne revient pas chaque jour à la même heure, mais suit les mouvements successifs de l'astre qui le guide. [25,0] XXV. De la Libye. Jardins des Hespérides. Mont Atlas. De l'Espagne on passe en Libye : car arrivé à Belone, en Bétique, on se rend par un trajet de trente-trois mille pas à Tingis, maintenant colonie de Mauritanie, mais dont le fondateur fut Antée. Comme c'est dans cette contrée que finit la mer d'Égypte et que commence la mer de Libye, nous donnons à la Libye le nom d'Afrique. Quelques auteurs toutefois croient que la Libye tire son nom de Libye, fille d'Épaphos, et l'Afrique d'Afer, fils d'Hercule Libyen. Dans ces contrées est aussi la colonie de Lix, où fut le palais d'Antée, qui, redoutable dans l'art d'attaquer et de se défendre à la lutte quand il touchait la terre, dont il passait pour être fils, fut vaincu par Hercule. Quant aux Hespérides, et au dragon qui veillait à la porte de ce jardin, pour ne pas blesser la vérité par une relation fabuleuse, nous exposerons le fait. Un bras de mer présente des détours sinueux, des replis tortueux, au point que de loin on croit voir se glisser un serpent dont les évolutions se multiplient ; on a nominé jardins l'espace qu'il entoure ; on a vu là un gardien des fruits, et ainsi s'est propagée la fiction. Mais cette île, jetée au milieu des flots qui refluent, et située dans de certaines sinuosités, ne présente, à l'exception de ses arbres qui ressemblent à l'olivier sauvage, et de l'autel d'Hercule, rien qui puisse consacrer son antique souvenir. Toutefois, outre ses rameaux d'or, outre, ce métal couronné de feuilles, ce qu'il y a de plus étonnant, c'est que là terre, quoique, un peu plus basse que les terres voisines, n'est jamais couverte par les eaux : une sorte de barrière naturelle les arrête ; les bords, recouverts de petites éminences, contiennent l'effort des flots : spectacle merveilleux, le sol reste sec, quoique la vague arrive impétueuse et menaçante ! La ville de Sala est sur les bords du fleuve de ce nom. C'est par le pays des Autololes que l'on se rend de Sala aux déserts de l'Atlas. Le mont Atlas s'élance du sein de ces immenses plaines de sable pour cacher sa tête au-dessus des nues, dans le voisinage de l'orbite lunaire. Du côté de l'Océan, auquel il a donné son nom, il n'y a que des sources, de sombres bois, d'âpres rochers, de la stérilité, une terre nue et sans verdure ; mais en regard de l'Afrique, il étale de riches productions qui naissent d'elles-mêmes, des arbres élevés et touffus qui exhalent une odeur pénétrante, et dont les feuilles, semblables à celles du cyprès, sont recouvertes d'une laine qui ne le cède en rien aux tissus de soie. On trouve en abondance sur les flancs du mont l'euphorbe dont le suc est excellent, soit pour éclaircir la vue, soit contre les poisons. Son sommet est toujours couvert de neige. On trouve dans ses bois des quadrupèdes, des serpents, d'autres animaux, même des éléphants. Le jour, il y règne un silence universel et l'horreur des déserts ; la nuit, on voit briller des feux, on entend le bruit de la danse des Egipans, les accords de la flûte, le son des cymbales qui retentissent sur toute la côte. Il est distant de Lix de deux cent cinq mille pas : Lix est à cent douze milles du détroit de Gadès. Il fut autrefois habité, comme l'indique l'aspect du lieu, où l'on trouve des traces de la culture de la vigne et du palmier. Son sommet, inaccessible à tout autre, fut atteint par Persée et par Hercule, comme l'atteste l'inscription des autels. Du côté du couchant, entre l'Atlas et le fleuve Anatis, et sur un espace de quatre cent quatre-vingt-seize mille pas, sont des forêts infestées par des bêtes farouches. Aux environs de l'Atlas coulent d'autres fleuves qu'il ne faut pas omettre ; quoique à une certaine distance de cette montagne, ils sont, pour ainsi dire, de son domaine : l'Asana, où remonte la marée ; le Bambothe, dont les eaux nourrissent une quantité considérable de crocodiles et d'hippopotames. Plus loin est un fleuve dont les flots noirs coulent au milieu de régions brûlées et solitaires, où la chaleur toujours active d'un soleil plus ardent que le feu, dévore et consume. Voilà sur l'Atlas, que les Maures appellent Adderis, ce que nous ont appris et le Périple d'Hannon, et Juba, fils de Ptolémée, qui fut roi des deux Mauritanies. Suétone Paulin a mis la dernière main aux connaissances relatives à ce sujet, lui qui, le premier et presque le seul, a porté au delà de l'Atlas les étendards romains. [26,0] XXVI. De la Mauritanie, et, dans la Mauritanie, des éléphants, de leurs combats avec les serpents dits dragons. D'où provient le cinabre. Des provinces de la Mauritanie, la Tingitane, du côté du midi et de la Méditerranée, s'élève sur sept montagnes, que leur ressemblance a fait nommer les Sept-Frères. Ces montagnes, où abondent les éléphants, nous amènent tout d'abord à parler de ce genre d'animaux. Les éléphants ont une intelligence qui approche de celle de l'homme : ils ont beaucoup de mémoire, ils observent le culte des astres ; à l'apparition de la lune, ils se rassemblent aux bords des fleuves, et, après des ablutions, ils attendent le soleil à son lever pour le saluer par des mouvements qui leur sont propres ; puis ils regagnent leurs forêts. Il y a deux espèces d'éléphants : ceux de pure race sont plus grands que ceux qui appartiennent à une race abâtardie. On reconnaît que les éléphants sont jeunes à la blancheur de leurs défenses : l'une est pour le service journalier ; ils réservent l'autre pour les combats, et se gardent d'en émousser la pointe. S'ils sont pressés par des chasseurs, ils se brisent l'une et l'autre afin de se soustraire aux recherches par le sacrifice qu'ils font de leur ivoire : car ils savent que c'est pour cela qu'on les attaque. Ils marchent toujours de compagnie : le plus âgé conduit la troupe, le second en âge ferme la marche. Lorsqu'ils traversent une rivière, ils font passer d'abord les plus petits, de peur que le poids des plus gros n'enfonce le terrain et n'augmente la profondeur du gué. La femelle ne connaît l'amour que vers la dixième année, le mâle vers la cinquième. Les accouplements n'ont lieu que tous les deux ans, et seulement pendant cinq jours. Ils ne rejoignent ensuite la troupe qu'après une ablution dans des eaux vives. Ils ne combattent pas pour la possession des femelles ; ils ne connaissent pas l'adultère. Ils sont bienveillants : en effet, s'ils rencontrent un voyageur égaré dans les déserts, ils le remettent dans le chemin connu ; s'ils rencontrent un troupeau de moutons, ils s'ouvrent le chemin doucement et sans précipitation, au moyen de leur trompe, afin de ne blesser aucun animal dans la route qu'ils suivent. S'il arrive un conflit fortuit, ils prennent soin de leurs compagnons et reçoivent au milieu d'eux ceux qui sont fatigués ou blessés. S'ils tombent par captivité entre les mains de l'homme, un peu d'orge suffit pour les apprivoiser. Lorsqu'ils doivent traverser les mers, ils ne montent sur les vaisseaux qu'après que le conducteur a juré de les ramener. L'éléphant de la Mauritanie craint celui de l'Inde, et par une sorte de conscience de ses petites dimensions, il cherche à n'en être pas vu. La femelle ne porte pas dix ans, comme le pense le vulgaire, mais deux ans seulement, comme le dit Aristote ; elle ne produit qu'une fois, et jamais qu'un seul petit. Les éléphants vivent trois cents ans. Ils supportent difficilement le froid. Ils mangent les troncs d'arbres, avalent les pierres, et trouvent dans le palmier leur plus agréable nourriture. Ils fuient par-dessus tout l'odeur du rat ; ils refusent les fourrages qu'a touchés cet animal. S'il arrive à un éléphant d'avaler un caméléon, ver qui lui est funeste, en mangeant de l'olivier sauvage, il prévient l'action du poison. Il a la peau très dure sur le dos et molle sous le ventre : nulle part elle n'est recouverte de poil. Entre les éléphants et les dragons il y a des luttes continuelles. Voici comment ces reptiles leur dressent des embûches. Ils se cachent près des chemins que fréquentent les éléphants ; et, laissant passer les premiers, attaquent les derniers pour que ceux-ci ne puissent être secourus par les autres ; et d'abord ils s'entortillent autour de leurs pieds, afin de retarder, par ces sortes d'entraves, la marche de l'animal qu'ils attaquent : car l'éléphant, à moins d'être atteint par ces replis embarrassants, se rapproche des arbres ou des rochers pour écraser et faire périr le reptile sous le poids de sa chute. La principale cause de ce combat, est, dit-on, que l'éléphant a le sang très froid, et que les serpents en sont très avides, surtout dans les grandes chaleurs ; ils n'attaquent l'éléphant que quand il vient de se désaltérer, pour pouvoir, dans ses veines récemment rafraîchies, s'abreuver eux-mêmes plus largement. Ils visent surtout aux yeux, qui seuls leur donnent prise, comme d'ailleurs ils le savent, ou bien ils se glissent dans l'oreille, parce que c'est la seule partie du corps que la trompe ne peut défendre. Quand les dragons se sont gorgés de sang, les éléphants tombent et les écrasent. Le sang, ainsi répandu de deux côtés, arrose la terre et devient une couleur que l'on nomme cinabre. L'Italie vit pour la première fois des éléphants l'an quatre cent soixante-douze de la fondation de Rome, pendant la guerre d'Épire, en Lucanie, et de là on leur donna le nom de boeufs lucaniens. Dans la colonie Césarienne on trouve Césarée, qui doit à Claude son titre, et qui d'abord fut le séjour royal de Bocchus, pour appartenir ensuite à Juba, par une faveur des Romains. Là se trouve aussi Siga, que Syphax habitait. N'oublions pas de mentionner Icose. Quand Hercule passa dans ce pays, vingt de ses compagnons qui l'avaient quitté choisirent ce lieu et y jetèrent des murs ; et pour qu'aucun d'eux ne pût se glorifier d'avoir fondé la ville, ils lui donnèrent le nom des vingt fondateurs. [27,0] XXVII. De la Numidie, et des ours qui s'y trouvent. Au fleuve Amsaga commence la Numidie. Tant que ses habitants furent errants et vagabonds, on les appela Nomades. Elle renferme des villes nombreuses et célèbres : la première est Cirta ; vient ensuite Chulles, dont les tissus en pourpre rivalisent avec ceux de Tyr. Cette contrée est bornée par la Zeugitane. Dans les forêts de ce pays, il y a des bêtes farouches, et dans les montagnes, des chevaux. On vante la beauté de ses marbres. Les ours de Numidie l'emportent sur les autres, mais seulement par la fureur et par la longueur de leur poil ; car partout leur mode de génération est le même. Je vais l'exposer. Ils ne s'accouplent pas à la manière ordinaire des quadrupèdes ; mais ils s'étreignent dans des embrassements mutuels à la manière des hommes. Les ours se recherchent au commencement de l'hiver. Les mâles, par un sentiment de pudeur, s'isolent des femelles quand elles sont pleines, et, quoique dans les mêmes cavernes, trouvent une couche à part dans quelque trou. Les femelles mettent bas après une courte gestation, le trentième jour est le terme de leur délivrance ; cette fécondité si rapide donne lieu à des productions informes. Les petits ne sont d'abord qu'une petite masse de chair blanche, où l'on ne distingue pas les yeux, matière brute à cause de sa précocité, et qui ne présente de saillant que les ongles. C'est en léchant cette masse que la mère lui donne une forme ; et de temps en temps elle la presse sur sa poitrine, pour que l'animal réchauffé par ce soin respire l'air vital. Pas de nourriture alors : pendant les quatorze premiers jours, la mère tombe dans un sommeil si profond que les blessures même ne peuvent l'éveiller. Après avoir mis bas, les femelles restent quatre mois cachées. Puis, se produisant en plein air, elles supportent si difficilement une lumière inaccoutumée qu'on les croirait aveugles. La force de l'ours n'est pas dans la tête : elle est, et au plus haut degré, dans les épaules et les reins ; ce qui fait que parfois il s'appuie sur les pattes de derrière. Il attaque les ruches des abeilles, recherche les rayons de miel, qu'il préfère à tout. Le fruit de la mandragore est mortel pour les ours ; mais ils savent arrêter les progrès du mal, et pour se guérir ils mangent des fourmis. Si parfois ils attaquent les taureaux, ils savent à quelles parties surtout ils doivent s'attacher ; ils s'adressent aux cornes ou aux naseaux : aux cornes, pour fatiguer l'ennemi par leur poids ; aux naseaux, pour que la douleur soit plus vive dans cette partie plus délicate. Sous le consulat de M. Messala, Domitius Enobarbus, édile curule, mit en présence, dans le cirque romain, cent ours de Numidie et un nombre égal de chasseurs éthiopiens : ce spectacle est consigné parmi les faits remarquables. [28,0] XXVIII. De l'Afrique et de la Cyrénaïque, et, dans cette contrée, des lions, du léontophone, de l'hyène, de la pierre d'hyène, de la crocotte, des onagres, des serpents, de la pierre héliotrope, des Psylles, de la pierre nasamonite, de la pierre corne d'Hammon, de l'arbre dit mélope, du lait sirpicien, du basilic, de l'espèce des singes. À la Zeugitane commence l'Afrique, opposée a la Sardaigne par le cap d'Apollon, et par le cap de Mercure, à la Sicile. Elle s'étend sur deux promontoires, dont l'un est appelé le cap Blanc, et l'autre, qui est dans la Cyrénaïque, le cap Phyconte. Par le golfe Crétois, elle est opposée au golfe de Crète, et fait saillie du côté du Ténare en Laconie. Par les sables de Catabathme, elle pénètre en Égypte, dans la partie voisine de la Cyrénaïque, et se prolonge entre les deux Syrtes, que le flux et le reflux d'une mer pleine de bas-fonds rend inaccessibles. Il est difficile d'expliquer le flux et le reflux dans cette mer, qui, par des mouvements incertains, tantôt s'élève et couvre les écueils, tantôt déborde avec violence. Varron dit que, comme les vents tourmentent la côte, c'est leur action plus ou moins impétueuse qui force la mer à sortir de son lit, ou à y rentrer. Toute cette contrée depuis l'Éthiopie et les bornes de l'Asie, fixées par le Niger, d'où sort le Nil, est séparée de l'Espagne par un détroit. Du côté du midi, elle n'a point de sources, et l'on chercherait vainement à s'y désaltérer. Du côté du nord, elle offre des eaux abondantes. Dans la plaine de Byzacium, qui a deux cents milles ou plus d'étendue, le terrain est si fertile que la semence rend cent pour un. Nous établirons, par l'énumération des villes et des lieux, qu'un grand nombre d'étrangers sont venus dans cette contrée. C'est ainsi que les Grecs ont donné le nom de Borion à un promontoire battu par le vent du nord. C'est à des cavaliers grecs que l'on doit la fondation d'Hippone, appelée depuis Regium, puis d'une autre Hippone, qu'ils ont nommée Diarrhyte, à cause du détroit qui la divise : ce sont deux villes très célèbres. Les Siciliens bâtirent la ville de Clypea, nommée depuis Aspis, puis Vénéric, où ils transportèrent les cérémonies de Vénus Erycine. Les Achéens ont, dans leur langue, donné le nom de Tripolis à trois villes, OEa, Sabrate, la grande Leptis. Les autels des Philènes tirent leur nom grec de l'amour des deux frères pour la gloire. Ce sont les Tyriens qui ont fondé Adrumète et Carthage ; je vais rapporter ce qu'on a dit de plus exact sur Carthage. Cette ville, dit Caton dans son discours au sénat, fut fondée, sous le règne du Libyen Japon, par la Phénicienne Elisse, qui la nomma Carthade, ce qui, en phénicien, signifie ville nouvelle. Bientôt, ces noms, en passant dans la langue punique, devinrent Elissa et Carthage : cette ville fut détruite sept cent trente-sept ans après sa fondation. Puis, C. Gracchus en fit une colonie italienne, et on l'appela Junonia ; ce n'était plus alors qu'une ville assez obscure et dans un état peu florissant. Cent deux ans après, sous le consulat de M. Antoine et de P. Dolabella, elle brilla d'un nouvel éclat sous le nom de Nouvelle-Carthage, et devint, après Rome, la première ville du monde. Pour revenir à l'Afrique, l'intérieur de ce pays est peuplé d'un très grand nombre d'animaux, mais surtout de lions. Ce sont, suivant Aristote, les seuls du genre nommé denté qui voient dès leur naissance. On en distingue trois espèces : les premiers ont le corps ramassé, la crinière crépue, et ils sont, en général, timides et lâches ; les autres, plus allongés, et couverts d'un poil lisse, sont plus ardents et plus forts ; quant à ceux qui proviennent des pardes, ils n'ont pas de crinière, et n'offrent rien de remarquable. Ils évitent tous également l'excès de la nourriture : d'abord ils ne boivent et ne mangent que de deux jours l'un ; et souvent, si la digestion ne s'est pas fait, ils passent un jour de plus sans prendre de nourriture ; si leur estomac est trop plein, ils s'enfoncent les griffes dans le gosier, et ils en retirent ce qui le surcharge. C'est ce qu'ils font aussi quand il faut fuir dans l'état de satiété. La chute des dents est chez eux un signe de vieillesse. Les lions ont souvent donné des exemples de clémence : ils font grâce à ceux qu'ils ont terrassés ; leur fureur s'exerce plutôt contre les hommes que contre les femmes, et ce n'est que pressés extrêmement par la faim qu'ils dévorent les enfants. Ils éprouvent le sentiment de la pitié : il y a beaucoup de preuves de leur générosité à l'égard de captifs, qui, quoique exposés à leurs atteintes, ont pu, sans avoir été attaqués, revenir dans leur patrie. Les livres de Juba citent le nom d'une femme de Gétulie, qui les toucha par ses prières au moment où ils l'allaient dévorer, et qui revint saine et sauve. Ils s'accouplent par derrière, comme le font d'ailleurs les lynx, les chameaux, les éléphants, les rhinocéros, les tigres. La lionne à sa première portée produit cinq petits ; chacune des années suivantes, elle en produit un de moins ; enfin, quand elle arrive à n'en plus produire qu'un seul, elle devient à jamais stérile. Les diverses affections du lion se connaissent à sa face et à sa queue, comme celles du cheval aux oreilles. La nature a donné ces signes expressifs aux animaux de la plus noble espèce. La plus grande force du lion est dans sa poitrine ; sa tête est la partie la plus ferme. Pressé par les chiens, il se retire d'un air de dédain, s'arrête de temps en temps pour dissimuler sa crainte par une retraite incertaine : c'est du moins ce qu'il fait en plaine et à découvert ; mais, dans les forêts, comme s'il n'avait plus à redouter les témoins de sa peur, il fuit aussi vite qu'il le peut. Quand il poursuit, il s'élance par bonds, ce qu'il ne sait pas faire en fuyant. Quand les lions marchent, ils enferment leurs ongles dans une sorte de gaine, pour que la pointe n'en soit pas émoussée, et ils les gardent ainsi tant qu'ils ne courent pas ; alors ils retirent leurs griffes en arrière. Entourés de chasseurs, ils fixent les yeux sur la terre, pour n'être pas intimidés par la vue des épieux. Ils ne regardent jamais en dessous, et ne veulent pas qu'on les regarde ainsi. Le chant du coq, le bruit des roues, le feu surtout les effraient. J'ai entendu dire qu'il existe de petits animaux appelés léontophones, que l'on brûle pour saupoudrer de leur cendre des lambeaux de chair que l'on jette à l'endroit où aboutissent plusieurs chemins, dans le but de donner la mort aux lions, qui expirent, si peu qu'ils en aient mangé. Aussi les lions leur portent-ils une haine naturelle, et quand ils le peuvent, ils les mettent en lambeaux et les écrasent du pied, en s'abstenant toutefois de les mordre. Le premier spectacle de lions à Rome fut donné par Scévola, fils de Publius, dans son édilité curule. L'Afrique produit aussi l'hyène, chez qui l'épine du dos se prolonge jusque dans le cou, ce qui fait qu'elle ne peut se tourner qu'en faisant participer tout son corps à ce mouvement. On raconte sur cet animal beaucoup de choses merveilleuses : on dit qu'il suit les bergers ; qu'à force d'entendre leur nom il le retient, et parvient à le répéter en imitant la voix humaine : par ce stratagème il les attire quand il fait nuit, et les met en pièces. Il contrefait aussi le vomissement de l'homme, et par ces faux hoquets attire les chiens, qu'il dévore ; s'ils courent à sa poursuite, le contact seul de son ombre les rend incapables d'aboyer : ils ont perdu la voix. L'hyène fouille les tombeaux pour déterrer les corps. On parvient plus facilement à prendre les mâles que les femelles, auxquelles la nature a départi plus de ruse et d'astuce. Les couleurs de ses yeux varient de mille manières ; ils renferment une pierre, nommée hyénienne, et douée du pouvoir de révéler l'avenir à l'homme qui la place sous sa langue. L'hyène enfin rend immobile l'animal autour duquel elle aura tourné trois fois : aussi lui a-t-on attribué un pouvoir magique. En Éthiopie, l'accouplement de cet animal avec la lionne produit un monstre que l'on nomme crocotte, qui sait pareillement imiter la voix de l'homme. Ses yeux sont fixes et ne clignotent jamais. Ses mâchoires sont dépourvues de gencives ; sa denture n'est formée que d'un os continu, qui, pour ne pas s'émousser, est enchâssé dans la mâchoire qui forme une espèce de bourrelet. Parmi les herbivores, l'Afrique produit beaucoup d'onagres ; dans cette espèce, chaque mâle règne sur un troupeau de femelles. Ils ne veulent point de rivaux ; et, pour cette raison, ils surveillent les femelles qui sont pleines, et, s'ils le peuvent, châtrent avec les dents les mâles qui naissent. Les femelles, par précaution, cachent leurs petits. L'Afrique est tellement pleine de serpents, qu'on lui accorde à juste titre la palme de cette malfaisante production. Les cérastes portent de petites cornes, au nombre de quatre, par le mouvement desquelles ils attirent les oiseaux, comme par un appât, et les font périr : à cet effet, ils ont l'instinct de se couvrir de sable le reste du corps, et ne laissent paraître que la partie qui, en présentant une nourriture illusoire, appelle les oiseaux à leur perte. L'amphisbène a deux têtes, dont l'une est à sa place naturelle et l'autre à la queue, ce qui fait que son corps suit ses deux têtes en décrivant un cercle. Le serpent dit jaculus se tient sur les arbres, d'où il s'élance avec une force prodigieuse pour frapper tout ce qui se présente. La scytale a des couleurs si variées qu'elle arrête par sa beauté ceux qui la voient, et, comme elle rampe lentement, elle met à profit l'admiration qu'elle fait naître pour arriver à ceux qu'elle n'atteindrait pas autrement. Toutefois, c'est elle qui la première, au, milieu de tout cet éclat, dépose sa dépouille d'hiver. Il y a de nombreuses et diverses espèces d'aspics, dont chacune nuit à sa manière : la dipsade tue par la soif ; l'hypnale par le sommeil : on se procure ce reptile pour se donner la mort, comme le fit Cléopâtre. Le poison des autres espèces, que l'on peut neutraliser, leur donne moins d'importance. L'hémorrhoïs fait, par sa morsure, jaillir le sang, et, par l'interruption des canaux qui le renferment, la vie s'échappe en même temps que ce fluide. La piqûre du prester produit un gonflement, une obésité dont on meurt. Celle du seps produit la putréfaction. Il y a encore l'hammodyte, le cenchris, l'éléphantie, le chersydre, le chamédracon ; et ici autant de noms, autant d'espèces de morts. Quant aux scorpions, aux scinques, aux lézards, c'est parmi les vers et non parmi les serpents qu'on les range. Quand ces monstres ont bu, ils sont moins cruels. Ils ne sont pas dépourvus d'affection : le mâle et la femelle ne vont guère qu'ensemble ; s'il arrive que l'un soit pris ou tué, celui qui survit devient furieux. Les femelles ont la tête plus effilée, le ventre plus gros, le venin plus dangereux. Le mâle est arrondi d'une manière plus égale ; il est plus grand, il est moins féroce. Les reptiles, en général, ont une mauvaise vue. Rarement ils regardent devant eux ; cela s'explique : leurs yeux sont placés non pas au front, mais aux tempes ; aussi ont-ils l'oreille plus subtile que les yeux. On a discuté si les plus belles pierres héliotropes venaient de l'Éthiopie, de l'Afrique ou de l'île de Chypre ; mais des comparaisons nombreuses ont fait décerner la palme à celles de l'Éthiopie ou de la Libye. L'héliotrope est d'un vert qui n'est pas très vif, mais plutôt sombre et foncé ; elle est marquée çà et là d'étoiles pourprées. Son nom lui vient de l'effet qu'elle produit, et de son caractère particulier. Placée dans un vase d'airain, elle fait paraître l'image du soleil couleur de sang. Hors de l'eau, elle atténue et absorbe sa lumière. On dit aussi qu'unie à l'herbe de même nom, et à l'aide de certaines formules d'enchantement, elle rend invisible celui qui la porte. Entre les Syrtes, même pour ceux qui voyagent par terre, la route est indiquée par les astres ; il n'y a même pas d'autres guides : car un souffle change l'aspect de ce sol friable, et le moindre vent produit des effets si divers qu'il bouleverse la face des lieux, et ne laisse plus aucun moyen de se reconnaître, tantôt créant des vallons où étaient des hauteurs, tantôt couvrant d'un amas de sable ce qui était vallon. Le continent souffre également de la mer qui le baigne, et l'on ne sait où est la tempête ; car les deux éléments conspirant contre les voyageurs, le vent tourmente la terre, la terre tourmente la mer. Il y a entre les deux Syrtes une distance de deux cent cinquante milles pas. La petite Syrte est un peu moins dangereuse. On sait que sous le consulat de Cn. Servilius et de C. Sempronius la flotte romaine traversa heureusement ces bancs de sable. Dans ce golfe est l'île de Méninx, qui, après les marais de Minturnes, servit de retraite à G. Marius. Au-delà des Garamantes étaient les Psylles, dont le corps résistait d'une manière incroyable aux atteintes du poison. Seuls ils survivaient à la morsure des serpents, et, quoique atteints de la dent fatale, échappaient à la mort. Ils exposaient aux serpents leurs enfants nouveau-nés. Si ces enfants étaient les fruits de l'adultère, leur mort était le châtiment du crime de la mère ; s'ils étaient légitimes, le privilège du sang paternel les sauvait. C'est ainsi que le poison décidait de la pureté de leur naissance. Mais cette nation est tombée sous les coups des Nasamons, qui n'ont laissé subsister du nom des Psylles que la réputation qui y est attachée. On trouve chez les Nasamons la pierre nasamonite, qui est couleur de sang, et qui a des veines noires. À l'extrémité de la grande Syrte, près de l'autel des Philènes, étaient les Lotophages : c'est du moins ce que disent les auteurs, et ce qui me paraît hors de doute. Non loin de l'autel des Philènes est un marais où se jette le fleuve Triton, et où, dit-on, se mira la déesse des arts. Près de la grande Syrte est une ville nommée Cyrène, qui fut fondée par Battus de Lacédémone, vers la quarante-cinquième olympiade, sous Martius, roi de Rome, cinq cent quatre-vingt-six ans après la prise de Troie, et qui fut la patrie du poète Callimaque. Il y a entre cette ville et le temple d'Ammon quatre cents mille pas. Près du temple est une fontaine consacrée au Soleil ; elle embrasse de ses eaux une terre ayant l'aspect de la cendre, et en forme un gazon Ce n'est pas sans une sorte de prodige qu'on y voit des taillis verdoyants, tandis qu'aux environs il n'y a que des plaines arides. Là aussi se trouve la pierre dite corne d'Ammon : ce nom lui vient de ce qu'elle est recourbée et arquée de manière à figurer une corne de bélier. Elle a l'éclat de l'or. Elle donne, dit-on, des rêves divins à ceux qui l'ont sous leur tête quand ils sont couchés. Il y a encore un arbre du nom de mélope, d'où découle lentement un suc qui, de ce lieu, a pris le nom d'ammoniac. On trouve en outre dans la Cyrénaïque une plante, que l'on nomme sirpé, dont la racine est odorante, et dont les pousses sont plutôt celles d'une herbe que celles d'un arbre : de la tige, à une certaine époque, découle une liqueur grasse, qui s'attache à la barbe des boucs qui mangent de cette plante. Quand elle est séchée, et que les gouttes qu'elle distille ont pris de l'accroissement, on l'emploie pour les repas, ou comme remède. On a donné d'abord au suc le nom de lait sirpique, parce qu'en effet il est laiteux ; puis, par altération, on l'a appelé laser. Ces plantes, d'abord par suite de l'invasion des barbares qui ravagèrent ce pays, ensuite à cause de l'énormité des impôts qui ont forcé les habitants mêmes à les arracher, ont disparu presque entièrement. À gauche de la Cyrénaïque est l'Afrique ; l'Égypte à droite ; en face, une mer orageuse, et qui n'offre aucun port ; par derrière, des peuplades de barbares, un désert inculte, triste, inaccessible, qui produit un monstre affreux, le basilic. C'est un serpent qui a près d'un demi-pied de longueur ; sa tête est marquée d'une tache blanche en forme de diadème ; il n'est pas seulement fatal à l'homme et aux autres animaux, il l'est à la terre même, qu'il souille et qu'il brûle, partout où il établit son fatal séjour. Il fait périr les herbes, il tue les arbres ; il vicie l'air à tel point, que partout où son souffle impur s'est exhalé, nul oiseau ne passe impunément. Quand il se met en mouvement, une moitié de son corps seulement rampe sur la terre ; l'autre moitié se présente haute et dressée. Son sifflement effraye les autres serpents ; dès qu'ils l'ont entendu, ils prennent la fuite de tous côtés. Aucune bête ne goûte, aucun oiseau ne touche à ce qu'il a mordu. La belette étant le seul animal qui détruise le basilic, on l'enferme dans les cavernes où il se cache. Toutefois, il peut encore nuire après sa mort. Les habitants de Pergame se sont procuré à prix d'or les restes d'un basilic : pour écarter d'un temple construit par Apelle les araignées et les oiseaux, ils y ont placé le squelette de ce reptile suspendu dans un filet d'or. Sur le dernier promontoire des Syrtes est la ville de Bérénice, que baigne le fleuve Léthon, dont les sources sont, dit-on, dans l'enfer, et que les poètes ont vanté comme procurant l'oubli. La ville de Bérénice fut fondée dans la grande Syrte par Bérénice, femme de Ptolémée III. Toute la partie boisée du pays qui s'étend entre l'Égypte, l'Éthiopie et la Libye, est pleine de singes d'espèces diverses. Que ce nom ne choque personne, ne détourne personne de s'instruire : car il importe de ne rien omettre de ce qu'offre à nos observations la sagesse de la nature. La foule de singes dont, abonde ce pays, a un instinct naturel qui les porte à l'imitation. Par suite de ce penchant, ils tombent plus facilement entre les mains de l'homme : on les voit, en effet, s'étudiant à imiter les chasseurs, et victimes d'une ruse qu'ils ont observée, s'enduire les yeux de la glu que ceux-ci ont laissée à dessein : une fois les yeux ainsi couverts, il est facile de les prendre. Ils bondissent de joie à l'apparition de la nouvelle lune ; ils sont tristes au décours de cet astre. Les guenons n'ont pas le même attachement pour tous leurs petits, et cette préférence fait qu'elles perdent plus facilement ceux qui ont leur affection et qu'elles portent entre leurs bras, que ceux qu'elles négligent et qui se tiennent toujours attachés derrière leur dos. Les cercopithèques ont des queues : c'est la seule différence entre cette espèce et les précédentes. Les cynocéphales aussi sont rangés parmi les singes ; ils sont très nombreux dans une partie de l'Éthiopie ; leur bond est impétueux, leur morsure est redoutable ; à leur mansuétude apparente succède la rage. Parmi les singes, on range aussi les sphinx au poil épais, à la poitrine un peu saillante et développée, et qui sont faciles à apprivoiser. Il y en a que l'on nomme satyres, qui ont la figure très agréable, et dont les gestes sont animés et fréquents. Les callitriches diffèrent presque entièrement des autres par la forme ; ils ont de la barbe et la queue large. Il n'est pas difficile de les prendre ; mais on parvient rarement à les dépayser, car ils ne vivent que dans l'Éthiopie, c'est-à-dire dans la contrée où ils sont nés. [29,0] XXIX. Des Amantes et des Asbystes. Entre les Nasamons et les Troglodytes est la nation des Amantes, qui se construisent des maisons avec des blocs de sel, qu'ils tirent des montagnes, comme on en tire des pierres, et dont ils se servent pour leurs constructions. Il y a dans ce pays une si grande abondance de sel, que les toits mêmes en sont faits. Les habitants font avec les Troglodytes le commerce de la pierre précieuse dite escarboucle. En deçà des Amantes, les plus voisins des Nasamons sont les Asbystes qui vivent de laser : aussi recherchent-ils cette substance qui leur est particulièrement agréable. [30,0] XXX. Source chez les Garamantes, et route de ce pays. Bestiaux des Garamantes, et caractères de l'île Gauloë. Il y a dans le pays des Garamantes une ville, Débris, où l'on trouve une source admirable dont, par un retour successif, les eaux sont froides le jour, brûlantes la nuit, et d'où sortent, par les mêmes conduits, tantôt de chaudes vapeurs, tantôt un air glacé. C'est quelque chose d'incroyable que cette variété, cette contradiction de la nature en si peu de temps ! et ceux qui veulent étudier ce phénomène, pourront croire que pendant la nuit une torche ardente embrase continuellement ces eaux ; mais s'ils observent ce qu'est la source pendant le jour, ils croiront qu'elle est toujours glacée. C'est ce qui rend à juste titre Débris célèbre, puisque, pendant la révolution des astres, et en sens inverse de cette révolution, les eaux changent de nature ; car, lorsque le soir rafraîchit la terre, cette eau commence à devenir tellement chaude, qu'on ne peut la toucher impunément ; quand les rayons du soleil ont brillé, et que la chaleur se répand sur le monde, cette eau devient tellement froide que l'on ne peut en boire. Quoi de plus étonnant que cette source que la chaleur refroidit, qu'échauffe le froid ! La capitale des Garamantes est Garama, dont la route fut longtemps impraticable, parce que les voleurs du pays masquaient, à l'aide du sable, l'ouverture des puits, afin que les voyageurs, privés d'eau par cette supercherie du moment, fussent obligés d'éviter les lieux où il était impossible de se désaltérer. Mais sous Vespasien, dans la guerre qu'il soutint contre les peuples d'OEa, cet obstacle disparut par la découverte d'un chemin plus court. Cornelius Balbus soumit les Garamantes, et fut le premier qui obtint sur ce peuple le triomphe. Ce fut aussi le premier étranger, car il était de Gadès, qui fut admis à cet honneur du triomphe. Les boeufs de cette nation paissent la tète penchée de côté : s'ils paissent comme les autres animaux, ils endommagent leurs cornes, dont la pointe tournée vers la terre leur fait obstacle. Du côté de Cercine se trouve l'île de Gauloë, où il ne naît pas de serpents, et où ne vivent pas ceux qu'on y apporte : aussi la terre, prise dans ce pays et portée dans d'autres contrées, en écarte les reptiles ; jetée sur le scorpion, elle le tue aussitôt.