[3,0] L'ENFANTEMENT DE LA VIERGE. LIVRE TROISIÈME. Cependant le père des immortels monte, arbitre suprême, aux sommets dorés du ciel, et nourrit une joie secrète au fond de son coeur. Bientôt l'ordre est donné : à ses côtés se rendent tous ceux qui, sentinelles vigilantes, de loin gardent les portiques, ou pénètrent dans l'enceinte du sanctuaire; ceux qu'éclairent l'aurore au berceau du jour et l'étoile du soir aux bords de l'occident. Quand le monarque du ciel imposa de justes lois au monde et le suspendit sur son axe immuable, il éleva diverses demeures pour les immortels, et fit, de ces asiles divers, la récompense du mérite. Le rang à chacun les assigne; et, fidèle à s'y rendre, chacun attache au bronze des portes ses armes et son nom. Tout à coup, à sa voix, les Anges partent et traversent, en essaims réunis, la plaine éthérée : les uns brillent de l'éclat de la flamme, les autres portent des couronnes d'étoiles. Dieu, placé sur son trône, couvre ses radieuses épaules d'un immense manteau qui s'étend à la fois sur le ciel et la terre. La nature, dit-on, les yeux ouverts et le jour et la nuit, la nature le fila pour son auteur; le maître du tonnerre : jalouse d'embellir ce tissu sacré d'un admirable ornement, elle entrelaça, au centre et sur les bords de la trame, un or immortel et de grosses émeraudes. Industrieuse ouvrière, elle diversifia, par la variété du travail, les parties du monde, et représenta, avec des traits différents, les éléments, les espèces, les âmes, et tout ce que produit l'intelligence suprême. Là, paraît ce limon grossier, origine de la race humaine : là, se montrent les oiseaux élancés, d'une aile rapide, dans le vague des airs, les monstres errant dans les forêts, les poissons nageant an sein des ondes; on dirait, sur une mer véritable, une véritable écume. A peine les troupes ailées occupent leurs sièges de diamants : du haut de son trône, le Tout-Puissant leur parle en ces termes : "Princes du ciel, il vous souvient des sacriléges attentats et des cris de révolte proférés dans l'empire éthéré : si vous aimez à reporter avec moi les » yeux et la pensée sur la cause de ces antiques mouvemens et de ces antiques travaux qui vous ont procuré une victoire et une gloire immortelles, écoutez et, dans vos esprits pacifiés, recueillez mes paroles. Lorsque le ciel étoit en proie à des hordes rebelles, qu'une fureur impie tentait d'escalader les régions hyperborées et de transporter l'empire sous les glaces de l'Ourse, je vous ai vus, troupe fidèle, rester à mes côtés, puis, échappés aux derniers périls, planter au ciel vos drapeaux triomphants, et, sur les célestes hauteurs, ériger un éternel trophée : une palme éclatante a été la récompense de vos services : associés à mon empire, associés à mes oeuvres, mon choix vous a faits les ministres de mes volontés, tant je conserve ineffaçable le souvenir de cet ancien exploit ! [3,50] Souvent aussi, vous avez été les témoins de mes plaintes ; et les violents transports de mon coeur enflammé n'ont pas échappé à vos yeux, lorsque, entraîné par une première fureur, l'homme, nouveau-né, cueillit sur un arbre du ciel le fruit doré, fruit dont l'amertume devait blesser sa plus reculée postérité. Pour son indignité, vous lui avez ravi la prérogative des immortels et les ombrages des célestes bosguets. Le malheureux! vous avez fait, d'un travail continuel et d'une vie plus courte, son châtiment. Mais pourquoi rappeler ce crime et sa vengeance, l'exil du rebelle et les hideuses ténèbres de l'abîme souterrain? Ce spectacle, vous l'avez vu avec moi d'un oeil étonné, et vous avez aussi donné des larmes amères à l'amère destinée des mortels. Dirai-je encore comment, après bien des jours écoulés, la clémence victorieuse a banni enfin la colère de mon coeur? Comment une force secrète, lentement descendue à travers les airs, a fécondé le sein d'une vierge sans tâche? Est-ce là l'ouvrage du hasard? La raison n'y a-t-elle pas présidé? C'étaient des lois immuables qu'il me fallait porter pour unir, par une constante harmonie, la terre et le ciel, les hommes et les Anges; et, par un gage si grand, leur rappeler à jamais l'amour qui unit leurs espèces. Écoutez donc, et connaissez les destinées humaines. Allez d'abord sous la voûte rocailleuse d'une grotte étroite, allez considérer ces lits de gazon, cet heureux réduit formé des roseaux de l'indigence; et, tous, les yeux baissés, approchez de ce berceau récent : c'est là qu'une tendre mère échauffe de ses doux embrassements un enfant nouveau-né, et, pendant la durée de la nuit, présente un sein fécond à ses tendres lèvres. Cest là que, non loin de la mère, des animaux reposent, la tête inclinée, sur le chaume; ils veillent en silence, tandis que la flûte redit des accords prolongés, et flattent de la langue les pieds de leur maître. Cest là qu'il faut, par des courses légères dans les airs et d'harmonieux accents, honorer cette naissance fortunée, cette nuit de bonheur, et célébrer à l'envi, par de joyeux applaudissements, l'aurore de la paix qui va embellir les siècles, le berceau du monde renaissant, la défaite du serpent et l'impuissance des poisons qu'exhale sa fureur. Telle est ma volonté. Je veux ainsi réconcilier les immortels avec les habitants de la terre, et rendre l'homme au céleste séjour. » Il dit : les Anges, tout à coup, sentent un amour inconnu qui bannit des coeurs d'antiques ressentiments. Ils oublient les crimes de l'homme : fidèles à l'exemple de leur monarque, ils ne respirent que le bonheur du monde; et les intéréts de la terre fixent leur pensée. Soudain il appelle la Joie, la Joie qu'occupent alors les danses folâtres, la Joie qui calme le coeur, tempère le courroux du maître de la foudre, et, vainqueur des nuages, rassérène son visage; la Joie qui, sans cesse, parcourt la demeure des immortels et cherche rarement ici-bas un séjour hospitalier; la Joie enfin, qui, étrangère aux soucis, ennemie des larmes, tressaille et proscrit les soupirs de l'étendue des cieux. [3,100] Elle parait aux pieds de l'Éternel : chargée de visiter la terre, elle attache à ses mobiles épaules des ailes diversement colorées, et, pour charmer les ennuis de la route, elle réunit son cortège accoutumé. A ses côtés se rangent aussitôt, avec des traits agréables, l'Harmonie, la Danse, l'Allégresse, les Applaudissemens et la Charité brûlante de flammes honnêtes et vertueuses, la Charité, qu'accompagnent, dans sa marche, la Foi sans artifice et l'Espérance inaccessible à la douleur, sœurs qu'unit une admirable tendresse. Sur ses pas s'avancent l'irréprochable Volupté, la Grâce et la Concorde, conseillère d'une paix sincère. Elle va toucher, des portes du ciel, celle qui, la plus vaste, brille sans cesse de la radieuse clarté des étoiles, tandis que les autres s'ouvrent aux nuages qui attristent les mortels et condamnent la terre aux ténèbres. A sa vue se présentent les Heures, le dos garni d'ailes toujours agitées, les Heures qui ne connaissent pas le sommeil. C'est à leur garde que sont confiés le palais lumineux des immortels et l'immensité des cieux. Tout à coup, sur leurs gonds, roulant avec un horrible fracas, dont les pôles sont ébranlés, les portes de bronze cèdent à l'effort irrésistible de leurs épaules. La Joie soudain, élancée dans les airs, éclaire l'obscurité de la nuit : les astres applaudissent à sa marche. Déjà la lune projette des danses enjouées, les Hyades tressaillent d'allégresse, le Bootès voit avec transport l'or embellir son char et briller sur ses taureaux. Alors, pour la première fois depuis la mort de son malheureux père, Érigone sembla oublier enfin sa douleur et sourire. Alors, aussi, Orion laissa tomber le glaive dont sa main est armée. A peine la Joie a porté ses pas en de sombres forêts, qu'elle monte sur le toit des bergers. De là, promenant les yeux en silence sur les lieux d'alentour, elle bat avec bruit ses ailes, et, des couleurs de son sein éclairant les ténèbres, elle montre un agréable sourire et brille de la plus pure lumière. Les chiens, les premiers, l'aperçoivent : comme eux l'aperçoivent les mères des chevreaux, couchées çà et là sur un sol rocailleux. Les vallons et les rochers voisins retentissent du bêlement des brebis; et les bergers lèvent leur tête étonnée. "Gardiens d'un troupeau peu nombreux, s'écrie-t-elle, vertueux enfants des forêts, peuple chéri des immortels, allez, pasteurs fortunés, allez décorer de fraîches guirlandes une grotte éloignée. C'est une reine près d'un berceau, c'est un roi placé sur le chaume, n'en doutez pas, que l'arbitre de la voûte éthérée vous permet de contempler. Hâtez vos pas, portez des présents, du lait encore tiède, du miel renfermé dans son liége natal; et tirez de vos chalumeaux des accents inconnus dans les bois. » A ces mots, elle remonte en silence vers la nue, et se replonge dans l'épaisse obscurité de la nuit. Les bergers, dans leurs entretiens divers, roulent mille pensers. Que nous commande le ciel? Quel berceau, quel roi faut-il chercher, quelles grottes tapisser de feuillage? Aussitôt ils enlacent leurs cheveux de rameaux différents que fournissent à la fois le lentisque pliant, l'arbousier à l'ombrage touffu, [3,150] le romarin, le buis, le térébinthe à l'épaisse chevelure. La troupe entière ceint son front d'une couronne feuillue. Bientôt on parcourt l'enceinte du bois, on fouille, la torche à la main, les endroits reculés; de loin, on diroit les plaines en feu, la montagne embrasée d'un vaste incendie. Enfin, après de longues fatigues, les bergers découvrent entre des buissons, dans le creux d'un rocher, une grotte. Soudain un cri, un âne l'a fait entendre, vient frapper leurs oreilles : ils l'aperçoivent, et, près de lui, un boeuf, un vieillard chargé d'années, et la mère qui veille, debout, à la lueur d'un flambeau, et réchauffe le nouveau-né dans ses bras caressants. Heureux du spectacle inespéré que leur offre le hasard, à l'instant ils déracinent un laurier à la tige élancée, ils arrachent du sein de la terre un palmier, dont ils chargent leurs épaules et, commençant, suspendant tour à tour leurs accords, ils viennent, avec des applaudissements, des danses, une bruyante harmonie, les planter à l'entrée de la grotte, jonchent ce lieu de rameaux, y fixent et de hauts oliviers et des cèdres chevelus, couvrent le seuil de longues guirlandes et répandent sur la terre le baccar odorant et le myrte d'Idalie. Le vieillard, du fond de son réduit, les salue, et, du ton de l'amitié, leur adresse ces paroles: «Répondez à ma voix, ô bergers ! car je ne crois pas que, sans l'aveu du ciel, vous ayez atteint ce séjour ; répondez : pour qui préparez-vous ces présents, enlacez-vous ces verts rameaux, ces feuillages touffus? Est-ce quelque immortel, un envoyé du maître des cieux qui vous a enseigné cette demeure et commandé d'y porter vos pas?» Il parle encore que, la gaîté sur le front, il se présente aux étrangers. « Nous avons vu, disent-ils, à travers les ténèbres, une lueur inconnue, une forme lumineuse : elle vient d'éclairer le centre de la forêt et de répandre l'allégresse dans nos coeurs. Est-ce un Dieu descendu de la céleste voûte? est-ce un messager des immortels? nous l'ignorons. Mais pendant qu'il parlait, nous avons contemplé son maintien et ses traits; et, dans la nuit, nous avons entendu le mouvement de ses ailes. » A ces mots, les mains l'une à l'autre enlacées, ils entrent, dans un long ordre, au sein de la grotte, et présentent, à pleines corbeilles, les productions de leurs bois; puis, d'un air joyeux, ils portent à la fois leurs hommages à la mère. A côté de l'enfant sont placés Lycidas et le riche Égon, Égon pour qui, dans les champs de Gétulie, s'étendent de vastes pâturages, et d'innombrables troupeaux errent dans les plaines de Massylie; Égon, qui, aux lieux où s'égarent le Triton et le Bagrada, où le Cyniphe roule et précipite ses sables, compte sous ses lois et des cultivateurs nombreux et de nombreux pasteurs. Mais Lycidas, connu à peine dans sa cité, à peine sur le coteau voisin, Lycidas a fait redire ses chants à l'écho des mers. Cependant, malgré l'inégalité de leurs talents et celle de leurs forces, ces bergers, au milieu des choeurs et des applaudissements des anges adorateurs, tirent, de leurs chalumeaux à sept trous, de champêtres accords. « Voilà donc, ô divin Enfant, pourquoi, dans les grottes de sa patrie, notre Tityre dédaigna les accents grossiers d'un vulgaire pipeau, et, dans ses vers, releva les bois à la hauteur d'un Romain et d'un consul. [3,200] Oui, il est arrivé le dernier âge prédit par la Sibylle : les siècles de la grandeur vont reprendre leur cours. Astrée reparaît parmi nous; avec elle reparaît le règne de Saturne. C'est du haut des cieux que descend ce nouveau rejeton qui va ramener l'âge d'or dans le monde, et joindre les pampres florissants à l'épi doré. C'est sous ses auspices que les traces de nos forfaits, s'il en est encore, disparues pour jamais, délivreront la terre d'une éternelle alarme. AIors s'ouvrira la porte de l'Olympe interdite aux humains : alors aussi périra le serpent qui, gros de mortels poisons, trompa, le premier, nos malheureux pères. Est-ce la vie des immortels que tu recevras? Verras-tu, pour être vu par eux, les héros confondus avec les dieux; et régiras-tu le monde pacifié par les vertus de ton père? Vois une lumière propice éclairer le ciel, les plaines, les fleuves et les montagnes tapissées de verdure ! Vois, â l'approche d'un siècle nouveau, partout se répandre l'allégresse ! les chèvres même rapporteront au bercail leurs mamelles gonflées de lait : le lion formidable ne sera plus l'effroi du troupeau : la brebis marchera, sans frayeur, à travers les glaives meurtriers ; et sa laine, deux fois teinte, conservera l'empreinte de la pourpre. Cependant, Enfant divin, on te réserve pour premiers présents, le lierre et des grappes entremêlées au lierre : ton berceau même enfantera des fleurs riantes : pour toi, le chêne le plus dur distillera une rosée de miel : oui, le miel coulera sur le chêne : tout sol produira tous les biens. Mais quand l'âge t'aura donné la force de l'honune, et que tes actions rempliront l'univers de leur éclat, alors paraîtra un autre, Tiphys, avec lui un autre Argo chargé de l'élite des héros. Alors aussi s'allumeront d'autres guerres ; et tu descendras, conquérant magnanime, sur les rivages du Styx. Coinmence, ô jeune Enfant, par un sourire, à reconnaître ta mère, commence : tu es le fils chéri de Dieu, le noble rejeton du ciel. » Tandis que les bergers font entendre ces accords, l'écho des bois écartés les redit. Les montagnes chevelues les renvoient jusqu'aux astres : les rochers raboteux et les arbrisseaux répètent : « C'est un Dieu; oui, c'est un Dieu, Ménalque. » A ce moment, on voit soudain les Anges, lancés dans l'immensité de l'espace, s'éloigner avec transport, avec transport revenir. Dans le lointain, on entend des voix, on entend des chars retentissants. L'armée, sur un ciel serein, s'avançait en triomphe, des armes innocentes à la main les troupes se divisent: trois bataillons, disposés sur trois rangs, présentent l'image de la guerre : on les voit, couverts de boucliers, trois fois assaillir les nuages qui déjà se replient, lancer trois fois des traits dans le vide de l'espace, trois fois appeler leur chef; puis, réunissant les drapeaux épars, offrir le spectacle d'une joyeuse phalange, et renouveler leurs courses guerrières dans les champs de l'air; d'autres, à l'écart, traverser d'un pas lent les vastes routes des nues, [3,250] et, les bras unis par des liens étroits, imprimer à leurs ailes un continuel mouvement : ils portent à la main les instruments de notre salut : ce sont les épines, les clous, les verges d'un bois déchirant; c'est encore la lance qui se plongera dans le côté de la victime, une coupe remplie de fiel, une croix élevée, une monstrueuse colonne : ils marchent, et, par leurs doux accents, attendrissent le ciel. D'autres célèbrent les louanges et les oeuvres sublimes du Tout-Puissant : ils le montrent jetant les fondemens de l'univers, séparant la terre des eaux vagabondes, attachant çà et là, sur la céleste voûte des feux différents, la lune, les étoiles; chassant les ténèbres des bornes de l'Orient, et montrant le flambeau lumineux du soleil : « C'est toi, s'écrient-ils, dont le bras redoutable renverse et précipite, des plaines azurées, de belliqueuses cohortes, abat, armé de la foudre, leurs enseignes et leur chef, et les condamne, plongés au sein du ténébreux abîme, à n'avoir pour demeure que le Cocyte et ses obscurs repaires. C'est toi qu'ont à la fois chanté les deux pôles et la terre immense, toi dont la mer et ses vastes flots ont célébré la victoire. Des erreurs, des crimes affreux n'ont pu ravir aux hommes ta présence : tu jettes sur leurs intérêts un regard favorable, et tu honores et consoles le monde par la vue de ta divinité. O toi que révèrent le soleil et les étoiles, le roi des ombres et l'immensité de l'abîme, toi dont la race humaine reconnaît les lois, toi qui, seul, étends sur tout ton empire et ton amour, et dont les noms, la puissance, les états sont infinis, créateur puissant du ciel, puissant monarque des immortels, sauveur de la terre et des hommes, je te salue ! je te salue, auteur de l'univers, arbitre et maître du céleste royaume; sois propice à l'homme, et prends pitié du monde ébranlé ! » Les nuages doublent les applaudissements, la voix parcourt l'étendue des airs et va se répéter sous la voûte des cieux. Cétait l'instant que, sur un lit de gazon, dans ses grottes profondes, le monarque azuré, le père des eaux, le Jourdain repassait en silence les événements de l'avenir. Près de lui se pressait, la joie sur le front, la troupe obéissante de ses filles. C'étaient la belle Glaucé, Doto, Protho, Galène et Lamprothoé : leurs épaules sont nues, et la robe entr'ouverte découvre leur sein virginal. C'étaient encore Callirhoé, Byro, Phéruse, Dinamène, Asphalthis accoutumée à fendre l'onde légère, Anthis inondée de liquides parfums, Anthis, de ses compagnes la plus adroite à assortir les couleurs et parer sa tête de couronnes qu'a nuancées sa main. C'étaient enfin Hyale et Thoé, Crène à la figure éclatante, Gongiste, Rhoé, la blanche Limnorie, Dryope et Botané dont la verte chevelure flotte sur les épaules : toutes ont de beaux traits, toutes des robes blanches, toutes les jambes enfermées d'un cothurne de pourpre. Le fleuve, au milieu de la grotte, appuyé sur son urne inclinée, épanche ses eaux. L'urne est émaillée de diverses figures : [3,300] taillée dans le cristal dont elle a la blancheur, transparente à l'égal du verre le plus pur, elle est à la fois un savant travail, un merveilleux présent des immortels. Là croît un bois toujours vert : les arbres sont touffus et les feuilles épaisses : sous le verdoyant ombrage, les cerfs et les timides chevreuils respirent dans l'été la fraîcheur. Le centre présente un fleuve qui promène des flots dorés dans la campagne, et, dans son cours, fend les plaines riantes. Là, vêtu d'une peau jaunissante, debout sur le sommet d'un roc, un jeune homme plongeait au milieu du fleuve, dans un rapide tourbillon, le roi et le maître des cieux. Mais, fidèles à l'usage, des ministres, sur le rivage verdoyant, l'attendent, la robe relevée, et tendent vers le fleuve des mains chargées de célestes tissus, de vêtemens pareils à la neige. Dieu, sur l'espace serein, reconnoissait, par des signes évidents, son fils, et lui envoyoit, à travers les airs, une colombe qu'embellissent les rayons d'une flamme éclatante. Les nymphes d'alentour, frappées d'étonnement, adorent la divinité; et les ondes, à la voix du Jourdain, rebroussent vers leur source. Le Jourdain, ignorant la destinée, considère les tableaux gravés sur les contours de l'urne, et promène ses yeux surpris sur les objets divers : soudain il voit des sources nouvelles jaillir, inonder son immense palais, remplir l'étendue de la grotte, et les eaux contracter une saveur inconnue. Tandis qu'incertain et tremblant à la fois, il lève au-dessus des ondes sa tête couronnée de mousse et surmontée des cornes d'un taureau, tout à coup, à ses yeux, des fleurs tapissent les rives étonnées : de mobiles flambeaux, pendant les jeux des bergers, éclairent l'épaisseur des bois : des chants viennent frapper ses oreilles, des chants aériens, des voix divines : les esprits célestes proclament l'arrivée d'un Dieu sur la terre; et, dans un doux transport, lui-même il élève aussitôt la voix et les mains vers le ciel : « Créateur de la terre et des mers, des immortels et des hommes, quel audacieux a donc ici porté et caché, au milieu des ondes, tes décrets inconnus du ciel même? C'est là, il m'en souvient; car souvent il traitait avec moi ces objets, et se plaisait â les redire : c'est là ce qu'aimait à raconter le vert Protée. Si, dans le reste, Protée fut imposteur, sa voix n'a pas ici proféré d'imposture. Il viendra, m'a-t-il dit, ma parole est certaine, le ciel l'a confirmée par des signes infaillibles, et je ne suis pas le jouet d'un oracle trompeur; oui, le cours des ans l'amènera celui qui, un jour, élevera ta gloire au-dessus du Nil à sept embouchures, de l'Indus, du Gange, de l'Ister à deux noms : celui qui, te préférant au Tibre, ainsi qu'à l'Éridan, portera jusqu'aux astres ta renommée. A peine il paraîtra : les maladies commenceront, en mille endroits, à délaisser les corps : un mal cruel cessera tout à coup ses ravages, et fera disparaître ses taches hideuses : étendue sur les membres mutilés, la lèpre ne couvrira plus les membres d'ulcères dégouttants d'une noire sanie. [3,350] Que dis-je ? les fièvres même, ô prodige ! les fièvres homicides abandonneront, à sa voix, les corps qu'elles avoient envahis. Elle calmera aussi sa violence, cette rage qui, produite par le courroux de la lune, renverse avec de longs gémissements ses victimes, qu'on dirait frappées, abattues µ par la foudre, et les précipite, spectacle déplorable ! à une perte prématurée, tantôt au sein des flammes, tantôt au sein des eaux. Armée d'un venin infernal, elle triomphe de l'homme et chasse de sa bouche une épaisse écume. L'hydropisie qui ravit à l'homme le mouvement et la force, l'hydropisie ne portera plus, sans remède, ses ravages dans les veines, une corruption progressive au sein du malheureux, la mort enfin, la mort accompagnée de mille douleurs dans ses entrailles gonflées. Jamais plus souvent des langues longtemps enchaînées ne rompront leur silence. Jamais encore des yeux fermés à la clarté des astres, à la brillante lumière du soleil, ne verront plus souvent dissiper leurs longues ténèbres. Que de faits incroyables, mais vrais et propres à fixer l'attention des spectateurs, je pourrais révéler! Mais je me hâte et laisse aux âges futurs le soin de les admirer. On verra des hommes qui traînaient avec peine leurs genoux affaiblis, en raffermir les muscles et former des pas assurés. On verra des membres dont les nerfs étoient sans force et le tremblement prolongé (qui le croirait, si mon Apollon ne me dévoiloit pas la vérité?) on les verra prendre de la consistance et des forces. On verra un autre, à l'ordre de quitter et de prendre son lit, tout à coup se lever, marcher d'un pas précipité vers le temple, et porter lui-même ce fardeau sur ses épaules. Alors, à l'entour des autels chargés de présents, s'élèveront des cris tumultueux : c'est la voix d'un peuple immense qui, témoin du prodige, reste tremblant et ravi. D'un autre côté, une main déjà privée de mouvement et de vie, tu la verras reprendre ses fonctions accoutumées. Tu verras, au seul toucher de sa robe, le sang d'une femme s'arrêter, et, ses veines à peine fermées, un feu nouveau colorer ses membres livides et son visage pâli. Tu verras les Furies mêmes, ces bourreaux impitoyables de l'Érèbe, se replonger dans l'abîme, les coeurs fatigués de leurs attaques et les corps désolés d'affreux tourments retrouver le repos, et l'immensité de l'air retentir des impuissantes clameurs de ces monstres, qui, tremblans au bruit des fouets vengeurs, tenteront, à travers la nue, d'échapper â leurs coups. Je vois moi-même la vie rentrer en des corps déjà baignés des larmes du regret : je vois s'avancer le triste cortége, la pompe funèbre précéder le cercueil, et bientôt les mères ressentir des transports inattendus, les pères verser des pleurs arrachés par la joie, la ville entière se remplir d'un peuple dans l'allégresse. Combien de fois tu verras les montagnes ébranlées se lever à son approche, et les forêts, ô prodige ! incliner par un mouvement spontané leurs têtes à ses pieds ! Combien de fois encore, sur l'humide gazon de tes bords, quand il se dérobera à la chaleur, ou goûtera les douceurs du sommeil, tu aimeras à le flatter de ton léger murmure ! [3,400] Honneur à tes rives, ô Jourdain, oui, honneur à tes ondes ! Vers toi accourront les immortels dépouillés de leur faste : déposant leurs robes, ils chanteront des vers en cadence. Quel bonheur, quelle gloire, ô roi des fleuves, quel éclat pour tes eaux! Tu recevras, sans vêtements, dans ton sein humide l'auteur de l'univers, le père des anges et des hommes. Étonné de la grandeur de ton hôte, tu encourageras de la voix les Napées éperdues : —Allez, hâtez vos pas, ô mes compagnes; prenez, pour le brûler sur les autels, prenez l'encens religieux, parez vos siéges d'une mousse verdoyante, suspendez des guirlandes aux colonnes de cristal, unissez les roses vermeilles, unissez l'hyacinthe et le lys, et, d'une pluie de fleurs, inondez le roi du ciel. Les montagnes porteront alors, jusqu'aux astres, le nom fameux du Jourdain : c'est le Jourdain que rediront les mers d'alentour, que célèbreront les fleuves et les forêts. Mais ce jour destiné à mettre fin et présenter un remède aux disgrâces humaines, quelques charmes qu'il ait pour les cités, quelques désirs qu'il inspire à l'univers, c'est de notre fleuve qu'il fera le bonheur, c'est à nos ondes surtout, si l'on en croit Protée, et s'il connaît la vérité, qu'il montrera son aurore à laquelle souriront les étoiles. Il ne cherchera ni les richesses, ni la gloire, lui qui est la gloire et la vertu de son père. Revêtu, par un choix spontané, d'un corps mortel et de membres fragiles, il ne portera ni la main sur le sceptre de Chypre, ni les ravages dans les contrées caspiennes, ni la destruction au sein de Babylone, fière de ses conquêtes : un char superbe ne le conduira pas au Capitole, entouré de soldats et de sénateurs transportés d'allégresse : mais il fendra les plaines bruyantes des mers et leurs tortueux rivages ; il cherchera des compagnons sur ces bords humides. Ce sont des pilotes dispersés sur les flots et les malheureux habitants des ondes, occupés de jeter sur la liquide surface de sinueux filets, ou de réparer d'une main empressée leurs piéges rompus, qu'il appellera aux pieds du trône et dans le palais de son père. Dépositaires de sa puissance et chargés du pouvoir de guérir, ils banniront les maladies, émousseront la dent des vipères et repousseront les monstrueux bataillons du Tartare. Que dis-je? il les placera, sentinelles vigilantes, â l'entrée du radieux séjour, pour en défendre l'accès et les barrières dorées. Contre eux viendra échouer toute la fureur des Euméaides : à leurs pieds tombera la porte impitoyable de l'infernale demeure. Alors, rémunérateur de leurs services, il leur donnera pour asile deux fois six planètes : à ces chefs divers, sera attaché un cortége différent. Heureux du nombre et des applaudissements de leurs compagnons, ils imposeront aux élus des lois sacrées. Disciples fortunés, ils n'abandonneront la nacelle et la rame que pour s'elever au faite de la voûte éthérée. Cest peu : si l'avenir présente un espoir certain et des jouissances assurées, nous verrons des eaux semblables aux nôtres [3,450] se changer dans le jus des raisins. Voilà, du roi des cieux, le premier prodige : voilà le signe éclatant qui montrera son empire sur l'étendue de la nature. Cet accroissement mystérieux étonnera les eaux que l'on verra, dociles à sa voix, blanchir de larges coupes d'une écume inconnue, et, comme un doux nectar à grands flots répandu, égayer les festins et d'heureux hyménées. Souvent encore, quand la rame le conduira du rivage sur la mer, s'il apprend le retour de ses compagnons et l'inutilité de leurs travaux, il les enrichira d'un abondant butin, et couvrira l'herbe abaissée d'un vaste amas de poissons écailleux : les flots même en courroux, les tempêtes soulevées, déjà près de bouleverser dans le fond de l'abîme les sables agités et d'engloutir les vaisseaux sous une masse de vagues, céderont à ses reproches et à son empire : élancée vers le ciel, l'onde retombera : on croira que l'Eurus, le Zéphyr et les Aquilons, fiers de leurs bruyantes fureurs, ont entendu ses ordres et ses menaces. Dirai-je comment, de deux poissons et de pains peu nombreux, il nourrira une foule de mères, d'époux languissamment épars sur le gazon, et remplira des débris deux fois six corbeilles? ou comment, dans une nuit profonde, il marchera, sur la mer aplanie, d'un pied ferme qui touchera à peine l'onde salée? Vers lui nageront les Néréides caressantes : la vague de toutes parts s'abaissera; attiré du fond de l'abîme, Neptune reconnaîtra son maître, déposera le trident, et, avec Phorcus, Glaucus et son cortége demi-monstre, élevé à la surface des eaux, il pressera d'une lèvre tremblante ses pieds divins. Mais pourquoi, porté dans un léger esquif sur une vaste mer, entreprends-je ces détails? Non, quand les Muses m'ouvriraient les grottes du Parnasse et l'entrée de leur temple doré, mes forces seraient impuissantes :non, quand, de cent bouches de fer, je formerais des accents, et qu'à l'aide de cent langues, j'exhalerais en écume, d'un gosier d'airain, Phoebus même fatiguant ma poitrine, je ne pourrais compter les beaux faits du monarque près de naître : non, dans des chants nouveaux, je ne pourrais tout embrasser. Ainsi parlait sur l'avenir le vieux Protée, heureusement inspiré, un jour que le hasard l'avait conduit dans ma grotte. Prévenu que je suis, je veux attendre les signes précurseurs de l'événement. Mais, aux portes vermeilles de l'Orient, a paru une clarté plus brillante : la messagère renaissante du jour, l'Aurore, aux rayons matineux, s'élève des derniers rivages de l'Océan, et, parée de ses vêtements de pourpre, elle appelle, avant le retour de la lumière, ses coursiers à la crinière d'or, sous le joug. Cependant, le temps l'ordonne, il faut, débordé et fendant de mes flots des lacs et de vastes prairies, reprendre mon lit accoutumé. Tu vois qu'une force impétueuse agite mes eaux; elles s'enflent, et leur murmure réclame ma présence. » A ces mots, il enveloppe ses épaules d'un vétement nouveau. Divinités des mers, les Naïades, dans leurs grottes humides, ont, pour le travailler, [3,500] tiré le fil d'une mousse ductile; et, couvrant de pourpre tyrienne le grossier tissu, elles ont semé sur les bords des étoiles d'or. Tel il est, lorsqu'il se rend, tout blanc d'écume, à son lit, et, de sa chute, trouble l'onde agitée. J'ai chanté jusqu'ici l'enfantement d'uneVierge : je m'arrête. C'est sous des ombrages désirés que m'appellent aujourd'hui le Pausilype, Neptune sur les bords de la mer, les Tritons amis des eaux, le vieux Nérée, Panope, Éphyre, Mélite, et surtout Mergilline, Mergilline à qui je dois de goûter d'agréables loisirs et de pénétrer sous des rochers, dans les grottes des neuf Soeurs, Mergilline, qui, embellie des fleurs naissantes du citronnier, rappelle les bois sacrés de la Médie et prépare pour mon front une couronne d'un nouveau feuillage.