[7,0] DE LA PROVIDENCE ET DU JUSTE JUGEMENT DE DIEU EN CE MONDE. LIVRE SEPTIEME. [7,1] I. CE que nous avons dit, sur la fin du livre précédent, de la faiblesse et de la misère des Romains, pourrait sembler peut-être défavorable au sujet que nous traitons. Il est aisé, je le sais, de m'objecter ici : ce qui prouve surtout que Dieu ne considère point les choses humaines, c'est que, idolâtres, les Romains autrefois vainquirent et régnèrent ; tandis que, chrétiens aujourd'hui, ils sont vaincus et esclaves. Pour détruire cette objection, il suffirait sans doute de ce qui a été dit déjà de presque toutes les nations païennes, qu'ils sont bien plus coupables les hommes qui négligent la loi divine avec connaissance de cause que ceux qui ne l'accomplissent point sans le savoir. Mais toutefois, si Dieu me prête secours, lorsque, dans la suite de cet ouvrage, je serai amené à parler des vieux Romains, je prouverai manifestement avec l'aide du ciel que les bienfaits du Seigneur furent alors aussi justes envers eux, que l'est aujourd'hui sa sévérité envers nous ; que Dieu fut alors aussi équitable en élevant les Romains par son assistance, qu'il l'est aujourd'hui en punissant. Et plût à Dieu que les malheurs nous devinssent utiles ! Ce qu'il y a de plus grave, de plus déplorable, c'est que la punition n'amène aucun amendement. Dieu veut nous guérir par les châtiments qu'il nous envoie, mais ces remèdes restent sans efficacité. Quel mal est donc le nôtre ? Les bêtes de somme et les animaux sont guéris par le tranchant du fer ; les entrailles putréfiées des mulets, des ânes et des porcs, lorsqu'elles ont été purifiées par les flammes, semblent reconnaître l'effet salutaire de ce feu médical ; les parties viciées du corps ont-elles été ou brûlées ou coupées, une chair vivante remplace aussitôt les chairs mortes. Nous, nous passons par le feu, par le fer, mais ni le tranchant du fer, ni l'ardeur du feu, ne peut nous guérir ; ce qui est bien plus grave, les remèdes ne servent qu'à nous rendre pires encore. C'est donc à bon droit qu'il nous arrive ce qui arrive ordinairement aux animaux et aux bêtes de somme, qui sont travaillés de maladies incurables. Car, dans toutes les parties du monde, la mort et le meurtre nous achèvent, parce que les soins et les remèdes ne peuvent rien sur nous. Et maintenant, pour ne pas répéter ce que j’ai déjà dit, comment qualifier ces désordres déjà signalés, l'union de la misère et du luxe ? Je le veux, que ce soient là les vices des heureux (bien que personne ne puisse être à la fois heureux et criminel, puisque la vraie félicité ne saurait se trouver là où ne se rencontre point une sincère vertu), mais encore, que ce soient là, comme je l'ai déjà dit, les vices d'une longue paix et d'une opulente sécurité ; pourquoi, je le demande, voit-on régner ces désordres là où il n'y a plus de paix, plus de sécurité ? Car, la paix et la sécurité sont exilées de presque tout le monde romain. Pourquoi les vices seuls survivent-ils ? Qui pourrait supporter dans un homme indigent un amour effréné du plaisir ? Car, une pauvreté luxurieuse est plus criminelle, et le malheureux qui s'adonne à des frivolités devient plus odieux. Tout le monde romain est à la fois dans les plaisirs et l'indigence. Où est l'homme, je vous prie, à la fois pauvre et dissipé ? Où est l'homme qui, dans l’attente de la captivité, ose songer au cirque ? Où est l'homme qui craint la mort, et qui rit ? Nous, avec la crainte de l'esclavage, nous jouons avec l'appréhension de la mort, nous rions. Vous diriez que tout le peuple romain est en quelque sorte saturé d'herbes sardoniques. Il meurt, et il rit. Et voilà pourquoi, dans presque toutes les parties du monde, nos rires sont suivis de larmes. Aujourd'hui même s'accomplit sur nous cette parole de notre maître : Malheur à vous qui riez, car vous pleurerez. [7,2] II. Peut-être, comme je n'ai parlé jusqu'à présent que des jeux et des infamies publiques, peut-être quelqu'un se persuadera-t-il qu'en cela seulement nous sommes inférieurs aux Barbares, parce qu'ils ne se livrent point à ces désordres et que nous nous y livrons, mais que du reste les Romains ne se plongent pas dans la fange des voluptés charnelles, ni dans une avilissante fornication. Comparons, si vous le voulez, même sous ce rapport, les Romains aux autres nations. Et l'on ne saurait mieux les comparer, ce semble, qu'à ces peuples que Dieu a placés au sein même de la république, et qu'il a rendus possesseurs et maîtres du sol romain. C'est pourquoi, bien qu'il ne soit jamais permis de scruter les jugements de Dieu, toutefois, puisqu'il nous a enlevé la meilleure part de notre domination pour la livrer aux barbares, voyons si, dans ce dépouillement d'un côté et dans cette transmission de l’autre, sa justice sera trouvée irréprochable. Aucun doute que l'Aquitaine et la Novempopulanie ne soient comme la moelle de presque toutes les Gaules, et ne possèdent un terroir d'une merveilleuse fécondité, un terroir plein non seulement de fécondité, mais encore, ce qui est quelquefois préférable, d'agrément, de plaisir, de charme. Là, tout le pays est chargé de vignes, orné de riantes prairies, parsemé de champs cultivée, planté d'arbres fruitiers, ombragé de bosquets gracieux, arrosé de fontaines, entrecoupé de fleuves, couvert de moissons ondoyantes, en sorte que les possesseurs es, les maîtres de cette terre semblent habiter moins une portion d'un sol terrestre qu'une image du paradis. Quoi donc après tout cela ? Es devaient sans doute se montrer plus religieux, ces peuples que le ciel avait particulièrement enrichis de si larges bienfaits. Quoi de plus juste, quoi de plus digne que de voir ces hommes auxquels le Seigneur semblait avoir voulu plaire d'une manière spéciale par ses présents, s'efforcer eu aussi, de se rendre plus agréables au Seigneur par une piété, par un culte spécial, d'autant que Dieu n'exigea de nous rien d'onéreux, rien de pénible ? Il ne nous appelle point à conduire la charrue, à manier le boyau, à déchirer la terre, à façonner la vigne ; en un mot, il ne demande point de ses serviteurs ce que nous exigeons des nôtres. Que dit-il en effet : Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et qui êtes chargés, et je vous soulagerai. — Prenez mon joug sur vous, et apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos de vos âmes ; — car mon joug est doux, et mon fardeau léger. Le Seigneur ne nous appelle donc point au travail, mais au repos. Qu'exige-t-il en effet de nous ? Quels devoirs nous impose-t-il, sinon la foi, la chasteté, l'humilité, la tempérance, la miséricorde, la sainteté, vertus qui ne sont point pour nous une charge, mais un ornement ? Il y a plus, elles n'embellissent la vie présente qu'afin d'orner davantage encore la vie future. O le maître doux et bon ! ô le maître d'une miséricorde inestimable ! Il ne nous donne aujourd'hui la précieuse connaissance de la religion, que pour récompenser en nous dans la suite les présents qu'il nous accorde. Voilà sans doute ce que Dieu demandait des peuples de l'Aquitaine ; et, comme nous l'avons dit, ce qu'il demandait spécialement, parce qu'ils avaient reçu de lui des faveurs spéciales. Qu'est-il enfin arrivé ? Ce qu'il est arrivé ! tout le contraire de ce qu'on avait lieu d'attendre. Comme ils étaient dans toutes les Gaules les premiers en richesses, ils furent aussi les premiers en débordements. Nulle part des voluptés plus raffinées, nulle part une vie plus dissolue, nulle part des mœurs plus déréglées. Voyez la reconnaissance qu'ils ont témoignée au Seigneur en retour de ses dons sacrés ! Plus il les attirait a lui par ses bienfaits pour leur devenir propice, plus ils travaillaient par leurs désordres à irriter son courroux. [7,3] III. Irait-on peut-être m'accuser de mensonge ? dirait-on que je parle avec plus d'humeur que de vérité ? Je ne veux point recourir à ces artifices oratoires que l'on apporte dans les autres causes ; je ne produirai pas les premiers témoins venus, peu nombreux, étrangers et dont le témoignage peut être contesté. Interrogeons les coupables eux-mêmes ; nous avons menti, s'ils nient ce que nous disons. Ils l’avouent, et même, ce qui est plus grave, ils l'avouent sans montrer aucun regret dans leur aveu. Ils ont en confessant leur faute la même disposition qu'ils avaient en la commettant. Comme ils ne rougirent point de se livrer aux crimes, ils ne se repentent point aujourd'hui d'avoir passé par tous les désordres. On doit néanmoins excepter quelques hommes d'une sainteté, d'une vertu éminentes, qui, suivant le langage de l'un d'entre eux, "Ont racheté leurs péchés en répandant des aumônes" ; l'on doit excepter, dis-je, ces personnes ; car, nous en sommes persuadés avec raison, dans ce débordement général de vices, elles ne se rendirent coupables que des moindres fautes, puisqu'elles méritèrent d'obtenir de la divinité des grâces de conversion. Il n'a point entièrement irrité son maître, celui qui trouve encore propitiation. Et qu'ajouter de plus ? Je pense qu'au milieu même de ses erreurs, il a toujours tenu ses regards attachés à Dieu, l'homme qui a pu obtenir du ciel de ne pas errer plus longtemps. Mais les autres en grand nombre, et la plupart d'un rang distingué, présentent les mêmes excès ; c'est presque un même gouffre que leur intempérance à eux tous, presque un même lupanar que leur vie à eux tous. Et que parlé-je de lupanars ? C'est dans ces lieux encore que se trouvent les moindres désordres. Car les prostituées qui sont là, ne connurent jamais le pacte conjugal, et dès lors elles ne souillent pas ce qu'elles ignorent. Sans doute elles sont coupables d'impudicité, mais cependant elles ne sont point adultères. Ajoutez que les lupanars sont en petit nombre, qu'elles sont peu nombreuses les courtisanes qui y ont condamné leur malheureuse existence. Chez les Aquitains, au contraire, quelle cité n'est pas devenue comme un lieu de débauche, dans sa plus opulente et sa plus noble partie ? Ou est le puissant, où est le riche qui n'a point vécu dans la fange des voluptés ? Où est celui qui ne s'est point plongé dans le gouffre des plus sales débordements ? Où est celui qui a gardé là foi conjugale ? Bien plus, dans ce pêle-mêle de libertinage, où est l'homme qui n'a point relégué son épouse au nombre de ses servantes, qui n'a point rabaissé la sainteté d'un lien vénérable, jusqu'à vouer au plus insigne mépris celle que la dignité du mariage plaçait la première dans sa maison ? [7,4] IV. On va penser peut-être qu'il n'en est pas tout-à-fait ainsi, que les mères de famille jouissent encore de leurs droits, qu'elles ont conservé le privilège et le pouvoir d'épouses. Je l'avoue. Il en est beaucoup sans doute qui gardent intacts leurs droits de femmes légitime, mais il n'en est presque point qui possèdent purs et entiers les droits du mariage. Après tout, nous n'examinons point jusqu'où vont les droits des femmes, nous voulons montrer seulement ce qu'il y a de corruption dans la vie des maris. A vrai dire toutefois, les mères de famille n'ont point là tout leur pouvoir, car on ne conserve point dans leur intégrité les droits d'épouse, quand on n'a plus dans leur pureté, dans leur intégrité les droits du mariage. Une femme ne diffère pas beaucoup des plus viles esclaves, alors que le père de famille devient le mari de ses servantes. Or, parmi les riches Aquitains, quel est celui qui n'a point offert ces désordres ? Où est celui que des esclaves impudiques n'ont point eu droit d'appeler adultère ou mari ? Ils sont devenus, dit le prophète, comme des chevaux qui courent et qui hennissent après les cavales : chacun deux a poursuivi les femmes de son prochain. Et les hommes dont il s'agit ici, péchaient peut-être moins grièvement ; il n'y avait dans leurs crimes ni cette continuité, ni cette confusion, mais les habitants de l'Aquitaine, vraiment semblables à des coursiers emportés, hennissaient en quelque sorte, je ne dis pas après quelques-unes de leurs esclaves, mais après toutes pour ainsi dire, les considérant comme des troupeaux à eux, à la façon de ces animaux, destinés à propager leur espèce, ne suivant que l'impulsion de leur passion brutale, ils se précipitaient sur la première femme vers laquelle les avait entraînés la brûlante fureur de l'impudicité. Après de semblables excès, je demande maintenant aux sages, ce qu'il leur semble de ces maisons où les pères de famille vivaient de la sorte. Quelle ne devait pas être la corruption des serviteurs, là où celle des maîtres était si grande ? Lorsque la tête est malade, le reste du corps ne saurait être sain ; aucun membre ne s'acquitte de ses fonctions, lorsque la partie principale a perdu sa vigueur. Or, dans la maison, le maître est comme le chef de ce corps domestique ; sa conduite devient pour tous une règle de vie. Et ce qu'il y a de déplorable en cela, c'est que tout le monde suit plus volontiers les mauvais exemples, c'est que des leçons contagieuses dépravent plus facilement les bons que des enseignements salutaires ne corrigent les méchants. Or, si même des maîtres bons et honnêtes ne peuvent rendre meilleurs leurs esclaves, quelle ne devait pas être la flétrissante dégradation des subordonnés, là où les maîtres devenaient un exemple d'impureté ? Au reste, ce qu'il y avait là de mauvais, ce n'était pas seulement un exemple pernicieux, mais une sorte de violence et de nécessité : des esclaves se voyaient forcées, malgré elles, d'obéir à des maîtres impudiques, et la lubricité des supérieurs était une nécessité pour les subordonnées. D'où l'on peut comprendre aisément quelle fange il y avait de sales voluptés, là où sous des maîtres impurs les femmes n'étaient pas libres d'être chastes, quand bien même elles l'auraient voulu. [7,5] V. Il serait difficile, dira-t-on, d'apporter des preuves de cela, et il ne reste plus aucuns vestiges des turpitudes et des crimes passés. — Voilà que même aujourd'hui la plupart de ces hommes corrompus, bien qu'ils soient exilés de leur patrie, et qu'ils vivent pauvres en comparaison de leurs richesses d'autrefois, sont presque devenus pires qu'ils n'étaient avant. Je dis pires, parce que tout en faisant ce qu'ils faisaient déjà, ils sont toutefois plus coupables, en ce qu'ils ne renoncent point au crime. En effet, si leurs excès ne sont pas de leur nature plus criminels, néanmoins ils sont plus nombreux, et dès lors, si la nouveauté ne les aggrave point, la pluralité y met le comble. Ajoutez, comme je l'ai déjà dit, qu'ils s'y livrent dans la vieillesse ; ajoutez qu'ils s'y livrent dans l'indigence. Ici deux circonstances augmentent le crime, car pécher dans la jeunesse, pécher dans l'opulence, c'est une chose bien moins étonnante. Or, quel espoir, quel remède peut il rester à des hommes qui ne sont détournés de leurs impuretés accoutumées ni par une extrême indigence, ni par une mort imminente ? Je le veux, qu'il y ait des hommes qui se consolent dans la folle présomption d'une longue vie ou par l'espoir de faire un jour pénitence ; mais n'est-ce pas encore quelque chose de monstrueux de voir des personnes vicieuses jusque dans la mort ? Puisqu'il en est ainsi, que peut-on dire de plus ? Ajoutons cependant que la plupart des Romains se livrent à ces désordres au milieu même des ennemis, et cela avec l'appréhension de la captivité, entourés de périls quotidiens. Et quand le Seigneur, à cause de leur vie impudique les a livrés aux barbares, ils ne renoncent point toutefois à leurs impuretés au milieu de leurs vainqueurs. [7,6] VI. — Mais les ennemis parmi lesquels ils vivent trouvent peut-être du plaisir à ces débordements, peut-être seraient-ils grandement offensés si, impudiques eux-mêmes, ils voyaient la chasteté régner parmi les Romains ? — En fut-il ainsi, la méchanceté d'autrui toutefois ne devrait point nous rendre méchants ; car tout homme se doit plutôt à lui-même d'être bon, qu'il ne doit à un autre d'être méchant, et il faut bien plus travailler à plaire à Dieu par la vertu, qu'aux hommes par l'impureté ; conséquemment, lors même qu'on vivrait parmi des barbares impudiques, il faudrait néanmoins s'attacher à la chasteté qui nous est avantageuse, plutôt qu'à l’impudicité qui plairait à des ennemis corrompus. Voici qui vient encore ajouter à nos crimes ; nous sommes impudiques parmi des barbares purs et chastes. Je dirai plus, ces barbares eux-mêmes se scandalisent de nos impuretés. Les Goths ne tolèrent pas le libertinage parmi eux ; les Romains, à la honte de leur nom et de leur nation, seuls ont le droit de professer la débauche. Et quel espoir, je le demande, nous reste-t-il devant Dieu ? Nous aimons l'impudicité et les Goths la détestent. Nous fuyons la pureté, ils l'ont en affection. Chez eux la fornication est un crime, un danger, chez nous c'est un honneur. Et nous croyons pouvoir subsister devant Dieu, nous croyons pouvoir être à l'abri des malheurs, quand les Romains se livrent à tous les excès de l'impureté, à toutes les turpitudes de l'impudicité, tandis que les barbares punissent chez eux ces mêmes excès ! Maintenant, je le demande à ceux qui nous croient meilleurs que les barbares, qu'ils me disent si un petit nombre de Goths seulement se livrent à ces désordres, et si tous les Romains ou presque tous les Romains ne s'y abandonnent pas. Et nous sommes étonnés que Dieu ait livré aux barbares les terres des Aquitains ou celles de l'Empire, puisque les barbares purifient aujourd'hui par la chasteté ces provinces que les Romains avaient souillées par la fornication. [7,7] VII. Ces vices ne régnaient peut-être que dans l'Aquitaine ? — Passons donc aux autres parties du monde, pour que nous ne semblions pas vouloir parler des Gaulois seulement. Quoi ! les Espagnes n'ont-elles pas trouvé leur perte dans les mêmes vices ou dans de plus grands peut-être ? Et lors même que le courroux du ciel les eût livrées à d'autres barbares quelconques, ces peuples ennemis de la pureté auraient passé par les supplices que méritaient leurs crimes. Il est arrivé encore que pour manifester en ces lieux la réprobation de l'impudicité, ces provinces ont été abandonnées aux Vandales surtout, c'est-à-dire, à des barbares pudiques. Dans cette captivité des Espagnes, Dieu à voulu montrer doublement combien il déteste les passions de la chair, combien il aime la chasteté, puisqu'il a donné l'empire aux Vandales, en récompense de leur vie pudique, et l'esclavage aux Espagnols, en punition de leurs licences. Eh quoi donc ? n'y avait-il pas dans tout l'univers des barbares plus puissants pour leur livrer les Espagnes ? Oui, sans doute, il y en avait beaucoup ; si je ne me trompe, presque tous l'étaient. Mais Dieu a livré toutes choses aux ennemis les plus faibles, pour montrer que la cause, et non les forces décident des événements ; que nous n'avons point été accablés par la valeur de ces peuples autrefois si lâches, mais que nous devons notre défaite à l'infamie seule de nos vices. Ainsi, l'on peut nous appliquer justement ces paroles que le Seigneur adressait autrefois aux juifs : Je les ai traités selon leur impureté et selon leur crime et j’ai détourné d’eux ma face. Et ailleurs : Le Seigneur amènera sur toi une nation d’une terre lointaine ; les pieds de leurs chevaux fouleront tes places publiques, et ils tueront ton peuple avec le glaive. On a donc vu en nous l'accomplissement de ce que disent les pages saintes, et la force des expressions célestes est justifiée par le châtiment de tous. [7,8] VIII. Cependant, comme presque toutes les nations barbares se sont enivrées du sang romain, que toutes ont déchiré nos entrailles, pourquoi notre Dieu a-t-il donc fait passer au pouvoir de nos plus lâches ennemis les immenses richesses de la République, et les peuples les plus opulents du nom romain ? Pourquoi ! si ce n'est afin de nous faire connaître apparemment, comme je l'ai dit plus haut, que ces conquêtes sont le fruit des vertus plutôt que des forces ; afin de nous accabler et de nous punir, en nous livrant à des lâches, afin de rendre manifestes les coups de la main divine, en nous donnant pour maîtres, non les plus vaillants d'entre nos ennemis, mais les moins courageux. Nous le voyons dans l'Ecriture, si Dieu quelquefois a voulu montrer évidemment que certaines grandes œuvres venaient de lui, les choses se faisaient par un petit nombre d'hommes, par des hommes faibles, pour que l'ouvrage de la main céleste ne fut point attribué à la force humaine. Ainsi, le général Sisara, l'effroi des armées Israélites, fut abattu par une femme ; ainsi, une main de femme renversa Abimelech ce vainqueur des cités ; ainsi, les bataillons de fer des Assyriens tombèrent devant le bras d'une veuve. Et pour ne point parler des femmes seulement, Benadab, roi de Syrie, qui outre ses armées innombrables, avait encore à ses ordres trente-deux Rois accompagnés chacun de leurs troupes, le Seigneur ne permit-il pas que ce prince si puissant fut vaincu par un petit nombre de serviteurs, afin qu'on ne put méconnaître l'auteur d'une telle victoire ? Gédéon, lui aussi, reçoit ordre de combattre : avec un petit nombre de soldats défit les Madianites qui, suivant le livre des Juges, avaient inondé tout le pays comme des sauterelles ; ce n'est pas qu'il n'eût une armée plus forte, mais Dieu lui défendit de mener beaucoup de guerriers à la bataille, afin que la multitude ne pût s'attribuer quelque chose de la victoire. C'est pourquoi, ce général ayant rassemblé trente mille combattants sous les armes, le Seigneur lui parla de la sorte : Tu as avec toi un grand peuple, Madian ne sera point livré entre tes mains. Qu’arriva-t-il ensuite ? Dieu ne laissa que trois cents hommes à Gédéon, pour aller attaquer des milliers de barbares, et, s'il réduisit les bataillons Israélites à une aussi petite quantité, ce fut sans doute pour que cette poignée de soldat ne pût se glorifier d'une victoire qui venait du ciel. Enfin, le Seigneur lui-même déclara manifestement le motif qui le faisait agir ainsi : de peur qu'Israël ne se glorifie contre moi et ne dise : j’ai été délivré par mes propres forces. [7,9] IX. Qu'ils écoutent donc, tous les méchants ; qu'ils écoutent, tous les présomptueux ; qu'ils écoutent, tous les grands du siècle ; qu'ils écoutent les paroles divines : de peur qu'Israël ne se glorifie contre moi et ne dise : J'ai été délivré par mes propres forces. Encore une fois, qu'ils écoutent ces paroles, tous ceux qui osent nous contredire et blasphémer contre Dieu ; qu'ils écoutent ces paroles, ceux qui mettent leur espérance dans l'homme. Dieu dit que ceux-là élèvent la voix contre lui, qui prétendent pouvoir se délivrer par leurs propres forces. Or, quel est le Romain qui ne parle point ainsi ? Quel est l'homme qui ne pense point ainsi ? Quel est l’homme, parmi les nôtres, qui ne blasphème point de la sorte presque continuellement ? Les forces de la République sont brisées, tout le monde le sait, et nous ne voulons pas reconnaître à qui nous sommes redevables de la vie que nous conservons encore. Car, si Dieu nous accorde quelque heureux succès contre nos espérances et sans que nous l'ayons mérité, celui-ci l'attribue à la fortune, celui-là au hasard ; celui-ci à l'habileté des chefs, celui-là à leur prudence ; l'un à son maître, l'autre à la recommandation des grands, personne ne le rapporte à Dieu. Et nous sommes étonnés si la main céleste nous refuse quelque faveur, lorsque nous lui enlevons la gloire de tout ce qu'elle nous accorde ! car n'est-ce pas lui en ravir la gloire, que d'imputer ces bienfaits aux chances des événements, à la valeur des chefs, ou à d'autres causes tout aussi frivoles ; sur ce principe, il nous faudrait également rendre grâces à la terre des moissons que nous recueillons chaque année ; aux vignes, des vendanges que nous faisons ; à la mer, des poissons qu'elle nous donne ; aux forêts, des arbres que nous y abattons ; aux brebis, des vêtements qui nous couvrent ; aux autres animaux, de la chair qui nous rassasie. En effet, pour quelle raison voudrions-nous être reconnaissants des moindres présents de Dieu, quand nous lui enlevons la gloire des plus grands bienfaits ? Ou bien, quel homme de notre condition serait satisfait, si tout en lui tenant compte de quelques faveurs, vous oubliiez ses dons les plus signalés ! Quoique notre reconnaissance envers Dieu soit toujours imparfaite, ce serait peu toutefois, si nous voulions lui témoigner de la gratitude pour les choses seulement qui sont nécessaires à la vie. Pourquoi nous montrer ingrats, quand le ciel nous aide dans les angoisses, nous délivre dans les périls, et nous conserve par une protection continuelle, nous, jetés au milieu de nations barbares ? Non, ce s'est point ainsi qu'en agissent les Goths, ce n'est point ainsi qu'en agissent les Vandales ; quoique façonnés par une méchante éducation, ils sont néanmoins à cet égard meilleurs que les nôtres. Je soupçonne bien que quelques personnes vont s'offenser de mes paroles. Mais, parce qu'il faut songer à la vérité plutôt qu'à la flatterie, je dirai et je dirai souvent : ce n'est point ainsi qu'en agissent les Goths, ce n'est point ainsi qu'en agissent les Vandales ; placés au milieu des dangers, ils réclament l’assistance de Dieu, et ils appellent leurs succès, des présents du ciel. Notre malheur, dans la dernière guerre, en est une preuve évidente. Car, lorsque les Goths semblaient nous redouter, nous mettions notre espérance dans les Chuns, et les Goths se confiaient en Dieu ; lorsqu'ils, nous demandaient la paix, nous la refusions ; lorsqu'ils nous envoyaient des Evêques, nous les repoussions ; lorsqu'ils honoraient Dieu dans des prêtres étrangers, nous le méprisions dans les nôtres. L'issue des choses a répondu aux actions des deux partis. La palme leur a été donnée à eux, au milieu de leurs vives appréhensions ; nous, dans notre orgueil, nous n'avons eu que la honte. En sorte qu'on a vu, et sur nous et sur eux, l'accomplissement manifeste de ces paroles du Seigneur : Quiconque s’élève sera abaissé, et quiconque s’abaisse sera élevé. A eux, l'humilité leur a valu d'être élevés ; à nous l'orgueil nous a valu d'être abaissés. [7,10] X. Il a dû reconnaître cette vérité, lui aussi, ce général de nos armées, qui est entré en captif dans cette ville ennemie, le même jour où il se promettait d'y entrer en vainqueur. Il a éprouvé sans doute ce que dit le Prophète : Les voies de l’homme ne sont point à lui ; il ni lui appartient ni de marcher ni de diriger ses pas. En effet, comme ce chef a cru que ses voies étaient à lui, comme il n'a point su diriger sa marche, comme il n'a point trouvé la route du salut, le mépris, suivant l'Ecriture, a été répandu sur lui ; le prince a été égaré dans des chemins impraticables, il a été réduit à rien comme-une eau qui s'écoule. En cela, sans regarder même la malheureuse issue des événements, on voit briller encore la justice présente du ciel. Car, le général romain éprouva, lui, tout ce qu'il s'était promis de faire souffrir aux autres. Il croyait pouvoir, sans le secours de la divinité, sans l'aveu du Seigneur, triompher des ennemis ; il devint lui-même leur captif. Il s'était piqué d'une haute sagesse et d'une prudence consommée, il subit la honte de sa témérité ; les fers qu'il avait préparés pour les autres, il les porta lui-même. Et je le demande, le jugement de Dieu pouvait-il être plus manifeste ? celui qui comptait sur d'immenses dépouilles, devint la proie des ennemis ; celui qui se promettait le triomphe, sert au triomphe des autres ; il est investi, pris et lié ; il porte les bras ignominieusement attachés derrière le dos ; ses mains qu'il croyait invincibles, il les voit chargées de chaînes ; il est exposé en spectacle aux enfants et aux femmes ; il est en butte aux moqueries des barbares, il essuie les dérisions de la foule, et cet homme qui avait toute la fierté d'un héros, est destiné à subir la mort d'un lâche. Et plût au ciel que ce fut là le terme de ses maux, sans qu'il eût encore à les supporter longtemps ! Voulez-vous connaître la grandeur de ses souffrances ? Consumé de langueur pendant de longues années dans les cachots des barbares, il a été réduit à un tel excès de misère qu'il s'est attiré la pitié de ses propres ennemis, infortune qui semble aux hommes de cœur plus pesante et plus amère que les douleurs mêmes. Et cela, pourquoi ? pourquoi ! si ce n'est assurément, comme je l'ai déjà dit, parce que les barbares s'humilient devant Dieu, et que nous lui sommes rebelles ; parce qu'ils ont cru que la victoire est dans les mains de Dieu, et que nous l'avons cru placée dans les nôtres, c'est-à-dire dans des mains sacrilèges et impies, ce qui est bien plus coupable encore. Enfin, le bruit en a couru et le fait est prouvé ; le Roi des ennemis lui-même, prosterné sur un cilice, a répandu des prières jusqu'au jour de la bataille ; avant le combat, il s'est agenouillé sous les yeux du Seigneur, il s'est levé de son oratoire pour voler à la guerre. Près d'en venir aux mains, il a combattu par ses supplications, et voilà pourquoi, confiant, il s'est avancé contre l’ennemi, parce que ses prières lui avaient déjà mérité la victoire. [7,11] XI. La même chose nous est arrivée avec les Vandales ; nos armées allaient les combattre en Espagne ; elles se promettaient la victoire, aveuglées par cette présomptueuse confiance qu'elles avaient apportée naguère contre les Goths ; le même faste d'orgueil les entraîna dans les mêmes désastres, dans la même ruine. Et alors s'accomplit sur nos soldats cette parole du Prophète : Le Seigneur renversera votre confiance et vous n'aurez aucun succès. Nous nous reposions sur notre sagesse, sur notre force, contre ces préceptes mêmes du Seigneur : Que le sage ne se glorifie point dans sa sagesse, que le fort ne se glorifie point dans sa force ; mais que celui qui se glorifie, se glorifie de me connaître et de savoir que je suis le Seigneur. Nous avons donc bien mérité d'être vaincus, car nos ennemis ont eu recours à de meilleurs auxiliaires que nous. Pendant que nous mettions notre orgueil dans nos armes et nos alliés, le livre de la loi divine marchait contre nous dans les rangs ennemis. La seule défense des Vandales, au milieu de leurs craintes et de leurs troubles, a été de nous opposer les discours célestes et de faire retentir contre leurs assaillants les paroles des saints volumes, comme autant de voix de la divinité. Et maintenant, je le demande ici, où est l'homme parmi nous qui se rut jamais avisé d'un pareil stratagème ? qui n'eût pas encouru la risée générale, seulement en proposant la chose ? Oui, la risée générale, car, chez nous, tout ce qu'il y a de sacré n'est-il pas un objet de dérision ? Ainsi donc, à quoi bon nous glorifier de cette prérogative d'un nom religieux, à quoi bon nous dire catholiques, à quoi bon vanter notre foi, à quoi bon déshonorer les Goths et les Vandales par le reproche d'hérésie, lorsque nous vivons nous-mêmes dans une dépravation hérétique ? Aussi, les paroles que l'Ecriture adressait aux Juifs qui mettaient leur confiance dans la loi, on peut bien nous les adresser avec raison : Comment dites-vous, nous sommes sages, et la loi du Seigneur est parmi nous ? — Ne vous confiez pas en des paroles de mensonge, disant : Temple du Seigneur, temple du Seigneur, ce temple est au Seigneur. — Car, si vous redressez vos voix et vos désirs, — si vous ne faites point d’injustice à l'étranger, au pupille et à la veuve, si vous ne répandez pas en ce lieu le sang innocent ; — J’habiterai avec vous de siècle en siècle dans cette terre. D'où il est évident que si nous ne faisons toutes ces choses, nous nous applaudissons bien à tort du nom de catholiques. Mais c'en est assez sur ce sujet, j'y reviendrai peut-être encore ; il n'est pu besoin de s'étendre plus au long sur des faits où la justice de Dieu se manifeste sans cesse. Car les événements ont assez prouvé quelle différence le Seigneur met entre nous, et les Goths et les Vandales. Ils grandissent tous les jours, nous décroissons ; ils se fortifient, nous sommes abaissés ; ils fleurissent, et nous desséchons ; en sorte qu'on peut dire de nous ce que dit l'Ecriture Sainte de Saül et de David : Toujours David s'avançait, et se fortifiait de plus en plus, mais la maison de Saül s’affaiblissait chaque jour. Car le Seigneur est juste, dit le Prophète, il est juste, et ses jugements sont équitables. [7,12] XII. Nous sommes donc jugés par Dieu, même dès ce monde ; et voilà pourquoi a été suscitée pour notre ruine et notre honte, une nation qui, courant de lieux en lieux, passant de ville en ville, avait mission de ravager l'univers. Et d'abord, du sol natal, elle s'est répandue sur la Germanie, Barbare par le nom, Romaine par la conquête ; après les saccagements de cette province, l'incendie a dévoré en premier lieu les régions Belgiques, puis, l'opulence de la molle Aquitaine, et puis ensuite, le corps entier des Gaules : tout cela néanmoins s'accomplissait lentement, afin que le fléau qui atteignait les uns, devînt pour les autres un exemple salutaire. Mais chez nous, où est l'amendement ? Quelle partie du monde Romain voit-on se corriger, si affligée qu'elle soit ? Tous, comme nous lisons, se sont détournés de la voie, tous sont devenus inutiles. C'est pour cela que le Prophète crie au Seigneur, et dit : Tu les as frappés, et ils n’ont point gémi ; tu les as brisés, et ils n'ont pas voulu recevoir le châtiment ; ils ont rendu leur front plus dur que la pierre, et ils n'ont pas voulu revenir à toi. Avec quelle vérité ces paroles nous conviennent, la chose elle-même l'indique. La Gaule a été longtemps dévastée. Donc elle a été corrigée, l'Espagne, puisqu'elle était dans le voisinage ? Non, et parce qu'il n'y avait là ni crainte, ni amendement, les flammes qui avaient embrasé les Gaules, se communiquèrent aux Espagnes. Et, comme je l'ai déjà dit, ce qu'il y a de triste et de profondément criminel, c'est que les feux dont les pécheurs étaient consumés jusque dans leurs membres, pour ainsi dire, n'ont pu cependant les guérir de leurs vices. Et voilà pourquoi Dieu a été contraint par nos forfaits de promener de lieux en lieux, de ville en ville, ces hordes ennemies, fléaux du monde, et d'envoyer jusqu'au delà des mers, pour châtier les crimes de l'Afrique, ces nations appelées des derniers confins de l'univers. Eh quoi ? amenées du sol natal, ne pouvaient-elles donc habiter dans les Gaules ? Pour s'y fixer, qu'avaient-elles à craindre, elles qui, jusqu'à ce jour, avaient tout dévasté sans obstacle de notre part ? Mais soit, elles n'étaient pas en sûreté dans les Gaules. Quoi ! en Espagne, où ils avaient écrasé nos armées, craignaient-ils donc de s'y arrêter et de s'y établir, ces peuples déjà vainqueurs, déjà triomphants, qui, dans la conscience orgueilleuse de leurs forces, en étaient venus jusques à comprendre, après l'expérience d'une guerre longtemps préparée, que les forces de la République ne pouvaient leur tenir tête, même avec les Barbares auxiliaires ? [7,13] XIII. Ils pouvaient donc bien demeurer là, et ils ne craignaient rien. Mais, sans doute, la main céleste qui les y avait attirés pour punir les vices des Espagnols, les forçait encore de passer en Afrique pour la dévaster. Eux enfin confessaient que leur œuvre ne venait pas d'eux-mêmes : un ordre divin les poussait, et les pressait. On peut comprendre par-là quelle est la grandeur de nos crimes, puisque des barbares sont contraints à venir porter chez nous les dévastations et les supplices, suivant les paroles du roi Assyrien, ce ravageur de la terre d'Israël : Croyez-vous que je sois venu dans ce lieu sans la volonté du Seigneur ? Le Seigneur m'a dit : entre dans ce pays et détruis-le. Et dans un autre endroit des Ecritures : le Seigneur des armées, le Dieu d'Israël a dit ces choses : voici que J’enverrai et que Je prendrai Nabuchodonosor roi de Babylone, mon serviteur, et il viendra et il frappera la terre d’Egypte. D'où nous pouvons reconnaître que toutes les afflictions qui nous viennent, sont des coups de la justice divine ; mais que ces renversements néanmoins, comme je l'ai dit plus d'une fois, nous arrivent à cause de nos péchés. Et dès lors, tout ce qui nous advient, nous devons l'attribuer à nos péchés plutôt qu'à Dieu, parce qu'il est raisonnable d'imputer un fait à ce qui en fut la cause principale. Car, l'homicide que le juge met à mort, est puni par son crime même ; le larron ou le sacrilège, qui est livré aux flammes, est en quelque sorte brûlé par ses crimes. C'est pourquoi, si les Vandales ont passé en Afrique, il ne faut point en accuser la sévérité divine, mais les crimes des Africains. Car, avant que l'ennemi s'y acheminât, ils les avaient attiré par de longues et criantes iniquités. Par-là nous devons sentir que, si la peine méritée se fit longtemps attendre, ce fut l'œuvre de la bonté divine, et que, si le peuple pécheur reçut enfin son juste châtiment, ce fut l'œuvre de ses désordres et de ses crimes. Croiriez-vous, par hasard, que les Africains n'avaient point attiré sur eux ces fléaux ? certes, ils les avaient attirés plus qu'aucun autre peuple, eux chez qui l'on voyait affluer tous les genres de forfaits et d'impuretés. La plupart des hommes, quoique dominés par un grand nombre de vices, sont dégagés pourtant de quelques autres ; ils sont peut-être assujettis à l'ivrognerie, mais ils ne le sont point à la vengeance ; ils brûlent peut-être de feux impurs, mais ils n'exercent point la rapine ; enfin, si l'incontinence du corps les accuse, la simplicité d'âme les rend peut-être recommandables. Mais, dans tous les Africains, on ne trouve pas ce mélange de bien et de mal, parce que le mal y règne exclusivement. Tant les simples inclinations de la nature originelle une fois détruites, les vices y ont en quelque sorte introduit une nouvelle nature ! [7,14] XIV. Un très petit nombre d'hommes vertueux, exceptés, le territoire de toute l'Afrique a-i-il été autre chose qu'un foyer de vices, pareil à ce vase d'airain dont le prophète disait : ô ville de sang ! le vase rouillé ne sortira point du milieu de toi, parce que le sang non plus ne disparaîtra pas. L'Ecriture, comme nous le voyons, compare la ville à un vase d'airain, et l'iniquité à du sang. C'est pour nous faire entendre, sans doute, que l'iniquité, dans une ville populeuse, est comme du sang bouillonnant dans l'airain. Voici encore un passage des livres saints à-peu-près semblable : la maison d’Israël s’est changée pour moi en écume : ils sont tous comme de l’airain, de l’étain, du fer et du plomb, au milieu du creuset, et ils sont devenus, comme de l’argent. — C’est pourquoi annonce ces choses ; Ainsi parle le Seigneur Dieu ; parce que vous êtes devenus tous comme de l’écume je vous rassemblerai et je soufflerai sur vous dans le feu de ma colère. Les pages sacrées énumèrent ici des espèces de métaux tout-à-fait dissemblables. Et comment des choses différentes sont-elles réunies dans le même creuset ? Sans doute parce que les divers caractères des hommes sont figurés par cette diversité de métaux. C'est pour cela aussi que l'argent, c'est-à-dire, le métal d'une plus noble matière, est livré aux mêmes flammes, comme un esprit d'une plus haute nature, une fois qu'il dégénère, il est aussitôt réprouvé. On le voit par ce passage du Prophète où le Seigneur lui ordonne de parler du prince de Tyr : Fils de l'homme, commence un chant lugubre sur le roi de Tyr, et tu lui diras : Voici ce que dit le Seigneur Dieu : toi, le sceau de la ressemblance, toi, la couronne de beauté, tu habitais dans les délices de l’Eden ; les pierres précieuses formaient ton ornement, la sardoine, la topaze et l’émeraude. Et encore : tu as rempli tes trésors et d'or et d'argent : le négoce faisait regorger tes magasins. Tous ces détails ne sembleraient-ils pas s'appliquer d'une manière spéciale aux Africains ? car, où vit-on jamais de plus grands trésors, un commerce plus florissant, des magasins plus riches ? Le négoce, dit le Prophète, a rempli tes trésors. Ajoutons que l'Afrique fut autrefois si opulente que l'étendue de son commerce remplissait, ce semble, non seulement ses propres trésors, mais encore ceux du monde entier. Que dit le Prophète, après cela ? Ton cœur s'est enflé de ta beauté, et à cause de la multitude de tes péchés, je t'ai renversé sur la terre. Comment cela s'applique-t-il à la puissance africaine, comment semble-t-elle renversée sur la terre ? comment, si ce n'est parce qu'elle a perdu en quelque sorte sa dignité céleste, quand elle a perdu l'éclat de son antique opulence. Je tirerai du milieu de toi le feu qui te dévorera. Quoi de plus vrai ? du milieu de leurs iniquités, un feu vengeur est sorti, qui a dévoré le bonheur des premiers temps. — Tous ceux qui t'ont connu parmi les nations, seront stupéfaits sur toi. Avouons que ces paroles ne conviennent point à l'Afrique, si les bouleversements de cette contrée ne font point le deuil du genre humain. — Tu es devenu comme un néant, et tu ne seras plus à jamais. Il est assez manifeste que là tout s'est affaissé en ruines. Il reste à souhaiter que les châtiments éternels ne deviennent point encore la continuation des malheurs présents. [7,15] XV. Puisse le Seigneur ne pas le permettre dans sa clémence et sa miséricorde ! Toutefois, à ne considérer que nos crimes, il ne saurait nous réserver un autre sort. Car enfin, quel forfait y a-t-il qui n'ait été commis sur cette terre infortunée ? Je ne parlerai point de tous les désordres ; ils sont énormes, et tant d'abominations ne sauraient être ni connues, ni exprimées. Je m'en tiens à ces impuretés obscènes, et ce qui est plus grave, à ces infâmes sacrilèges. Je laisse là cette rage de cupidité, vice de tout le genre humain. Je tairai cette inhumanité d'avarice ; c'est le caractère propre de presque tous les Romains. Laissons là l'ivrognerie, également commune aux nobles et aux roturiers. Passons sous silence l'orgueil et l'enflure. C'est là le domaine si privilégié des riches, qu'ils croiraient sans doute perdre de leur droit, si tout autre prétendait s'arroger quelque chose de cette élévation. Oublions enfin cette atrocité de fraudes, de fourberies et de parjures. Jamais cité romaine ne fut exempte de ces vices, qui toutefois sont plus particuliers aux Africains. Comme la sentine d'un immense vaisseau devient le réceptacle de toutes les immondices, ainsi les crimes du monde entier se sont en quelque sorte glissés dans leurs mœurs ; car je ne connais pas de désordre qui n'ait établi là son séjour ; quoique les nations païennes et barbares aient des vices qui leur sont propres, tout en elles cependant n'est pas digne d'exécration. Les Goths sont perfides, mais amis de la pudeur ; les Alains, impudiques, mais sincères ; les Francs, menteurs, mais hospitaliers ; les Saxons, d'une cruauté farouche, mais d'une chasteté admirable. Toutes les nations enfin, ont des vices et des vertus qui leur sont propres ; mais je ne sais quel désordre ne règne pas chez presque tous les Africains. S'agit-il d'inhumanité, ils sont inhumains ; d'ivrognerie, ils sont ivrognes ; de fausseté, ils sont trompeurs ; de fourberie, ils sont fourbes ; de cupidité, ils sont cupides ; de perfidie, ils sont perfides. Leur penchant à l'impureté et aux blasphèmes ne doit point entrer dans cette énumération, et s'ils surpassent les autres peuples par les vices que nous venons de signaler, ils se surpassent eux-mêmes par ces deux derniers. [7,16] XVI. Et d'abord, pour parler de l'impureté, qui ne sait que les torches impures de la volupté brûlèrent toujours dans l'Afrique entière ? Vous croiriez, non point que c'est une terre et un séjour d'hommes, mais un Etna de flammes impudiques ? Comme l'Etna sent bouillonner dans son sein les ardeurs d'une nature dévorante, ainsi l'Afrique fut toujours consumée des feux abominables de la fornication. Et je ne prétends point que, en cette matière, on s'en tienne à mes paroles ; qu'on en appelle au témoignage du genre humain. Qui ne sait que tous les Africains sont en général impudiques, si l'on excepte peut-être les personnes converties à Dieu, c'est-à-dire, changées par la foi et la religion ? Mais cela est aussi rare et aussi étrange qu'il le serait de voir un Gaius n'être pas Gaius, un Seius n'être pas Seius. Il est aussi rare, aussi insolite de voir un Africain n'être point impudique, qu'il serait étrange et inouï de voir un Africain n'être point Africain ; car le vice d'impureté est si général parmi eux, que quiconque cesserait d'être impudique, semblerait dès lors cesser d'être Africain. Je ne courrai point de lieux en lieux, je ne scruterai point les villes une à une, de peur qu'on ne m'accuse de recourir à des investigations minutieuses pour trouver ce que je veux dire. Je me contente de cette cité reine et mère en quelque sorte de toutes les villes africaines, de cette cité rivale éternelle de Rome, par ses armes d'abord et par son courage, puis ensuite par sa splendeur et son éclat. Je parle de Carthage, cette formidable ennemie des Romains, cette autre Rome de la terre d'Afrique ; seule, elle me suffît pour exemple et pour témoignage ; car, tout ce qui peut au monde constituer les éléments d'une république, elle le posséda dans son sein. Là, se trouvait tout ce qui peut favoriser les professions civiles ; là, se trouvaient des académies pour les arts libéraux, des écoles de philosophie, des gymnases de langues ou de mœurs, des forces militaires et des généraux pour les commander ; là encore la dignité proconsulaire, là un juge et un gouverneur permanent, avec le titre de proconsul, il est vrai, mais avec le pouvoir de consul ; là enfin des officiers publics, des dignitaires aussi différents par le rang que par le nom ; pour chaque place pour chaque rue, en quelque sorte, des juges qui gouvernaient tous les lieux de la ville, tous les membres d'un si grand peuple. Nous nous contentons de cette seule ville pour faire juger des autres cités ; il sera facile de comprendre ce qu'elles devaient être, n'ayant pas une police aussi réglée, lorsque nous aurons vu ce qu'était la ville de Carthage, même avec de puissants gouvernements. Et ici, peu s'en faut que je ne me repente de mes promesses, et qu'il ne me fâche de m'être engagé à signaler avant tout les impuretés et les blasphèmes des Africains, laissant de côté leurs autres excès. Je vois une ville où les crimes débordent, je vois une ville où se remuent tous les genres d'iniquités ; une ville pleine de peuple, et plus encore d'infamies ; pleine de richesses, et plus encore de vices ; des hommes qui se surpassent les uns les autres par la noirceur de leurs forfaits ; rivalisant, les uns de rapacité, les autres, d'impureté ; les uns, chancelant d'ivresse ; les autres, gorgés de bonne chère ; ceux-ci, couronnés de fleurs, ceux-là, couverts de parfums ; tous énervés d'un luxe dégradant, presque tous plongés dans les mêmes erreurs de mort ; tous ne sont pas dans le vertige du vin, mais tous néanmoins sont dans l'ivresse du crime. Vous diriez un peuple qui a perdu le sens, qui ne se connaît plus lui-même, dont l'esprit est malade, la démarche incertaine, et qui se jette en foule dans la crapule, à la manière des Bacchantes. Et les crimes dont je vais parler, combien ils sont étranges, combien ils sont graves ! Quoique d'une espèce différente, ils ne différent pas en malice, à moins peut-être qu'on ne trouve cette différence dans leur grandeur. Je veux signaler la proscription des orphelins, l'oppression des veuves, les croix des pauvres. Ces victimes, gémissant tous les jours devant Dieu, demandant un terme à leurs maux, et, ce qui est bien plus grave encore, appelant, dans l'excès de leurs amertumes, la présence de l'ennemi, ont obtenu enfin de souffrir en commun, de la part des barbares, une oppression qu'ils avaient endurée seuls auparavant, de la part des Romains. [7,17] XVII. Mais soit ; laissons là tous ces désordres, parce qu'ils règnent dans presque tout le monde romain, et que j'ai promis d'ailleurs de n'en dire que peu de mots. Quoi donc ? ces turpitudes et ces impuretés dont je parle, n'auraient-elles pas suffi toutes seules pour entraîner la ruine de l'Afrique ? Et en effet, quelle partie de Carthage, qui ne fût un théâtre de sales voluptés ? Quelle place, quel chemin dans la ville qui ne fût un lieu de prostitution ? presque toutes les rues, toutes les voies présentaient comme des pièges, comme des filets de débauche ; en sorte que la pudeur elle-même avait peine à s'en garantir ; Vous eussiez vu là comme des larrons apostés pour dépouiller les voyageurs ; des embûches sans nombre, dans tous les sentiers, dans tous les détours et les passages, embarrassaient la route à chaque pas, au point que nul homme, si prudent fût-il, ne pouvait s'empêcher de donner dans quelques-uns de ces pièges, même après en avoir évité plusieurs. Tous les habitants de la ville portaient, pour ainsi dire, avec eux, une odeur de libertinage, et ils se communiquaient les uns aux autres une haleine fétide d'impudicité qui s'exhalait de leurs bouches. Mais un mal si horrible ne leur faisait pas horreur, parce que tous en étaient également infestés. Vous eussiez pris Carthage pour une sentine de débauches et de fornications, pour un égout ou se rendaient toutes les immondices des rues et des cloaques. Et quel espoir pouvait-il rester dans un lieu où, si vous exceptés les temples du Seigneur, on ne voyait rien qui ne salît les regards ? Encore même que parlé-je des temples de Dieu ? cela, c'est tout le fait des prêtres et du clergé ; je ne scruterai pas leur conduite parce que je garde le respect qui est dû au ministère du Seigneur ; j'aime à croire que, seuls, ils se sont conservés purs à l'autel, comme autrefois Loth fut seul préservé, sur la montagne, de l'embrasement de Sodome. Quant au peuple, où était dans une foule si nombreuse un homme qui fût chaste ? que dis-je, chaste. Qui donc ne menait pas une vie de fornication, d'adultère, et cela, sans intervalle, sans fin ? Il faut bien alors que je m'écrie de nouveau ; s'il est vrai qu'un seul adultère souille quelquefois le peuple chrétien, quel espoir pouvait-il rester à une ville où, parmi tant de citoyens, après d'attentives recherches on trouvait à peine, même dans l'église, un homme chaste ? je dirai plus encore. Plût à Dieu que ce fût là tout, et que l'impureté des hommes s'en fût tenue à forniquer avec des femmes déboutées ! Ce qu'il y a de plus grave et de plus criminel, c'est qu'on a vu en Afrique, presque tous les désordres que le bienheureux Apôtre Paul déplore dans l'amertume de son âme. Les hommes, dit-il, rejetant l’union des deux sexes, qui est selon la nature, ont été embrasés de désirs les uns pour les autres, l’homme commettant avec l’homme des crimes infâmes, et recevant ainsi par eux-mêmes la peine qui était due à leur égarement. Et comme ils n'ont pas fait usage de la connaissance de Dieu, Dieu aussi les a livrés à un sens dépravé, en sorte qu'ils ont fait des actions indignes de l’homme. Le bienheureux Apôtre a-t-il dit cela des nations barbares et sauvages ? non certes, mais de nous, c'est-à-dire, des Romains spécialement l'Afrique, n'ayant pu leur disputer autrefois l'empire et la grandeur, les a vaincus en impureté, ce qu'il lui était seul donné de faire. Ainsi donc, celui qui penserait avoir raison de s'irriter contre moi, démit bien plutôt s'en prendre à l'Apôtre ; car, les vices que je reproche aux Africains, lui, il les reprochait aux Romains leurs maîtres. [7,18] XVIII. Peut-être étaient-ils secrets, les désordres dont je parle, ou du moins les magistrats veillaient-ils à ce que les crimes ne devinssent publics et ne souillassent par là les regards de la ville. S'il en eût été ainsi, ces œuvres infâmes, bien que semées dans la multitude, n'eussent point sali toutefois les yeux et les cœurs de tous les citoyens. Il est assez ordinaire qu'une action mauvaise, quand elle se passe dans le secret, soit réputée moins coupable. Mais c'est une chose tout-à-fait monstrueuse de commettre un grand crime et de n'en point rougir. Et, je le demande, que pouvait-il y avoir là de plus monstrueux ? Dans une ville chrétienne, dans une ville ecclésiastique, dans une ville que les apôtres avaient jadis éclairée de leurs enseignements, que les martyrs avaient couronnée de leurs souffrances, des hommes se faisaient femmes, et cela, sans ombre de pudeur, sans voile de honte ; et des lors, comme si c'eût été peu que les auteurs de ces turpitudes en eussent contracté seuls les souillures, la profession publique de leurs infamies rendait coupable la ville tout entière. Carthage voyait cela et elle le souffrait ; les juges le voyaient, et ils n'en tenaient compte ; le peuple le voyait, et il applaudissait ; et ainsi, la complicité de la honte et du crime se propageant par toute la ville, une faute qui n'était point commune à tous, le devenait par l’assentiment général. Mais enfin, ces excès n'eurent-ils pas un terme, et cette tache ne fut-elle point effacée ? Qui pourrait le croire ? qui pourrait même l'entendre ? des hommes pliaient à la nature de la femme leur nature propre, leur visage, leur démarche, leur extérieur, et tout ce qui fait les attributs du sexe viril. Ils avaient interverti l’ordre primitif ; et, tandis que les hommes ne doivent rougir de rien tant que de montrer dans leur personne quelque chose d’efféminé, là, au contraire, rien ne semblait plus dégradant pour certains d'entre eux, que de garder quelque chose de l’homme. [7,19] XIX. Ce n'était là, dites-vous, que la honte du petit nombre, et ce que la généralité n'a pas fait, ne peut pas non plus retomber sur la multitude. Je l’ai déjà dit plus haut ; bien souvent, dans le peuple de Dieu, le crime d'un seul est devenu la ruine de plusieurs. Ainsi, pour le larcin d’Achar, Israël succombe ; ainsi, pour la jalousie de Saül, une peste s'élève ; ainsi, pour le dénombrement de David, une mortalité survient. L'Eglise de Dieu est comme l'œil humain. Une légère souillure tombe-t-elle dans l'œil ? il perd l'usage de la lumière. De même, dans le corps de l'Eglise, un petit nombre de turpitudes ternissent presque tout l'éclat de sa splendeur. Et voilà pourquoi le Sauveur compare à l'œil la partie principale de l'Eglise, quand il dit : Votre œil est la lampe de votre corps ; si votre œil est simple, tout votre corps sera lumineux. — Mais si votre œil est mauvais, tout votre corps sera ténébreux. De là aussi les paroles de l'Apôtre : Ne savez-vous pas qu'un peu de levain aigrit toute la pâte ? Encore, je ne dirai pas qu'il y avait là peu de mal ; mais, au contraire, qu'il y en avait beaucoup ; non qu'il se trouvât un grand nombre d'efféminés, mais la mollesse de quelques hommes, devient la contagion des autres. Quand même les auteurs de ces infamies seraient en petit nombre, toujours est-il vrai que la multitude participe à leurs souillures. Car, de même qu'une seule courtisane fait beaucoup de fornicateurs, ainsi les impuretés abominables de quelques efféminés deviennent contagieuses pour la plupart du peuple. Et je ne saurais dire lesquels sont les plus coupables devant Dieu, puisque les saintes Ecritures les condamnent tous également. Ni les efféminés, dit l'Apôtre, ni les abominables ne posséderont le royaume de Dieu. Ce qu'il y a de plus triste et de plus affligeant, c'est qu'un pareil crime semblait être aussi celui de toute la république, c'est que l'infamie d'un forfait aussi monstrueux rejaillissait sur la splendeur éclatante du nom romain. Car, lorsque des hommes prenaient les vêtements d'un autre sexe, affectaient une démarche plus molle et plus brisée que celle des femmes, se paraient des indices d'une monstrueuse impureté, se couvraient la tête de voiles arrangés avec coquetterie, et cela publiquement, dans une cité romaine, dans la ville la plus illustre, la plus célèbre de toute l'Afrique, n'était-ce pas une honte pour l'empire romain que, dans le sein même de la république, on laissât subsister au grand jour des désordres aussi exécrables ? Une autorité forte et puissante, qui peut arrêter le crime, est censée l'approuver, si, le connaissant, elle ne le réprime pas. Quand vous avez en main le pouvoir d'empêcher les abus, vous les favoriser, si vous n'y mettez point obstacle. [7,20] XX. Encore une fois : pressé par la douleur, je le demande à ceux qui s'emportent contre moi, chez quelle nation, barbare a-t-on vu jamais régner ces désordres à la faveur de l'impunité publique ? Enfin, pour ne pas vous laisser plus longtemps dans le doute, pour ne pas recourir à des investigations minutieuses, comparons aux peuples africains les dévastateurs eux-mêmes de l'Afrique. Voyons ce que les Vandales ont fait de semblable, et certes, ces barbares enflés par la bonne fortune, enorgueillis par la victoire, amollis par l’affluence des richesses et des délices, qui, lors même qu'ils eussent toujours été chastes et continents, auraient pu néanmoins déchoir de leur vertu au milieu de tant des succès et de prospérité, une fois le pied sur cette terre où coulaient, comme dit l'Ecriture, le lait et le miel, féconde, opulente, enivrée, en quelque, sortes de mille délices, ne pouvaient-ils pas, sans qu'on eut lieu d'en être surpris, s'abandonner au plaisir, là où le climat lui-même semblait respirer la volupté ? Ne pouvait-on pas s'attendre, qu'en entrant sur la terre africaine, les Vandales se plongeraient dans la fange de tous les vices et de toutes les impuretés, ou, tout du moins, pour adoucir les termes, qu'ils feraient ce qu'avaient fait de tout temps les Africains, dont ils venaient de conquérir la puissance ? Et certes, s'ils s'en fussent tenus là, on aurait bien pu les regarder comme des modèles de continence et de modération, eux que la bonne fortune n'aurait pu rendre plus dépravés ? Car, où est le sage que les succès ne changent point, et dont les vices n'augmentent pas en raison de ses prospérités ? On peut affirmer dès lors que les Vandales étaient pleins de vertu, si, après leur victoire, ils ne dépassèrent pas les excès des peuples vaincus et subjugués. Dans une si-grande abondance de biens et de voluptés, aucun d'eux ne s'est donc laissé amollir. Cela vous semble-t-il peu de chose ? Les Romains se faisaient le plus souvent un point d'honneur de ces désordres. Mais qu'ajouter encore ? N'y eut-il personne qui ne se laissât prendre à la mollesse et à la corruption des Romains ? Depuis longtemps les citoyens de l'Empire se formaient une telle idée de ces infamies, qu'ils les regardaient bien plutôt comme des vertus que comme des vices, et que, dans leur esprit, le plus haut degré d'un courage viril, c'était de plier l'homme à des usages ignominieux et contre nature. Et voila pourquoi les nombreux valets qui suivaient autrefois les armées, recevaient, comme un salaire de leur travail, et une sorte de distinction accordée a leurs exploits, le privilège de servir à des usages infâmes, parce qu'ils étaient des hommes valeureux. O crime ! et c'était des Romains ! Je dis plus encore, c'était des Romains d'un autre temps. Toutefois, n’accusons pas les anciens ; oui, c'était des Romains, mais déchus de leurs vertus antiques, déjà livrés à la corruption, à la dissolution, déjà différents d'eux-mêmes et des leurs, et plus semblables à des Grecs qu'à des Romains. Ainsi, comme nous l'avons souvent répété, il n'y a pas lieu de s'étonner, si la république romaine trouve enfin le châtiment qu'elle méritait. [7,21] XXI. Ces impuretés ont donc pris naissance parmi les Romains, avant Je Christ ; ce qui est plus grave, elles n'ont pas cessé après la publication de son Evangile. Qui n’admirerait dès lors les peuples Vandales ? Ils entrent dans une ville opulence, où les débordements étaient publics ; et, tout en usant des délices de ces hommes dépravés, ils se sont préservés de la corruption des mœurs ; tout en jouissant des bonnes choses, ils ont su rejeter ce qui pouvait les souiller. Cela seul pourrait suffire à leur éloge, quand même je n'ajouterais rien, car ils ont en en abomination les impuretés contre nature. Je vais plus loin, ils ont déteste les impuretés des femmes, ils ont eu en horreur les lieux infâmes et les lupanars, ils ont eu en horreur le commerce et le contact des courtisanes. Pourrait-on croire que des Romains se soient livrés à ces désordres, et que des barbares les aient eus en horreur ? Après ce que nous avons dit, semble-t-il qu'il reste quelque chose à ajouter ? Oui certes, et plus encore. Car, si les Vandales ont évité toutes ces turpitudes, c'est là leur moindre titre à notre admiration. On peut avoir de l'horreur pour le vice, sans travailler à le détruire. La gloire parfaite consiste non seulement à ne pas se souiller soi-même, mais encore à défendre les autres de la contagion. On est l'auteur, en quelque sorte, du salut d'autrui, lorsqu’après avoir travaillé à devenir bon soi-même, on emploie ses efforts à faire que les autres cessent d'être méchants. Qu'il y a de grandeur dans cette conduite ! qu'il y a de grandeur et d'excellence. Qui pourrait croire que les Vandales en ont usé de la sorte dans les cités romaines ? Ils ont éloigné toute impureté charnelle. Et comment ? Non pas à la façon des Romains qui proscrivent l'adultère, et qui sont les premiers à le commettre ; qui proscrivent le larcin, et qui dérobent. Au reste, je ne pourrais presque pas dire qu'ils dérobent, car ce ne sont point des larcins qu'ils commettent, mais des brigandages. Le juge punit le péculat dans les autres, lorsque lui-même en est coupable ; il punit la rapine, lorsque lui-même est ravisseur, il punit le sicaire, lorsque lui-même est gladiateur ; il punit l'effraction des enceintes et des portes lorsque lui-même renverse les villes ; il punit les spoliateurs de maisons, lorsque lui-même dépouille les cités et les provinces. Plût à Dieu encore que ces excès se rencontrassent dans les hommes seulement qui sont placés au pouvoir, et auxquels les honneurs confèrent le droit d'exercer les brigandages ! Ce qu'il y a de plus grave et de plus intolérable, c'est que même les hommes privés continuent d'en agir de la sorte après avoir passé par les dignités. Un emploi une fois acquis leur donne tant de privilèges, qu'ils ont toujours le droit de piller. Et, lorsqu'ils n'ont plus une autorité publique pour administrer, ils ne laissent pas cependant de posséder une autorité particulière pour voler ; et ainsi, le pouvoir qu'ils avaient étant juges, est moindre que celui qu'ils gardent dans une condition privée. Dans le premier, ils ont souvent des successeurs ; dans le second, jamais. Voilà ce que peuvent les décrets des lois, voilà ce que rapporte la sanction des ordonnances, méprisées de ceux mêmes qui devraient les faire observer. Les petits et les malheureux sont forcés d'obéir ; les pauvres sont contraints d'être dociles ; et, s'ils ne le sont pas, on les punit. Leur destinée est ici la même que pour les tributs ; seuls ils sont soumis aux ordres publics ; seuls, ils paient les impôts. Par-là, dans les lois mêmes et dans des ordres pleins d'équité, il se commet une extrême injustice ; car les petits sont obligés d'observer comme sacrées, des lois que les grands ne cessent de fouler aux pieds comme choses de néant. [7,22] XXII. Entraîné par l'indignité des choses, je me suis écarté quelque peu de mon sujet ; j'ai hâte d'y revenir. J'ai dit que les cités d'Afrique, et surtout la cité reine et maîtresse, étaient pleines d'impuretés monstrueuses, tandis que les Vandales n'étaient point souillés de ces turpitudes. De tels barbares n'ont-ils pas été suscités pour effacer la tache de nos infamies ? Ils ont fait disparaître de toute l'Afrique les hommes efféminés, ils ont eu en horreur la contagion des courtisanes ; et, non seulement ils les ont eues en horreur, non seulement ils les ont éloignées pour un temps, mais encore ils en ont purgé le pays. O Dieu plein de miséricorde, ô Sauveur plein de bonté, que ne peut pas avec vous l'amour de la discipline, puisqu'il change les penchants vicieux de la nature, comme les Vandales sont parvenus à les reformer ! Et comment les ont-ils réformés ? Car il importe non seulement de signaler les effets des choses, mais aussi les causes des effets. C'est bien en vain que, par vos paroles ou vos ordonnances, vous voudriez proscrire l'impudicité, si elle n'a été déjà proscrite par le fait ; c'est bien en vain que, en paroles, vous exigeriez la pudeur, si vous ne preniez les moyens de l'obtenir. Persuadés de cela, les Vandales ont cherché à détruire l'impudicité, en conservant toutefois les femmes impudiques ; ils n'ont point mis à mort ces malheureuses, afin de ne pas jeter de la barbarie sur la guérison des vices, afin de ne point pécher eux-mêmes par la perte des pécheurs, tout en voulant détruire le crime. Ils ont corrigé les égarements, de telle sorte que leur mesure était un remède sans être une punition. Ils ont usé de leur pouvoir pour contraindre toutes les courtisanes à passer dans la couche nuptiale ; le concubinage a été changé en une alliance légitime ; et, selon l'ordre de l'Apôtre, chaque femme a eu son mari, et chaque mari a été réduit à une femme. Par-là, ceux qui ne pouvaient vivre continents, ont trouvé dans les nœuds légitimes du mariage un remède qui les a garantis d'une coupable incontinence. Il en est résulté que les femmes à qui le mariage était devenu nécessaire, ont été données à des maris, et qu'elles ont trouvé en eux des gardiens domestiques pour les conserver, incapables qu'elles étaient de se préserver elles-mêmes. Ainsi, attachées sans cesse à l'autorité maritale, si de vieilles habitudes les sollicitaient au crime, la vigilance de leurs maris les contenait dans le devoir. A cela, ils ont ajouté, encore, pour comprimer le libertinage, des ordonnances pleines de sévérité, frappant les impudiques du glaive des lois. Dans le privé, l'affection conjugale, dans le public, la crainte des lois protégeaient la pureté des deux époux. La pudeur trouvait donc un double soutien ; au dedans, un objet à sa tendresse ; au dehors, un sujet de crainte. Au reste, ces lois ne ressemblent point à celles qui écartent une partie du crime, et admettent l'autre partie ; elles ne ressemblent point non plus à ces décrets romains, qui écartaient les fornicateurs des femmes engagées dans le mariage, et les admettaient auprès des femmes libres, proscrivant l'adultère, élevant des lieux de prostitution. Ils craignaient sans doute que les hommes ne fussent et trop chastes et trop purs, si on leur interdisait toute espèce d'impureté. Les Vandales se sont conduits bien autrement : ils ont proscrit la fornication comme l'adultère, ils ont voulu que les femmes fussent fidèles à leurs maris, et les maris fidèles à leurs femmes ; ils ont voulu que les honteux plaisirs fussent circonscrits aux limites de la couche légitime, conformant ainsi leurs lois à la règle de la loi divine, et ne regardant pas comme permis, en cette matière, ce que Dieu n'a pas voulu permettre. Dès lors, ils n'ont cru devoir accorder à aucun homme que les choses permises à tous par la divinité. [7,23] XXIII. Je sais que ce discours paraîtra dur à plusieurs personnes ; mais il faut avoir égard à la saine raison bien plus qu'au langage de la volupté. Dites-moi, vous, qui que vous soyez, qui ne pouvez supporter ces paroles, Socrate ne fut-il pas toujours regardé comme le plus sage des hommes, au témoignage même de l'Apollon delphique, qui était comme le maître des philosophes et le prince des démons ? Comparons donc aux lois de Socrate sur la pudeur, celles dont il s'agit. Que nul homme dit Socrate, ne possède une femme à lui, car les mariages doivent être communs à tous ; en effet, la concorde sera bien plus grande entre les citoyens, si tous les Hommes se mêlent sans distinction à toutes les femmes ; si toutes les femmes se livrent sans distinction à tous les hommes si tous les hommes deviennent par là maris de toutes les femmes, et toutes les femmes, épouses de tous les hommes. Entendit-on jamais parler ainsi ou le frénétique, ou le démoniaque agité par le délire de la fureur ? Tu dis donc, ô le plus grand des philosophes, que, avec cette doctrine, tous les hommes sont maris de toutes les femmes, toutes les femmes épouses de tous les hommes, et tous les enfants, fils de tous les citoyens. Mais moi, je dis que nul homme ne serait alors mari d'aucune femme, que nulle femme ne serait épouse d'aucun homme, que nul enfant ne serait fils d'aucun citoyen ; car, dans ce mélange confus de toutes choses, personne ne peut rien revendiquer en propre. C'était peu pour ce philosophe, le plus sage de tous, comme on l'appelle, de professer ces maximes, s'il ne les eût lui-même mises en pratique. Il céda sa femme à un autre, et il fut imité ensuite par le Romain Caton, ce Socrate de l'Italie. Voilà les beaux modèles de vertu que nous ont laissés Rome et Athènes ; il n'a pas tenu à ces sages que tous les maris ne devinssent les corrupteurs de leurs femmes. Mais Socrate néanmoins les a surpassés tous, lui qui a écrit sur cette matière, lui qui a légué ces infamies à la postérité. Il a plus encore de quoi s'enorgueillir de ses préceptes ; car, à en juger par sa doctrine, il a fait de l'univers un théâtre de prostitution. Il fut, dit-on, injustement condamné par ses juges. Cela est vrai, car, c'était bien plutôt au genre humain de le condamner, lui et les maximes qu'il débitait. Et sans doute, c'est ce qui est arrivé. Tous les hommes, en répudiant ses doctrines, l’ont condamné par l'autorité de leur sentence ; et, ce qui est bien plus fort, par le choix de vie qu'ils ont fait. Et ils ont eu raison. Comparez, en effet, ce que Socrate établit avec les constitutions de ceux que le Seigneur a donnés pour maîtres à l'Afrique. Le philosophe veut que nul homme n'ait une femme à lui ; les Vandales, que tout homme ait une femme à lui ; le philosophe demande que toute femme s'abandonne à tous les hommes ; les Vandales, que toute femme ne connaisse que son mari ; celui-là veut une génération confuse et mêlée ; ceux-ci, une génération pure et bien ordonnée ; celui-là veut que toutes les maisons soient des lieux de débauche ; ceux-ci en bannissent le libertinage ; Socrate s'efforce d'élever des lupanars dans toutes les demeures, les Vandales les proscrivent de toutes les cités ; Socrate vent changer en prostituées toutes tes jeunes filles, les Vandales cherchent à rendre chastes même les courtisanes. Et plût au ciel que ces égarements fussent particuliers à Socrate, qu'ils ne fussent point communs à la plupart et à la presque totalité des Romains, qui sans imiter en tout la vie de Socrate, suivent toutefois ses maximes sur cette matière ! Car, on voit souvent, chez eux, un homme avoir à lui seul plusieurs femmes, et une femme, avoir à elle seule plusieurs maris. En un mot, toutes les cités ne sont-elles pas remplies de lieux infâmes, n'exhalent-elles pas l'odeur infecte des lupanars ? Qu'ai-je dit, toutes ? Oui, et les plus nobles, les plus distinguées, regardent comme une prérogative de leur élévation, de surpasser les autres en impureté, comme elles les surpassent en grandeur. Et quel espoir, je le demande, peut-il rester à l'empire romain, quand les Barbares sont plus purs et plus chastes que nous ? C'est peu encore, ce que nous disons. Pouvons-nous compter sur la vie ou sur le pardon, lorsque nous voyons la chasteté dans les Barbares, et que nous n'en devenons pas plus chastes ? Rougissons donc et soyons confus. Voilà que chez les Goths, les Romains seuls sont impudiques ; chez les Vandales, ils ont cessé de l'être. L'amour de la pudeur, la sévérité de la discipline ont eu parmi eux un si merveilleux empire que, non seulement ils sont chastes, mais que, chose nouvelle ! chose incroyable ! chose presque inouïe ! ils ont rendu chastes jusqu'aux Romains eux-mêmes. Si la faiblesse humaine le permettait, je voudrais élever la voix au-delà de mes forces, et faire retentir dans tout l'univers ces paroles : Rougissez, peuples Romains, rougissez de votre vie. Il n'est presque pas de villes sans lieux de prostitution, il n'en est point qui soient exemptes de turpitudes, si ce n'est les cités seulement où les Barbares ont établi leur domination. Et nous nous étonnons de nos malheurs, nous qui sommes si impurs ! Nous nous étonnons d'être surpassés en force par nos ennemis, lorsqu'ils nous surpassent en vertu ! Nous nous étonnons de ce qu'ils possèdent nos biens, ceux qui ont nos vices en horreur ! Ce n'est point à la force naturelle de leurs corps qu'ils sont redevables de leurs victoires, ce n'est point à la faiblesse de notre nature que nous devons nos défaites. Qu'on se le persuade bien, qu'on ne remonte point à une autre cause : ce qui nous a vaincus, c'est le dérèglement de nos mœurs.