[0] Épigrammes attribuées à Sénèque. [1] (R.232) — De Sénèque sur la nature du temps. Le temps glouton dévore tout, il déchire tout, il déplace toutes choses et ne permet à rien de subsister longtemps. Les fleuves perdent leurs forces, la mer dans sa fuite met à sec les rivages, les montagnes s’affaissent et leurs sommets élevés s’écroulent. Pourquoi parlé-je de choses tellement insignifiantes ? La voûte grandiose du ciel sera soudain tout entière la proie de ses propres flammes. La mort réclame tout ; mourir n’est pas une peine mais une loi : un jour viendra où ce monde cessera d’exister. [2] (R.236) — De Sénèque / La Corse. Terre de Corse où s’est établi le colon de Phocée, Corse qui en grec répondais au nom de Cyrnos, Corse moins étendue que la Sardaigne mais plus que l’île d’Elbe, Corse parcourue de fleuves poissonneux, Corse terrible aux premiers feux de l’été et plus encore lorsque le Chien féroce montre sa face : ménage ceux qui sont relégués, ceux donc qui désormais sont ensevelis en toi. Que ta terre soit légère pour la cendre des vivants ! [3] (R.237) — Du même auteur / Même sujet. La Corse inculte est enserrée entre d’abrupts rochers ; elle est sauvage et ce ne sont partout que déserts sur une terre désolée. Point de fruits à l’automne ni de moissons en été, et le blanc hiver est dépourvu du don de Pallas. Nulle production n’égaie le printemps chargé de pluie, et le sol sinistre ne donne naissance à aucune plante. On n’y trouve pas de pain, on n’y puise pas d’eau, il n’y a pas d’ultime foyer, mais il n’y a ici que ces deux choses : l’exilé et son exil. [4] (R. 238) — Au départ d’Ovide. Déjà Phoebus a précipité dans les flots gonflés la lumière éclatante du soleil, renouvelant l’astre épuisé dans le fleuve de Téthys. L’astre lunaire monte, élevé sur de jeunes taureaux blancs comme neige, tandis qu’une douce torpeur s’étend sur la voûte céleste. Des agneaux craintifs s’ébattent en mouvements vacillants, et un liquide laiteux nourrit ces animaux couleur de lait. [5] (R.239) — Éloge de Xerxès. Voici le grand Xerxès : tout l’univers accompagne sa progression. Pourquoi hésites-tu, ô Grèce, à porter son joug ? La terre exécute ses ordres, ses flèches ont couvert le ciel, les traits lancés par les Perses cachent la clarté du jour. L’Athos creusé a vu en son sein ses escadres, les eaux de Phrixos reçoivent l’ordre de porter son infanterie. Qui est ce nouveau maître qui bouleverse la terre, le jour et la mer ? Assurément, Jupiter a cessé de gouverner le monde ! [6] (R.396) — Le misérable doit être ménagé. Qui que tu sois, toi qui examines la gorge tranchée d’un ennemi, ne me crois-tu pas encore assez misérable ? Éloigne-toi d’un homme percé de coups ! Souvent la main d’un mort a frappé d’un coup mortel un adversaire vainqueur. [7] (R.397) — La mort de Caton. César, qui tout a pu vaincre, toi, Caton, invaincu dans la faction vaincue, il n’a pu te vaincre. [8] (R.398) — Même sujet. Caton n’a pu s’affranchir de la vie au premier coup : vaincue par l’intensité de la douleur, sa main lui a fait défaut. Il a alors introduit plus profondément ses doigts et sa main droite a ouvert à son âme une large voie par laquelle elle pût sortir. La Fortune lui a opposé un obstacle et a voulu que nous sûmes que la main de Caton a plus de force que le fer. [9] (R.399) — Même sujet. La main qui a reçu l’ordre de profaner la poitrine de l’auguste Caton a été arrêtée et, vaincue, elle a abandonné l’œuvre déjà commencée. Mais lui, tournant vers ses blessures un visage courroucé, s’est exclamé : « Est-il une belle action que n’a pu accomplir Caton ? Ô ma droite, tu hésites ? est-il difficile de tuer Caton ? Mais lorsqu’il sera libre, dès ce moment, je crois, tu n’hésiteras plus ! Tant que vit Caton, il n’est permis à personne d’être esclave, et surtout pas à lui-même : à présent, Caton triomphe s’il meurt ». [10] (R.400-401) —Épitaphe de Pompée. Magnus, tu écrases la Lybie, et tes courageux enfants, objets de ton affection, l’Europe et l’Asie. De si grands noms sont étendus à terre ! Ô Magnus, la Fortune a dispersé les cadavres des tiens sur une étendue aussi vaste que celle sur laquelle elle a conduit vos triomphes. [11] (R.402) — Même sujet. Pompée avait parcouru tout l’univers en vainqueur, mais en retour c’est une maison vaincue qui repose sur toute la terre : le père a déposé ses membres dans un tombeau mal couvert ; l’un de ses fils est à peine recouvert par la terre d’Espagne ; toi Sextus, le sort te donne l’Asie ; la ruine a été répartie : elle était trop grande pour ne s’étendre qu’à un seul continent. [12] (R.403) — Même sujet. L’Asie, l’Europe ou l’Afrique couvrent les Magnus : comme elle est grande, la maison qui s’est écroulée et gît sur toute la terre ! [13] (R.404) — Même sujet. La plus grande perte de la guerre civile est sous elle : si grand, et pourtant c’est à peine si tu es recouvert par un si petit tombeau ! [14] (R.405) — À un excellent ami. Cripsus, toi ma force et mon soutien lorsque je n’en puis plus ; Crispus, admirable aussi sur l’ancien forum ; Crispus, qui jamais n’as usé de ton influence sinon pour te rendre utile, toi la rive et la terre ferme qui abrite mon naufrage, toi notre unique gloire, la citadelle où nous sommes en toute sécurité et à présent le repos de notre âme en détresse ; très cher et fidèle Crispus, toi dont la vertu est énergique et tranquille, dont le cœur est gorgé du miel Cécropien, toi qui es la gloire suprême de ton éloquent aïeul et de ton père, c’est être en exil que d’être privé de toi seul : quoique je gise, accroché aux rochers d’une terre antique, mon esprit que n’entrave aucune terre est auprès de toi. [15] (R.406) — Rituels de ceux qui invoquent les âmes de Magnus. Habitué à connaître par avance le destin dans les entrailles des hommes, l’officiant impie d’un culte immonde a placé sur les flammes les entrailles palpitantes arrachées à la poitrine d’un homme de naissance libre ; il a fendu la terre par une incantation magique, il a osé convoquer Pompée depuis les champs Élysées. Quelle honte ! Pour faire de Pompée le spectateur de ce rituel ! Insensé ! Pourquoi recherches-tu Pompée parmi les ombres infernales ? Cette grande âme ne peut être ensevelie sous la terre ! [16] (R.407) — Une vie assez humble. « Vis et fuis l’amitié des puissants » : ce n’était pas assez dire, car pour être le pire écueil, ce n’est toutefois pas le seul. Vis et fuis les amitiés qui brillent d’un éclat trop vif et tout ce qu’il évident d’honorer. Les puissants seigneurs, les noms porteurs d’une réputation brillante, les maisons chargées du lustre de la noblesse, évite-les et vis loin d’eux ; réduis les voiles et laisse-toi transporter par une barque qui demeure à proximité de la rive. Contente-toi d’une fortune au ras du sol et fréquente tes pairs, car les grandes catastrophes s’abattent depuis les cimes. Les intérêts des puissants ne font pas bon ménage avec ceux des humbles : ils exercent en effet sur eux leur pression aussi longtemps qu’ils tiennent bon et précipitent leur chute lorsqu’il s’écroulent. [17] (R.408) — Même sujet. « Vis et fuis toutes les amitiés » : cela est plus exact que « fuis l’amitié des seuls puissants ». Mon propre sort en est témoin : un ami plus puissant que moi m’a abattu, un autre qui l’était moins m’a abandonné. On doit en même temps se garder de la foule : tous ceux en effet qui avaient été mes pairs ont fui devant le fracas de la ruine prochaine et déserté ma maison sans attendre de la voir s’écrouler. Va donc à présent ne fuir que les seuls puissants ! Toi qui a appris à vivre, vis pour toi seul, car c’est pour toi seul que tu mourras. [18] (R.409) — À sa patrie. Cordoue, dénoue tes cheveux et arbore un visage consterné en t’acquittant avec des larmes de l’offrande due à ma cendre. Pleure désormais, lointaine Cordoue, ton poète, Cordoue, qui jamais n’as été plus affligée qu’aujourd’hui. Car tu ne l’étais pas davantage le jour où, comme les forces de la terre étaient bouleversées, la ruine causée par la guerre s’est abattue sur toi, lorsque, accablée par des calamités jumelles, ta situation était désespérée de part et d’autre et que Pompée et César étaient pour toi des ennemis. Tu ne l’étais pas non plus davantage quand, hélas, une seule nuit t’a apporté trois fois cent cadavres, une nuit qui fut pour toi la dernière ; pas non plus alors que le brigand Lusitanien ébranlait tes murailles et enfonçait tes portes en faisant tournoyer sa lance. Moi, qui étais jadis ton plus illustre citoyen, moi ta gloire, je me retrouve cloué sur un roc ! Dénoue tes cheveux, Cordoue, mais félicite-toi car la nature te baigne de l’ultime océan et tu endures plus tardivement ces malheurs. [19] (R.410) — La garde du tombeau. Qui que tu sois – dirai-je également ton nom ? la douleur obtient tout par la contrainte ! – qui foules à présent notre cendre en ennemi et qui, non content de la si grande et soudaine catastrophe qui s’est abattue sur nous, décoches des traits cruels à la tête d’un mort : crois-moi, la nature a alloué quelques forces aux tombeaux, l’ombre défend sa sépulture. Jaloux ! crois les dieux qui te le disent à présent eux-mêmes, crois mes Mânes qui te le répètent à leur tour : c’est une chose sacrée que le malheureux ; ne touche pas mes restes : que tes mains sacrilèges s’écartent de mon tombeau ! [20] (R.411) — Athènes. Qui que tu sois, étranger, qui visites la Cécropienne Athènes, c’est à peine si elle te montrera une trace de son ancienne gloire. « Est-ce là », demanderas-tu, « celle que recherchèrent les dieux après avoir abandonné le ciel ? Et après qu’ils se furent réparti les règnes, est-ce ici que se trouva l’urne ? ». Tu diras la même chose à la vue de la citadelle d’Agamemnon : « Cette cité victorieuse gît, plus ravagée que celle qu’elle a vaincue ! ». Les voilà, celles que jadis l’Antiquité admiraità bon droit : tu les vois, ces modestes tombeaux de grandes cités. [21] (R.412) — À un mauvais plaisant. Tes poèmes sont imprégnés d’un poison mortel et ton âme est plus noire encore que ceux-ci. Personne, homme ou femme, ne peut échapper à tes morsures, ni l’enfant ni le vieillard, à un âge où l’on ne représente plus aucun danger. Et de même qu’un furieux jette des pierres par toutes les villes, tu blesses les gens par de méchantes paroles. Mais un peuple en bonne santé a pour habitude de tenir en respect les malades, et les pierres que ceux-ci ont envoyées se reportent vers un visage connu. Il n’y a pas un poète à cette heure qui ne lance à ton encontre des poèmes et la Muse publique se déchaîne contre ta fureur. Tant que le soldat qui ne s’est pas encore bien préparé soulève ses armes, la lance s’échappe en tournoyant de notre main. Tu es un homme plein d’esprit ? Tu te moques à merveille des accusations capitales et tes plaisanteries répandent un venin perfide. Et toi, tu assures que c’est pour plaisanter ou à cause du vin ? Quelle importance, si cela peut me causer de la peine, que ce soit pour rire ? Cesse donc tes plaisanteries : ce n’est pas une plaisanterie que d’être méchant. Les traits d’esprit blessants ne sont jamais agréables. [22] (R.413) — Les hommes illustres privés de sépulture. Au loin, sur le rivage opposé de la Libye, c’est à peine s’ils ont reçu une sépulture, ces noms très illustres, Magnus et Caton, plus que grand que ce Magnus. Hélas ! Tu regardes, ô Rome, les cendres des tiens reposer bien loin de toi ! [23] (R.414-414a) — De Térentius Varron Atacinus et Réponse. Licinus repose dans un tombeau de marbre, mais Caton n’en a point et Pompée un petit : croyons-nous qu’il existe des dieux ? - - - Des blocs de pierre écrasent Licinus, mais Caton est élevé par sa renommée et Pompée par ses titres de gloire : nous croyons qu’il existe des dieux ! [24] (R.415) — L’espérance. Espérance trompeuse, espérance, doux mal, espérance, somme de tous les maux, consolation pour les malheureux que par elle tirent leurs destins, chose crédule que ne met en fuite nul revers de fortune, l’espérance tient bon, pleine de zèle, au milieu des pires maux. L’espérance s’oppose à ce que l’on prenne du repos devant les portes éternelles de la mort et refuse que l’on brise par le fer les soucis angoissés. L’espérance ignore la défaite, l’espérance repose tout entière sur l’avenir ; elle ment, et cependant veut qu’on la croie <…> Extravagante et sotte, elle est accueillie avec la plus grande reconnaissance dans les circonstances pénibles qu’elle atténue en représentant le cours toujours changeant de la Fortune. Elle seule maintient en vie les malheureux, elle seule les retient, elle seule jamais ne périt ni ne s’en va et revient. Souvent très flatteuse dans le bien et toujours dans le mal, et ceux qu’elle a déjà trompés, elle les trompe encore malgré tout. Instable, elle penche selon le moment d’un mouvement incertain ; audacieuse, elle pense que rien ne lui est inaccessible ; elle promet tout compte tenu de la légèreté bien connue des dieux ; elle rappelle que rien n’est fixe et que le hasard est inconstant. Elle pousse le naufragé à nager au milieu des flots gonflés par les bourrasques, alors qu’il a vu auparavant sombrer son navire. Après qu’elle ait prodigué ses consolations, le prisonnier supporte jusqu’au bout ses dures chaînes et le vaincu s’estime capable de vaincre. Cloué au bois d’infâmie, le criminel espère également réchapper à la croix fichée en terre. Il garde espoir, celui qui, attaché au billot, reçoit l’odre d’avancer la tête, lorsque la hache que l’on brandit brille devant ses yeux. Il espère également, le gladiateur vaincu sur le sable cruel, malgré la foule menaçante qui tourne le pouce vers le bas ; il garde aussi espoir, celui qui <…>, bien que désormais on le place sur son lit. Il reprend espoir, le prisonnier enfermé derrière des portes de bronze ; même dans un effroyable cachot, une lueur d’espoir subsiste. L’espérance a conduit Marius à mettre sa confiance dans une fange infâme, c’est elle qui a décidé un si grand homme à vouloir vivre dans l’ombre ; c’est elle qui lui a ordonné de pénétrer dans les plages de la Libye vaincue ; et, ô dieux, quel jour ce fut, lorsque Carthage vit Marius couché par-dessus elle. Il n’y eut pas de troisième ruine égale à celles-ci. L’espérance avait ordonné à Magnus en fuite d’errer par toute la terre et de se jeter aux pieds d’un roi qui était encore un enfant. L’espérance n’a jamais pu tromper le seul Caton, et celui-ci ne souffrit pas les tromperies de cette déesse menteuse. Que n’ose pas l’espérance ? Elle est restée à Priam après la mort d’Hector ; l’espérance a été, Protésilas, le partage de ton épouse. Orphée a espéré supprimer les lois des enfers et pouvoir fléchir le chien du Tartare grâce aux accents de sa lyre. Guidé par l’espérance, Dédale s’est échappé en traversant par leur milieu les ondes aériennes et, volatile inédit, il a frappé les oiseaux de stupeur. Pasiphaé – que ne sera-t-il point permis à l’homme d’espérer ? – a espéré plaire à un taureau farouche. Il espère, celui qui creuse des sillons avec le soc de sa charrue, il espère celui qui ouvre sa voile aux vents. L’espérance a appris à prendre des poissons au hameçon et des oiseaux au filet ; c’est elle qui enseigne au monde les luttes sanglantes. L’espérance suit l’homme qui dompte une terre ingrate avec son lourd hoyau et, sans nul motif, elle prépare à de nouveaux labeurs. Toujours flatteuse, toujours flottante et mal assurée, elle s’empare des peuples, des villes et des royaumes tout entiers. Jamais l’espérance n’abandonne les malades abandonnés des médecins, jamais les accusés à bout de forces n’ont perdu espoir. C’est l’espérance qui guide sous la contrainte les escadres d’ennemis habitant des rives opposées ; l’espérance fait prendre les armes aux hommes avides et dit : « Tiens bon ! Ne te laisse pas affecter par le présent : la Fortune, dans son inconstance, alterne les rôles. Elle s’amuse de par le monde à un jeu de hasard et n’est pas toujours contraire, elle qui va et vient ». [25] (R.416) — À un envieux. Je suis en butte à ta haine : que je meure, Maximus, si cela me surprend ! Je te hais et, si tu veux, je vais t’en dire la raison. Jaloux, tu as essayé, par de méchants propos, de nuire à notre réputation dans des plaisanteries pleines de fiel. Il y a quelque temps, jaloux, tu as combattu nos intérêts dans une petite affaire ; pourtant tu penses nous avoir nui dans une affaire d’importance. Que je meure si telle n’est pas la source de mon état d’esprit à ton égard, Maximus : je te hais, et rien ne me cause de joie plus grande ; je fais en sorte que tu nourrisses pour moi les mêmes sentiments en retour, et je suis mort de peur à l’idée de t’être moins odieux que je n’en ai l’air. [26] (R.417) — Le souvenir des belles lettres demeure. Ces monuments qui entourent la Ville, résultat d’un labeur insensé, ces édifices marmoréens qui s’offrent à ta vue, voie Appienne, les pyramides qui ont osé se dresser dans le voisinage du ciel, ces pyramides que l’ombre délaisse au milieu du jour, et le mausolée, misérable consolation d’un défunt, dans lequel Cléopâtre a enseveli son mari étranger, tout cela est ébranlé et abattu par le temps, qui les ruinera et les dévorera d’autant plus qu’ils s’élèvent plus haut. Seuls les poèmes ne connaissent pas ce destin et écartent la mort ; toujours tu vivras, Homère, grâce à tes poèmes. [27] (R.418) — Même sujet. Aucune œuvre ne se dresse sans que la vieillesse chargée d’ans ne la prenne d’assaut, sans que le temps hostile ne la bouleverse, bien que tu élèves d’énormes masses vers les étoiles et égales avec le marbre les pyramides brûlantes. Nulle mort n’attend le génie, qui marche librement en toute sécurité ; les poèmes préservent à jamais leur auteur de toute blessure. [28] (R.419) — Éloge de César. Ô César, une terre jamais violée par les triomphes ausoniens s’est écroulée, frappée par ton foudre ; et l’océan voit derrière lui tes temples : il est la frontière du monde, il ne l’était pas encore de l’Empire. [29] (R.420-421) — Même sujet. Une nation que personne auparavant n’a vaincue et que l’on n’a pas encore vue dans un triomphe gît, intacte, pour s’ajouter aux titres de tes victoires. Avec quelle rapidité elle a soumis au vainqueur sa liberté, celle que l’on a longtemps tenue pour une fable et qui est enfoncée au milieu de l’Océan ! L’Euphrate marquait autrefois la frontière avec l’Orient et le Rhin avec les peuples du Nord, mais aujourd’hui l’Océan a pris place au cœur de l’Empire. [30] (R.422) — Même sujet. Ô Bretagne, libre, qui n’a souffert ni la domination d’un ennemi ni celle d’un roi étranger, toi qui es si éloignée de notre contrée, heureuse dans les adversités et pressée par un sort favorable, César nous sera commun, à nous et à toi. [31] (R.423) — Même sujet. Ô Romulus, le Tibre entourait les confins de ton royaume ; et pour toi, pieux Numa, il était une frontière. Et ta puissance consacrée dans ton ciel, ô divin César, s’est arrêté en deçà de l’ultime Océan. Mais à présent l’Océan coule entre deux mondes ; il fait partie d’un Empire dont il était auparavant le terme. [32] (R.424) — Même sujet. Mars notre père, Quirinus, protecteur de notre nation, et vous l’un et l’autre Césars établis dans l’immensité du ciel, vous voyez les Bretons inconnus soumis à la loi de Rome : le soleil se couche à l’intérieur de notre Empire. Après que l’abîme se fut ouvert, les dernières frontières ont disparu, et désormais nous sommes entourés par un Océan romain. [33] (R.425) — Même sujet. C’est en vain, Germanie, que tu nous opposes le cours rapide du Rhin, et toi, Parthe qui ne cesses de fuir, l’Euphrate ne t’est plus d’aucune utilité : désormais l’Océan a pris la fuite et, lui qui n’est accessible à personne, il a dû porter le poids des faisceaux de César et de son empire : vaincue, la Bretagne lointaine et exclue de notre ciel est baignée par une eau qui nous appartient. [34] (R.426) — Même sujet. La Bretagne éloignée et séparée par une vaste mer, entourée, hérissée de côtes inaccessibles, enveloppée par le père Nérée d’ondes invaincues et entourée de marées par l’Océan trompeur, elle qui a obtenu par le sort un ciel hivernal et où l’Ourse glaciale brille sans cesse d’un éclat supérieur aux autres étoiles toujours visibles, cette Bretagne a été vaincue par ton regard, César Germanicus, et elle s’est soumise à un joug dont elle n’était pas coutumière. Vois comme Tethys, maintenant ouverte à la navigation, rassemble les peuples : ce qui était jusqu’ici était un monde et un autre se trouve aujourd’hui réuni. [35] (R.427) — Une nuit de plaisirs ininterrompus. Puisses-tu ainsi, ma lumière, aimer et être toujours aimée en retour, de telle façon que jamais ne cesse l’amour que nous avons l’un pour l’autre. Au coucher du soleil et de la même façon toujours à son lever, puisse l’étoile du soir être le témoin de ce spectacle, puisse l’étoile du matin l’être à son tour. (- - -) [36] (R.428) — Trois bons amis. Vois ces chers Géryons : Serranus, Vegetus et, ensemble avec ces deux-là, Hérogène. Ce sont des frères, penses-tu, tant est grande l’affection qu’ils se vouent. Ou plutôt, ce n’est pas ça, diras-tu : dans ces trois-là vit un unique amour. Ce trio bien-aimé fait partie du petit nombre de mes amis, et de cette compagnie il constitue une part bien grande. [37] (R.429) — Pas de vers austères. J’en reviens à présent avec plaisir à des amusements et autres ébats furtifs : ô Muse, il est agréable de badiner : adieu, Muse sévère ! Que l’on me parle à présent d’Aréthuse aux seins gonflés, dont la cheveleure est tantôt nouée, tantôt défaite : comment elle frappe maintenant à ma porte selon un signal convenu pour la nuit, elle qui a appris à marcher d’un pas assuré dans les ténèbres ; comment elle a maintenant entouré mon cou de ses bras souples, et courbe ses hanches d’un blanc de neige, à moitié couchée, et, à l’imitation des agréables tableaux, comment elle prend toutes les positions et repose sur mon lit, et comment, n’éprouvant aucune honte et plus débauchée encore que moi, elle bondit sans repos partout sur le lit. Il ne manquera pas de gens pour déplorer le sort de Priam et parler d’Hector : ô Muse, il est agréable de badiner : adieu, Muse sévère ! [38] (R.430) — Un jeune garçon aimé. Ô visage sacré digne de Bacchus ou d’Apollon et que personne, homme ou femme, ne voit sans péril ! Ô doigts que l’on croirait être ceux d’un jeune garçon ou d’une jeune fille, ou plutôt d’une jeune déesse. Heureuse, la femme qui mordille ton cou, heureuse, celle qui meurtrit ses lèvres au contact des tiennes, heureuse la jeune femme qui repose sa poitrine sur la tienne et fatigue sa langue dans ta tendre bouche. [39] (R.431) — Excuses pour la légèreté des sujets abordés. Je dois te paraître fou, pour ne vouloir pas écrire de poèmes dignes de la morgue patricienne ; pour négliger le fils de Télamon, vaincu au terme d’un jugement inique, et tes combats, Penthésilée ; pour ne pas écrire à propos des commencements du vaste monde, du char de Pélops ou des cavales de Diomède, ou dire comment Troie l’infortunée, ébranlée par la blessure d’Hector, a été abattue par les bras puissants d’Achille. Vous pouvez vous aventurer sur la mer et livrer vos voiles au vent : moi, qu’une petite barque me porte sur un lac tranquille. [40] (R.432) — Le tombeau de Caton. Ne déplore pas la laideur de la tombe de l’auguste Caton : on visite le petit tombeau du grand Jupiter. [41] (R.433) — Le bonheur d’une vie plus humble. Je possède un petit domaine à la campagne ainsi qu’une modeste rente qui échappe à l’accusation ; mais la tranquillité qu’ils me procurent grandit à mes yeux ces deux choses. Une âme que n’agite aucune crainte conserve la paix et ne craint pas qu’on l’accuse de goûter un repos paresseux. Que d’autres soient tentés par la dure vie des camps, par les sièges curules et toutes les grandes entreprises mises en branle par des sots. Que je sois, moi, un homme du peuple, dépourvu des ces honneurs qui attirent le regard, pourvu que je vive en étant moi-même maître de mon temps. [42] (R.434) — Excuses pour être un esclave de l’amour. À vos yeux j’ai l’air d’un fou. Moi-même je ne cherche pas à ne point le paraître. Mais pourquoi en ai-je l’air ? Dites-le à présent : « Parce que tu es toujours amoureux, parce que tu l’as toujours été ». Cette folie, ô dieux, puisse-t-elle durer à jamais ! [43] (R.435) — Même sujet. Une femme, si tu m’en crois, est amoureuse de moi, mais elle crève d’amour, elle brûle, pas juste comme ça ou à la légère : elle se consume, elle se meurt d’amour. Tant qu’elle me fera gratuitement des choses que je lui aurai demandées, je lui montrerai comment, quoique toujours aimé, je ne suis pas amoureux. [44] (R.436) — Le visage blanchi à la craie. Lorsqu’elle met de la craie, Sertoria revêt un beau teint. Quand elle a perdu la craie, elle a également perdu son beau teint. [45] (R.437) — La mort rend toutes choses égales. Qui que tu sois qui ne crois pas encore à la mobilité du règne de la fortune et aux aléas du sort, regarde le cadavre enseveli du glorieux Alexandre : du sable fin recouvre un si grand homme ! [46] (R.438) — Même sujet. La Fortune a uni le sort des Grands : celui-ci est enterré dans un petit tombeau, et celui-là n’en a pas. Allez par tout l’univers conquérir de nouvelles terres : c’est un fait, une petite parcelle de terre attend les grands capitaines. [47] (R.439) — Un jeune garçon aimé. Pourquoi te déchaînes-tu, Cyparè ? Pourquoi monter sur le dos d’un jeune taureau tout juste apprivoisé et contraindre un poulain à la course ? Tant qu’il reste engourdi, inexpérimenté et pas encore au fait des choses de l’amour, ménage-le : il pourra être monté, quand ce sera un homme fait. [48] (R.440) — Le bonheur d’une vie tranquille. Les navires traverseront à sec la mer de Sicile et les bas-fonds de la Lybie seront dépourvus de sable fin, les neiges laisseront couler des torrents d’eau bouillante depuis les montagnes et le Rhône ne conduira pas ses eaux dans la mer, Corinthe, toujours frappée par deux mers, une fois devenue accessible, réunira leurs deux flots, les lions sauvages présenteront leur cou aux cerfs en signe de soumission et le sanglier farouche désapprendra les combats furieux, le Mède s’armera de lances et la jeunesse romaine de carquois, on verra flamboyer une chevelure rousse sur le tête des noirs Indiens : on verra tout cela se réaliser avant que le bonheur d’une vie tranquille me déplaise ou que mon esquif se risque en eau trouble. [49] (R.441) — Le petit garçon du frère. Puissent mon frère aîné et mon cadet me survivre et puissé-je ne leur être cause d’aucune souffrance sinon par ma mort ; puissé-je triompher d’eux par l’amour, et eux de moi en retour : que notre affection mutuelle nous porte à cette belle émulation ; puisse Marcus, qui à présent fait entendre un doux gazouillement, le disputer un jour en éloquence à ses deux oncles. [50] (R.442) — Le mont Athos. Voici le grand Xerxès : tout l’univers accompagne sa progression. Pourquoi hésites-tu, ô Grèce, à porter son joug ? Le monde exécute ses ordres, ses flèches ont caché le soleil, la mer est foulée aux pieds, l’Athos élevé est battu par les flots. [51] (R.443) — Les richesses et l’âme d’un homme sans honneur. Ton palais élevé possède mille colonnes massives, ta porte brille par son battant de marbre, tes hauts plafonds lambrissés d’or resplendissent, un revêtement précieux couvre le pavement au sol, tes atriums sont recouvert d’un riche appareil : heureux homme ! tout cela élève ton âme, n’est-ce pas ? Quoique toutes les finitions, dans toute ta demeure, soient en pierres précieuses, c’est une infamie que la maison n’ait rien de plus infâme que son propriétaire ! [52] (R.444) — À propos du même. Tu te trompes, ce n’est pas elle, la vie heureuse, ce n’est pas celle que vous croyez ; ce n’est pas de voir briller à ses mains des pierres précieuses, de s’étendre sur un lit d’écailles ou d’enfoncer son côté dans une couche moelleuse, de boire dans des coupes d’or et de manger étendu sur des coussins écarlates, de surcharger les tables avec des repas somptueux, et, tout ce que l’on fauche en Libye, de le conserver dans plusieurs greniers ; mais c’est de ne se laisser gagner par la crainte en aucune circonstance, de n’être pas affecté par la vaine faveur de la foule, ni inquiet lorsque le fer est brandi devant nous : celui qui se comportera de la sorte pourra fièrement ébranler la Fortune sur ses fondements. [53] (R.445) — Le décès d’un ami. Mes amis, Crispus m’a été ôté, lui pour qui, si je pouvais payer un prix, je diviserais volontiers le nombre de mes années. À présent, la meilleure part de moi-même m’a abandonné : Crispus, mon appui, ma joie, mon cœur et mes délices : sans lui, mon esprit ne tiendra désormais plus rien pour agréable. Épuisée et affaiblie, ma vie sera {désormais} pénible : c’est plus que la moitié de moi-même qui s’en est allée. [54] (R.446) — Sur une femme riche, belle et de noble extraction mais débauchée. Tu es belle, je le reconnais, riche, de noble extraction et gracieuse : tout cela, si tu le veux, je peux l’admettre. Rends-moi la pareille : n’est-ce pas que tu es une femme de petite vertu ? n’est-ce pas que tu as été prise sur le fait ? Tu le nieras. L’affaire est portée devant le juge. Mais elle répète : « Je le nie ». Dis plutôt : « Mais ce n’était qu’une fois, n’est-ce pas ? mais je suis jeune, n’est-ce pas ? Et lorsque j’ai été prise sur le fait, qui était-ce, sinon mon frère ? ». C’était ton frère ? « Ce n’est rien, puisque Jupiter a fait la même chose ». Mais ce que Jupiter n’a pas fait, vous le faites ! [55] (R.447) — La ruine de la Grèce. Fauchée par la ruine de guerres trop longues, la Grèce s’est écroulée après avoir usé ses forces à l’excès. Sa réputation demeure, sa fortune a disparu : on visite la cendre même de celle qui gît, et aujourd’hui encore elle est vénérable par son tombeau ; elle conserve les modestes vestiges d’une immense réputation et, malheureuse, elle ne possède plus rien de grand que son nom. [56] (R.448-449) — Le vin et la joie. Puisse-t-elle être tienne, la jeune femme que tu veux pour toi, et puisse-t-elle être dévorée par le feu du même amour ; puisse ton cœur n’être ainsi jamais privé de cette douce flamme et demeurer toujours libre de l’amour qui doit un jour meurtrir. Triomphe des soucis par le vin pur et si par hasard tu es rongé par le remords, réprime-le et chasse le trouble de ton esprit. La nuit, si elle empare de lui, alimente le souci : il est dangereux pour lui de se confier à elle, à moins d’avoir été engourdi sous l’action du vin pur. [57] (R.450) — Silence d’amour. Tu m’obliges, Galla, à promettre sous serment de ne rien raconter. Toi aussi, jure-moi à ton tour, de ne rien dire à personne ; est-ce un marché trop difficile ? Je peux t’accorder une exception : si tu le veux, Galla, tu peux en parler à ton mari. [58] (R.451) — Commencement et fin de l’amour. Poussé par je ne sais quel mal, j’ai rompu mes pieux engagements. Mes seules forces ne sont pas capables de si graves forfaits. Celui qui m’a pressé de le faire et m’y a poussé avec des aiguillons ardents, c’était soit le destin soit un dieu. Pourquoi adresser aux dieux de vains reproches ? Veux-tu la vérité, Délie ? Le même amour qui m’avait donné à toi m’a aussi soustrait à toi. [59] (R.452) — L’oreille qui bourdonne. Oreille bavarde, pourquoi ces sons que tu me fais entendre toutes les nuits ? J’ignore qui est la personne dont tu me dis qu’elle se souvient à présent de moi. « Tu me demandes de qui il s’agit ? Tes oreilles résonnent et résonnent encore toutes les nuits ? Délie parle de toi ». Sans aucun doute Délie parle de moi : un son plus doux me parvient ainsi que le bruissement d’un faible murmure. Délie a coutume de ne pas briser autrement qu’à voix basse et discrète, le silence secret de la nuit, de ne pas me faire de confidences autrement qu’après s’être approchée de mon oreille en entourant mon cou de ses bras délicats. Je l’admets : l’écho de sa voix réelle me parvient, et ses accents très caressants bourdonnent à mon oreille. Ne cessez pas, je vous en prie, de porter jusqu’à moi ces longs murmures ! Pendant que je dis cela, je me plains maintenant de votre silence. [60] (R.453) — Une femme jalouse. Puisses-tu me surveiller, Cosconia, de telle façon que mes liens ne soient ni trop resserrés, ni trop lâches : j’échapperai à ceux-ci et briserai ceux-là, mais si tu es accommodante je ne ferai rien de tout cela. [61] (R.454) — Le tombeau des Magnus. Le premier repose dans un tombeau près du Nil, le second en Espagne, le troisième est tombé dans les contrées de l’Orient. Chaque région du monde possède l’un des Magnus : ainsi l’ont voulu les dieux : chacun a sa part, maintenant encore qu’ils ont été vaincus. [62] (R.455) — Même sujet. Ô Patrie, tu vois sur la rive opposée du monde les Magnus ensevelis, hélas ! dans des tombeaux dépourvus de nom, enterrés en Europe et en Asie en même temps qu’en Libye : ainsi les vainqueurs s’emparent-ils de la terre vaincue. [63] (R.456) — Même sujet. L’Asie et l’Europe retiennent les jeunes gens séparés dans des tombeaux différents : Magnus, tu reposes dans la Libye déloyale. La Fortune a dispersé dans le monde les dépouilles des Magnus, pour qu’aucune terre ne soit sans avoir son Pompée. [64] (R.457) — Les frères Casca. Les Casca ont péri ensemble, ensemble ils ont succombé, chacun sous les coups de sa droite, par laquelle ils avaient osé leur crime. Ils sont demeurés dans le même camp, et dans ce même lieu se sont frappés ; ils gisent, vaincus l’un et l’autre après que leur faction eut été abattue. Leur concorde dans la mort fut aussi grande qu’avait été celle de leurs âmes, et une modeste sépulture recouvre la cendre de l’un et l’autre. Un couple de deux frères dignes d’être hautement célébrés par les poètes dans leur chant, si par un seul côté ils devenaient moins jumeaux. [65] (R.458) — Parfois, même une beauté négligée est séduisante. Je n’aime guère, Basilissa, de voir toujours ces raffinements, ces parures, ces cheveux toujours arrangés avec un art consommé, ce visage toujours maquillé, toujours parfumé, et toutes ces choses ornées par une main qui jamais n’a de repos. Que mon amie, qui se prépare pour moi, se donne à moi dans son négligé : elle me plait par sa simplicité sans recherche. Qu’elle ne se soucie pas des rubans défaits sur sa tête ainsi délivrée ni des mèches qui lui tombent sur le visage : cela a son charme. Toujours s’apprêter, ce n’est pas avoir confiance en l’amour. Du reste, le charme souvent se manifeste lorsqu’on le bannit. [66] (R.459) — À la même. Tu me dis ne pouvoir pas te donner à moi, Basilissa, à moins que je ne t’aie fait des propositions et averti plusieurs jours à l’avance. Bien des plaisirs, comme ils sont nés tout d’un coup, ont l’habitude de se concrétiser sur-le-champ bien mieux que ceux dont on a convenu par écrit. [67] (R.460) —Même sujet. Ô ma Lumière, pourquoi répondre à mes avances en me faisant attendre ? Pourquoi ce long délai que tu me demandes ? C’est là pour commencer un crime de la part d’une jeune femme trop habile ; ensuite, il est difficile et pénible de rester aussi longtemps en érection. De plus, il n’est rien, jeune fille, il n’est rien qui soit meilleur que de coucher par surprise. [68] (R.461) — Le mont Athos. Cet Athos que tu vois, librement traversé par les flots, devait être contourné par une route allant de biais. Il a reçu en lui Nérée porté par un fort courant et, par ses flancs, il a laissé passer une immense armée. Tout d’un coup, des escadres se sont fait entendre sous la masse colossale de la montagne, et dessous la blanche neige se trouvait la mer azurée. Le même Xerxès a réuni les deux rivages par un pont de grande taille, et son armée a fait route à travers la mer. Quelle puissance ! Donner ainsi au monde de nouvelles lois ! « Que ceci soit donné à la terre », dit-il, « et que la mer aille de ce côté ! ». [69] (R.462) — Les maux de la guerre civile. Antoine était arrivé, ayant ébranlé l’Orient et portant les enseignes des Parthes jointes aux siennes, et Cléopâtre, depuis Canope, demandait que Rome lui fût donnée en dot. D’un côté Jupiter Capitolin était menacé par le sistre, d’un autre côté Rome mettait sa confiance dans le dieu César, Rome invaincue mais qui alors s’écroulait presque, victime de son propre poids. On abandonna la terre et la mer s’était couverte d’escadres, tout était rempli d’une fureur confuse. Le sort impie de la guerre et les cruels destins ordonnent à des frères de se jeter, hélas ! contre leurs frères, à des fils de se jeter contre leurs pères. Tel cherche à atteindre son neveu, tel autre son beau-père, et le moins sanguinaire des hommes avait été éclaboussé du sang d’un concitoyen. Maevius, l’un des meilleurs soldats de l’armée, dans son audace s’élança d’un bond sur un navire ennemi. Heureux mais pour sa perte et victorieux pour devenir impie, il était fier d’avoir, sans le savoir, occis son frère. Tandis qu’il ramasse la dépouille et arrache à son adversaire ses armes, il voit le visage et la sombre figure de son frère. Ce qui était un acte de vertu s’est changé en crime : le soldat hésite devant son ennemi et craint que sa main ne laisse échapper le trait. Plein de fougue, il s’écrie : « Pourquoi cette lenteur, ô ma main ? C’est seulement maintenant que tu t’arrêtes ? Tu as près de toi un homme plus digne de mort qu’un ennemi ! Rien ne peut venger le meurtre d’un frère : ta mort seule a ce pouvoir, c’est par elle que tu dois l’expier. Assurément, tu apporteras de magnifiques dépouilles aux Pénates paternels ! Tu ne peux revenir victorieux vers ton père, mais tu peux rejoindre ton frère. Le moment est venu de te servir de ton arme comme un brave ! C’est à cause d’elle que tu es un ennemi des dieux, c’est grâce à elle que tu peux te réconcilier avec eux. Serais-tu capable de vivre, alors que tu as été capable d’un fratricide ? Tu ignorais que c’était lui, mais tu le sais maintenant : le présent délai est une faute à ton actif. Nous avons vécu dans des partis opposés mais nous pouvons reposer dans le même camp ». Ayant ainsi parlé, il se demande sur quelle épée se précipiter : « Mourrai-je par mon épée, qu’une mort criminelle a souillée ? Celui pour qui tu meurs te donnera le fer par lequel mourir ». Il dit et, avec l’épée de son frère, il s’écroule sur lui. Vainqueur et vaincu, une main unique les a transpercés. [70] (R.463) — Même sujet. Est-ce ainsi, ô Fortune, que tu mets aux prises les peuples en furie, de telle façon qu’être vaincu soit plus facile et vaincre plus difficile ? Maevius se réjouissait, pensant avoir occis un ennemi ; l’infortuné était heureux d’un coup porté à son frère. Il ne lui a pas été permis de l’ignorer : comme il dépouille, plein de fougue, le cadavre de son adversaire ensanglanté, il tombe lui-même sur la dépouille d’un des siens. Il a reconnu en même temps son crime et son frère et, hors de soi : « Allons », dit-il, « un effort plus considérable t’attend désormais. Tu dois triompher du vainqueur, venger ton frère. Tu traînes ? Mais à l’instant, avec quelle énergie tu accomplissais ton crime ! Tu souilles la terre, le droit et la guerre elle-même. Or c’était une guerre civile ? Même en cette circonstance la faute est grave. Soldat, avec des mains comme les tiennes, tu cherches à suivre des enseignes aussi sacrées, toi qui est plus digne d’embarquer sur les vaisseaux d’Antoine ? La bravoure m’a arraché la piété, elle doit me la restituer : par la même voie qu’elle a empruntée pour me l’ôter, il lui faut me la rendre. Pourquoi différer mon absolution ? ». Ayant dit cela, il se précipita sur son épée ensanglantée, joignant son visage à celui de son frère. Puisses-tu, ô Fortune, conduire toujours les guerres civiles, de telle façon que le vainqueur ne survive pas au vaincu. [71] (R.667) — Épitaphe de Sénèque. Souci, peine, profit, honneurs récompensant l’accomplissement du devoir, allez-vous en, tourmentez dorénavant d’autres âmes. Un dieu m’appelle auprès de lui, loin de vous. C’en est donc fini des choses terrestres, adieu, terre d’accueil ! Reçois cependant, terre avide, mon corps dans un rocher consacré, car nous restituons au ciel notre âme et à toi nos os. [72] (R.804) — Une vie tranquille. Ô Phébus, favorise les entreprises qui ne visent rien de grand, rien que la foule envieuse veuille s’approprier. Éloigne de moi les richesses ; que la préture suive d’autres personnes, qui la désirent ; que d’autres se complaisent dans le grand crédit dont ils jouissent. Que celui-ci soit nommé amiral à la tête de la flotte et que, plein de la joie qui lui vient de son empressement inquiet, il cherche à obtenir le commandement d’une autre armée ; que la province craigne ses douze faisceaux ; qu’il entende un triple applaudissement. Puissé-je quant à moi me consacrer à une pauvre parcelle de terre et à de paisibles poèmes, et ne pas laisser passer un jour sans mon frère. Que des loisirs dépourvus de la bassesse causée par une vie indolente soient mon partage, que mon esprit ne conçoive nulle crainte ni désir ; puissé-je après avoir longtemps vécu dans l’ombre connaître la délivrance au terme d’une vieillesse sans infirmités, et puissent mes deux frères recueillir mes os prêts à être ensevelis.