[3,0] DE LA PROVIDENCE ET DU JUSTE JUGEMENT DE DIEU EN CE MONDE. LIVRE TROISIÈME. [3,1] I. Voila qui va bien. J'ai jeté les fondements d'un ouvrage commencé dans un pieux motif et entrepris dans le désir de remplir mes devoirs envers Dieu. Et c'est pour cette raison qu'ils ne sont point assis sur un terrain facile à se dissoudre, ni construits de matériaux périssables, mais consolidés avec les trésors célestes, et appuyés sur les divins enseignements du Maître ; ainsi, comme Dieu lui-même le déclare dans l'Évangile, ils ne sauraient être ébranlés par la fureur des vents, ni entraînés par le débordement des fleuves, ni ruinés par la chute des pluies. Comme ce sont-en quelque sorte les mains des volumes sacrés qui ont élevé ce monument, et que l'assemblage de diverses parties des célestes Ecritures en fait la solidité, cet ouvrage nécessairement doit être, par le Seigneur Jésus-Christ, aussi inébranlable que le sont les matières dont il se compose. Cet édifice tire donc sa force de son origine, et ne peut crouler tant que subsisteront ses constructeurs. Car de même que, dans les bâtiments terrestres, on ne pourrait abattre les murs, si l'on n'a renversé d'abord les pierres et le ciment, ainsi, personne ne peut détruire l'édifice que je viens d'élever, s'il n'a auparavant dissipé les matériaux dont je me suis servi. Et comme il ne saurait chanceler, j'ai bien droit de croire à son éternelle durée, appuyé qu'il est sur des secours immortels. Cela posé, l’on va nous dire : Si Dieu prend soin de toutes les choses de ce monde, s'il régit et s'il juge, pourquoi donc la condition des barbares vaut-elle mieux que la nôtre ? Pourquoi, même parmi nous, le sort des bons est-il plus malheureux que celui des méchants ? Pourquoi les justes sont-ils dans l'abaissement, les impies dans la force et la prospérité ? Pourquoi voyons-nous toute la terre succomber sous d'iniques pouvoirs ? Je pourrais sans doute, avec assez de raison, me borner à répondre : Je ne sais. Car j'ignore les secrets et les desseins de Dieu. Pour prouver cette cause, il me suffit des oracles célestes. Dieu, comme nous l'avons démontré dans les livres précédents, nous assure qu'il voit tout, qu'il gouverne tout, qu'il juge tout. Voulez-vous savoir à quoi vous en tenir ? Vous avez les pages sacrées. La perfection consiste à croire ce que vous y lirez. Ne me demandez donc pas pourquoi Dieu en agit de telle ou telle manière. Je suis homme, je ne le comprends pas. Je n'ose pénétrer ses secrets ; je crains de l'entreprendre, car c'est une témérité sacrilège de vouloir aller plus avant que Dieu ne le permet. Il a dit qu'il fait et règle toutes choses ; que ce soit assez pour vous. Que me demandez-vous donc pourquoi l'un est élevé, l'autre abaissé ; l'un dans le bonheur, l'autre dans l'a misère ; l’un dans la force, l'autre dans la faiblesse ? J'ignore à la vérité la raison qui porte Dieu à faire cela ; mais pour vous convaincre pleinement, il est plus que suffisant, ce semble, de prouver qu'il est l'auteur de ces choses. Comme Dieu est supérieur à toute la raison humaine, ainsi la conviction qu'il dispose de tout ici-bas doit l'emporter dans mon esprit sur les arguments de la raison. Il n'est donc pas besoin de recourir, en cette matière, à quelque chose de nouveau ; le dernier mot, c'est que Dieu est l'auteur de tout ce qui arrive. On ne doit pas dire des choses qui sont réglées par la volonté divine : cela est juste, ceci ne l’est pas ; car, dès que vous voyez, dès que vous êtes persuadé qu'un événement est de Dieu, vous devez nécessairement avouer qu'il y a là plus que de la justice. Voilà donc ce qu'on peut dire de plus simple et de plus fort sur ce sujet. Il serait inutile de prouver par de raisonnements ce qui est incontestable par cela même que Dieu atteste. Ainsi, lorsqu’il nous dit qu'il a sans cesse les yeux ouverts sur toute la terre, la preuve de cela, c'est sa parole. Lorsque nous lisons qu'il gouverne tout ce qu'il a créé, la preuve de cela, c'est son témoignage. Lorsque nous lisons que sa justice dispose de toutes choses en ce monde, là preuve évidente de cela, c'est l'assurance qu'il nous en donne. Tout le reste, c'est-à-dire, les discours de l’homme, veut être appuyé par des témoins ; la parole de Dieu se sert de témoin à elle-même, car tout ce qui émane de l'incorruptible vérité, est nécessairement un témoignage incorruptible. Cependant comme Dieu a daigné nous apprendre par ses saintes Écritures ses pensées les plus secrètes et les, plus intimes, puisque les oracles des livres sacrés sont en quelque sorte les pensées, de Dieu, je ne tairai pas ce qu'il nous a fait connaître ou publier par la voix de ses interprètes. Mais avant d'entrer en matière, je voudrais savoir si c'est à des chrétiens que je dois parler, ou à des païens. Si c'est à des chrétiens, je suis sûr de les convaincre ; si c'est à des païens, je ne chercherai pas à prouver, non que je manque de preuves, mais parce que je n'espère pas que mes discours puissent servir à quelque chose. Car c'est un travail inutile et infructueux d'apporter à un auditeur indocile des raisons qu'il dédaigne. Cependant, comme il n'est aucun homme, ensemble, portant le nom de chrétien, qui ne veuille passer pour tel, c'est à un chrétien que je m'adresserai. Qu'il y ait des gens d'une infidélité païenne et irréligieuse, c'est assez pour moi d'être écouté d'un chrétien. [3,2] II. Vous me demandez ce que veut dire cela, que nous chrétiens, qui croyons en Dieu, nous soyons plus malheureux que tous les autres hommes. Il me suffirait de vous répondre ici ce que l'Apôtre disait aux Églises : Qu’aucun de vous ne soit ébranlé par les persécutions ; car vous savez que c’est à cela que nous sommes destinés. S'il est vrai comme l'assure l'Apôtre, que nous sommes destinés par le ciel à souffrir des chagrins, des misères et des afflictions, quoi d'étonnant si nous endurons tous ces maux, nous qui sommes engagés dans une milice où l'on doit supporter toutes les adversités ? Mais parce qu'il est beaucoup de personnes qui ne goûtent point ces maximes, et qui pensent que des chrétiens étant plus religieux que tous les autres peuples, devraient attendre de Dieu comme le salaire de leur foi de surpasser aussi tous les hommes en prospérité, acquiesçons à leurs sentiments et à leurs pensées. Voyons pourtant ce que c'est que croire véritablement en Dieu. Car nous qui voulons assigner en ce monde de si hautes récompenses à la foi, nous avons à considérer quelles en doivent être les qualités. Et qu'est-ce donc que la foi ? C'est croire fidèlement au Christ, je pense ; c'est-à-dire être fidèle à Dieu, ou si vous l'aimez mieux, observer ses commandements avec docilité. Car si des serviteurs ou des intendants que des hommes opulents ont commis à la garde de leurs meubles précieux ou de leurs riches trésors, ne sauraient être regardés comme fidèles, lorsqu'ils ont dissipé les choses qu'on leur a confiées, ne faut-il pas regarder aussi comme infidèles les chrétiens qui corrompent les biens que Dieu leur a départis ? On demande peut-être quels sont ces biens ? Et quels seraient-ils, si ce n'est toutes les choses qui servent de fondement à notre foi, c'est-à-dire, toutes les choses par lesquelles nous sommes chrétiens : d'abord la loi, puis les prophètes, en troisième lieu l'Évangile, en quatrième lieu les écrits des Apôtres, puis le don de la régénération nouvelle, la grâce du saint baptême, l'onction du chrême divin ? Et comme autrefois chez les Hébreux, c'est-à-dire chez la nation privilégiée du Seigneur, lorsque la dignité de juge fut montée au pouvoir de roi, Dieu, par une onction particulière, appelait au trône des hommes choisis et éprouvés, ainsi tous les chrétiens qui, admis dans l'Église par le chrême saint, auront observé tous les commandements de Dieu, doivent être appelés au ciel pour y recevoir la récompense de leur travail. Puisque toutes ces choses constituent la foi, voyons donc quel est le chrétien qui, pour se montrer fidèle, garde ces engagements sacrés ; car, c'est être infidèle, comme nous l'avons dit, que de ne point garder ce qu'on vous a confié. Et encore je n'exige point qu'on pratique tout ce qu'ordonnent les deux Testaments. Laissons là, si vous le voulez, la rigueur de l'ancienne loi ; laissons là toutes les menaces des prophètes ; laissons encore ce dont on ne saurait faire grâce, les institutions sévères des livres apostoliques, ou les enseignements d'une perfection sublime contenus dans les Évangiles. Je demande quels sont ceux qui remplissent un petit nombre du moins des préceptes de Dieu. Et je ne parlerai point de ces commandements pour lesquels tant d'hommes témoignent une répugnance qui tient presque de l’exécration. Le respect et l'honneur pour Dieu vont chez nous jusqu'à estimer digne de haine ce qu'on omet par indévotion ! Le Sauveur nous défend de songer au lendemain ; quel est celui qui daigne l'entendre ? Il nous ordonne de nous contenter d'une seule tunique, quel est celui qui l'écoute ? Il nous commande de marcher nu-pieds ; quel est celui qui, bien loin de le faire, le juge même possible ? Aussi je n'en parle point. Car notre foi en est venue jusqu'à regarder comme inutiles les choses que le Seigneur nous a prescrites comme salutaires. Aimez vos ennemis, dit-il, faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous persécutent et vous calomnient. Où est celui qui pratique tout cela ? Où est celui qui remplit ce que Dieu recommande à l'egard des ennemis, je ne dis pas avec des vœux sincères, mais en paroles seulement ? ou même si quelqu'un se force à le faire, il le fait de bouche et non de cœur ; il prête, sans doute, l'office de sa voix, mais il ne change point les dispositions de son âme ; et, bien qu'il se force à prier pour son ennemi, il parle, mais il ne prie point. Il serait trop long d'entrer dans tous les détails. Cependant j'ajouterai quelque chose encore, pour montrer que, bien loin de suivre toutes les paroles de Dieu, nous n'obéissons presque à aucun de ses commandements ; et voilà pourquoi l'Apôtre s'écrie : Car si quelqu'un s'imagine être quelque chose, il se trompe lui-même, parce qu’il n'est rien. Nous ajoutons à nos crimes, de nous croire bons et saints, lorsque nous sommes coupables en tout, et de combler ainsi la mesure de nos iniquités et de nos offenses par une vaine présomption de justice. Tout homme qui hait son frère est homicide, dit l'Apôtre. Il est donc beaucoup d'homicides qui se croient innocents, puisque l'homicide, comme nous le voyons, est commis non seulement par une main meurtrière, mais encore par un cœur envenimé de haine. De là vient que le Sauveur donne encore à ce précepte plus de force et d'étendue, quand il dit : Quiconque s'irrite contre son frère, sera condamné par le jugement. La colère est mère de la haine. Et voilà pourquoi le Sauveur a voulu bannir la première, afin qu'elle ne donnât point naissance à la seconde. Si donc non seulement la haine, mais encore la colère nous rend coupables au jugement de Dieu, nous voyons manifestement que, personne n'étant exempt de colère, personne aussi ne peut être exempt de crime. Le Seigneur va même jusqu'à disséquer le précepte en quelque sorte, et à retrancher les plus faibles rejetons d'un arbre funeste, quand il ajoute : Celui qui dira à son frère ; insensé, sera condamné au feu de l'enfer ; et celui qui lui dira : Raca, sera condamné par le conseil. Quel genre d'outrage est renfermé dans ce mot, Raca ; c'est ce que beaucoup ne savent pas ; mais ce qu'il y a d'injurieux dans la qualification d'insensé, on le sait très bien. Et ainsi, les hommes se servant de ce qu'ils savent plutôt que de ce qu'ils ignorent aiment mieux, ce semble, par des outrages dont ils connaissent la force, s'exposer aux feux éternels, que d'encourir la condamnation des hommes par des injures dont ils ignorent l'étendue. [3,3] III. Puisqu'il en est ainsi, et que, bien loin d'observer tout ce que le Seigneur nous prescrit, nous faisons presque le contraire, comment pratiquerons-nous ces choses plus difficiles ? Quiconque, dit le Sauveur, n’aura pas renoncé à tout ce qu'il possède y ne peut être mon disciple. — Et celui qui ne porte pas sa croix et ne me suit pas, n'est pas digne de moi. Et celui qui se dit chrétien, doit marcher lui-même comme le Christ a marché. Or, il est certain que toutes ces lois sont violées non seulement par ceux qui fuirent les voluptés et les pompes du siècle, mais encore par ceux-là même qui ont dépouillé les affections de ce monde. Car ceux qui paraissent renoncer aux richesses, ne le font point de telle sorte qu'on puisse croire à leur abnégation sincère, et ceux qui ont la réputation de porter leur croix se conduisent de manière à ne recueillir que la gloire sans souffrir les amertumes. Et quand bien même ils s'en trouveraient parmi eux qui remplissent de bonne foi leurs engagements, aucun sans doute ne chercherait à parcourir cette voie comme le Sauveur l'a parcourue. Car, selon l'Apôtre, celui qui dit qu'il demeure en Jésus-Christ doit marcher lui-même comme Jésus-Christ a marché. [3,4] IV. Mais quelqu'un peut-être trouvera qu'il y a de la dureté dans les préceptes des Apôtres. Oui, assurément, il y en aurait, s'ils exigeaient des autres plus qu'ils ne font eux-mêmes. Si, au contraire, ils ont imposé beaucoup moins d'obligations aux autres qu'à eux-mêmes, on ne doit pas les regarder comme des législateurs sévères, mais comme des pères pleins d'indulgence, qui se chargent par zèle religieux des fardeaux dont leur tendresse compatissante soulage les épaules de leurs enfants. Voici ce que l'un d'entre eux dit aux églises : Mes petits enfants, pour qui je sens de nouveau les douleurs de l’enfantement, jusqu'à ce que Jésus-Christ soit formé en vous. Et encore : Soyez mes imitateurs, comme je le suis de Jésus-Christ. Il nous ordonne de l'imiter, lui qui s'était ordonné à lui-même d'être l'imitateur du Christ. Et certes, personne ne doute qu'il ne l'ait imité. Car le Christ pour nous s'est soumis au monde ; Paul s'y soumet pour le Christ. Le Christ pour nous a souffert des dégoûts inouïs et des fatigues accablantes ; Paul a éprouvé tout cela pour le Christ. Le Christ pour nous a essuyé des outrages ; Paul en a essuyé pour le Christ. Le Christ pour nous a passé par les souffrances et la mort ; Paul y a passé pour le Christ. Et ce n'est pas sans raison qu'il nous dit, dans la conscience de ses mérites : J’ai combattu un généreux combat, j’ai gardé la foi. — Il ne me reste qu'à attendre la couronne de justice qui m'est réservée. Voilà comment il a imité le Christ ; voyons quel est celui parmi nous qui se montre l'imitateur de cet apôtre. Car il dit de lui-même qu'il n'a donné jamais à personne aucun scandale ; mais qu'il s'est montré en toutes choses tel que doit être un ministre de Dieu, par une grande patience dans les maux, dans les nécessités, dans les afflictions, sous les coups, dans les prisons, dans les tortures. Et ailleurs, quand il se compare aux faux apôtres, il s'exprime en ces termes : Chacun d'eux ? (je parle imprudemment) ne peut se glorifier de rien dont je ne puisse aussi me glorifier. — Quand je devrais passer pour imprudent, je dis que je suis encore plus qu'eux. J'ai essuyé plus de travaux, reçu plus de coups, enduré plus de prisons. Je me suis vu souvent près de la mort. — J'ai reçu des Juifs, jusqu'à cinq fois trente-neuf coups de fouets. — J'ai été battu de verges par trois fois ; j’ai été lapidé une fois ; j’ai fait naufrage trois fois. Et certes, quoique nous ne pratiquions aucune de ces vertus apostoliques, nous le surpassons pourtant en un seul point, je veux aire, quand il parle de ses trois, naufrages. Ce n'est pas trois fois seulement que nous avons fait naufrage nous dont toute la vie est un naufrage. Car notre conduite à nous tous est si pleine de vices, qu'il n'est presque pas de Chrétien qui ne semble faire un naufrage continuel. [3,5] V. Mais, dira-t-on peut-être, nous ne sommes plus aux temps où l'on doive endurer pour le Christ ce que les apôtres ont souffert pour lui. Je l'avoue. Il n'y a plus de princes païens, plus de tyrans persécuteurs ; le sang des martyrs ne coule plus, et la foi n'est plus éprouvée dans les supplices. Notre Dieu demande seulement que la paix dont nous jouissons lui procure des serviteurs fidèles ; et que nous cherchions à lui plaire par des mœurs pures et innocentes, par une vie sainte et irréprochable. Notre foi, notre piété-lui est d'autant plus redevable qu'il exige moins de nous et qu'il nous accorde plus de faveurs. Ainsi, puisque nous avons des princes chrétiens, puisque les persécutions ont cessé et que la religion n'est plus inquiétée ; exempts de la nécessité de confesser notre foi au milieu des plus rudes épreuves, nous devons plaire davantage au Seigneur par la pratique de devoirs moins pénibles. Car celui qui accomplit les plus petites choses, montre par-là qu'il exécuterait les plus grandes avec ardeur, si les circonstances l'exigeaient. [3,6] VI. Laissons donc là tout ce que le bienheureux Paul a souffert, laissons là tout ce qu'ont enduré, au rapport des écrivains postérieurs, les premiers chrétiens qui montant à la porte du céleste palais par les degrés de leurs souffrances, se faisaient en quelque sorte une échelle des chevalets et des lits ardents. Voyons si au moins, dans ces pratiques simples et communes d'une dévotion religieuse, que des chrétiens peuvent remplir en tout temps et au sein d'une tranquillité profonde, nous cherchons à satisfaire aux préceptes du Seigneur. Le Christ nous défend d'entrer en litige ; qui lui obéit ? Et non seulement cela, mais il nous ordonne encore d'abandonner ce qui fait le sujet de nos contestations, pour que nous évitions tout débat. Si quelqu'un, dit-il, veut disputer en jugement avec vous, et vous enlever votre tunique, abandonnez encore votre manteau. Je le demande, quels sont ceux qui se laissent dépouiller par leurs adversaires ? Bien plus, quels sont ceux qui ne s'efforcent pas au contraire de les dépouiller eux-mêmes ? Car nous sommes si éloignés d'abandonner avec notre tunique même les autres choses, que nous cherchons par tous les moyens possibles à enlever à nos adversaires et leurs manteaux et leurs tuniques. Nous sommes si dociles à suivre les préceptes du Seigneur, que non contents de ne point céder à nos ennemis, la plus petite partie même, de nos vêtements, nous voulons encore, si l'occasion le permet, leur ravir toutes choses autant qu'il est en nous. A ce précepte, le Sauveur en ajoute un autre tout semblable, lorsqu'il dit : Si quelqu'un vous a frappé sur la joue droite, présentez-lui encore l'autre. Combien s'en trouve-t-il, croyez-vous, qui prêtent à ces paroles une oreille respectueuse ; et parmi ceux qui semblent le faire, combien s'en trouve-t-il qui y acquiescent du fond de l'âme ? Ou quel est celui qui ne rende pas, au contraire, mille coups pour un seul qu'il a reçu ? Loin de présenter l’autre joue à celui qui vous a frappé, on regarde comme une victoire, non de vaincre son adversaire en douceur, mais de le surpasser en violence. Tout ce que voulez que les hommes vous fassent, dit le Sauveur, faites-le leur aussi. De ces deux choses, l'une nous est si bien connue que nous ne l'omettons jamais ; l'autre, nous l'omettons, comme si nous l'ignorions tout-à-fait. Ce que nous voudrions que les hommes nous fissent, nous le savons très bien ; mais, ce que nous devons leur faire à eux, nous l'ignorons. Et plût à Dieu que nous l'ignorassions ! Notre faute en serait moins grande, selon ces paroles : Celui qui ne connaît pas la volonté de son maître, recevra peu de coups ; mais celui qui la connaît et ne l’exécute point, en recevra un grand nombre. Maintenant donc, ce qui rend notre offense plus grave, c'est que nous adoptons une partie de la sentence divine pour nos intérêts et notre utilité, tandis que nous rejetons l'autre pour outrager Dieu. En remplissant l'office de sa prédication, l'apôtre saint Paul donne plus d'étendue encore à cette parole, lorsqu'il écrit : Que personne ne cherche sa propre satisfaction, mais le bien des autres. Et ailleurs : Que chacun ait en vue non ses propres intérêts, mais ceux des autres. Vous voyez avec quelle fidélité il observe le précepte du Christ. Le Sauveur nous ordonne de songer aux autres comme à nous ; Paul nous ordonne de consulter les intérêts d'autrui plus que les nôtres. Bon serviteur d'un bon maître, illustre imitateur d'un modèle accompli, il marche sur ses traces, il les dilate de ses pieds et les rend en quelque sorte plus visibles et mieux formées. Que faisons-nous de tout cela, nous Chrétiens ? Ce que nous ordonne le Christ, ou ce que nous enjoint l’Apôtre ? Ni l'un ni l'autre, je pense. Car bien loin de chercher l'intérêt d'autrui à notre propre détriment, nous travaillons le plus souvent au nôtre, au détriment du prochain. [3,7] VII. Je paraîtrai peut-être choisir seulement les préceptes les plus difficiles, que personne ne remplit, qu'on regarde comme impraticables et en laisser d'autres plus faciles, qui sont observés par tout le monde. Mais il faut considérer d'abord qu'il n'appartient point à un serviteur de choisir à son gré parmi les ordres de son maître ce qu'il veut ou ne veut pas faire ; que c'est une insolence criminelle à lui d'adopter ce qui le flatte, de rejeter ce qui lui déplaît, alors surtout que les maîtres de la terre ne peuvent supporter d'un œil indifférent des serviteurs qui obéissent en partie à leurs ordres, en partie les négligent, et qui, suivant leur caprice, exécutent ce qu'ils croient devoir exécuter, foulent aux pieds ce qu'ils croient devoir fouler aux pieds. Car régler son obéissance d'après son gré, c'est se montrer rebelle même dans les choses qu'on exécute ; et quand un serviteur n'accomplit que ce qu'il veut des ordres qui lui sont donnés, ce n'est plus la volonté du maître qu'il fait, c'est la sienne. Hommes faibles et misérables que nous sommes, si nous ne pouvons souffrir d'être méprisés par nos serviteurs, que leur condition, il est vrai, a mis au dessous de nous, mais que la nature pourtant a faits nos égaux, quelle injustice de mépriser le Maître céleste, quand nous ne pouvons nous résigner au mépris d'autres hommes comme nous ! A moins, par hasard, que, dans notre sagesse et notre profondeur, nous n'allions prétendre que Dieu se soumette à nos outrages, nous qui ne pouvons endurer ceux de nos serviteurs, et qu'il supporte avec tranquillité ce que nous croyons au dessus de la patience humaine. Pour en revenir à ce que nous disions, s'il est des personnes qui nous accusent de proposer les préceptes les plus difficiles et de taire les autres, leurs plaintes sont bien superflues. Il n'y a pas de motif raisonnable de préférer certaines choses, quand il faut tout exécuter. Car, si, comme nous l'avons dit, il n'appartient point aux serviteurs des maîtres selon la chair, de choisir parmi les ordres ceux qu'ils veulent remplir ou ne pas remplir, nous ne devons pas non plus nous croire permis à nous, qui sommes les serviteurs de notre Maître, d'adopter selon notre bon plaisir, ce qui nous est agréable, ou de rejeter orgueilleusement ce qui nous rebute. [3,8] VIII. Usons cependant de condescendance envers ceux qui ne veulent pas qu'on leur parle des grands préceptes, parce qu'ils croient accomplir les moins importants ; non qu'il suffise pour le salut, d'observer les petites choses en négligeant les grandes, selon ces paroles : Quiconque ayant gardé toute la loi, la viole en un seul point, est coupable comme s'il l’avait violée tout entière. Et, quoique ce ne soit point assez pour nous de remplir les plus petits commandements, je veux bien pourtant ne parler que des moindres, afin de montrer par là que la majeure partie des Chrétiens ne pratiquent pas même ces derniers. Notre Sauveur défend aux Chrétiens de jurer. Il se rencontre plus de personnes qui se parjurent souvent, que d'autres qui ne jurent pas du tout. Il défend aussi de prononcer des paroles de malédiction, et qui n'en prononce pas ? Car ce sont toujours les premiers traits dont se sert la colère, et ce que nous ne pouvons dans notre faiblesse, nous le souhaitons dans notre courroux ; et ainsi, dans l'effervescence de l'indignation, nos armes ce sont des vœux funestes, ce qui prouve évidemment que tout homme, s'il en avait le pouvoir, voudrait faire à ses ennemis tout le mal qu'il leur souhaite. Mais la coupable licence que nous donnons si facilement à notre langue, nous tous qui désobéissons aux ordres du Seigneur, nous fait regarder sans doute aussi comme peu important à ses yeux ce précepte émané de lui : Les médisants ne seront point héritiers du royaume de Dieu, dit la parole divine. Nous pouvons comprendre par-là combien grave, combien pernicieuse est la médisance, puisque seule elle exclut du ciel, quand même on aurait toutes les autres vertus, le Christ nous ordonne aussi d'éloigner l'envie de nous ; et nous, au contraire, nous portons envie non seulement aux étrangers, mais encore à nos proches ; nous répandons ce poison sur nos amis, comme sur nos ennemis. Tant il est vrai que ce vice règne dans presque tous les cœurs ! tant il est vrai que l'intempérance a des bornes, et que la fureur de médire n'en connaît pas ! la nourriture apaise toujours la faim, rien ne saurait jamais assouvir la médisance. Mais peut-être la peine réservée à ce péché n'est-elle qu'une peine légère. Le médisant, dit l’Ecriture-Sainte, sera arraché de la terre. La menace est terrible assurément, mais elle reste sans effet. Car pourvu qu'on déchire sans cesse la réputation d'autrui, on est content, et l'on ne s'épargne pas soi-même. Mais c'est un digne châtiment de ce mal, qu'il ne s'attache qu'à son auteur. La médisance ne nuit en rien à celui qu'elle attaque, tout le désavantage est pour celui de la bouche de qui elle sort. On regardera, je pense, comme des rêveries, de semblables répétitions ; et que m'importe à moi ? Doit-il être taxé de rêverie, le Seigneur, quand il dit par son apôtre : Que toute querelle, toute malice soit bannie d'entre vous. Ces deux vices, sans doute, règnent continuellement en nous, mais plus encore la malice que la querelle. La querelle n'est pas toujours sur nos lèvres, la malice est toujours dans nos cœurs, et quand même nous ferions cesser la première, la seconde subsisterait toujours. Notre Dieu nous ordonne encore de ne murmurer jamais, de ne jamais nous plaindre. Et quand ne le fit-on point ? S'il fait chaud, on se plaint de la sécheresse ; s'il pleut, on craint les inondations ; si l’année est inféconde, on accuse la stérilité ; si elle est abondante, on se plaint du bas prix. Nous désirons l'abondance, et quand nous l'avons obtenue, nous murmurons. Que peut-on dire de plus injuste, de plus injurieux ! Nous blâmons la miséricorde divine de nous accorder même ce que nous avons demandé. Dieu ordonne à ses serviteurs d'éloigner tout scandale, même dans les regards. C'est pour cela qu'il dit : Quiconque aura regardé une femme pour la convoiter, a déjà commis l'adultère dans son cœur. Par-là nous pouvons très bien comprendre quelle pureté le Sauveur exige de nous, puisqu'il va jusqu'à nous retrancher la licence des regards. Car sachant que les yeux sont en quelque façon les portes du cœur, que par eux, comme par des conduits secrets, toutes les passions se font une entrée dans l’âme, il a voulu les exterminer entièrement au dehors, de peur qu'elles ne vinssent à pousser au dedans, et à jeter peut-être dans le cœur de funestes et profondes racines, après avoir germé dans les regards. Le Sauveur nous avertit que les regards déhontés des hommes impudiques ne sont pas sans adultère, afin sans doute que celui qui travaille de bonne foi à être chaste, place une garde à ses yeux. Le Christ voulant animer ses adorateurs à une chasteté parfaite et sincère, leur ordonne de se précautionner même contre les plus petites choses, pour que la vie du chrétien soit aussi pure que la pupille de l'œil. Et comme le moindre grain de poussière ne peut entrer dans l'œil sans en ternir l'éclat, ainsi la moindre tache d'impureté souillerait l'innocence de nos mœurs. La nécessité d'être ainsi en garde contre nous-mêmes est bien marquée par ces paroles du Seigneur : Si votre œil vous scandalise, arrachez-le, — Et si votre main vous scandalise, coupez-la. Il vaut mieux pour vous qu'un des membres de votre corps périsse, que si tout votre corps était jeté dans l’enfer. Si donc, suivant la parole de Dieu, les scandales nous précipitent dans la géhenne, il est bien raisonnable sans doute de retrancher nos mains et nos yeux même, pour éviter un si grand malheur. Ce n'est pas qu'on doive se priver de quelqu'un de ses membres ; mais parce qu'il est certains engagements, certaines liaisons domestiques qui sont pour nous comme des yeux, quelquefois aussi comme des mains, c'est faire sagement que de briser tous ces liens, pour ne pas endurer les feux éternels. Car lorsqu'il faut opter entre un plaisir ou la vie, un chrétien, certes, ne doit pas balancer. [3,9] IX. Voilà les préceptes que Dieu nous a imposés ; où sont ceux qui lui obéissent en tout, ou du moins dans les plus petites choses ? Où sont ceux qui aiment leurs ennemis, qui font du bien à leurs persécuteurs, qui triomphent des méchants par leur bonté, qui présentent la joue à celui qui les frappe, qui se laissent dépouiller sans contestation ? Où est celui qui ne donne rien aux plaisirs des sens, qui ne déchire personne par ses médisances, qui met un frein à sa langue, pour ne s'échapper jamais en paroles d'amertume et de malédiction ? Ou est celui qui fait ces petites choses, pour ne pas parler des plus grandes ? Puisqu'il en est ainsi, puisque nous n'observons aucun des préceptes du Seigneur, qu'avons-nous donc à nous plaindre de Dieu, quand il pourrait avec bien plus de raison se plaindre de nous tous ? Quelle raison avons-nous de murmurer de ce qu'il ne nous entend point, quand nous ne l'écoutons pas nous-mêmes ; de ce qu'il détourne ses regards de la terre, quand nous n'élevons jamais les nôtres vers le ciel ; de ce qu'il dédaigne nos prières, quand nous méprisons nous-mêmes ses commandements ? Rendons, si vous le voulez, les choses égales entre le Seigneur et nous. Peut-on raisonnablement se plaindre d'être traité soi-même, comme on a traité les autres ? Et de plus, il me serait facile de prouver que Dieu n'agit pas à notre égard, comme nous agissons envers lui, et qu'il a beaucoup plus de douceur pour nous, que nous n'avons pour lui de déférence. Revenons-en toutefois à notre première supposition. Car voici ce que dit le Seigneur : J’ai crié vers vous, et vous ne m’avez point écouté ; vous crierez vers moi, et je ne vous exaucerai point. Quoi de plus équitable et de plus juste ! nous n'avons point écouté, et l'on ne nous écoute pas ; nous n'avons point regardé, et l'on ne nous regarde pas. Quel est, je vous prie, le maître sur la terre qui se contenterait de mépriser ses serviteurs, parce qu'il en aurait été méprisé lui-même ? Et notre mépris envers Dieu ne renferme pas seulement cet outrage attaché au mépris des serviteurs de la terre envers leurs maîtres, car pour eux ce serait la plus grande insolence de ne point exécuter ce qu'on leur ordonne. Nous mettons toute notre étude, tous nos efforts, non seulement à ne point accomplir les préceptes, mais encore à faire tout le contraire de ce qui nous est ordonné. Dieu nous commande de nous aimer mutuellement ; nous nous déchirons par des haines réciproques. Dieu commande à chacun de donner du sien aux indigents ; tous envahissent le bien d'autrui. Dieu commande à tout chrétien d'être chaste jusque dans ses regards ; quel est celui qui ne se roule point dans la fange des impuretés ? Et qu'ajouter de plus ? Ce que je vais dire est triste, déplorable. L'Eglise elle-même, qui en tout devrait apaiser Dieu, que fait-elle autre chose que l'irriter ? Et, si vous exceptez un très petit nombre qui fuient le mal, qu'est-ce aujourd'hui que l'assemblée entière des chrétiens, sinon un réceptacle de vices ? Car, que trouver aujourd'hui dans l'Eglise, sinon des hommes de vin et de bonne chère, des adultères et des fornicateurs, des ravisseurs et des débauchés, des larrons et des homicides ? Ce qui est pis encore, presque tous ces vices ne laissent aucun intervalle à la piété. J'en appelle à la conscience des chrétiens ; des grands crimes que je viens de signaler, quel est l'homme qui n'ait à s'en reprocher aucun, ou plutôt quel est celui qui ne soit pas coupable de tous ? Il est plus facile de trouver, des personnes chez qui dominent tous ces vices, que de rencontrer des hommes qui en soient entièrement exempts. Quand je dis, entièrement exempts, je passerai peut-être pour un censeur trop sévère. Je dirai bien plus. Il est plus facile de trouver des chrétiens abandonnés à tous les désordres, que d'en rencontrer qui ne le soient pas à tous ; plus facile d'en voir plongés dans les grands crimes, que d'en trouver qui le soient dans les moindres ; c'est-à-dire qu'il est plus ordinaire de remarquer des chrétiens, alliant les plus grands crimes aux simples péchés, que d'en voir qui commettent de simples péchés sans y joindre les grands crimes. Presque tous les enfants de l'Eglise en sont venus à un tel débordement de mœurs, que parmi le peuple chrétien, c'est une sorte de sainteté d'être moins vicieux. Aussi les églises, ou plutôt les temples et les autels de Dieu sont traités par quelques personnes, avec moins de respect que la maison du moindre juge municipal. Tout le monde ne se permet pas indistinctement d'entrer dans les maisons non seulement des grands de la terre, mais encore des hommes revêtus d'une autorité quelconque. Il faut ou y être appelé par le juge, ou attiré par ses propres affaires, ou introduit à la faveur de son rang ; autrement, une entrée si peu respectueuse vous exposerait à être maltraité, à être chassé ignominieusement, ou à ternir votre réputation d'une tache honteuse. Il n'en, est pas ainsi des temples ou plutôt des autels et des sanctuaires de Dieu ; des hommes tout souillés de crimes s'y précipitent sans aucun respect pour la divine majesté. Tous, il est vrai, doivent courir dans les temples pour fléchir le Seigneur ; mais celui qui y entre pour l'apaiser ne doit pas en sortir pour l'irriter. La même action ne doit pas solliciter l'indulgence et provoquer la colère. Car c'est une chose monstrueuse de faire encore ce qu'on gémit d'avoir fait. On entre dans l'église pour déplorer ses fautes anciennes ; et, au sortir de là, que dis-je ? dans les prières même et les supplications, on en commet de nouvelles. Autre chose est sur les lèvres, autre chose est dans le cœur ; et, tandis qu'en paroles on pleure les iniquités passées, on en médite de nouvelles dans son âme. La prière ainsi ne fait qu'ajouter au crime, bien loin d'en obtenir le pardon ; et alors s'accomplit cette malédiction de l'Ecriture : Qu'ils sortent condamnés, que leur prière devienne un crime. En un mot, si vous voulez savoir à quoi ces hommes ont pensé dans le temple, voyez ce qu'ils font ensuite. Les saints mystères achevés, tous retournent aussitôt à leurs vieilles habitudes : les uns, au larcin ; les autres, à l'ivresse ; ceux-ci, à la fornication ; ceux-là, au brigandage. Alors il devient manifeste qu'ils méditaient, même à la vue des autels, les crimes qu'ils commettent au sortir du lieu saint. [3,10] X. Quelques personnes pensent peut-être que tous ces désordres, tout ce débordement de vices ne doit être attribué qu'à des esclaves ou à des hommes d'une condition vile et abjecte, et que des noms illustres ne sont point entachés de ces turpitudes. Et qu'est-ce donc que la vie des gens de négoce ? fraude et parjure. Qu'est-ce que la vie des courtisans ? injustice et iniquité. Qu'est-ce que la vie des officiers ? mensonge et calomnie. Qu'est-ce que la vie des hommes de guerre ? violence et rapine. Vous penserez peut-être qu'on peut excuser ces sortes de personnes. Leur conduite, direz-vous, répond à leur profession, et dès lors rien d'étonnant s'ils suivent les maximes de leur état. Comme si Dieu permettait qu'on professe le vice et l'injustice ; comme s'il n'était pas offensé dans sa majesté sacrée, quand des personnes moins considérées commettent les plus grands crimes ! Considérez surtout que cette multitude d'hommes compose la majeure partie du genre humain, et que la divinité est bien plus outragée là où se trouve un plus grand nombre de pécheurs. — Mais toute la noblesse est exempte de ces vices. — C'est peu de chose, puisque dans l'univers, la noblesse n'est guère plus qu'un seul homme dans un grand peuple. Examinons cependant si ce petit nombre même est irréprochable ; et voyons d'abord ce qu'en dit la parole divine. Car l'Apôtre, réprimandant le peuple de Dieu, s'exprime ainsi : Écoutez, mes très chers frères ; Dieu n'a-t-il pas choisi ceux qui étaient pauvres dans ce monde, pour les rendre riches dans la foi, et héritiers du royaume qu'il a promis à ceux qui t’aiment ? — Et vous, vous déshonorez le pauvre. Ne sont-ce pas les riches qui vous oppriment par leur puissance ? — Ne sont-ce pas eux qui blasphèment le saint nom qu'ils ont invoqué sur vous ? Ce témoignage de l'Apôtre est décisif, à moins, par hasard, que les nobles ne se croient à l'abri du reproche, parce qu'on ne parle ici que des riches. Car, où les personnes nobles sont riches, ou, s'il est des riches sans noblesse, l'opulence leur en tient lieu. Tel est le malheur des temps que celui-là passe pour le plus noble, qui a le plus de part aux faveurs de la fortune. Que l'Apôtre ait parlé des riches ou des nobles, qu'il les ait désignés tous les deux à la fois, il n'importe guère ; il est facile de faire aux uns et aux autres l'application de ses paroles. Quel est le noble, quel est le riche qui ait le crime en horreur ? Je me trompe ; beaucoup l'ont en horreur, mais très peu savent le fuir. Ils abhorrent dans les autres ce qu'ils se permettent sans cesse, devenant à la fois, par une étrange conduite, les accusateurs et les défenseurs du vice. Ils détestent publiquement ce qu'ils commettent en secret ; et par-là, tout en croyant condamner les autres, ils se condamnent encore plus eux-mêmes par leur propre censure. Mais laissons là ces grands criminels. Quel est le riche, quel est le noble, qui conserve l'innocence ou dont les mains soient pures de tous crimes ? C'est trop demander ; plût à Dieu qu'elles le fussent au moins des plus grands ! Car les hauts personnages regardent peut-être comme un privilège de leur naissance de pouvoir se livrer impunément à toute espèce de désordres. Aussi, je ne parle point des péchés les plus ordinaires. Voyons si quelqu'un d'eux est exempt de ces deux vices capitaux, l'homicide et l'impureté. Où est celui qui ne s'est point couvert de sang, qui ne s'est point roulé dans la fange de honteuses voluptés ? Une seule de ces deux choses suffit pour la peine éternelle, et pourtant il n'est presque aucun riche qui n'ait à se les reprocher toutes deux. [3,11] XI. Vous allez vous dire à vous-même : je ne tombe plus dans ces fautes. — Je vous en loue, mais peut-être y êtes-vous tombé auparavant ; et l'on n'est pas innocent pour avoir cessé d'être coupable. Et qu'importe d'ailleurs qu'un homme renonce au crime, si tous les autres y persévèrent ? La conversion d'un seul ne justifie point le grand nombre ; et ce n'est point assez pour apaiser Dieu qu'un seul homme renonce au péché, s'il continue d'être offensé par l'universalité du genre humain. Celui qui se convertit pour échapper à la mort éternelle, retire sans doute assez de fruit de son changement, s'il détourne de lui la sentence de condamnation, bien loin qu'il doive espérer encore d'en garantir les autres. Car ce serait un orgueil insupportable, et un crime énorme de se croire assez bon pour devenir le médiateur même des méchants. Dieu, parlant d'une terre ou d'un peuple prévaricateur, s'exprime ainsi : Si trois Justes se trouvent au milieu de lui, Noé, Daniel et Job, ils ne délivreront ni les fils ni les filles ; eux seuls, seront sauvés. Je ne crois pas cependant qu'il y ait personne assez impudent pour oser se comparer à ces trois hommes ; quelque soin que l'on prenne de plaire à Dieu, c'est pourtant une grande injustice de se croire juste. Et ainsi doit s'évanouir cette fausse opinion qu'une immense multitude de coupables puisse être garantie des calamités présentes, par le suffrage d'un petit nombre de gens de bien. Si personne n'est comparable à ces trois justes dont j'ai parlé, qui donc peut espérer que quelques gens de bien délivrent des étrangers dont le nombre est infini et la malice sans bornes ; puisque des saints admis à l'intime familiarité de Dieu, n'en ont pas même obtenu de sauver leurs propres membres dans la personne de leurs enfants ? Et c'est avec raison. Car, bien que les enfants paraissent être des membres de leurs parents, l'on ne doit plus les considérer comme tels, quand ils s'écartent des vertus de leurs pères. La dépravation de leurs mœurs dégénérées les rend indignes des prérogatives de la naissance. Voilà pourquoi nous aussi, qui sommes appelés chrétiens, nos vices nous déshéritent d'un si beau nom. Car il ne sert à rien d'avoir un nom saint avec des mœurs impures ; une vie qui ne répond pas à l'éclat de la profession, une conduite basse et indigne détruisent la gloire d'un titre honorable. Ainsi donc, puisqu'il n'est aucune condition parmi les chrétiens, aucun lieu dans l'Église qui ne soit plein de toute sorte d'offenses et souillé de péchés mortels, qu'avons-nous à nous glorifier du nom de chrétien ? Ce nom sacré ne sert qu'à nous rendre plus coupables encore, parce que nous le démentons par notre conduite. Car ce titre de chrétien ne fait qu'aggraver nos offenses envers Dieu, puisque nous péchons au sein même du christianisme.