[6,0] LIVRE SIX. [6,1] LETTRE I. SIDONIUS AU SEIGNEUR PAPE LUPUS, SALUT. BENI soit l’Esprit-Saint et le Père du Dieu tout-puissant, de ce que toi, le père des pères, l’évêque des évêques et le Jacobus de ton siècle, établi comme une sentinelle sur les hauts lieux de la charité, et dans une Jérusalem non inférieure à la première, tu inspectes tous les membres de l’Eglise de notre Dieu, en cela bien digne de consoler tous les faibles et d’être consulté par tous. Et maintenant, quelle digne réponse puis-je faire à ton élévation, moi, poussière vile et souillée de crimes? Eprouvant le besoin de tes paroles salutaires, et les appréhendant toutefois, je me sens porté par le souvenir d’une vie coupable, à te crier ce que disait jadis au Seigneur cet homme, ton collègue: "Eloigne-toi de moi, parce que je suis un pécheur" (Luc. V, 8). Mais, si cette crainte n’est point tempérée par l’amour, je tremble d’être abandonné comme les Géraséniens, et de te voir fuir loin de mes frontières. Au contraire, et cela me sera bien plus avantageux, je te dicterai en quelque sorte une condition, de même que cet homme infecté comme moi de la lèpre, et je te dirai: "Si tu le veux, tu peux me purifier". Le malade, par ces paroles, déclarait également ce qu’il demandait au Christ, et publiait ce qu’il croyait de lui. Quoi! lorsque tu es, sans contredit, le premier de tous les pontifes du monde, quand la foule de tes collègues se soumet à tes prérogatives, et tremble devant tes censures; lorsque, en face de ta gravité, les vieillards eux-mêmes n’ont qu’un sens d’enfant; lorsque tu t’es exercé dans la rude milice de Lerins, et qu’après neuf lustres passés sur le siège apostolique, les saints de l’un et de l’autre ordre te vénèrent, dans leurs camps spirituels, comme un capitaine fameux, il est donc vrai que tu abandonnes un moment la société de ceux qui portent les drapeaux et se battent en tête, que tu ne dédaignes pas tes serviteurs et tes valets placés aux derniers rangs de l’armée, que, te rapprochant des conducteurs de chars, qui par leur inhabileté sont assis encore près des bagages de la chair, tu promènes l’étendard de la croix si longtemps porté, et que tu appliques la main de ta parole aux plaies de la conscience !... Tu sais, comme il y paraît, chef vétéran, recueillir les blessés de l’armée ennemie; tu sais, habile trompette, sonner le rappel pour passer des péchés vers le Christ; à l’exemple du pasteur de l’Evangile, tu n’es pas plus joyeux s’il est des hommes qui persévèrent dans la santé, que s’il n’en reste pas dont le salut soit désespéré. Toi, la règle des mœurs; toi, la colonne des vertus; et, s’il est permis à un coupable de donner des louanges, toi, la sainte et véritable douceur, tu n’as donc pas craint de toucher avec les doigts de tes exhortations les ulcères d’un méprisable vermisseau; tu n’as pas été avare des avertissements dont tu repaissais une âme fragile et à jeun; du cellier de ta vaste charité, tu m’as donné la mesure de l’humilité qu’il me faut avoir. Obtiens, par tes prières, que je comprenne enfin quelle masse énorme pèse sur mes épaules. La continuité de mes crimes, malheureux que je suis, m’a réduit à une telle nécessité, que je me vois forcé de prier maintenant pour les péchés du peuple, moi pour qui les supplications d’un peuple innocent obtiendraient à peine miséricorde. Quel malade aurait bonne grâce à donner un remède? Quel homme, travaillé par la fièvre, irait d’une main tremblante interroger le pouls d’un homme bien portant? Quel déserteur aurait le droit de louer la science de l’art militaire? Quel ami des festins pourrait d’une manière compétente gourmander l’homme sobre? Moi, le plus indigne des mortels, je suis dans la nécessité de prêcher ce que je refuse de faire; condamné par mes propres paroles, puisque je commande les choses que je n’accomplis pas moi-même, chaque jour je suis forcé de prononcer ma sentence. Mais, si tu daignes, Moïse inférieur en âge et non point en mérite au véritable Moïse, te placer comme intercesseur, pour la foule de mes péchés, entre moi et ce Jésus-Christ notre maître, avec lequel tu es crucifié, je ne descendrai jamais vivant dans l’enfer; je n’irai plus, brûlé par les feux des vices charnels, allumer encore à l’autel du Seigneur une flamme étrangère. Coupable comme je le suis, l’éclat de la gloire ne saurait être mon apanage; mais je serai au comble de la joie, pourvu que, par tes prières, l’intérieur de mon âme puisse prétendre, sinon aux récompenses après une guérison parfaite, tout au moins au pardon, une fois ses blessures cicatrisées. Daigne te souvenir de moi, seigneur Pape. [6,2] LETTRE II. SIDONIUS AU PAPE PRAGMATIUS, SALUT. LA VENERABLE matrone Eutropia, femme, selon nous, d’un mérite bien rare, qui, sachant allier l’économie à la charité, se repait de jeûnes tandis qu’elle nourrit les pauvres, et qui, vigilante dans le service du Christ, ne fait dormir en elle-même que les péchés, voit se. joindre encore aux chagrins de son veuvage la triste nécessité d’un procès, et se hâte, pour guérir ce double mal, d’implorer la puissance de vos consolations; combien elle se félicitera, soit d’un court voyage, soit d’un ample service! Or, cette vénérable matrone est obsédée par les arguties, il serait injurieux de dire par les chicanes de notre frère le prêtre Agrippin, qui, abusant de la faiblesse de cette femme, ne cesse de troubler avec les orages d’une astuce mondaine la sérénité d’une âme spirituelle; la perte d’un fils, et plus tard celle d’un petit-fils, voilà deux plaies récentes qui ont rouvert la blessure du long veuvage d’Eutropia. Nous avons essayé d’intervenir entre elle et Agrippin, nous dont la profession ajoute un nouveau droit sur eux à celui que nous conserve une ancienne amitié; nous avons décidé quelquefois, quelquefois persuadé, plus souvent supplié; et, ce qui vous étonnera, c’est qu’Eutropia toute la première en est venue aux propositions de paix. Quoique Agrippin se soit vanté de mieux servir, en qualité de père, les intérêts de sa fille, celle-ci néanmoins a préféré les offres généreuses de sa belle-mère. Le débat à moitié assoupi se porte maintenant devant vous. Pacifiez toutes choses, et, par l’autorité de la censure pontificale, intimez la réconciliation aux parties adverses, proclamez la vérité. La sainte Eutropia, si vous en croyez mon témoignage, regarde comme un triomphe de terminer ce litige, même avec des sacrifices. C’est pourquoi, je le soupçonne, vous aurez à prononcer que des deux maisons une seule entretient la discorde, quoiqu’elles soient l’une et l’autre en mauvaise intelligence. Daigne te souvenir de moi, seigneur Pape. [6,3] LETTRE III. SIDONIUS AU SEIGNEUR PAPE LEONTIUS, SALUT. QUOIQUE vous n’encouragiez d’aucune exhortation les débuts de ma nouvelle carrière, quoique vous n’étanchiez point par les rosées d’une doctrine céleste la soif de mon ignorance, à moi jusqu’ici homme du monde, cependant, je ne m’oublie point assez pour aller croire que la mesure des bons offices doit être égale de vous à moi. Comme vous l’emportez sans contredit par les années, par l’antériorité des honneurs, par le privilège du lieu, par l’éclat du savoir, par l’éminence des vertus, sur un homme aussi médiocre que moi, je serais indigne de tout entretien avec vous, si je prétendais agir d’égal à égal. Ainsi donc, loin de blâmer votre silence, je m’efforce bien plutôt d’excuser ma loquacité, et je vous recommande le porteur de cette lettre. Si vous l’accueillez favorablement, un asile assuré est ouvert désormais devant lui. Il a une affaire testamentaire, et ignore la valeur de ses titres. Il va chez vous consulter les plus habiles avocats; il croira qu’il remporte une victoire, si on lui fait comprendre que les lois sont contre lui; ce qu’il désire ensuite, c’est qu’on ne puisse lui reprocher qu’il a par négligence trop peu consulté ses intérêts et ceux de ses proches. J’ose, en vous le recommandant, vous prier de faire en sorte que si les jurisconsultes dédaignent de l’instruire, l’autorité de votre caractère arrache une prompte réponse à leurs retards. Daigne te souvenir de moi, seigneur Pape. [6,4] LETTRE IV. SIDONIUS AU SEIGNEUR PAPE LUPUS SALUT. APRES avoir rendu à ton apostolat si éminent les honneurs qui lui sont perpétuellement dus, quoiqu’on les lui rende sans cesse, je me recommande à ta vieille amitié dans le besoin où se trouvent les porteurs de cette lettre. Ils ont fait, mais avec des peines inutiles, un voyage bien long dans ces temps-ci, pour venir en Auvergne. Une femme de leurs proches, enlevée par hasard dans une incursion des Varges (c’est le nom que l’on donne à des brigands originaires du pays), avait été conduite en ta ville, il y a quelques années, et de là transportée ailleurs; instruits du fait par des témoignages certains, ils se mirent à sa poursuite, sur des indications précises, mais un peu tard. Cependant, cette malheureuse, jetée au marché public avant leur arrivée, se trouve aujourd’hui dans la maison et au pouvoir de mon homme d’affaires ; un certain Prudens, que l’on dit habitant de Troyes, avait approuvé le contrat des vendeurs qui me sont inconnus, et l’on montre sa signature au bas de la formule d’achat, comme celle d’une caution suffisante. L’autorité de ta personne et l’opportunité de ta présence pourront sans peine, si tu veux bien le faire, saisir l’ensemble de cette indigne violence, en confrontant les parties. Ce qui aggrave le fait, c’est que, autant qu’on en peut juger par l’exposé des porteurs de ma lettre, l’un d’entre eux aurait péri dans ce brigandage. Mais comme ceux qui poursuivent les coupables désirent bien que l’affaire soit décidée par la sagesse de votre jugement, il convient, si je ne me trompe, à votre état, à votre caractère, de donner quelque chose à la douleur des uns, quelque chose au péril des autres, et, par un sage tempérament, de consoler l’une des parties, de faire paraître l’autre moins coupable, de les tranquilliser toutes deux; sans cela, il serait fort à craindre, vu le temps et le lieu, que cette querelle ne se terminât comme elle a commencé. Daigne te souvenir de nous, seigneur Pape. [6,5] LETTRE V. SIDONIUS AU SEIGNEUR PAPE THEOPLASTUS SALUT. QUICONQUE te porte mes lettres, travaille pour moi sans le savoir. En m’obligeant ainsi à propos, on me rend le service que l’on pense recevoir soi-même ; c’est ce qui arrive maintenant à ce vénérable Donidius, bien digne d’être compté parmi ce qu’il y a d’hommes éminents; je te recommande son client et ses serviteurs qui ont entrepris un voyage, l’un pour les intérêts de son patron, les autres pour l’utilité de leur mal. Apportez à leur adoucir les fatigues de la route, tous les secours, toute l’humanité, tout l’appui que vous pourrez; et si mon ami, par son inhabileté, par son inexpérience dans le train des affaires, vous semblait trop faible en quelque chose, regardez ce que demande la cause de l’absent, plutôt que ce que mérite la personne de celui qui est présent. Daigne te souvenir de moi, seigneur Pape. [6,6] LETTRE VI. SIDONIUS AU SEIGNEUR PAPE EUTROPIUS, SALUT. DEPUIS que je sais qu’une nation perfide est rentrée dans ses frontières, et que rien ne s’oppose plus à la sécurité des voyageurs, j’ai pensé que ce serait un crime de tarder plus longtemps à vous présenter mes civilités; car votre affection pourrait peut-être accuser mon silence, en le comparant à la rouille, qui dévore un glaive en repos. C’est donc pour cela seulement que je vous envoie le porteur de cette lettre, pressé comme je le suis de m’informer si vous êtes en bonne santé, et si tout réussit au gré de vos désirs; car je crains que l’espace qui se trouve entre nous, ou la durée de notre commune séparation, ne porte quelque atteinte à l’amitié que vous m’avez une fois accordée: c’est l’habitation des hommes, et non pas leur mutuel amour, que la bonté du créateur a renfermée en d’étroites limites. Il me reste à désirer que votre béatitude repaisse de ses discours piquants et salutaires l’avide faim de notre ignorance; car tu es assez dans l’usage de relever souvent par tes exhortations, comme par un suc mystique et spirituel, la maigreur des âmes. Daigne te souvenir de nous, seigneur Pape. [6,7] LETTRE VII. SIDONIUS AU SEIGNEUR PAPE FONTEIUS SALUT. SI des relations antérieures entre les proches peuvent être de quelque avantage à leurs descendants pour entrer en amitié, je viens, m’appuyant sur la prérogative de rapports domestiques, faire une plus ample connaissance avec ton apostolat. Je me rappelle que tu as toujours été pour ma famille un puissant patron dans le Christ, en sorte que j’ai moins, ce semble, à lier qu’à renouer amitié avec toi. Il y a plus, le titre d’évêque et les devoirs que l’on m’a imposés, malgré mon indignité, m’obligent de réclamer l’appui de tes prières, afin que par elles les blessures béantes de ma conscience altérée se cicatrisent du moins. C’est pourquoi, en me recommandant à vous, moi et les miens, en m’excusant de vous avoir écrit si tard, je vous supplie avec instance de soutenir en nous, par cette intercession accoutumée, dont la force est si puissante, les faibles débuts de notre apprentissage clérical; si l’immuable clémence de Dieu daigne alors changer quelque chose à la perversité de nos mœurs, nous le devrons à vos suffrages et à votre protection. Daigne te souvenir de nous, seigneur Pape. [6,8] LETTRE VIII. SIDONIUS AU SEIGNEUR PAPE GRAECUS SALUT. LE PORTEUR de cette lettre ne soutient une vie pauvre que par son négoce; il ne peut trouver ni gain dans un métier quelconque, ni avantage dans la milice, ni profit dans la culture des terres; s’il se fait connaître par ses travaux mercenaires et ses fatigues de louage, sa bonne renommée s’en accroit bien, mais tout le résultat n’est que pour autrui. Néanmoins, comme il jouit d’une grande confiance, malgré son peu de fortune, toutes les fois qu’à l’arrivée récente d’un vaisseau marchand, il vient acheter avec un argent emprunté, il ne laisse en gage à ses créanciers que sa probité de mœurs bien reconnue. Pendant que j’écrivais cette lettre, on m’a donné ces détails, que je ne balance pas néanmoins à confirmer parce que je regarde comme d’intimes amis ceux qui sont ses intimes à lui. Je vous recommande donc sa jeunesse, à cause des rudes épreuves auxquelles il est soumis ; et comme son nom vient d’être inscrit sur le registre des Lecteurs, vous comprenez que j’ai dû lui donner, à son départ, une lettre ordinaire comme citoyen, une lettre formée comme clerc. Je suis bien fondé à croire qu’il deviendra bientôt un riche commerçant, pourvu qu’il se hâte d’aller profiter de vos bons offices, et qu’il préfère souvent la fontaine du négoce aux froides sources de sa patrie. Daigne te souvenir de nous, seigneur Pape. [6,9] LETTRE IX. SIDONIUS AU SEIGNEUR PAPE LUPUS SALUT. L’HONORABLE Gallus n’ayant pas différé, sur mes ordres, de retourner auprès de sa femme, vous porte les civilités de ma lettre et les effets de la vôtre. A l’ouverture des pages que vous m’aviez adressées, saisi d’une componction soudaine, il se prit à gémir, et reconnut qu’il s’agissait moins d’une lettre pour moi que d’une sentence contre lui. Il promit donc aussitôt de regagner sa patrie, fit les préparatifs du voyage, se mit en route. A cause d’un aussi prompt repentir, nous eûmes soin de lui adresser des paroles plutôt de consolation que de reproche ; car un amendement si hâtif était bien voisin de l’innocence, et aucun homme, n’eût-il rien à se reprocher, ne peut se flatter de faire plus. Heureux celui qui ne s’est point éloigné de vos corrections ! Les paroles d’une censure indulgente sont un puissant motif de s’amender. Et que peut-il y avoir d’aussi précieux que ce genre de réprimande, par lequel un cœur malade peut-être vient à trouver un remède intérieur, lorsqu’il ne pouvait trouver dès reproches extérieurs? Il nous reste maintenant à vous demander que ces prières assidues, qui vous donnent tant d’empire sur les vices, nous fassent retourner, nous aussi, dans la patrie des bienheureux, par d’autres mœurs, comme les Mages de l’Evangile retournèrent dans leur patrie par un autre chemin. J’allais omettre ce que j’ai de plus essentiel à vous dire: remerciez Innocentius, personnage honorable, qui, d’après vos ordres, s’est empressé d’obéir à ce qu’on lui commandait. Daigne te souvenir de nous, seigneur Pape. [6,10] LETTRE X. SIDONIUS AU SEIGNEUR PAPE CENSORIUS, SALUT. LE PORTEUR de cette lettre remplit un ministère dans l’ordre lévitique. En fuyant avec sa famille les orageuses dévastations des Goths, il s’est vu jeté sur votre territoire, je dirai presque par le poids de sa fuite. Là, étranger, dénué de tout, il a semé un peu de grain sur un étroit espace de terre à demi-travaillée, dans les domaines de l’Eglise que gouverne ta sainteté; il demande qu’on lui permette de recueillir en entier le produit de son travail. Pourvu que vous l’accueilliez avec les égards bienveillants qui sont dus aux enfants de la foi, c’est-à-dire pourvu qu’on n’exige pas de lui la portion qui vous revient sur la glèbe, cet étranger, dont les désirs sont aussi bornés que l’est sa fortune, se croira aussi heureux que s’il cultivait les champs de sa patrie. Faites-lui grâce du tribut légitime et ordinaire, et, comme s’il avait été magnifiquement enrichi pour son voyage, il reviendra plein de reconnaissance. Si tu veux, par la voie de cet homme, m’écrire avec ta bienveillance accoutumée, nos frères d’ici et moi nous regarderons ta lettre comme tombée du ciel. Daigne te souvenir de nous, seigneur Pape. [6,11] LETTRE XI. SIDONIUS AU SEIGNEUR PAPE ELEUTHERIUS SALUT. CETTE lettre vous recommande un Juif, non que j’aime une erreur qui fait périr ceux qui l’ont embrassée, mais parce que nous ne devons jamais condamner sans retour quelqu’un d’entre les Juifs, quand il vit encore; car on peut espérer d’être absous, lorsqu’on a les moyens de se convertir. Cet homme vous fera mieux connaître de vive voix l’état de son affaire; il est assez difficile de concilier de longues explications avec les formes nettes et précises que demande la lettre. Assurément, soit dans les affaires, soit dans les débats de ce monde, les Juifs peuvent avoir une cause juste; tu peux donc aussi, tout en désapprouvant sa croyance, prendre intérêt à la personne de ce malheureux. Daigne te souvenir de nous, seigneur Pape. [6,12] LETTRE XII. SIDONIUS AU SEIGNEUR PAPE PATIENS SALUT. Chacun juge différemment du bonheur des hommes; pour moi, je pense que celui-là surtout travaille à sa propre félicité, qui travaille à la félicité d’autrui, et qui, prenant pitié des maux et de l’indigence des fidèles, accomplit sur la terre les œuvres des cieux. Que signifie cela, me diras-tu? Ce langage, bienheureux pontife, te regarde principalement, toi qui ne bornes pas ton zèle à secourir les besoins que tu connais, mais qui, portant jusqu’aux dernières limites des Gaules ta généreuse sollicitude, as coutume de considérer la nature des besoins, avant de regarder à la qualité des indigents. La pauvreté et la faiblesse ne sont point un préjudice pour quiconque ne peut venir te trouver car tes mains préviennent par leurs aumônes celui que ses pieds n’ont pu porter jusqu’à toi. Ta vigilance passe dans les provinces étrangères, tu dilates ton affectueuse tendresse pour consoler des infortunes lointaines. Et c’est ainsi que, touché de la honte et de la modestie des pauvres absents, comme des plaintes de ceux qui t’environnent, tu as souvent essuyé les larmes de ceux dont tu n’as pas vu les yeux. Je ne parle point de ces veilles infatigables, des prières, des dépenses que chaque jour tu fais pour des citoyens défaillants et appauvris. Je ne parle pas de ce sage tempérament avec lequel tu agis; de cette réputation de politesse et d’abstinence qui fait que le roi ne se lasse pas de vanter tes dîners auxquels il daigne venir, et que la reine s’émerveille de tes jeûnes. Je ne parle pas des magnifiques ornements dont tu embellis l’église qui t’est confiée; on doute, quand on les voit, si les anciens ouvrages que tu répares l’emportent sur ceux que tu fais faire. Je ne dis rien des nombreuses basiliques dont tu as jeté les fondements, ni des richesses dont tu les ornes. Pendant que ton zèle agrandit le domaine de la foi, le nombre des hérétiques diminue seul. Par une sorte de chasse apostolique, tu enveloppes dans les filets de tes prédications spirituelles les sauvages esprits des Photiniens. Les barbares, une fois convaincus par tes discours, s’attachent à tes pas, sans pouvoir s’en écarter, jusqu’à ce que tu viennes, heureux pêcheur des âmes, à les retirer du gouffre profond de l’erreur. La plupart de ces choses te sont communes peut-être avec le reste de tes collègues; mais, ce qui te revient en quelque sorte, comme disent les jurisconsultes, à titre de préciput, et ta modestie ne pourra le désavouer, c’est l’humanité avec laquelle tu as distribué gratuitement dans les Gaules désolées et partout souffrantes., après l’incursion des Goths, après l’incendie des moissons, un blé acheté de tes propres deniers; car, pour ces peuples épuisés de faim, c’eût été déjà un bienfait inexprimable, si ce blé leur fût venu à titre de marchandise, et non pas à titre de présent. Nous avons vu les chemins embarrassés des vivres envoyés par toi, nous avons vu sur les bords de 1’Arar et du Rhône plus d’un grenier que tu avais rempli seul. Loin d’ici les fictions et les fables du paganisme, loin d’ici ce Triptolême qui fut presque porté jusqu’aux cieux pour avoir découvert le blé, et à qui la Grèce, célèbre par ses architectes, ses peintres, ses sculpteurs, consacra des temples, éleva des autels; ce Triptolême dont elle reproduisit les traits sur la toile. La renommée toujours douteuse raconte qu’errant avec deux navires, auxquels, dans la suite, les poètes prêtèrent la forme de dragons, il porta chez des peuples grossiers encore et nourris de glands, le blé inconnu jusque-là. Pour toi, sans qu’il faille parler de tes largesses abondamment répandues au sein des Gaules, jaloux de prodiguer des vivres aux cités qui bordent la mer Tyrrhénienne, tu as bien plus tôt couvert deux fleuves que rempli deux vaisseaux avec tes magasins. Mais si ta piété s’offense de se voir louée par les exemples trop profanes des superstitions d’Eleusis, je vais, en écartant le sens mystique, recourir à l’histoire de Joseph. Ce vénérable patriarche, ayant prévu la stérilité qui devait suivre sept années d’abondance, sut y pourvoir aisément. Si je considère le sens moral de ce fait, il n’est pas moins grand que Joseph, ce me semble, celui qui répand des secours au milieu d’une semblable calamité qu’il n’a pas devinée. Ainsi, quoique je ne puisse connaître au juste les actions de grâces que te rendent les habitants d’Arles, de Riez, d’Avignon, d’Orange, de Viviers, de Valence et de Trois-Châteaux, parce qu’il est difficile de mesurer au poids de l’or la reconnaissance de ceux auxquels tu as prodigué des vivres sans en exiger de l’argent, moi, néanmoins, je te remercie beaucoup au nom du peuple Arverne que tu as secouru, quoique tu ne fusses engagé à cela ni par la communauté de la province, ni par la proximité de la ville, ni par la commodité d’un fleuve, ni par l’offre d’argent. Ils me chargent donc de te présenter la vive expression de leur gratitude, ceux qui n’ont dû la vie qu’à tes abondantes largesses. Maintenant, après avoir rempli le mieux que j’ai pu la mission qui m’était confiée, je quitte le rôle de député pour passer à celui de nouvelliste. Or, sache que ta gloire est répandue dans toute l’Aquitaine; tu y es aimé, loué, désiré, respecté ; tu vis dans tous les cœurs, chacun fait des vœux pour toi. Au milieu des malheurs de nos temps, tu es un bon ministre de Dieu, un bon père, une bonne année pour ceux auxquels il a été utile de passer par les dangers de la faim, puisqu’ils ne pouvaient autrement ressentir tes bienfaits. Daigne te souvenir de moi, seigneur Pape.