[9,0] LIVRE NEUF [9,1] LETTRE I. SIDONIUS A SON CHER FIRMINUS SALUT. TU EXIGES, seigneur fils, que, dépassant les bornes dans lesquelles sont renfermées mes lettres précédentes, ma plume aille plus loin, et ne se contente pas du nombre de livres qu’elle a écrits. Le motif, selon toi, qui doit me porter à augmenter d’un livre neuvième les huit volumes précédents, c’est que C. Sécundus, dont tu dis que je suis les traces dans mon ouvrage, assigne les mêmes limites à son recueil épistolaire. Je ne saurais désapprouver la demande que me fait ton affection, malgré les difficultés que présente un pareil travail, et le peu de gloire qu’il ajouterait à celle que je puis avoir acquise déjà. Il est assez tard, du reste, pour augmenter des présentes lettres un ouvrage qui a vu le jour depuis longtemps. Et, si je ne me trompe, il n’est pas convenable, au tribunal de qui que ce soit, qu’un seul et même ouvrage présente trois épilogues. Je ne sais pas jusqu’à quel point je serais excusable de ne pouvoir retenir ma langue alors même que j’ai annoncé la fin d’une chose, à moins par hasard qu’on ne veuille croire qu’en sachant mettre des bornes à mes écrits, je n’en sais pas mettre à mes amitiés. Il convient donc que tu te places, en quelque sorte, comme une sentinelle, pour défendre ma réputation, que tu rendes compte aux curieux des motifs qui m’ont porté à en agir ainsi, et que tu me fasses connaître par de fréquentes lettres ce que pensent à cet égard les hommes de bien. Mais si, après m’avoir poussé à rompre le silence, tu continues à te taire, il n’y aura pas d’injustice à ce que je te fasse subir la peine du talion, en me taisant également. Toi donc le premier, toi surtout, sois indulgent pour l’œuvre que tu m’imposes, pour le ministère dont tu me charges. S’il me tombe sous la main quelque lettre, je me hâterai de l’ajouter à la suite du huitième livre, quoique ton Apollinaris, qui ne manque pas de diligence pour d’autres choses, soit en ceci du moins très négligent; car il lit peu, qu’il y ait ou qu’il n’y ait pas contrainte, autant néanmoins que j’en puis juger, moi qui ne refuserais pas d’être compté au nombre de ces pères dont le zèle, les vœux et la crainte se laissent difficilement persuader qu’il y a quelque chose de louable dans leurs enfants, et l’approuvent plus difficilement encore. Adieu. [9,2] LETTRE II. SIDONIUS AU SEIGNEUR PAPE EUPHRONIUS, SALUT. LE PONTIFE Albiso et le lévite Proculus, que je dois regarder comme la règle de mes mœurs, parce qu’ils méritent d’être vos disciples, m’ont remis la sainte lettre dont vous m’avez gratifié, lettre néanmoins qui, en me faisant beaucoup d’honneur, m’impose beaucoup plus d’obligation. Autant je suis charmé des bénédictions dont elle est pleine, autant je suis épouvanté de l’ordre qu’elle m’intime; dans le trouble où me voilà, je n’obéis qu’en partie. Vous me demandez un travail aussi étendu que minutieux, et vous voulez que j’explique un ouvrage qu’il serait aussi difficile à ma médiocrité d’achever, que téméraire d’entreprendre. Mais si je juge bien de la grandeur de votre affection qui m’est connue, vous avez cherché plutôt à manifester les sentiments de votre âme, qu’à obtenir le résultat de mon travail. Et, en effet, lorsque l’interprète Jérôme, le dialecticien Augustin, l’allégoriste Origène te présentent les riches épis du sens spirituel dans la moisson de leur doctrine salutaire, voudrais-tu encore que je t’apportasse la paille stérile de mon esprit aride? Ce serait alors associer aux cygnes mélodieux les oies enrouées, aux accents plaintifs et mélodieux des rossignols les cris fatigants des moineaux importuns. N’y aurait-il pas aussi de l’arrogance et de la témérité à entreprendre la pénible tâche que vous m’imposez, à moi qui suis un clerc nouveau, un pécheur ancien, d’un savoir léger, d’une conscience pesante? Si j’envoyais un écrit quelque part, ma personne, pour être absente, n’encourrait pas moins la risée de ceux qui me jugeraient. Je t’en supplie, seigneur Pape, ne force point trop ma réserve, de quelque voile qu’elle s’enveloppe, à perdre de sa grâce en ayant la témérité d’entreprendre une œuvre pareille; car l’envie est si misérable qu’elle se hâte plus de blâmer un ouvrage entrepris, que de lui accorder son suffrage lorsqu’il est terminé. Daigne te souvenir de nous, seigneur Pape. [9,3] LETTRE III. SIDONIUS AU SEIGNEUR PAPE FAUSTUS SALUT. VOTRE éloquence, aussi bien que votre bonté, est fidèle à ses habitudes, et je reçois avec grand plaisir vos lettres, parce qu’elles sont éloquentes; l’expression de votre amitié, parce qu’elle est volontaire. Au reste, pour le moment, j’ose vous dire, et vous reconnaîtrez que, surtout en des villes fort éloignées l’une de l’autre, et pendant que les invasions des ennemis rendent les chemins suspects, il est très sage, très salutaire de renoncer à une correspondance bien suivie, et de mettre plutôt nos soins à garder le silence, en cessant quelque peu de nous écrire assidûment. Entre des personnes liées d’une étroite amitié, ce parti, quelque dur, quelque pénible qu’il puisse être, n’est pas nécessité cependant par des motifs ordinaires, mais par des motifs nombreux, déterminés, puissants, et qui remontent à diverses causes. Le premier sans contredit de ces motifs, c’est que le messager ne saurait passer au milieu des sentinelles qui gardent les grandes routes, sans être questionné; et s’il ne court aucun danger, comme n’étant pas coupable, il éprouve au moins beaucoup de difficultés, parce qu’un inquisiteur vigilant cherche à pénétrer tous les secrets des porteurs. Paraissent-ils trembler un peu devant les questions qu’on leur adresse, on s’imagine que ce qui ne leur a pas été remis par écrit, leur a été confié verbalement. Dès lors ces pauvres courriers essuient les premiers la bourrasque, et ceux qui les ont envoyés deviennent suspects. Ces vexations s’exercent principalement aujourd’hui que les traités conclus entre deux puissances depuis longtemps rivales deviennent un sujet de discorde, à cause de quelques conditions équivoques. Indépendamment de cela, mon âme languit en proie à des chagrins domestiques; car, chassé de ma patrie, sous le prétexte d’une fonction à remplir, mais, pour dire vrai, devenu victime d’une rude contrainte, je me vois ici relégué, ne trouvant de tous côtés que de pénibles secousses, et souffrant ici les désagréments que peut éprouver un étranger, là-bas les dommages que peut essuyer un proscrit. Ainsi, il serait hors de saison d’exiger à présent de moi des lettres un peu soignées, il serait de ma part téméraire de songer à en écrire de pareilles; échanger des lettres ou badines ou élégantes, c’est une chose qui n’appartient qu’à ceux qui sont heureux. Or c’est une sorte de barbarisme dans les mœurs, qu’un langage enjoué et un cœur triste. Accorde plutôt à une âme qui est mal avec elle-même, et qui tremble sans cesse au souvenir des fautes d’une vie coupable, accorde-lui le suffrage de tes prières assidues et puissantes, de ces prières auxquelles tu t’es exercé dans ton île, et que tu as transportées du milieu de l’assemblée érémitique et du sénat des religieux de Lérins, dans la ville dont tu gouvernes l’église, sans que le pontife ait rien perdu en toi de l’abbé; car, à l’occasion de ta dignité nouvelle, tu n’as point diminué la rigueur de ton ancienne discipline. Comme je viens de te le demander, obtiens donc, par l’efficacité de tes prières, que le Seigneur devienne ma portion; qu’ayant placé dans la tribu des Lévites, je ne sois point un homme terrestre, moi pour qui la terre n’est plus;. et que si je renonce aux gains du siècle, je commence également de renoncer au péché. Le troisième motif et le plus grand aussi, qui m’a déterminé à ne plus vous écrire, c’est que j’admire extraordinairement en vous ce style brillant, figuré et d’une élégance merveilleuse, tel qu’il se fait remarquer dans votre dernière lettre. Quoique j’aie écouté avidement et applaudi avec transport tes discours tantôt improvisés, tantôt soigneusement travaillés, quand les circonstances le demandaient, je t’ai surtout admiré lorsque, durant les huit jours de fêtes célébrées pour la dédicace de l’Eglise de Lyon, tu cédas aux prières de tes pieux collègues qui te pressaient de prendre la parole. Ton éloquence alors savait tenir un milieu entre les règles de la tribune sainte et celles de la tribune profane, car toutes deux te sont également familières, et nous t’écoutions, l’esprit attentif, la tête penchée, et, à notre gré, tu ne prêchais point assez souvent, parce que tes discours nous entraînaient. Voilà pour quelles raisons je me suis abstenu et m’abstiendrai de t’écrire; si je m’entretiens encore quelque peu avec toi, c’est afin de t’obéir, bien décidé que je suis à garder longtemps le silence, pour profiter de tes leçons. C’est à toi, du reste, seigneur Pape, qu’il appartient d’enseigner une doctrine salutaire et profonde en des ouvrages destinés à être immortels. Celui qui t’écoute, lorsque tu enseignes ou que tu discutes, n’apprend pas moins à bien faire qu’à bien dire. Il me reste maintenant à vous prier d’user d’indulgence pour cette page d’un style simple, mais docile à vos ordres; ce style, même selon moi, s’il est comparé à celui de vos lettres, se trouve bien médiocre. Mais à quoi bon me jeter follement dans ces détails? Demander grâce avec trop d’instance pour des bagatelles, c’est de toutes les bagatelles la plus grande; si tu veux, juge habile, examiner la chose à fond, tu auras beaucoup à rire, plus encore à blâmer. Je me résous volontiers à ce que tu ries, pourvu que tu veuilles, avec la charité qui te distingue, ne m’épargner en rien, c’est-à-dire effacer beaucoup dans ces lignes; car si je vois que tu aies biffé quelque chose, je pourrai me dire avec assurance que tu as approuvé le reste. Daigne te souvenir de nous, seigneur Pape. [9,4] LETTRE IV. SIDONIUS AU SEIGNEUR PAPE GRAECUS, SALUT. NOTRE voyageur et messager reprend sa route accoutumée, et revoit souvent les chemins, les pays qui séparent nos deux villes. C’est pourquoi il nous convient de continuer les relations assidues que nous nous sommes promises et que nous devons poursuivre avec une certaine application, soit par le moyen des différents voyageurs, soit par le moyen d’Amantius principalement; car sans cela il semblerait plutôt demander des lettres par habitude, que je n’aurais l’air de les écrire par amitié. Ainsi donc, seigneur Pape, souvenez-vous un peu plus de vos amis, au nombre desquels j’ose me compter; de même que votre bonheur fait notre joie, de même aussi votre malheur fait notre tristesse. Dernièrement, la perte de quelques-uns de vos frères vous a causé un grand chagrin; c’est une douloureuse nouvelle que nous avons apprise les larmes aux yeux. Mais toi, fleur des prêtres, perle des pontifes, fort par le savoir, plus fort par la conscience, brave le courroux et les menaces des tempêtes de ce monde, car tu nous as dit souvent que, pour arriver aux festins promis des patriarches, que pour boire le nectar dans la céleste coupe, il faut avoir épuisé le calice d’amertume d’ici-bas. il n’ya pas de milieu, quiconque veut obtenir le royaume d’un médiateur qui essuya les mépris, doit suivre son exemple. Si profonde que soit la coupe de douleurs que nous offre la vie présente, nous souffrons peu de chose, quand nous nous rappelons ce qu’il a bu sur le gibet, celui qui nous appelle au ciel. Daigne te souvenir de nous, seigneur Pape. [9,5] LETTRE V. SIDONIUS AU SEIGNEUR PAPE JULIANUS SALUT. QUOIQUE nos sièges soient un peu plus éloignés, que nous ne souhaiterions l’un et l’autre, notre correspondance, toutefois, et nos rapports d’amitié, n’auraient pas à souffrir de la distance qui nous sépare, si, vivant sous des lois différentes, nous ne trouvions un obstacle à un échange de lettres plus fréquentes, dans l’attitude respective des souverains. Maintenant, du moins, qu’on en est venu à des conditions de paix, et qu’ils s’unissent par une sincère alliance, nos lettres pourront se succéder plus nombreuses, puisqu’elles cesseront d’être suspectes. Ainsi donc, seigneur Pape, de concert avec vos saints frères, adressez de vives prières au Christ, afin que daignant faire prospérer nos entreprises, assoupir les querelles de nos princes, mettre fin à leurs luttes, il leur donne à eux des intentions pacifiques, à nous le repos, à tous la sécurité. Daigne te souvenir de nous, seigneur Pape. [9,6] LETTRE VI. SIDONIUS AU SEiGNEUR PAPE AMBROSIUS, SALUT. TA sainteté s’est trouvée toute puissante dans ses intercessions auprès du Christ, pour notre bien-aimé (à quoi bon dire son nom, indiquer sa personne? tu me comprends suffisamment), pour notre bien-aimé dont souvent tu déplorais les écarts de jeunesse, tantôt en présence d’un petit nombre d’amis, tantôt dans le secret de ton âme. Il vient donc de se séparer brusquement de cette esclave éhontée, à laquelle une honteuse habitude l’enchaînait tout entier, et, par ce changement soudain, il a consulté les intérêts de son patrimoine, de ses descendants, de sa réputation. Après avoir beaucoup dissipé de ses biens, lorsqu’une fois il s’est mis à réfléchir, et qu’il a vu tout ce que le luxe de ce gouffre domestique avait englouti du modeste héritage de ses aïeux et de son père, revenu enfin à lui-même, quoique un peu tard, il a, pour ainsi dire, mordu le frein, secoué la tête, puis se bouchant, comme Ulysse, les oreilles avec de la cire, il a été sourd à la voix flatteuse du crime, il a pu échapper au séduisant naufrage de la volupté, et s’est uni sagement, en mariage, à une jeune fille honnête, non moins recommandable par sa vertu et sa naissance que par sa fortune. Sans doute, il y aurait eu pour lui plus de gloire à renoncer aux voluptés, sans prendre une épouse; mais, en passant du vice à la vertu, il est assez rare que l’on commence par les choses les plus louables, et que l’on se retranche absolument tout, quand on s’est tout permis. Vous devez donc, par vos prières assidues, obtenir à ces deux époux l’espérance d’avoir un ou deux enfants, c’est trop dire peut-être; et, après cela, il pourra désormais se priver des plaisirs même licites, celui qui s’est permis des plaisirs illicites; car ces deux époux, quoique unis depuis peu, se conduisent avec tarit de pudeur et de modestie, qu’à les voir une fois, l’on remarque sans peine tout l’intervalle qui sépare un amour honnête et conjugal, d’avec les charmes trompeurs du concubinage. Daigne te souvenir de nous, seigneur Pape. [9,7] LETTRE VII. SIDONIUS AU SEIGNEUR PAPE REMIGIUS SALUT. UN de nos citoyens est allé dans la Belgique; je connais cet homme, j’ignore les motifs du voyage, ce qui, du reste, n’importe guère; arrivé à Reims, il gagna tellement ton copiste ou ton libraire, soit par argent, soit par amitié, qu’il en obtint, bon gré mal gré un exemplaire complet de tes Déclamations. De retour chez nous, et tout fier d’une aussi riche collection de volumes, quoi que nous fussions disposés à les acheter, il nous en fit présent, ce qui, du reste, valait bien mieux et n’était point injuste. Nous nous empressâmes aussitôt, moi et tous ceux qui cultivent les lettres, épris de cette lecture, d’en apprendre par cœur la plus grande partie, de transcrire le tout. Nous prononçâmes unanimement que peu de personnes aujourd’hui pourraient écrire de la sorte. Et de fait, il y a fort peu d’orateurs, peut-être n’en est-il point qui sache si bien prendre son sujet, qui l’arrange, qui le compose avec tant d’art. On remarque, ensuite qu’il y a de la justesse dans les exemples, de la fidélité dans les citations, de la propriété dans les épithètes, de l’élégance dans les figures, du poids dans les preuves, de la force dans les pensées ; de l’abondance dans les paroles, c’est un fleuve qui coule; de la véhémence dans les péroraisons, c’est une foudre qui frappe. La structure du discours est vigoureuse, ferme, unie par des liens puissants, par d’heureuses transitions, sans être pour cela moins coulante, moins polie, moins harmonieusement arrangée; tes mots se prêtent avec tant de grâce à la langue du lecteur, qu’elle n’est jamais arrêtée par des expressions raboteuses, et qu’elle roule dans le palais sans jamais balbutier. Ta phrase, souple et coulante, ressemble à la surface d’un cristal ou d’une cornaline qui laisse glisser le doigt sans que l’ongle soit retardé par le plus léger obstacle, par la moindre gerçure. Qu’ajouter encore ? Il n’est point d’orateur, aujourd’hui, que ton habileté ne puisse dépasser et vaincre aisément. C’est pourquoi, je crains presque, seigneur Pape, que le don ineffable d’une aussi rare éloquence ne t’inspire de l’orgueil, pardonne-moi le terme. Mais quoique tu aies la conscience aussi pure que la diction, tu ne dois pas nous mépriser; nous savons louer ce qui est bien écrit, si nous n’écrivons pas des choses dignes d’être louées. Cesse donc à l’avenir de dédaigner nos jugements, car ils n’ont rien de malin, rien de satirique. Mais si tu diffères de féconder notre stérilité par tes éloquents entretiens, nous épierons les marchés des voleurs; à notre su, à notre instigation, la main rusée des larrons ira de force ouverte saccager tes portefeuilles; et alors, mais inutilement, tu seras sensible à ce larcin si tu ne l’es pas aujourd’hui à nos prières et à nos politesses. Daigne te souvenir de nous, seigneur Pape [9,8] LETTRE VIII. SIDONIUS AU SEIGNEUR PAPE PRINCIPIUS SALUT. TA LETTRE, que nous étions loin d’attendre, que nous désirions cependant, nous a été remise par le porteur habituel qui s’est montré digne d’exercer souvent un tel emploi, puisqu’il s’en est acquitté si bien jusqu’à présent. Gratifié d’une seconde lettre ou plutôt d’une seconde bénédiction, je te salue aussi de nouveau, proportionnant mes respects au nombre de tes lettres, sans pouvoir les égaler à tes mérites. Comme nous vivons, seigneur Pape, en des régions unies tout à la fois et séparées, et que cet éloignement nous empêche de jouir de notre présence réciproque, demandez en vos prières que délivrés, par un trépas désirable et pieux, des misères et du fardeau de cette vie, nous puissions, lorsque brillera le jour sacré du jugement, être, placés à votre suite, après la résurrection, même en une servitude semblable à celle des Gabaonites; car, suivant les célestes promesses, qui assurent que les enfants de la foi seront réunis de toutes les nations, pourvu que moi, coupable, j’obtienne le pardon, tandis qu’à vous, bienheureux, la gloire vous est assurée, si nous sommes séparés par la différence des mérites, nous ne le serons pas néanmoins par la distance des lieux. Daigne te souvenir de nous, seigneur Pape [9,9] LETTRE IX. SIDONIUS AU SEIGNEUR PAPE FAUSTUS, SALUT. TU te plains souvent, très sain personnage, du long silence que je garde; je reconnais ici votre amitié, mais j’e n’avoue pas qu’il y ait faute de ma part. Vous m’aviez ordonné déjà de vous écrire, je vous ai obéi et vous ai envoyé une lettre avant celle que vous tenez; et lorsqu’elle est arrivée à Riez, vous n’avez pu la lire, puisque vous étiez pour lors à Apt. Je désirais grandement ne pas refuser d’écrire à mon ami la lettre qu’il avait demandée, mais je désirais aussi qu’elle ne fût point soumise à a censure. Ne parlons plus de cela. Tu m’ordonnes derechef de t’envoyer une lettre bien pleine; je serais jaloux de me rendre à tes vœux, mais le sujet me manque, et toute lettre qui n’offre rien d’important doit être succincte; lui donner de l’étendue par des paroles inutiles, c’est perdre de vue la règle de Salluste, qui blâme Catilina d’avoir beaucoup de verbiage et peu de profondeur; Ainsi, après vous avoir dit bonjour, je vous dis aussitôt adieu, priez pour nous. Mais voici, voici qui est bien. Au moment où j’allais plier ma lettre, une chose se présente tout-à-coup à mon esprit, et si je pouvais plus longtemps contenir ma joie ou ma colère, si je ne te faisais pas de reproches à cet égard, je me croirais digne de l’affront que j’ai reçu. Tu es venu en mes mains, ô maître, et je ne me réjouis pas seulement de cela, mais encore je t’adresse mes reproches; oui, tu es venu en mes mains, et je t’ai trouvé tel que depuis longtemps mes désirs te demandaient. J’ignore sans doute si c’est contre ton gré, du moins la chose parait être telle; car tu as fait en sorte, ou si tu aimes mieux, tu as permis que je ne fusse pas salué par tes livres et, ce qui est plus injurieux, lorsqu’en traversant le territoire des Arvernes, non seulement ils touchaient mes murs, mais encore me coudoyaient en quelque façon. Craignais-tu que ton ouvrage n’excitât ma jalousie? Dieu merci, je ne suis sujet à rien moins qu’à un tel vice. Fussé-je l’esclave de ce défaut comme de tant d’autres, le désespoir de t’égaler m’ôterait assurément l’envie de me mesurer avec toi. Est-ce que tu redoutais en moi le jugement d’un censeur difficile et rigide? Quel est l’homme assez épris de son mérite, assez insensible pour n’applaudir pas avec la plus vive chaleur les endroits mêmes les moins brûlants de tes ouvrages? As-tu voulu m’oublier et me laisser de côté, par mépris pour ma jeunesse? Je suis peu disposé à le croire. Me regardes-tu comme un ignorant? Je consens encore à cela; toutefois, si je ne sais pas écrire, je sais pourtant écouter, et ceux qui n’ont pas assisté aux jeux du cirque ne se mêlent pas de juger de la course des chars. Etions-nous en contestation sur quelque point, de manière à faire croire que je pouvais censurer ton nouvel ouvrage? Grâce à Dieu, mes ennemis ne pourraient pas supposer que je suis un inconstant ami. A quoi bon cela, diras-tu? — Voici que je te déclare ce que je me réjouis d’avoir découvert, ce que je t’accuse de m’avoir caché. J’ai lu ces livres que Riochatus, prêtre et moine, et par-là doublement pèlerin, porte pour toi à tes Bretons. Il mérite bien, dès à présent, le nom de Faustus (heureux) celui qui ne vieillit pas, et qui, sans abandonner les vivants, se survivra à lui-même, après la mort, dans ses écrits. Cet homme vénérable séjournait donc en notre ville, jusqu’à ce que les orages de la guerre fussent apaisés; car alors un affreux tumulte régnait de toutes parts: il me montra les divers présents que tu lui avais faits, et me cacha du reste très poliment le plus précieux de tous, ne voulant pas embellir mes épines avec tes fleurs. Au bout de deux ou trois mois, il nous quitta subitement; quelques voyageurs vinrent me dire qu’il emportait des trésors mystiques soigneusement cachés; je monte aussitôt sur un cheval rapide, qui pouvait facilement atteindre le fugitif, malgré ce qu’il avait déjà fait de chemin; j’atteins mon voleur, je lui saute au cou, je l’embrasse avec une douce plaisanterie mais avec un air farouche, semblable à une tigresse qui se précipite sur le Parthe pour arracher de ses mains ses petits qu’il vient d’enlever. Qu’ajouter encore? je me jette aux genoux de mon hôte captif, j’arrête son cheval, je m’empare des rênes, j’ouvre son bagage. je trouve le volume précieux, je le prends, je le dévore et j’en extrais de longs chapitres. Des scribes, à qui je dictais en toute hâte, savaient, à l’aide d’abréviations merveilleuses, retracer avec des signes ce qu’ils n’écrivaient pas avec des lettres. Les larmes que nous versâmes l’un et l’autre, les pleurs que nous répandîmes, lorsqu’il fallut nous séparer après des embrassements réitérés, c’est là ce qu’il serait trop long de dire, et qui n’importe pas. Triomphant de joie, chargé des dépouilles de l’amitié, devenu maître d’un butin spirituel, je revins chez moi. Veux-tu savoir maintenant ce que je pense de ma conquête? Je ne voudrais point encore te l’apprendre, pour te laisser plus longtemps en suspens : car ma vengeance serait plus complète, si je te cachais le jugement que j’ai porté. Ce n’est pas sans raison que tu t’enorgueillis: car tu sens bien que tu as un talent d’écrivain capable de forcer ton lecteur charmé à t’applaudir, qu’il le veuille, qu’il ne le veuille pas. Voici donc ce que je pense de tes écrits, même après l’affront que tu m’as fait. J’ai lu cet ouvrage, fruit de nombreuses veilles, cet ouvrage si plein, si fort, si élevé, si bien divisé, si riche d’exemples, offrant deux parties sous la forme dialogique, et quatre parties sous le rapport des matières. Tu as écrit souvent avec chaleur, plus souvent avec pompe ; avec simplicité, mais sans être vulgaire; avec finesse, mais sans être captieux; tu as traité avec maturité des sujets graves, avec soin des questions profondes, avec fermeté des matières douteuses, avec une solide logique des points contestables; certaines choses avec une touche sévère, certaines autres avec une touche gracieuse; tu as su toujours avoir une façon d’écrire morale, judicieuse, puissante, éloquente. Aussi, après t’avoir suivi dans ces différents genres à travers le vaste champ d’une immense composition, je puis assurer n’avoir trouvé chez les autres auteurs, en fait d’éloquence ou de génie, rien qui approche de cette perfection. Tu peux croire que ce jugement est sincère, puisqu’il vient d’un homme offensé. Enfin, le mérite de l’ouvrage ne peut s’élever plus haut, ce me semble, à moins que la voix, de l’auteur, son débit, son geste, son maintien, ne viennent y ajouter quelque chose. Riche de ces qualités du cœur et de l’esprit, tu as épousé, seigneur Pape, une femme belle, une femme voilée, suivant le conseil du Deutéronome; jeune encore, tu l’avais aperçue dans les rangs ennemis, et alors tu t’en étais épris; sans être repoussé par les combattants dont tu étais environné, tu l’enlevas avec le bras victorieux du désir: je veux parler de la philosophie, qui, après s’être laissé arracher violemment aux arts sacrilèges, après avoir rejeté la chevelure d’une religion vaine, l’orgueil d’une science profane, les plis d’un costume suranné, c’est-à-dire, les détours d’une dialectique sombre, habile à voiler des mœurs hypocrites et corrompues, s’est unie à toi en de mystiques embrassements, purifiée qu’elle était alors. Dès tes plus jeunes années, tu en avais fait ta suivante, ta compagne inséparable, soit lorsque tu t’exerçais dans la palestre des villes, soit lorsque tu te macérais au sein des solitudes profondes. Elle a été avec toi à l’Athénée, avec toi au monastère; avec toi elle renonce aux sciences mondaines, avec toi elle célèbre les sciences d’en haut. Maintenant que tu es uni à cette épouse, quiconque voudra 1e combattre sentira qu’il s’attaque à l’Académie du Platon de l’Eglise du Christ, et que ta philosophie et pleine de noblesse il sentira d’abord que tu établis la sagesse ineffable de Dieu le Père avec l’éternité du Saint-Esprit; il sentira encore que tu ne nourris pas ta chevelure, que tu ne mets point ta gloire à porter le manteau ou le bâton, ces insignes des sophistes, que tu ne cherches point l’orgueil sous un costume affecté, que tu ne cherches point à briller sous des habits pompeux, que tu ne laisses pas percer une vanité méprisable sous des vêtements négligés, et que tu n’es pas jaloux de voir représentés dans les gymnases de l’Aréopage, ou dans le Prytanée, Zeusippe la tête penchée, Aratus la tête renfoncée, Zénon le front étroit et sombre, Epicure la peau fraîche et tendue, Diogène la barbe longue et épaisse, Socrate les cheveux blancs, Aristote le bras découvert, Xénocrate la jambe élevée et nue, Héraclite les yeux fermés par les pleurs, Démocrite les lèvres entr’ouvertes par le rire, Chrysippe joignant les dix doigts pour indiquer les nombres, Euclide les séparant pour désigner l’espace et la mesure, Cléanthe les rongeant pour marquer l’un et l’autre; bien plus, quiconque voudra se mesurer avec toi, verra que les Stoïciens, les Cyniques, les Péripatéticiens, les Hérésiarques sont battus par leurs propres raisonnements, défaits par leurs propres armes. Car, si leurs sectateurs se révoltent contre le dogme et le sentiment chrétien, bientôt liés par toi, ils seront enveloppés dans leurs filets; la langue mobile de ces hommes inconstants se prendra à l’hameçon de tes syllogismes acérés, tu entoureras des spirales de ta logique ces questions glissantes, à peu près comme font ces médecins habiles qui, du serpent même, savent tirer, lorsque l’occasion le demande, un remède contre le poison. Mais c’en est assez pour, le moment, sur le mérite de ta vertu et sur la force de ton savoir. Quel homme, en effet, pourrait te suivre d’un pas égal, toi à qui seul il a été donné de parler mieux que tu n’as appris, de vivre mieux que tu ne parles? Voilà pourquoi tous les gens de bien et surtout ceux de notre siècle, vanteront à bon droit ton bonheur, toi dont la vie brille du double éclat de l’éloquence et de la vertu, toi qui comptant déjà tes années de la main droite, toi qui loué par tes contemporains et un jour désiré par nos neveux, sortiras de la vie après une carrière honorable en toutes choses, te léguant aux étrangers, laissant tes biens à tes proches. Daigne te souvenir de nous, seigneur Pape. [9,10] LETTRE X. SIDONIUS AU SEIGNEUR PAPE APRUNCULUS SALUT. TU as reçu ma lettre des mains de celui qui aurait dû me remettre la tienne; car notre frère Cœlestius, revenu naguère de Béziers vers toi, a su m’arracher en faveur de notre Injuriosus un écrit dimissorial, que je lui ai donné autant par respect pour toi que par égard pour tes volontés; je devais, du reste, aller, en quelque sorte, avec les pieds de la condescendance, au-devant de la gêne que tu éprouvais. Je le veux bien, qu’il t’appartienne, mais reçois-le avec bonté, car tu ne t’es pas sans doute proposé d’autre but que de le traiter affectueusement. Par cette lettre, qui n’est pas moins une lettre de recommandation qu’une lettre dimissoriale, je te prie d’avoir soin d’Injuriosus, contre lequel je ne ressens plus rien; je veux cependant qu’il soit toujours auprès de toi, qu’il t’obéisse, qu’il te suive; je veux encore que, s’il reste avec toi, il ne soit pas regardé comme notre esclave, mais que s’il vient à s’échapper, nous ayons chacun le droit de le poursuivre comme fugitif. Daigne te souvenir de nous, seigneur Pape. [9,11] LETTRE XI. SIDONIUS AU SEIGNEUR PAPE LUPUS, SALUT. A CAUSE du livre que vous avez cru être envoyé par vous plutôt que pour vous, il m’est venu de votre main une lettre que vous avez écrite contre moi bien plutôt qu’à moi. Je réponds à vos reproches pour me justifier, et non point pour rivaliser d’éloquence avec vous; qui suis-je, au surplus? qu’y a-t-il en moi pour que j’ose me dire innocent, lorsque vous m’accusez. Ainsi donc, mon délit, si faible qu’il soit, je vous supplie d’abord de me le pardonner; il est, je l’avoue, l’effet de la défiance de moi-même plutôt que de l’orgueil. Je redoute également la rigueur de votre censure et en fait de lettres et en fait de mœurs; toutefois, je le confesse, à l’ouverture de mon livre, ce qui m’a été le plus pénible, c’est l’affection que vous me témoignez. Et je ne dis point ceci à tort, car telle est la nature de l’esprit humain que, s’il y a quelque chose de défectueux à juger, ce sont les meilleurs amis qui se montrent les moins indulgents. J’avais écrit un livre, véritable pêle-mêle, comme vous le dites, de matières, d’époques et de personnes; il me semblait que c’eût été une extrême présomption de trouver toutes choses assez bonnes pour croire que rien ne pût vous paraître mauvais, et quel que pût être d’ailleurs votre jugement, j’ai pensé que je manquerais, jusqu’à un certain point, à l’affection que je vous dois, en ne vous envoyant pas d’abord le volume, quand même je n’aurais pas l’air de vous l’offrir; car alors, si par hasard j’avais pu vous plaire, il ne vous eût pas été possible de dire que je vous avais oublié par orgueil; et si je vous avais déplu, alors vous n’auriez pu m’accuser de vous avoir abordé avec importunité. J’ai pensé aussi qu’il ne me serait pas difficile de faire excuser les motifs pour lesquels je me suis dérobé à une certaine honte; d’un autre côté, je le savais bien, vous êtes persuadé que des auteurs doivent, en publiant leurs ouvrages, montrer de la réserve plutôt que de la hardiesse, et qu’avec de l’effronterie il est moins aisé d’arracher son suffrage à un austère censeur qu’avec de la timidité. Puis ensuite, dès qu’on publie avec grand bruit un livre sur une matière neuve, quand même on donnerait beaucoup à l’attente du public, il vous demande davantage. Au surplus, quoi que vous pensiez de ma réponse, j’ai mieux aimé avouer ingénument le fait que de le déguiser avec adresse. Un autre aurait dit : Je ne t’ai préféré personne, je n’ai donné à personne de lettre particulière; celui qui te paraissait le préféré n’a eu qu’une lettre, encore ne contenait- elle rien qui fût relatif à cette affaire. Toi qui te plains d’être oublié, on te fatigue de trois mortelles pages, capables de te donner la nausée, pendant que tu es là cloué sur des paroles vides et insignifiantes qu’il te faut dévorer. Et ce que tu n’as pas remarqué peut-être, c’est que l’on a eu tous les égards possibles pour ta personne et ton mérite; que si ton siège est au-dessus de celui des autres pontifes, tu occupes aussi le premier rang dans un de mes livres, tandis que celui que tu t’imagines avoir eu le pas sur toi, se trouve à peine une fois cité et encore dans une lettre qui lui est adressée, tandis que ton nom brille souvent dans les lettres mêmes qui ne sont pas à ton adresse. Ajoutons encore que s’il y a dans mon livre quelque chose qui soit capable de te plaire, tu le lis d’après ma demande, tandis que la personne dont nous parlons, si elle peut quelquefois me lire, ne le fait que grâce à toi; elle a contre elle tout l’odieux que tu vois dans mon présent, et n’a pu encore, du moins je le pense, lire ce que tu as eu déjà la facilité de transcrire. Je parle comme si cette personne ne devait pas s’imaginer qu’elle a vu mon manuscrit holographe, dans le cas néanmoins où elle aurait reçu une copie revue par toi; car, en ce que tu auras touché, on ne pourra blâmer ni une mauvaise ponctuation, ni des barbarismes. On dirait même que tu as la propriété de mon ouvrage, toi qui en as la jouissance illimitée et qui peux le garder assez longtemps pour le mettre dans ta mémoire mieux peut-être que dans tes tablettes. Un autre te dirait tout cela, et quelquefois même t’en dirait plus encore. Pour moi, sans insister davantage, j’aime mieux réclamer indulgence que de m’excuser de cette chose, si on la regarde comme coupable; je ne demande pas même grâce pour cette lettre peu soignée d’abord, parce que je ne peux, en dépit de mes désirs, donner à mon style qu’assez peu d’élégance; puis ensuite, parce que, après avoir terminé un écrit quelconque, mon imagination avide de repos refuse de polir ce qu’elle n’ose mettre au jour. Cependant, comme tu l’emportes de beaucoup sur moi en toutes choses, et qu’il y a justice en cela, car où trouver un homme qui te ressemble, puisque depuis cinquante ans tu as été comparé et préféré tant de fois, non seulement aux pontifes de notre âge, mais encore à ceux des siècles passés, sache que malgré les plaintes dont tu fatigues le ciel, malgré l’appel que tu fais aux cendres des ancêtres pour les prendre à témoin de l’amitié violée, je ne reculerai pas devant toi s’il faut lutter d’affection; car s’il est honteux d’être vaincu en toute autre chose, il l’est bien plus de l’être en ceci. Que tu le veuilles, que tu ne le veuilles pas, je réponds avec justice, par cette déclaration, à tes reproches qui sont, du reste, bien au-dessus des plus douces flatteries. Voilà que tu as une lettre presque aussi causeuse que tu la désirais; au surplus, mes lettres sont toutes très babillardes, s’il en existe quelque part qui le soient. Car où est l’homme que tu ne forces pas à parler avec liberté? Les gens de lettres, je ne parle pas de moi, ont beau vouloir se cacher, tu les produis sur la scène, de même qu’un rayon du soleil attire, par sa force absorbante, l’eau cachée dans les entrailles de la terre. Et ce ne sont pas seulement les sables les plus fins ou la terre que pénètre ce rayon, mais s’il est des sources que recèle une montagne rocailleuse, il va, par un art merveilleux, trahir le secret du liquide élément. De même, ô saint personnage, quand il se trouve quelques hommes studieux qui sont inactifs, modestes, ou qui gisent dans l’obscurité, la splendeur de ta parole sait admirablement les prendre et les produire au grand jour. Mais à quoi bon tout ceci? pourquoi s’arrêter plus longtemps? Revenons à notre sujet; aussi bien c’est assez causé; je me rends et te prie de te laisser fléchir et de me pardonner sur mon aveu sincère: telle est, du reste, ta bonté, ton amabilité que tu auras plus de plaisir à recevoir par écrit l’excuse de ma faute qu’à en recevoir la réparation. Daigne te souvenir de nous, seigneur Pape. [9,12] LETTRE XII. SIDONIUS A SON CHER ORESIUS, SALUT. ELLE est venue en mes mains cette lettre écrite par toi, et qui a beaucoup de ressemblance avec le sel d’Espagne que l’on tire des mines de Tarragone; car elle est claire et piquante, sans avoir pour cela moins de douceur le style en est agréable et la teneur décourageante, car elle me charme autant par l’expression qu’elle me trouble par les ordres qu’elle contient, puisque faisant peu attention à ma profession elle me demande aujourd’hui de nouveaux vers. Depuis que j’ai embrassé l’état ecclésiastique, j’ai absolument renoncé à la poésie, parce que l’on pourrait m’accuser de légèreté si je m’adonnais encore à une chose frivole, quand je ne dois songer qu’à des occupations sérieuses. D’ailleurs, il est difficile, tu ne l’ignores pas, de reprendre un travail négligé depuis longtemps; qui ne sait, en effet, que l’on ne devient habile dans les arts que par un exercice continu, et que si l’on interrompt ses études accoutumées, on sent bientôt s’engourdir et l’habileté du corps et les forces de l’esprit? De là vient aussi qu’avec un exercice tardif ou peu fréquent l’arc se trouve rebelle à la main, le bœuf indocile au joug, le cheval impatient du frein. De plus, une certaine pudeur se joignant à ma paresse, me fait croire qu’après avoir passé silencieux trois olympiades, il n’y aurait pas moins de honte que de difficulté à composer encore des vers. D’autre part, c’est mal de te refuser les choses mêmes qui peuvent coûter le plus, et il est d’autant plus inconvenant de tromper ton affection, qu’elle est bien loin de s’attendre à un refus. Je prendrai donc un certain milieu, et sans composer aujourd’hui de nouvelles pièces, s’il me reste quelques lettres entremêlées de vers, écrites avant que je fusse astreint aux devoirs de ma profession actuelle, je te les enverrai, en te priant de ne point être assez injuste pour aller croire que jamais je ne cesserai d’écrire de semblables bagatelles. Je serai fier de ton suffrage, si tu daignes avoir de moi cette opinion que je suis plutôt un homme modeste, qu’un homme spirituel. Adieu. [9,13] LETTRE XIII. SIDONIUS A SON CHER TONANTIUS SALUT. TON jugement sur mes vers est, je l’avoue, si flatteur, si favorable depuis longtemps, que tu me compares aux plus grands poètes, et que tu m’accordes même la préférence sur plusieurs d’entre eux. Je serais bien disposé à te croire, si je ne savais que, malgré la délicatesse de ton goût, ton amitié pour moi n’a pas de bornes. Ainsi, elle peut se tromper sur mon compte, mais elle ne peut cesser d’être de bonne foi. Tu me pries donc de te faire passer quelques asclépiades, forgés sur l’enclume d’Horace, pour t’exercer à les déclamer à table. Je t’obéis, quoique maintenant je sois plus que jamais occupé d’un ouvrage en prose. Tu verras que j’ai perdu beaucoup de mon habileté poétique; il n’est pas aisé, quand on fait rarement une chose, de la faire bien. « Depuis longtemps nous avions écrit, d’une main usée par la plume, des hendécasyllabes harmonieux, que tu pourrais chanter plus facilement pour des choriambes. Tu veux que désormais je porte mes pas sur le chemin du poète calabrais, dans les lieux où Flaccus, rival de Pindare, dirigea ses coursiers lyriques guidés par des rênes brillantes, et au son d’une lyre dont les cordes vibraient sous le glyconique, sous l’alcaïque, sous le phérécratien, sous le lesbien, sous l’anapeste, tandis que sa parole, au milieu de ces rythmes divers, se colorait de l’éclat des fleurs les plus belles. Il serait difficile pour les poètes anciens (pardonne mon expression), il est surtout difficile pour moi, en composant différents genres de vers, de ne pas trébucher quelquefois, accoutumé que je suis à écrire des lettres, dont le ton grave repousse l’exubérance des richesses poétiques. De tels obstacles seraient à peine surmontés par Léon, roi du chœur de Castalie, ou par Lampridius qui le suit de près, et qui, par sa prose comme par ses vers, se fait admirer de ses disciples à Bordeaux. Eh bien! ce qu’ils pourraient à peine, il nous faut l’essayer; ne va pas rire. Conservons jusqu’à la fin la modestie dont nous avons fait preuve, car il n’y a rien de plus déplacé, après s’être montré difficile d’abord, que de devenir ensuite trop facile. J’aime mieux, lorsque tu seras au milieu des joies de quelque grand festin, que tu racontes des histoires pieuses; fais-en le sujet ordinaire de tes conversations; qu’on aime à te les entendre répéter. Du moins, si des amusements salutaires ne peuvent que faiblement captiver la jeunesse, emprunte au Platonicien de Madaure quelques formules de questions de table, et, pour devenir plus habile en cette matière, tâche de les résoudre quand elles te sont proposées, quelquefois de les proposer aux autres; exerce-toi à ce genre d’étude, même pendant tes loisirs. Mais, puisqu’il est question de festins, et que tu me demandes avec tant d’empressement des vers composés sur quelque sujet que ce soit, et pour une personne quelconque, je ne peux hésiter plus longtemps à satisfaire ton désir; reçois donc ceux que j’improvisai du temps de Majorianus Auguste, à l’occasion du livre de Pétrus, grand maître des lettres. Un de mes amis m’avait invité à souper avec Domnulus, Sévérianus et Lampridius, que l’empereur avait appelés de différents lieux en une même ville, et qui se trouvaient alors réunis en un même repas; tandis que le roi du festin donne ses ordres pour le premier service, mes trois convives écrivaient aussi des vers comme moi, que dis-je? c’est trop de présomption, ils écrivaient des vers meilleurs que les miens. La seule chose qui nous retarda, ce fut le temps que nous mîmes à tirer au sort le mètre qui devait échoir à chacun de nous. Par égard les uns pour les autres, quoique nous eussions à traiter le même sujet, nous convînmes pourtant de le traiter en des mètres divers, afin d’épargner à celui dont la pièce aurait été inférieure à celle des autres, l’humiliation d’abord, et ensuite l’envie ; car il est aisé, lorsque vous débitez des vers composés sur un rythme employé par un rival, de voir si vous avez le même talent que lui. Pour toi, tu pourras mieux juger de ce que je te soumets, lorsque tu te seras abandonné tout entier à la joie des festins. Il n’est pas juste, en effet, que tu examines en censeur sévère ce que ton ami n’a pu écrire avec un esprit parfaitement calme. « Suis donc, brillante jeunesse rassemblée autour de moi; le lieu, l’heure, le moment, le sujet, tout ce que l’on récite avec le brodequin, donnez nous tout ce que l’on déclame avec le cothurne, donnez-nous tout ce que les orateurs, tout ce que les poètes ont produit de plus admirable: Pétrus est au dessus de tout cela. Nous avons enfin cet ouvrage écrit en prose et en vers, dans lequel il a pris un chemin difficile et des routes inextricables. L’auteur aborde tous les genres et obtient tous les suffrages; de côté et d’autre on le vante, les hommes plus doctes célèbrent sa louange. Loin d’ici et la source d’Hyppocrène, et les ondes Aganippiques, et Apollon qui chante accompagné des Muses, et Minerve qui préside à l’harmonie; loin de nous toutes ces fictions, un Dieu mortel les surpasse. L’empereur, le sénat, l’ordre équestre et le peuple romain ont admiré la parole de cet homme; les places publiques, les temples, les cités, les campagnes retentissent encore d’applaudissements. Le Pô et les villes de la Ligurie s’enorgueillissent avec amour d’un tel nourrisson. Les cités que baigne le Rhône célèbrent aussi sa gloire, et l’Ibère sauvage imitera le Gaulois. La renommée de Pétrus ne s’arrêtera pas dans ces régions, elle volera jusques aux lieux où soufflent l’Eurus, l’Aquilon, l’Auster et le Zéphyr. » Voilà qu’en cherchant, quelque chose que tu puisses chanter, j’ai chanté moi-même. De semblables bagatelles qui reposaient au fond de mon coffre et que rongeaient les rats, je les mets au jour après vingt ans, dans l’état où Ulysse, qui fut absent un nombre égal d’années, eût pu les trouver à son retour. Je te prie donc de vouloir bien te montrer indulgent pour ce badinage. Mais je te le recommande sans modestie, comme sans impudeur; le jugement que j’ai porté sur tout le livre de mon ami, porte-le, toi aussi, à mon exemple, sur mes compositions. Adieu. [9,14] LETTRE XIV. SIDONIUS A SON CHER BURGUNDIO SALUT. JE suis doublement chagrin de ce que nous sommes tous deux alités. Il n’y a rien de si dur pour des amis présents que de se voir séparés l’un de l’autre par une même maladie; car s’ils ne couchent point dans la même chambre, ils ne peuvent ni s’entretenir, ni se consoler, ni s’entraider. Ils éprouvent donc chacun en particulier une grande affliction, et s’attristent l’un sur l’autre; car l’on ne peut guère, quoique malade, appréhender pour soi, quand celui que l’on aime se trouve en danger. Cependant, mon fils bien-aimé, Dieu vient de m’ôter une terrible inquiétude à ton sujet, car j’apprends que tu recouvres tes forces; l’on dit que tu veux te lever, et, ce qui m’est bien plus agréable, que tu le peux déjà. Tu me consultes, et, avec une sollicitude un peu hâtive, tu m’adresses quelques petites questions littéraires, comme si tu étais entièrement rétabli; quoique malade encore, tu aimes bien mieux entendre Socrate discourant sur l’âme, qu’Hippocrate dissertant sur les corps. Tu serais bien digne des tendres applaudissements de Rome, tu mériterais d’entendre les bancs de l'Athénée retentir à ta parole, et tu pourrais obtenir sans doute cet honneur, si le temps et les lieux permettaient que tu te formasses dans les rangs de la jeunesse sénatoriale. Ce qui me fait penser que tu serais capable d’arriver à une telle gloire et à un tel renom, c’est le mérite de ce discours que tu avais écrit à la hâte et que tu débitas naguère avec une dignité qui te faisait applaudir par tes amis, admirer par les hommes difficiles, estimer par les connaisseurs. Mais je ne veux pas blesser ta modestie en te donnant des louanges outrées, et je fais ton éloge plutôt que je ne te l’adresse. Venons-en donc à ce qui fait l’objet de cette lettre. Tu me pries, par le porteur, de t’expliquer au plus tôt ce que j’entends par des vers rétrogrades, et de t’en donner des exemples. On appelle ainsi des vers qui, sans que la mesure soit dérangée ni les lettres changées de place, présentent les mêmes mots, soit qu’on les lise dans leur ordre naturel, soit qu’on remonte de la fin au commencement. Tel est cet ancien vers: "Roma tibi subito motibus ibit amor". Et cet autre: "Sole medere pede, ede perede melos". On appelle encore vers rétrogrades ceux qui conservent la même mesure pour les pieds, en reprenant non pas chaque lettre, mais chaque mot, depuis le dernier jusqu’au premier; tel est ce distique (et j’ai lu beaucoup de vers de ce genre) que j’ai fait sur un petit ruisseau, qui, s’étant tout-à-coup grossi par un orage, avait inondé le grand chemin et les terres labourées des environs, mais qui devait bientôt perdre la folle exubérance de ses eaux gonflées par des pluies passagères, puisqu’il n’avait d’ailleurs aucune source féconde pour l’alimenter encore. J’arrivai là, et, tout en cherchant la rive plutôt. que le gué, je me mis à faire ces vers badins; ce fut du moins avec de tels pieds que je franchis ce torrent débordé: "Praecipiti modo quod decurrit tramite flumen, Tempore consumptum iam cito deficiet". En retournant ces vers, tu les liras ainsi: "Deficiet cito iam consumptum tempore flumen Tramite decurrit quod modo praecipiti". Voilà des vers dont tu peux examiner la disposition syllabe par syllabe; au reste, ne va pas leur demander l’élégance qu’ils sont loin d’avoir. Je crois t’avoir indiqué suffisamment ce que tu désirais savoir. C’est à toi maintenant de m’obliger en faisant ce que je te propose, et en m’envoyant ce que je viens à mon tour te demander. Tu as un magnifique devoir à remplir, car tu m’as promis de prononcer publiquement cet éloge de Jules César, que tu as mis au jour. La matière est si riche, que l’écrivain le plus fécond ne doit rien tant appréhender que de rester au-dessous du sujet. Quand on ne parlerait pas des éloges que l’historien de Padoue a décernés à l’invincible dictateur, qui pourrait jamais égaler le style de Suétonius dans ses œuvres, celui de Juventius Martialis, dans son Histoire, ou enfin celui de Balbus dans son Ephéméride? Mais ceci est un soin qui te concerne; mon devoir, à moi, c’est de préparer des bancs à tes auditeurs, de disposer les oreilles à entendre le fracas des applaudissements, et de célébrer ta louange pendant que tu prononceras l’éloge d’autrui. Ne crains pas que j’amène des juges graves comme Caton, et qui déguisent sous le voile d’une sévérité simulée leur jalousie ou leur ignorance. L’on doit, il est vrai, de l’indulgence à l’inhabileté; cependant, s’il est des hommes assez méchants pour ne pas louer un ouvrage qu’ils savent trouver bien écrit, les gens de bien ne les louent pas eux non plus, tout en sachant les reconnaître pour habiles. Ainsi donc, ne va pas te tourmenter d’une vaine crainte; tout le monde t’écoutera avec bienveillance, tout le monde applaudira, et nous jouirons ensemble du plaisir que ta parole nous procurera. La plupart loueront ton éloquence, beaucoup vanteront ton génie, tous s’émerveilleront de ta modestie; car, pour un jeune homme, ou, ce qui est plus beau, pour un enfant, en quelque sorte, il n’est pas moins glorieux d’obtenir les applaudissements du public à cause de son caractère, que de les obtenir à cause de ses talents. Adieu. [9,15] LETTRE XV. SIDONIUS A SON CHER GELASIUS SALUT. Tu prétends que je t’ai offensé, et c’est une chose que j’avoue franchement, car je t’ai offensé en ne mettant dans ce recueil aucune lettre qui porte ton nom. Tu ajoutes cependant que ma faute sera pardonnable, si je t’envoie quelque chose que tu puisses chanter, comme j’ai envoyé à mon ami Tonantius une lettre en prose et en vers pour le même usage. Tu te plains, en outre, de ce que mes pages, lorsqu’elles prennent le ton badin, n’admettent que des hendécasyllabes; tu veux donc que, renonçant à mes trochées, je t’adresse de préférence des vers de six pieds. Je t’obéis; reçois d’une manière bienveillante cette pièce que tu pourras appeler ode ou églogue, comme tu voudras. On a de la peine à écrire dans un genre que l’on n’a pas abordé depuis longtemps. « Tu veux, ô mon ami, que je fasse retentir dans mon volume le cruel iambe et le trochée; tu veux que le spondée amène ses biges paresseux et ses quatre temps, afin que le rapide trimètre éprouve quelque retard; tu veux que je fasse résonner ce pied si léger qui jadis, à bon droit, emprunta son nom de la danse pyrrhique, et qu’il faut toujours mettre à la dernière place; tu veux que je fasse paraître l’anapeste qui doit quelquefois servir de limite au commencement ou à la fin du vers, et qui n’est anapeste que lorsqu’une troisième syllabe longue vient après deux syllabes brèves. « Un poète ordinaire, comme tu vois que l’est ton ami Sollius, ne sait guère mélanger avec bonheur ces diverses espèces de pieds; ma voix impuissante n’enfante que des sons vagues et indécis. L’homme qui peut le mieux réussir dans ce genre de vers, c’est Léo; c’est encore celui qui, marchant à la suite de Léo, se trouve le second dans la poésie latine, et occupe le premier rang dans la poésie grecque; c’est celui qui survit au père des Consentius. Il a écrit sur les bords de la fontaine de Pégase toutes sortes de vers admirables; dans ses poésies grecques, il s’élève jusqu’aux nues à côté de Pindare, et, sur la double colline, aucun poète ne brille autant que lui. Mais lorsque ces deux hommes manient la lyre latine seulement, la lyre de Flaccus parait muette, et le cygne de l’Aufidus vaincu gémira de voir le triomphe des cygnes harmonieux de l’Atax. « Et ce ne sont pas là nos seuls poètes habiles, quoiqu’ils soient plus habiles que les autres. Le rhéteur Sévérianus montrerait plus d’élévation; l’Africain Domnulus, plus de politesse et d’élégance; le docte Pétrus, plus de vigueur et d’harmonie; et l’habitude du style épistolaire n’empêcherait point celui-ci de composer des vers admirables. Le Ligurien Proculus déploierait sur sa lyre mélodieuse des sons plus ravissants, lui qui, dans ses vers délicats, rivalise avec Mantoue la Vénète, et, se mettant au niveau de la gloire homérique, s’avance l’égal de Virgile. Moi qui n’ai rien de noble ni dans les pensées, ni dans le style, que pourrais-je dire, même à ta demande, au milieu de ces personnages illustres, sans tomber en un verbiage importun, et sans montrer que mon style est loin de répondre à mes désirs? Que te refuser, cependant, lorsque la honte elle-même ne peut m’arrêter? L’autour ne connait pas la crainte: voilà pourquoi je t’ai obéi. » Ne sois pas difficile, car je me suis remis à un travail interrompu depuis longtemps; après avoir condescendu à ta demande, je n’ai d’autre droit à l’indulgence, que mon peu d’exercice dans cette matière. Du reste, si tu m’imposes par la suite une pareille obligation, tu auras soin, pour que je puisse te satisfaire plus facilement, ou de me dicter des choses que je puisse chanter, ou d’exécuter une danse qui puisse me faire rire. Adieu. [9,16] LETTRE XVI. SIDONIUS A SON CHER FIRMINUS, SALUT. SI tu te le rappelles, seigneur fils, tu m’avais ordonné d’ajouter ce neuvième livre, écrit spécialement pour toi, aux huit autres livres que j’ai adressés à Constantius, personnage d’un talent remarquable, d’une prudence salutaire, et qui, dans les affaires publiques, l’emporte par son éloquence merveilleuse sur les orateurs les plus habiles, soit qu’il soutienne le même avis, soit qu’il soutienne un avis contraire. Voilà ma promesse remplie, si ce n’est avec exactitude, du moins avec empressement. Car, après avoir parcouru mon diocèse, je me suis mis, une fois de retour chez moi, à chercher les lettres qui pouvaient se trouver çà et là dans mes vieux papiers, à les faire copier aussitôt et à la hâte, sans être empêché par l’hiver, qui régnait alors, d’accomplir ton ordre à l’heure même, quoique le copiste fût retardé par le froid qui ne permettait point à la page de sécher, et qui rendait les gouttes d’encre trop dures à la plume, de sorte qu’elles semblaient moins couler que se briser sous les doigts de l’écrivain. J’ai taché, toutefois, de mettre fin à l’œuvre avant que les zéphyrs, de leurs tièdes haleines et de leurs bienfaisantes rosées, vinssent féconder notre douzième mois, que vous appelez, vous, le mois de Numa. Ne va pas maintenant chercher dans ce livre des choses bien opposées, la perfection et la célérité; car, toutes les fois que l’on demande à un auteur de composer un ouvrage en peu de temps, il a droit à des éloges, moins sous le rapport du mérite que sous le rapport de l’obéissance. Au reste, puisque tu as été content, me dis-tu, des iambes que j’ai envoyés dernièrement à Gélasius, personnage si bon, je vais te récompenser par le don que je te fais de ces petits esclaves de Mitylène. « Déjà, pilote audacieux, j’ai fait voler mon vaisseau sur la mer de la prose et sur celle de la poésie; je n’ai pas craint de diriger le gouvernail au sein des flots périlleux. L’antenne baissée, les voiles pliées, déjà ma main quitte l’aviron; déjà je touche au rivage fortuné, et je m’élance sur le sable et le baise avec transport. La rage de mes ennemis pousse des murmures; semblables à des chiens qui menacent, ils grondent en grinçant des dents, et n’osent pourtant éclater, retenus par la crainte d’un public équitable. Les sifflements de l’envie frappent la poupe, agitent la quille de mon vaisseau, en assiègent les flancs arrondis, et voltigent autour du mât. Néanmoins, habile nocher, sans redouter la tempête, j’arrive au port la proue droite, et l’on ceint mon front d’une double couronne. L’une m’a été donnée par le peuple romain, par le sénat qui revêt la pourpre, par l’avis unanime de juges habiles; Alors que Nerva Trajan voyait s’élever à mon honneur une statue glorieuse, placée entre les statues des fondateurs des deux bibliothèques. L’autre couronne, je l’ai reçue, lorsque, après environ deux lustres, on m’a vu à Rome de nouveau, et que j’ai été honoré de la charge qui, seule à présent, maintient les droits du peuple et du sénat. Auteur de vers héroïques, souvent je me suis exercé dans les poésies légères; souvent j’ai tourné des vers élégiaques, et de ces vers à double césure, qui marchent sur six pieds. Souvent encore ma plume s’est familiarisée avec les vers de onze syllabes; souvent j’ai chanté en vers saphiques, mais j’ai rarement employé l’iambe rapide et précipité. Je ne puis me rappeler combien d’ouvrages me sort échappés dans la première chaleur de la jeunesse. Plût à Dieu que la plus grande partie fût tombée dans un profond oubli ! Car, plus nous approchons de la limite dernière et des dernières années de la vie, plus aussi nous éprouvons de honte à la pensée des frivoles productions de notre jeunesse. Moi-même, tout effrayé, je me suis consacré entièrement au genre épistolaire; coupable déjà par la liberté de mes chants, je craindrais de le devenir par celle de mes actions. Je craindrais qu’on ne pensât que la gaîté de mes poésies influe sur mon âme, si je recherche les grâces et les charmes de l’art; je craindrais que la réputation du poète ne portât quelque atteinte à la vie pure et austère du ministre de Dieu. Non, je ne me laisserai plus aller à écrire quelque pièce que ce soit; ni vers tendres, ni vers sérieux, je n’écrirai plus rien désormais. Je reprendrai peut-être mes chants, mais ce sera pour célébrer les martyrs, dont le courage, vainqueur des tortures, a mérité le ciel et gagné la récompense de l’éternelle vie. Avant tout, je célébrerai dans mes hymnes le pontife qui occupa le siège de Toulouse, et qui fut précipité du haut du Capitole. Refusant d’offrir de l’encens à Jupiter et à Minerve, il confessait hautement la croix salutaire du Christ; soudain la populace furieuse l’attache à la queue d’un taureau indompté, qui l’emporte dans sa course effrénée. Ses membres déchirés en pièces sont dispersés, et sa cervelle fumante rejaillit, brisée par les cailloux. Après Saturnin, c’est vous que je chanterai, vous que j’ai choisis pour patrons, et qui m’avez secouru dans mes jours orageux. Vous tous dont les noms sacrés ne sauraient se placer un à un dans mes vers; si les cordes de ma lyre ne peuvent pas vous célébrer, mon cœur du moins vous bénira. » Revenons au style épistolaire; terminons cet ouvrage par le genre que nous avons adopté d’abord; car donner un épilogue en vers à un ouvrage de prose ce serait, comme dit Flaccus, faire un vase grossier après avoir commencé une amphore.