[1,0] LIVRE I. [1,1] LETTRE I. SIDONIUS A SON CHER CONSTANTIUS, SALUT. DEPUIS longtemps, mon digne maître, avec cette force d'autorité persuasive, avec cette rare prudence qui te caractérise, quand il s'agit de conseil, tu me demandes que s'il m'est échappé, en différentes occasions, quelques lettres un peu soignées, selon que le sujet, la personne, la circonstance me les inspirèrent, je les réunisse toutes en un seul volume, après les avoir revues et corrigées, pour suivre, dans une allure présomptueuse, le style arrondi de Q. Symmaque et l'art consommé de C. Pline. Car, pour ce qui regarde Cicéron, en fait de style épistolaire, il vaut mieux, je crois, garder le silence, puisque Julius Titianus lui-même, sous les noms de femmes illustres, n'a pu nous en retracer une digne image. Aussi, les autres disciples de Fronton, le jalousant comme un rival de gloire, l'ont-ils appelé le singe des orateurs, parce qu'il imitait un genre d'écrire suranné. Je ne saurais t'exprimer combien, dans mon esprit, je me suis toujours placé au-dessous de ces hommes-là ; j'ai toujours cru qu'il faut laisser à chacun d'eux la prérogative que lui assurent son époque et son talent. Toutefois, je t'obéis, et je te donne ces lettres, non pas à revoir, car ce serait trop peu, mais à polir et à limer ; sachant que tu es le zélé protecteur, non seulement des lettres, mais encore de ceux qui les cultivent. Tu me pousses donc, malgré mon hésitation, sur cette mer de la renommée. Pourtant, j'aurais mieux fait de laisser dans l'oubli un ouvrage de ce genre; j'aurais dû me contenter de la gloire que m'ont donnée des vers publiés avec plus de succès que de talent; j'ai traversé les écueils, essuyé les cris de la jalousie, et depuis assez longtemps l'ancre d'une illustration suffisante pour moi, est assise au port du jugement public. Si ces bagatelles échappent aux dents de l'envie, tu ne tarderas pas à voir sortir de ma plume de nombreux volumes sur diverses matières. Adieu. [1,2] LETTRE II. SIDONIUS A SON CHER AGRICOLA, SALUT. PLUS d'une fois tu m'as prié de te faire connaître l'extérieur et les habitudes de Théodoric, roi des Goths, dont la renommée populaire vante la politesse. J'obéis volontiers, jaloux de satisfaire, autant que le permet l'espace d'une lettre, ta curiosité si louable et si noble. C'est un prince bien digne d'être connu de ceux-là mêmes qui ne sont point admis à son intimité ; car Dieu, souverain arbitre, et la nature, se sont réunis pour le combler des plus heureux dons. Ses mœurs sont telles, que l'envie même, qui assiège les trônes, ne saurait lui refuser des éloges. Quant à sa taille, elle est bien proportionnée, au-dessous des plus élevées, et supérieure aux moyennes. Sa tête, arrondie par le haut, présente une chevelure frisée qui se rejette un peu vers le sommet du front. Des nerfs saillants ne viennent point déparer son cou. Un arc épais de sourcils couronne ses deux yeux. Lorsqu'il abaisse les paupières, la longueur de ses cils atteint presque le milieu de ses joues. Ses oreilles, suivant la coutume de sa nation, sont couvertes par des cheveux qui descendent en tresses. Son nez est agréablement arqué. Ses lèvres, minces et délicates, se proportionnent à sa bouche dont les angles sont peu dilatés. Si, par hasard, ses dents viennent à se montrer avec leur gracieux alignement, elles offrent une blancheur égale à celle de la neige. Chaque jour on lui coupe le poil qui pousse à l'ouverture des narines. Vers la cavité de ses tempes, se hérisse une barbe touffue, et tous les jours un barbier lui arrache avec des pinces celle qui croît depuis le bas du visage jusqu'aux joues. Son menton, sa gorge, son cou sans obésité, mais d'une carnation délicate, présentent une peau qui le dispute au lait pour la blancheur, et qui, vue de près, semble teinte du vermillon de la jeunesse ; car, la rougeur dont ses joues se colorent souvent, est plutôt l'effet de la pudeur que de la colère. Il a les épaules bien arrondies, les bras forts et vigoureux, les mains larges, le ventre retiré en arrière et la poitrine avancée. L'abaissement de l'épine, vers les lieux où les côtes prennent naissance, partage la surface de son dos. Les saillies de ses muscles donnent à ses côtés beaucoup d'élévation. Une ceinture environne ses flancs pleins de vigueur. Ses cuisses présentent le poli de l'ivoire ; ses jarrets sont mâles et nerveux ; ses genoux sans rides et bien conformés. Ses jambes s'appuient sur des mollets arrondis, et des membres si vastes reposent sur un très petit pied. Me demandes-tu quelles sont ses actions journalières et publiques? Il se rend avec une suite peu nombreuse aux assemblées de ses prêtres, qui précèdent l'aube du jour; il prie avec grande attention, mais, quoiqu'il le fasse à voix basse, l'on peut remarquer aisément que cette observance extérieure tient plutôt de l'habitude que de la religion. Les soins qu'exige l'administration du royaume, occupent le reste de la matinée. Un écuyer de sa suite se tient debout auprès de son siège ; on introduit la troupe des gardes revêtus de fourrures, afin qu'ils ne s'éloignent pas ; on les écarte ensuite, de peur qu'ils ne fassent trop de bruit, et ainsi, ils parlent à leur aise devant les portes, en dehors des rideaux et en dedans des barrières. Cependant, on fait entrer les envoyés des puissances ; le roi écoute beaucoup, répond assez peu. S'agit-il de discuter quelque affaire; il ne se presse pas. S'agit-il de l'expédier ; il ne met point de retard. Est-ce la deuxième heure; il se lève de son siège pour visiter ses trésors ou ses haras. S'il veut aller à la chasse, après l'avoir toutefois annoncé d'avance, il regarde comme au-dessous de la majesté royale d'attacher un arc à son côté: lui montre-t-on alors, ou le hasard lui vient-il offrir dans la route un oiseau, une bête sauvage à sa portée, il tend la main en arrière et reçoit de celle d'un page un arc dont la corde flotte détendue; car, de même qu'il regarde comme puéril de le porter dans un étui, il croit aussi qu'une femme seule peut l'accepter déjà tout prêt. Ainsi donc, après l'avoir reçu, tantôt il le bande en faisant fléchir les deux bouts; tantôt, appuyant contre son talon l'extrémité où se trouve le nœud, il pousse du doigt la boucle pendante et mobile ; puis il prend des traits, les ajuste, les chasse. Il demande auparavant ce que vous désirez qu'il frappe : vous désignez l'objet, il l'atteint aussitôt. Et si l'un des deux doit se tromper, le coup de celui qui décoche le trait est moins souvent en défaut, que la vue de celui qui indique le but. Dans les festins, car ses repas ordinaires ne différent point de ceux d'un particulier, on ne voit jamais un esclave essoufflé placer sur des tables fléchissantes une grande quantité d'argenterie grossière et jaunâtre. On met alors beaucoup de réserve dans les paroles; car, ou l'on garde le silence, ou l'on ne tient que des propos sérieux. Les garnitures des lits de table, et les autres meubles de la salle, sont tantôt de pourpre, tantôt de fin lin. Ce qui fait le prix des mets, c'est l'art et non pas la valeur; la vaisselle se recommande bien plus par la netteté que par le poids. Les convives ont plutôt à se plaindre du petit nombre de santés qu'on leur porte, qu'ils ne sont obligés de refuser les coupes et les patères, pour avoir trop bu. En un mot, on remarque dans ses repas l'élégance des Grecs, l'abondance des Gaulois, la célérité des Italiens, la pompe d'une fête publique, l'attention d'une table privée, l'ordre qui sied à la demeure d'un roi. Mais il est inutile de te parler plus longtemps de ce luxe d'apparat, qui ne saurait être ignoré des personnes même les plus éloignées du monde. Revenons à notre sujet. Après le repas, Théodoric souvent ne fait point la sieste, ou ne la fait que très courte. Quand il veut jouer, il ramasse les dés avec vitesse, les examine avec sollicitude, les agite avec adresse, les lance avec vivacité, les interpelle en plaisantant, les attend avec patience. Si les coups sont heureux, il se tait; s'ils sont malheureux, il rit ; jamais il ne s'emporte, toujours il se conduit en sage. Il dédaigne également de craindre la revanche, ou de la prendre; il méprise les chances favorables qu'on lui offre; sont-elles contraires, il passe outre. On se retire sans bruit, Théodoric se retire sans tricherie. Vous le croiriez, au milieu même du jeu, tout occupé de guerre. L'unique objet pour lui, c'est la victoire. Dans ces circonstances, il dépose un peu la gravité royale, exhorte à jouer avec liberté, comme entre des égaux. Pour te dire mon sentiment, il a peur d'être craint. Il s'amuse de l'émotion du vaincu, et croit enfin qu'on ne s'est point laissé gagner par déférence, quand l'humeur d'un antagoniste vient le convaincre de son triomphe. Ce qui te surprendra, c'est que souvent cette joie, qui résulte des causes les plus simples, fait valoir le mérite des affaires les plus importantes. Alors, des grâces qui avaient été refusées à la protection, sont accordées subitement. Alors, moi-même, si j'ai quelque chose à demander, je me tiens heureux d'être vaincu, puisque ma défaite au jeu amène le succès de ma requête. Vers la neuvième heure, les soins fatigants du trône commencent à renaître. Viennent les solliciteurs, viennent ceux qui les éloignent ; partout frémissent la cabale et l'intrigue. La foule s'éclaircit à l'approche du souper du roi, puis se disperse chez les courtisans, et chacun veille auprès de son patron, jusqu'au milieu de la nuit. Quelquefois, mais rarement, on donne pendant le souper, un libre cours aux saillies des mimes, de manière toutefois que nul convive ne devienne le but d'une épigramme sanglante et envenimée. On n'entend là néanmoins ni orgues hydrauliques, ni concerts savants et étudiés. Là, point de joueur de lyre, point de joueur de flûte, point de maître de chœur ; point de femme qui joue du sistre ou de tout autre instrument ; le roi n'admet que les musiciens dont les sons ne plaisent pas moins à l’âme, que les chants à l'oreille. Quand il s'est levé de table, les gardes du trésor commencent leurs fonctions nocturnes; ils se tiennent armés devant les portes du palais royal, ou ils doivent veiller pendant les heures du premier sommeil. Et quel rapport tout ceci peut-il avoir à mon sujet, puisque je ne t’ai point promis de te parler au long du gouvernement, mais de te dire quelques mots sur le prince? Il convient que je pose ici la plume, car tu as seulement demandé que je te fisse connaître les goûts et la personne de Théodoric; et moi, j'ai voulu écrire, non pas une histoire, mais une lettre. Adieu. [1,3] LETTRE III. SIDONIUS A SON CHER PHILIMATIUS, SALUT. COURAGE donc, chasse-moi du sénat après m'avoir demandé, suivant les lois contre la brigue, pourquoi je mets tant d'efforts à obtenir une dignité héréditaire, moi dont le père, le beau-père, l'aïeul, le bisaïeul ont été préfets de Rome et du prétoire, maîtres du palais et commandants des armées. Voilà que mon cher Gaudentius, jusqu'ici simple tribun du prétoire, laisse bien loin derrière lui nos concitoyens engourdis et inactifs, et s'élève à la dignité de vicaire. A la vérité, nos jeunes gens murmurent de voir ainsi leur noblesse abaissée; mais Gaudentius, qui dépasse ses détracteurs, n'est accessible à nul autre sentiment qu'à celui de la joie. On respecte donc un homme jusque-là méprisé; on s'émerveille des soudaines faveurs de la fortune, et celui qu'on dédaignait perdu dans la foule, on l'admire aujourd'hui siégeant sur le tribunal. Gaudentius, par la voix rauque du crieur, frappe les oreilles quelquefois assoupies des envieux; et si vive que soit l'inimitié qui les excite contre lui, néanmoins ils sont assignés devant les bancs des avocats. Il te faut donc, par le privilège de conseiller préfectorial qui t'est offert, et qui t'élève à la participation de la préfecture elle-même, compenser promptement la perte d'une autre dignité ; car, si tu viens au conseil sans cette prérogative, il semblera que ta n'aies exercé que les fonctions de vicaire. Adieu. [1,4] LETTRE IV. SIOONIUS A SON CHER GAUDENTIUS, SALUT. COURAGE, très noble citoyen; ton mérite t'a donné les faisceaux, et, pour posséder ces titres, ces hautes dignités, tu n'as fait valoir ni l'opulence de ta mère, ni les largesses de tes ancêtres, ni les joyaux de ton épouse, ni les trésors de ton père ; au contraire, ce qui t'a recommandé dans la maison du prince, c'est ta franchise, ton application bien éprouvée, et le bon choix de tes connaissances. O trois et quatre fois heureux, toi, dont l'élévation réjouit tes amis, afflige tes envieux, illustre tes descendants, sert d'exemple aux hommes de cœur et d'activité, d'encouragement aux lâches et aux paresseux ! S’il se trouve des personnes toutefois qui ambitionnent plus tard de l’imiter, elles se devront peut-être à elles-mêmes de t'atteindre ; mais elles se devront sans doute de venir après toi. Il me semble voir, cela soit dit sans offenser les gens de bien, il me semble voir cette paresse orgueilleuse des envieux, ce dégoût de combattre si ordinaire aux lâches, lorsque, dans le désespoir de s'élever, ils philosophent à table, vantent les loisirs de ceux qui ne sont point dans les honneurs, et cela par un vice de paresse, plutôt que par un désir de perfection. Les anciens rejetaient un pareil prétexte, de peur que les enfants ne s'en autorisassent ; ainsi, comparant à des pièces d'étoffe les essais d'éloquence des jeunes gens, ils disaient qu'il est plus difficile d'allonger un discours peu étendu que de le raccourcir. En voilà bien assez sur ce sujet ; sois persuadé, je te prie, que j'ai la volonté sincère de correspondre à ton amitié, si Dieu toutefois, favorisant de louables désirs, me ramène sain et sauf auprès de toi. Adieu. [1,5] LETTRE V. SIDONIUS A SON CHER HERONIUS, SALUT. J'ETAIS à Rome, lorsque j'ai reçu la lettre par laquelle tu me demandes avec empressement si les affaires, objet de mon voyage, marchent suivant notre commun désir. Tu veux aussi connaître par quelle route et de quelle manière j'ai voyagé, quels fleuves illustrés par les chants des poètes, quelles villes remarquables par leur situation, quelles montagnes fameuses, quelles plaines célèbres par les combats qui s'y sont livrés, j'ai vus dans mon chemin: tu trouves, en effet, une sorte de plaisir à connaître, par le récit fidèle de témoins oculaires, les choses que tu as apprises dans les livres. Je me réjouis donc du désir que tu manifestes de connaître ce que je fais ; une telle curiosité ne part que de ton cœur. Je vais, contre l'ordinaire, te peindre d'abord, avec l'aide de Dieu, les agréments de mon voyage, quoique nos ancêtres commençassent par le récit des événements fâcheux. En sortant des murs de notre Rhodanusia, je me servis de la poste impériale, comme appelé par l'empereur lui-même; sur ma route, s'offraient les demeures de mes connaissances et de mes proches; ce qui me retardait, ce n'était donc pas le manque de voitures, mais la foule de mes amis; ils me serraient en d'étroits embrassements, et me souhaitaient à l'envi un heureux voyage, un retour plus heureux encore. C'est ainsi que j'arrivai aux Alpes; je les franchis promptement et sans peine, entre les flancs escarpés de montagnes effrayantes, par un sentier doux que la neige avait creusé sur le chemin ordinaire. Si quelques fleuves n'étaient point navigables, on pouvait aisément les passer à gué, ou du moins sur des ponts voûtés en arcs, élevés par les anciens, et dont le ceintre s'étend depuis les fondements jusqu'à la chaussée, revêtue de cailloux. Je montai sur la diligence du Tésin, qui me conduisit bientôt à l'Eridan ; je ris beaucoup des sœurs de Phaéton, que nous avons souvent chantées à table, et des larmes d'or qu'elles répandaient avant d'être changées en arbre. Porté un peu en travers des bouches du bourbeux Lambro, du bleuâtre Adda, du rapide Adige, du paresseux Mincio, je vis jusque dans leurs lits ces fleuves qui prennent leurs sources aux monts Liguriens et Euganées; les rives en sont couvertes de forêts de chênes et d'érables. On y entend les doux concerts des oiseaux, dont les nids se balancent cachés tantôt parmi les roseaux creux, tantôt parmi les joncs acérés, tantôt parmi des broussailles flexibles; tous ces arbustes, nourris par l'humidité du sol, croissent pêle-mêle sur les bords de ces rivières. Chemin faisant, j'arrivai à Crémone, dont le voisinage fut autrefois si déploré par le berger de Mantoue. Ensuite, pendant que les rameurs vénitiens cédaient la place à ceux d'Emilie, j'entrai à Brixillum, pour en sortir aussitôt; puis bordant la voie Flaminienne, je laissai à gauche le Picenum, et à droite l’Umbrie. Dans ces contrées, l'Atabulus de Calabre, la région pestilentielle de Toscane, l'air chargé d'exhalaisons empoisonnées, le passage subit et alternatif du froid au chaud, m'épuisèrent et me firent tomber malade. Cependant, la fièvre et la soif me dévoraient les entrailles. Pour les apaiser, je promettais à leur avidité, non seulement les eaux délicieuses des fontaines ou des sources cachées, mais encore toutes celles qui étaient voisines, ou qui pourraient s'offrir à ma vue, c'est-à-dire les eaux limpides du Fucin, celles du froid Clitumne, du bleu Téveron, du sulfureux Naro, l'onde pure du Fabaris, et l'eau trouble du Tibre; toutefois c'était en vain. Cependant Rome s'offrit à mes regards; il me semblait que j'allais épuiser et ses aqueducs, et ses naumachies. Avant d'atteindre le Pomœrium, je me prosternai sur le seuil triomphal des Apôtres, et je sentis tout à coup se dissiper la langueur qui accablait mes membres. Après avoir éprouvé, d'une manière aussi miraculeuse, l'assistance du Ciel, j'entrai dans une hôtellerie dont j'ai loué une portion, et c'est là que maintenant je t'écris de mon lit; je prends un peu de repos, avant de me présenter aux portes tumultueuses du prince et des courtisans. A mon arrivée, on célébrait les noces du patrice Ricimer, et de la fille de l'empereur, unis ensemble dans l'intérêt de la tranquillité publique. Au milieu de cette joie commune non seulement à tous les ordres de citoyens, mais encore aux différents partis, j'envie le repos tranquille dont vous jouissez au-delà des Alpes. Au moment où je t'écris ces lignes, on affiche des épithalames en vers fescennins à la porte de tous les théâtres, dans tous les marchés, au prétoire, dans toutes les places publiques, sur les murs des temples et des gymnases. Les études sont suspendues, les affaires laissées de côté, les tribunaux se taisent, les députations sont différées, toute brigue est interrompue, et, devant les bouffonneries des histrions, toute occupation sérieuse disparaît. Déjà la jeune vierge est livrée à Ricimer; déjà il a reçu la couronne de l'époux, la robe brodée de palmes du consulaire; déjà la conductrice s'est vêtue de la cyclade; Ricimer a pris la toge du sénateur; déjà il dépose l'humble manteau, et néanmoins la pompe nuptiale continue, parce que la nouvelle mariée n'a point encore été conduite à la maison de son époux. Une fois ces réjouissances finies, je te ferai part de mes démarches, si pourtant la fin de la solennité vient mettre un terme à ces loisirs si agités de toute une ville. Adieu. [1,6] LETTRE VI. SIDONIUS A SON CHER EUTROPIUS, SALUT. DEPUIS longtemps, sans doute, je désirais t'écrire; aujourd'hui que, grâces au Christ, je prends le chemin de Rome, je suis bien plus porté à le faire. L'unique, ou plutôt le vrai motif qui me presse, c'est l'envie que j'ai de t'arracher à la profondeur de ton repos domestique, pour t'engager à solliciter les charges du palais. Je dois ajouter à cela que, par la faveur de Dieu, tu es dans toute la vigueur de l'âge, du corps, de l'esprit, puis ensuite que tu es abondamment pourvu de chevaux, d'armes, de vêtements, de richesses, d'esclaves, et que, si je ne me trompe, tu crains seulement de commencer. Actif, comme tu l'es, dans ton intérieur, une sorte d'inertie et je ne sais quel découragement te font reculer devant un voyage en pays étranger; si toutefois un homme de race sénatoriale, qui chaque jour a sous les yeux les images de ses ancêtres vêtus de la trabée, peut dire avec raison qu'il a quitté son pays, lorsqu'une fois, et dans sa jeunesse, il a vu le domicile des lois, le gymnase des lettres, le palais des dignités, le faite du monde, la patrie de la liberté, l'antique cité de l'univers, où les Barbares seuls et les esclaves puissent être étrangers. Et maintenant, ô honte! tu restes parmi des bouviers rustiques et de vils porchers. Fendre la terre avec une charrue tremblante; butiner les vertes richesses des prairies, penché sur la faux recourbée; labourer, incliné sur le hoyau, une vigne chargée de sarments, c'est là maintenant pour toi le comble de la félicité. Que ne te réveilles-tu plutôt, afin que ton esprit, abandonnant la mollesse et la torpeur d'un ignoble loisir, s'élève à de plus grandes choses. Il n'appartient pas moins à un homme de ton rang, de cultiver sa personne que sa villa. Et d'ailleurs, ce que tu nommes l'exercice de ta jeunesse, n'est autre chose que le repos des vétérans, dont les mains affaiblies échangent le glaive rouillé pour le hoyau tardif. Soit : des vins abondants écumeront dans tes celliers agrandis; tes greniers se rompront sous des monceaux de blé; un pâtre robuste enfermera dans ton immense bergerie un nombreux troupeau, qui t'offre son lait avec ses mamelles pendantes; que sert-il d'accroître ainsi ton patrimoine, et de t'y cacher non seulement au milieu de toutes ces choses, mais, ce qui est plus honteux, pour ces choses mêmes? Ce ne sera pas à tort que, dans nos assemblées, derrière des jeunes gens assis au tribunal et ouvrant leur avis, la sentence d'un pauvre parvenu aux honneurs tombera sur toi, obscur citoyen des champs, vieillard debout, noble perdu dans la foule, lorsque tu verras avec douleur que tu as été devancé par des hommes, pour qui c'eût été déjà trop de suivre nos pas. Qu'ajouter de plus? Si tu te rends à mes exhortations, je serai le compagnon, l'aide, le guide de tes efforts; j'y prendrai part. Mais si, retenu dans les liens enchanteurs du plaisir, tu aimes mieux t’attacher aux dogmes d’Epicure, qui rejette la vertu et place le souverain bien dans les voluptés du corps, j'atteste nos ancêtres, j'atteste nos descendants que je suis étranger à cette conduite. [1,7] LETTRE VII. SIDONIUS A SON CHER VINCENTIUS, SALUT. LE malheur d'Arvandus m'afflige, et je ne le dissimule pas. Car, ce qui met le comble à la gloire de l'empereur, c'est qu'on peut aimer publiquement ceux-mêmes qui sont condamnés à la peine capitale. J'ai été ami de cet homme, au-delà de ce que pouvaient souffrir la faiblesse et la légèreté de son caractère. Ce qui l'atteste, c'est la haine que je me suis attirée depuis peu à cause de lui, et dont les feux m'ont consumé dans mon imprudence. Mais, si j'ai persévéré dans son amitié, je le dois à moi-même. Pour lui, il ne sut jamais être constant, je m'en plains avec franchise, et non point pour insulter à son malheur ; car, en méprisant les conseils de ses plus fidèles amis, il a été en tout le jouet de la fortune ; enfin, si quelque chose peut m'étonner, ce n'est pas qu'il soit tombé, mais qu'il ait été si longtemps debout. Oh ! combien de fois ne se vantait-il pas lui-même d'avoir souvent bravé l'infortune ! et combien de fois n'avons-nous pas déploré de toute notre âme une imprudence qui devait, tôt ou tard, l'entraîner à sa ruine ! Nous étions loin de regarder comme heureux un homme dont le bonheur était plutôt passager que durable. Tu me demandes quelle a été sa manière de gouverner. Avec tous les égards que l'on doit à un ami dans le malheur, je t'exposerai la chose en peu de mots. Arvandus a géré sa première préfecture au milieu de l'affection publique, et la suivante au milieu des plus criantes exactions. Accablé de dettes, et dans la crainte de ses créanciers, il portait envie aux grands qui devaient lui succéder. Il se moquait de tout, voulait tout savoir, méprisait les bons offices, concevait des soupçons contre ceux qui le voyaient rarement, se dégoûtait de ceux qui le voyaient assidûment, tant qu'à la fin, succombant sous le poids de la haine publique, et investi de gardes avant même d'être dépouillé de sa puissance, il fut pris et envoyé à Rome. Là, il se vanta fièrement d'avoir côtoyé sans danger les bords orageux de la mer de Toscane, comme si la conscience ne lui eût rien reproché et que les éléments eussent été, en quelque sorte, à ses ordres. Il était gardé au Capitole par son hôte Flavius Asellus, maître des trésors sacrés, qui respectait encore en lui le dernier éclat d'une dignité dont il venait d'être dépouillé. Sur ces entrefaites, arrivèrent les députés de la province des Gaules, Tonantius Ferréolus, ex-préfet du prétoire et petit-fils du consul Afranius Syagrius, Thaumastus et Petronius, personnages doués d'une haute éloquence, d'une rare habileté dans les affaires, et dignes d'être placés parmi les hommes qui honorent le plus notre patrie; ils venaient à la suite d'Arvandus, munis des pièces nécessaires, l'accuser au nom de leur province. Entre autres preuves pour établir leur accusation, ils portaient une lettre interceptée, que le secrétaire d'Arvandus, arrêté lui aussi, confessait lui avoir été dictée par son maître. Cette lettre paraissait être adressée au roi des Goths, pour le dissuader de faire la paix avec l'empereur grec, pour lui faire entendre qu'il fallait attaquer les Bretons établis sur la Loire, pour lui assurer que, selon le droit des gens, les Gaules devaient être partagées avec les Bourguignons ; elle contenait plusieurs autres folies à peu près semblables, propres à allumer la colère d'un roi féroce, et à faire rougir un prince doux et pacifique. Les jurisconsultes la déclaraient à l'envi un véritable crime de lèse-majesté. Auxanius, personnage très distingué, et moi, nous ne pûmes ignorer tout ce qui se passait; nous regardions comme une chose lâche, perfide et barbare, d'abandonner dans sa disgrâce Arvandus, notre ami commun, quoi qu'il en fût d'ailleurs. Nous rapportâmes donc à cet homme trop présomptueux toutes les machinations qui s'apprêtaient contre lui, et que des adversaires violents et passionnés se proposaient de tenir artificieusement cachées jusqu'au jour du jugement, afin sans doute d'embarrasser, par l'aveu d'une réponse précipitée, un coupable pris au dépourvu, qui repoussait les conseils de ses amis, pour ne s'en fier qu'à lui seul. Nous lui dîmes alors ce qui nous semblait, à nous et à ses amis les plus intimes, un moyen de sûreté. Nous lui conseillâmes de ne faire aucun aveu, quand même cet aveu lui paraîtrait sans importance pour ses ennemis; cette dissimulation les jetterait dans un rude embarras, et les empêcherait d'établir facilement leurs preuves. Après nous avoir entendus, il se détourne de nous, et éclate aussitôt en injures. « Allez, dit-il, hommes dégénérés, et indignes d'avoir eu pour pères des préfets du prétoire, allez avec cette crainte puérile; puisque vous n'y entendez rien, laissez-moi le soin de cette affaire. Arvandus a bien assez de sa conscience ; à peine daignerai-je souffrir que des avocats me défendent contre l'accusation de péculat. » Nous nous retirâmes avec tristesse, aussi confus de son injustice, qu'accablés de chagrin car, où est le médecin qui pourrait se fâcher, toutes les fois que la rage s'empare d'un furieux? Cependant notre coupable parcourait, vêtu de blanc, la place du Capitole; tantôt il se repaissait de trompeuses salutations ; tantôt il écoutait avec plaisir, et comme aux jours de son élévation, les vaines flatteries de la foule ; tantôt il recherchait les étoffes de soie, les pierreries et tous les précieux tissus des marchands, les regardait comme pour les acheter, les prenait, les dépréciait, les déroulait, et, au milieu de tout cela, invectivait hautement contre les lois, les temps, le sénat, le prince, et se plaignait de ce que, loin de punir d'abord ses ennemis, on discutait sa cause. Quelques jours se passent, tout le sénat se réunit dans la salle destinée à l'examen des accusés, comme on me l'a rapporté depuis; car, dans l'intervalle, j'avais quitté la ville. Quelques instants auparavant, Arvandus s'était rendu au palais, plus propre, plus paré qu'à l'ordinaire, tandis que ses accusateurs à demi-vêtus de deuil, et dans un costume négligé, attendaient les messagers des décemvirs, et que, par ce deuil concerté, ils s'emparaient de la commisération qui n'était due qu'à l'accusé, jetant sur lui de l'odieux avec ces vêtements en désordre. Les parties sont appelées et introduites; elles se tiennent, suivant l'usage, debout et éloignées. Avant de commencer la plaidoirie, on offre aux prétoriens la permission de s'asseoir. Arvandus, alors, poussé par une funeste imprudence, va rapidement se placer presque au milieu des juges. Ferréolus, ses collègues à ses côtés, s'assied modestement et sans précipitation sur le bout d'un banc, de manière à faire voir qu'il ne se ressouvenait pas moins de sa qualité de légat que de son rang de sénateur, conduite qui, plus tard, lui valut des éloges et de la gloire. Cependant, les grands personnages qui manquaient étaient arrivés; les parties se lèvent, et les députés exposent leurs plaintes. Après le décret de la province, ils présentent la lettre dont j'ai parlé plus haut; et, pendant qu'on la lisait, Arvandus, que l'on n'interrogeait pas encore, s'écrie qu'il l'a dictée lui-même. Les députés ajoutent qu'elle est bien de lui, quoique cela déjà fût malheureusement trop certain. Mais Arvandus, hors de lui, et ne connaissant pas toute la gravité de sa position, achève de se perdre par un aveu répété deux ou trois fois; ses accusateurs poussent des acclamations, les juges s'écrient qu'il est, de son propre aveu, convaincu du crime de lèse-majesté. Il y avait aussi contre lui mille textes de lois pour le condamner. Alors enfin, il se repentit vainement d'avoir parlé avec imprudence; il changea de visage, reconnaissant trop tard qu'on pouvait être déclaré criminel de lèse-majesté, même sans avoir aspiré à la pourpre. Il se voit dépouillé sur-le-champ des privilèges de la double préfecture qu'il avait exercée pendant cinq ans; rendu et non ajouté à la classe plébéienne, il est envoyé dans la prison publique. Ce qu'il y eut de plus cruel pour lui, comme le rapportent des témoins oculaires, c'est qu'après s'être présenté devant les juges, élégamment paré, tandis que ses accusateurs étaient en habits de deuil, il ne pouvait, dans son malheur, éveiller aucune pitié, quand on l'entraînait après sa condamnation. Quel est celui, en effet, qui serait fort touché de la situation d'un homme, bien paré et bien parfumé, que l'on conduirait aux carrières ou à la prison des esclaves? Son jugement fut à peine différé de quinze jours; condamné à mort, il fut jeté dans l’île du serpent d'Epidaure. Là, défiguré jusqu'à exciter la compassion même de ses ennemis, et banni du théâtre des choses humaines par le courroux d'une fortune dédaigneuse, il doit, suivant le sénatus-consulte de Tibère, traîner un reste de vie pendant trente jours après la sentence, redoutant à chaque heure les crampons de fer, les gémonies et la corde hideuse du bourreau. Pour nous, autant qu'il est en notre pouvoir, absent comme présent, nous faisons des vœux, nous redoublons de prières et de supplications, afin que le glaive déjà tiré suspende ses coups, et que la clémence de l'empereur punisse tout au plus de l'exil, même après la confiscation de ses biens, un homme à demi-mort. Soit qu'il attende, le dernier supplice, soit qu'il doive l'endurer, rien n'égale son infortune, si, malgré tant d'affronts et tant d'outrages, il craint encore quelque chose de plus que de vivre. Adieu. [1,8] LETTRE VIII. SIDONIUS A SON CHER CANDIDIANUS, SALUT. Tu me félicites de mon séjour à Rome, mais toutefois d'un ton facétieux et railleur. Tu te réjouis, dis-tu, de ce que ton intime ami peut voir enfin le soleil à son aise, lui qui a joui si rarement de sa vue, tant qu'il n'a bu que les eaux de la Saône. Car, tu me parles ironiquement du ciel nébuleux de mes Lyonnais, et tu te plains de ce que la chaleur du midi éclaircit à peine le jour voilé sous les brouillards du matin. Et c'est toi, habitant de la fournaise plutôt que de la ville de Césène, c'est toi qui viens nous dire de pareilles choses ! Certes, en quittant ton pays natal, tu m'as bien fait connaître ce que tu penses de ses agréments, de ses avantages, puisque c'est pour toi un bonheur de t'exiler à Ravenne, où les cousins du Pô vous percent les oreilles, où la troupe coassante des grenouilles du municipe sautille à tes côtés. Dans ce marais fétide, où les lois de toutes choses sont éternellement renversées, les murailles croulent, les eaux restent stagnantes, les tours flottent, les vaisseaux reposent immobiles, les malades se promènent, les médecins sont alités, les bains sont glacés, les maisons brûlantes, les vivants meurent de soif, les morts nagent, les voleurs veillent, le pouvoir dort, les clercs se font usuriers, les Syriens chantent l'office, les marchands sont soldats, les soldats marchands, les vieillards jouent à la paume, les jeunes gens au dé, les eunuques s'exercent aux armes, les alliés à la littérature. Vois quel lieu tu prends pour y fixer tes dieux lares ! une cité ou l'on trouve bien plus de territoire que de terre labourable. Ne t'avise donc plus de critiquer les paisibles Transalpins qui, satisfaits du sol natal, ne trouveraient pas leur gloire bien relevée, s'ils ne brillaient que par la comparaison avec ceux dont le climat ne vaut pas le leur. Adieu. [1,9] LETTRE IX. SIDONIUS A SON CHER HERONIUS, SALUT. APRES les noces du patrice Ricimer, c'est-à-dire, après la dissipation des richesses de l'un et de l'autre empire, on rentra enfin dans le calme public, et les choses reprirent leur allure accoutumée. Cependant, accueilli sous le toit du prétorien Paulus, aussi respectable par le savoir que par la vertu, je recevais tous les bons offices d'une douce et gracieuse hospitalité. Assurément, dans quelque genre de science que ce puisse être, cet homme n'a pas de rival. Bon Dieu! quelles propositions captieuses! quelle éloquence fleurie! quels vers harmonieux! quelle merveilleuse adresse dans les doigts! Une chose néanmoins surpasse en lui toutes ces rares qualités, c'est qu'il a une âme bien supérieure à cet éminent savoir. J'ai donc fait sonder par lui tout le premier, s'il est quelque moyen d'avoir à la cour un accès favorable ; avec lui, j'ai examiné quels sont ceux d'entre les grands qui pourraient le mieux seconder nos espérances. Et certes, nous ne devions pas hésiter longtemps, car il y en avait peu dont le patronage put laisser notre choix indécis. Le sénat comptait sans doute parmi ses membres des hommes d'une grande opulence, d'une haute extraction, d'un âge vénérable, d'une sagesse reconnue, d'an rang élevé, d'une égale considération ; mais, sans rien ôter à leur mérite, je dirai que l'on remarquait spécialement deux consulaires fort distingués, Gennadius Avienus et Caecina Basilius. Ces illustres sénateurs, si vous exceptez la prérogative de la milice, étaient, sans contredit, les premiers de l'état après l'empereur. L'un et l'autre, avec un naturel merveilleux, offraient pourtant une diversité de caractère ; et s'ils se ressemblaient, c'était plutôt par le crédit et la considération, que par les goûts et les manières. Je vais donner en peu de mots quelques détails à ce sujet. La fortune seule avait conduit Avienus au consulat, Basilius y était arrivé par son mérite. Avienus était donc renommé pour l'heureuse rapidité avec laquelle il avait obtenu les honneurs ; Basilius, pour le nombre de dignités qu'il avait acquises, quoique assez tard. Venaient-ils à sortir de leurs demeures, une foule nombreuse de clients se pressait devant eux, derrière eux, à leurs côtés ; mais, quoiqu'ils fussent égaux, les espérances et les prétentions de leurs amis étaient fort inégales. Si Avienus avait quelque pouvoir, il l'employait à l'avancement de ses fils, de ses gendres, de ses frères ; toujours assiégé de candidats domestiques, il lui était plus difficile de satisfaire aux sollicitations du dehors. On préférait donc la famille Décienne à celle de Corvinus, parce que Basilius, simple particulier, donnait généreusement aux étrangers ce qu'Avienus, dans les honneurs, n'obtenait que pour les siens. Avienus ouvrait son âme à tous les solliciteurs, et de prime abord, mais sans utilité pour eux ; Basilius ne s'ouvrait qu'à peu de gens, après de longues entrevues, mais avec de féconds résultats. Ils n'étaient ni l'un ni l'autre d'un accès difficile, embarrassant ; mais si vous les cultiviez tous deux, Avienus vous accordait plus facilement son amitié, Basilius un bienfait. Toutes choses longtemps balancées, et après des rapports mutuels, je résolus, tout en conservant des égards pour le vieux consulaire chez lequel j'allais assez souvent, de m'attacher de préférence à ceux qui fréquentaient Basilius. Tandis que, par le moyen de ce personnage remarquable, je tachais d'obtenir quelque chose au nom des députés de l'Auvergne, arrivèrent les calendes de janvier, temps où l'empereur allait commencer un second consulat, et inscrire de nouveau son nom dans les fastes. « Allons, mon cher Sollius, me dit alors mon patron : quoique vous soyez accablé sous le poids de l'affaire dont vous êtes chargé, je veux que vous ranimiez encore votre muse en l'honneur du nouveau consul, et que vous fassiez, même à la hâte, quelques vers de souhait et de félicitation. Je pourrai vous introduire chez le prince, vous faciliter les moyens de les lui débiter, vous obtenir un succès honorable: Si vous en croyez mon expérience, cette bagatelle avancera beaucoup vos affaires. » J'obéis à ses ordres ; il ne retira point ses faveurs à des vers qu'il m'avait demandés; et garant, en quelque sorte, de mon dévouement, il fit si bien avec le nouveau consul, que celui-ci me nomma aussitôt préfet du sénat. Mais, si je ne me trompe, ennuyé de la longueur de ma lettre, tu auras maintenant plus de plaisir peut-être à lire les vers de cet opuscule : mon poème te parviendra donc en même temps que cette missive qui doit causer et s'entretenir avec toi quelques jours, jusqu'à mon arrivée. Si tu m'accordes ton suffrage, j'en serai tout aussi flatté que je pourrais l'être aux comices ou bien aux rostres, en voyant mes paroles accueillies par les nombreux applaudissements des sénateurs et des tribus. Ne va pas toutefois, je t'en avertis et je te le déclare, comparer ces bagatelles aux productions de ta muse. Car, si mes vers osaient se rapprocher des tiens, ils mériteraient d'être comparés, non point à l'éclat des chants héroïques, mais aux pleurs des épitaphes. Réjouis-toi cependant de ce que mon panégyrique a obtenu, si non la renommée, du moins le résultat d'un bon ouvrage. C'est pourquoi, s'il faut égayer par des plaisanteries un sujet grave d'ailleurs, je veux, imitateur du Pyrgopolynice de Plaute, achever ma page en glorieux, c'est-à-dire à la Thrason. Comme j'ai obtenu, avec l'aide du Christ, la préfecture à l'occasion de ce poème, fais donc, en considération de ma dignité nouvelle, que des acclamations unanimes et générales élèvent jusqu'aux nues mon éloquence, si je te plais ; mon bonheur, si je te déplais. Il me semble voir déjà comme tu ris, en comparant mes prétentions avec la jactance de ce présomptueux soldat du poète comique. Adieu. [1,10] LETTRE X. SIDONIUS A SON CHER CAMPANIUS, SALUT. J'AI reçu par le préfet des vivres la lettre dans laquelle tu me le recommandes à moi, nouveau magistrat, comme un de tes anciens amis. Je te remercie beaucoup, je te rends de grandes actions de grâces, de ce que tu as assez bien jugé de mon amitié, pour estimer qu'elle est sûre, pour croire qu'elle est constante. C'est très volontiers, c'est même avec une sorte d'empressement, que je ferai sa connaissance, que j'accueille son amitié ; car je sens que cette condescendance resserrera les nœuds qui nous unissent l'un à l'autre. Pour toi, recommande-moi à sa vigilance, c'est-à-dire, recommande-lui ce qui concerne ma réputation. Je crains que les cris tumultueux du théâtre ne me reprochent la souffrance du peuple romain, et que l'on ne m'impute la disette publique, à moi malheureux magistrat. Je vais l'envoyer au port sur le champ, parce que j'apprends que cinq vaisseaux, partis de Brindes avec du froment et du miel, ont abordé aux bouches du Tibre. Si le préfet répond à mon impatience, il se hâtera d'offrir à l'attente du peuple tout ce que portent ces vaisseaux; il se rendra par là recommandable à moi-même, il me mettra dans les bonnes grâces du peuple, nous fera chérir l'un et l'autre de Campanius. Adieu. [1,11] LETTRE XI. SIDONIUS A SON CHER MONTIUS, SALUT. Tu me demandes, mon savant ami, de t'envoyer, maintenant que tu vas chez tes Séquanais, certaine satire dont tu me crois l'auteur ; une pareille demande peut bien m'étonner. Car, c'est mal à toi d'avoir si tôt mauvaise opinion des mœurs, d'un ami. Quoi ! lorsque j'ai besoin de repos, à mon, âge, me serais-je occupé d'un pareil sujet ? dans ma jeunesse, et quand j'étais au service, il y aurait eu de la présomption à composer de tels vers, du péril à les publier. Quel est l'homme, pour peu qu'il soit instruit, qui ne connaisse ces vers du Calabrais : "On pendra tout poète, auteur de vers médians, En réparation du tort qu'il fait aux gens". Mais afin qu'à l'avenir tu ne croies rien de semblable sur ton ami, je t'exposerai un peu au long, en remontant à l'origine, ce qu'il en est de cette satire qu'une rumeur vaine et méchante a voulu m'attribuer. Au temps de l'empereur Majorien, il circula dans la cour, mais sans nom d'auteur, un écrit plein de vers satiriques très mordants, qui invectivaient contre des noms perfidement dévoilés, et critiquaient beaucoup les vices, plus encore les personnes. Alors, grande rumeur dans la ville d'Arles, où la chose se passait ; on cherchait sur quel poète devait tomber avec justice le poids de l'indignation publique; et ceux que l'auteur anonyme avait irrités en les désignant d'une manière notoire, mettaient surtout de l'ardeur à le découvrir. Le hasard fit que l'illustre Catullinus, qui venait d'Auvergne, arriva pour lors à Arles ; il avait toujours été mon ami, et notre union s'était fortifiée encore depuis que nous avions porté les armes ensemble. Les voyages contribuent puissamment à resserrer les nœuds de l'amitié. Comme il ne se doutait de rien, Paeonius et Bigerrus lui tendirent un piège, et lui demandèrent devant plusieurs personnes, afin de le surprendre, s'il ne connaissait point le nouveau poème ? Oui, répondit-il. Ils lui récitèrent quelques passages, comme par simple plaisanterie ; Catullinus éclata de rire, et se prit à crier bien à contretemps, que ces vers étaient dignes d'être gravés en lettres d'or et placés dans la tribune aux harangues, ou même dans le Capitole. Paeonius, que le satirique avait le plus vivement mordu, transporté de colère, dit à ceux qui l'environnaient : « J'ai trouvé l'auteur de l'injure que nous avons reçue. Voyez-vous comme Catullinus se pâme de rire? Il paraît qu'on lui rappelle des choses connues. Quelle raison le porte à donner si promptement son avis? en parlant ainsi d'une partie de l'œuvre, ne fait-il pas voir qu'il a déjà vu le tout? Sidonius est maintenant en Auvergne; il doit donc être l'auteur de la satire; Catullinus l'aura entendue de sa bouche. » On s'emporte, on se déchaîne contre un absent, contre un homme qui ignorait tout, qui n'était pas coupable ; on n'attend pas de plus amples informations. Voilà comment un homme adroit à manier le peuple sut entraîner, où il lui plaisait, une foule inconstante et mobile. Ce Paeonius était fort bien venu du peuple, et, tribun remuant, il avait plus d'une fois soufflé le feu des séditions. Veut-on connaître ensuite son origine, sa famille? Il était simple citoyen de municipe, et, s'il avait commencé de se faire connaître, c'était plutôt à la réputation de son beau- père qu'il le devait, qu'à celle de son père. Quelquefois cependant il cherchait à s'élever par toutes sortes de moyens, et prodiguait par ambition l'argent qu'il épargnait par avarice. Car, pour s'allier tout au moins par sa fille, très honnête du reste, à une famille d'un rang supérieur au sien, notre Chrémès avait, dit-on, contre sa ténacité habituelle, promis à son Pamphilus une dot magnifique. Et, lorsque la conjuration Marcellienne méditait de ravir le diadème, il s'était mis à la tête de la jeune noblesse pour seconder les factieux ; homme encore nouveau, même dans sa vieillesse, il put enfin, grâces aux tentatives de son heureuse audace et à un long interrègne, jeter quelque éclat sur l'obscurité de sa naissance. Pendant que le trône était vacant, au milieu des troubles de la république, il fut le seul qui, osant prendre les faisceaux pour gouverner les Gaules, sans avoir reçu de mandat, siégeât plusieurs mois en qualité de préfet sur le tribunal des illustres puissances. Ce ne fut qu'au bout d'une année, vers la fin de sa gestion, qu'il reçut les pouvoirs de cette place, suivant la coutume des maîtres de comptes ou plutôt des avocats, dont les dignités ne commencent que lorsque leurs fonctions expirent. Ainsi, devenu préfet et sénateur (je ne veux pas faire un éloge complet de ses mœurs, par égard pour celles de son gendre), il excita contre moi qui ignorais cela, qui étais encore son ami, la haine de beaucoup de gens, plutôt que celle des hommes de bien, comme si j'eusse été le seul de mon siècle à pouvoir faire des vers. Je me rendis à Arles, ne soupçonnant pas ce qui se passait ; et comment l'eussé-je connu ? Mes ennemis s'imaginaient que je n'oserais y paraître ; le lendemain de mon arrivée, après avoir rendu ma visite au prince, j'allai, suivant ma coutume, me promener sur la place publique. Dès qu'on me vit, les séditieux, frappés d'une frayeur subite, ne purent en venir à aucune détermination courageuse, comme dit le poète. Les uns cependant se jetaient à mes pieds avec des respects excessifs; les autres, pour ne pas me saluer, fuyaient derrière les statues, se cachaient derrière les colonnes ; d'autres enfin, l'air triste et soucieux, se pressaient à mes côtés. Moi, néanmoins, je cherchais tout étonné ce que pouvait signifier dans les uns cet orgueil extraordinaire, dans les autres cette soumission profonde ; je ne témoignais rien de ma surprise, lorsqu'un d'entre eux, député sans doute par le grand nombre, s'approcha pour me saluer. Alors, la conversation une fois engagée : « Vois-tu ces hommes-là ? me dit-il. — Oui, répondis-je ; leur contenance me surprend, et je suis loin de l'admirer. — C'est, répondit notre interprète, qu'ils te haïssent ou te craignent comme écrivain satirique. — Comment donc, de quelle manière, depuis quand ? qui a pu me trouver coupable d'un tel crime, qui a pu m'en accuser, qui a pu l'établir ? Courage, mon ami, ajoutai-je en souriant ; demande, je te prie, à ces hommes que mon nom seul irrite, si le délateur qui a imaginé que j'avais fait une satire, a pu supposer encore que je l'eusse répandue ; car, s'ils disent que cela n'est pas, mieux vaut pour eux quitter cet air dédaigneux et superbe. » Aussitôt que le député leur eut fait part de mes paroles, je les vis tout à coup s'avancer vers moi, non pas l'un après l'autre, mais tous ensemble et avec empressement, pour m'embrasser et me prendre la main. Seul, mon Curion, invectivant contre la perfidie des transfuges, se fit reconduire chez lui vers le soir et à la hâte par des porteurs de chaise, plus noirs que ceux qui vont inhumer les morts. Le lendemain, l'empereur nous fit dire de nous trouver au repas qu'il donnait à l'occasion des jeux du cirque. La première place du côté gauche était occupée par le consul ordinaire Severinus, personnage qui avait joui d'une faveur toujours égale, malgré les fréquents changements de princes, et les révolutions survenues dans la république. Près de lui était Magnus, ancien préfet, qui venait de quitter le consulat, et digne à tous égards des deux places qu'il avait occupées ; Camillus, fils de son frère, se trouvait après lui ; il avait aussi passé par ces deux charges, et avait également honoré le proconsulat de son père et le consulat de son oncle. Venait ensuite Paeonius, puis Athenius, homme versé dans les procès et habile à se plier aux variétés des temps. A côté d'Athenius on voyait Gratianensis, personnage d'une conduite irréprochable, qui, sans égaler Severinus en dignités, l'avait toutefois devancé en faveur. Enfin, j'étais le dernier à gauche de l'empereur, qui occupait le côté droit. Vers la fin du repas, le prince adresse d'abord la parole au consul assez brièvement ; puis il passe au consulaire, et après être revenu plusieurs fois à lui, parce qu'on s'entretenait de littérature, il se met à causer avec l'illustre personnage Camillus, et va jusqu'à lui dire : « En vérité, mon frère Camillus, tu as un oncle pour lequel je me félicite d'avoir donné un consulat à ta famille. » Alors, Camillus qui ambitionnait quelque chose de semblable, trouvant l'occasion favorable : « Seigneur Auguste, dit-il, non seulement tu lui en as accordé un, mais c'est encore le premier. » Cette réponse fut reçue avec de bruyantes félicitations, et le respect dû au prince ne put nous empêcher d'applaudir. L'empereur, demandant ensuite quelque chose à Athenius, laissa Paeonius qui se trouvait placé avant lui ; j'ignore s'il le fit à dessein ou non. Celui-ci, piqué mal à propos, prévint plus mal à propos encore Athenius, en répondant pour lui. L'empereur, avec le joyeux abandon qu'il avait montré pendant le repas, sans rien perdre de sa dignité, se prit à sourire, et ce fut pour Athenius l'occasion d'une vengeance non moins signalée que ne l'avait été l'outrage. Le rusé vieillard ne se déconcerte pas, et, comme il voyait toujours avec un dépit secret que Paeonius fût placé avant lui : « Je ne m'étonne pas, dit-il, seigneur Auguste, si Paeonius tâche de m'enlever ma place à table, puisqu'il ne rougit point de la prendre encore pour te répondre. — Cette querelle, dit aussitôt l'illustre Gratianensis, ouvre un beau champ aux satiriques. » L'empereur se retourne alors vers moi : « J'apprends, comte Sidonius, que tu fais une satire. — Et moi, seigneur prince, répliquai-je, je l'apprends aussi. — Il me dit en riant : De grâce, épargne-nous du moins. — Lorsque je m'abstiens, répondis-je, de faire des choses qui sont défendues, je m'épargne moi-même. — Et que ferons-nous donc, me dit l'empereur, à ceux qui t'accusent? — Je répondis : Quelles que soient ces personnes, seigneur prince, qu'elles m'attaquent publiquement. Si l'on peut me convaincre, je dois subir la peine que je mérite ; mais si je parviens à me disculper, je demande à ta clémence qu'il me soit permis, sans outrager les lois, d'écrire tout ce que je voudrai contre mon accusateur. — Alors l'empereur, regardant Paeonius qui avait l'air d'hésiter, lui demanda par un signe si la condition lui plaisait. Mais comme Paeonius, extrêmement confus, gardait le silence, le prince ayant pitié de son embarras : « J'accède à tes désirs, me dit-il, pourvu que sur le champ tu me fasses la requête en vers. — Soit, répliquai-je ; et je me retournai aussitôt, comme si j'eusse demandé de l'eau pour me laver ; puis, après avoir mis autant de temps qu'il en faut à un valet actif pour faire le tour de la table, je m'appuyai de nouveau sur le lit. L'empereur me dit alors : Tu m'avais promis de demander en vers improvisés l'autorisation de composer une satire. — Je répondis : « Grand prince, ordonne, je t'en prie, que celui qui m'accuse d'avoir écrit une satire, prouve le fait, ou qu'il tremble. » On applaudit, c'est peut-être une jactance de le dire, comme pour Camillus ; et ce qui me valut ces félicitations, ce fut moins le mérite des vers, que le peu de temps qu'il m'avait fallu. L'empereur dit alors : « Je prends Dieu et la république à témoin, que jamais je ne t'empêcherai d'écrire ce que tu voudras, puisque l'on ne peut en aucune manière établir les accusations dirigées contre toi ; il serait aussi trop injuste que le prince, laissant vivre des inimitiés privées, la noblesse innocente et tranquille se trouvât en butte à des haines certaines, sous prétexte d'un crime qui ne serait rien moins que prouvé. » Je m'inclinai profondément pour remercier l'empereur de la sentence qu'il venait de prononcer ; et mon harangueur, en qui la colère avait déjà fait place à la tristesse, pâlit tout à coup ; peu s'en fallut même qu'il ne sentît son sang se glacer dans ses veines, comme s'il eût été condamné à tendre la tête sous le glaive. Nous nous levâmes presqu'aussitôt après. Nous nous étions un peu éloignés de l'empereur, et nous prenions nos chlamydes ; le consul se jeta dans mes bras, les préfectoriens me baisèrent les mains, et mon ami Paeonius lui-même s'humilia jusqu'à provoquer leur compassion. Je craignis que ses prières n'armassent contre moi la haine que ses calomnies n'avaient pu exciter. Pressé par les supplications des convives réunis autour de moi, je lui dis enfin que je consentais à ne point faire de vers contre lui, pourvu toutefois que dans la suite il ne s'avisât plus de censurer mes actions; il devait être assez puni, ajoutai-je, de voir qu'en m'attribuant cette satire, il avait travaillé à ma gloire et à son déshonneur. En somme, très excellent seigneur, je pouvais moins reprocher à Paeonius d'avoir inventé la calomnie, que de l'avoir sourdement propagée. Mais, comme la réparation fut si grande, que des hommes distingués et puissants se jetèrent dans mes bras en demandant grâce pour le coupable, l'offense, je dois l'avouer, m'a été bien utile, puisqu'elle a fini par tourner à ma gloire. Adieu.