[1,0] CONTRE L’AVARICE - LIVRE PREMIER. [1,1] Timothée, le plus petit des serviteurs de Dieu, à l'Église catholique répandue dans tout le monde, la grâce et la paix de Dieu notre père, de Jésus-Christ notre Seigneur et de l'Esprit-Saint soient avec vous. Amen. Parmi toutes les maladies contagieuses et mortelles que, dans sa haine jalouse, vous suscite de son haleine empestée, cet antique et hideux serpent, je ne sais s'il se trouve une peste plus fatale aux âmes infidèles, un fléau plus funeste à vos enfants, que cette erreur par laquelle la plupart d'entre eux, s'attachant aux biens de cette vie que Dieu leur a prêtés pour des œuvres saintes, et ne produisant aucun fruit de miséricorde et d'humanité, sont peu satisfaits, s'ils ne prolongent encore l'avarice, c'est-à-dire l'esclavage de l'idolâtrie, jusques aux temps qui doivent suivre la mort. Vous regardez peut-être, vous examinez autour de vous, quels sont ceux des vôtres que je désigne ici. Il n'est pas besoin de longues recherches pour les découvrir. Tous, oui, presque tous offrent les traits que je viens d'indiquer. Elle n'est plus cette antique et éminente sainteté de votre premier peuple, alors que tous les disciples du Christ échangeaient les biens caducs de ce monde contre les richesses éternelles des cieux, oubliaient les choses présentes pour les hautes espérances de l'avenir, et achetaient les trésors immortels au prix d'une pauvreté volontaire ici-bas. Mais aujourd'hui, à ces vertus ont succédé l'avarice, la cupidité, la rapine, avec leurs compagnes inséparables et leurs sœurs en quelque sorte, l'envie, l'inimitié, la cruauté, la mollesse, l'impudicité, la perfidie, car ces derniers vices trouvent leur force dans les premiers. Ainsi, par je ne sais quelle fatalité, votre bonheur conspirant contre vous-même, autant votre peuple s'est accru, autant presque les vices se sont multipliés dans votre sein; autant vous avez gagné en abondance, autant vous avez perdu en discipline, et vous n'avez acheté votre bonheur qu'avec de grandes pertes. Le nombre des fidèles s'est augmenté, la foi s'est affaiblie; les fils vont croissants, et la mère est malade; et par votre fécondité, ô Église, vous vous êtes trouvée plus débile; on vous a vu déchoir dans vos progrès, et perdre quelque chose de vos premières forces. Vous avez répandu par tout l'univers les membres du corps religieux, membres toutefois sans vigueur; et ainsi, vous êtes devenue opulente par la foule des croyants, et pauvre par la foi ; aussi riche en multitudes, qu'indigente en dévotion; immense dans le corps, étroite dans l'esprit, grande à la fois et petite en vous-même; croissante, par un prodige inconcevable, et décroissante en même temps. Où est aujourd'hui cette grâce merveilleuse, cette beauté de tout votre corps? Où sont les vertus pleines de vie qui vous méritèrent ce glorieux témoignage : La multitude de ceux qui croyaient n'avait qu’un cœur et qu'une âme ; nul ne considérait comme à lui rien de ce qu'il possédait. O douleur, ô lamentation! vous ne les trouvez que dans vos livres, ces vertus, et il ne vous en reste plus rien; ce touchant spectacle, vous n'y assistez plus que par le souvenir, vous en êtes bien loin par la réalité. Car aujourd'hui, la plus grande partie de vos enfants trafiquent de choses qui donnent la mort; semblables aux brocanteurs, aux hôteliers de la terre ou plutôt des enfers, ils travaillent à amasser des biens périssables tout à la fois et pernicieux. Jaloux d'acheter de l'or au prix même de leur vie, ils prodiguent ce qui est à eux, pour acquérir ce qui va leur échapper; ils confient à la terre de funestes trésors qui doivent apporter aux héritiers une courte joie, aux possesseurs un deuil éternel; ils se privent, eux et les autres, de l'usage des choses présentes; ils ensevelissent leurs richesses dans les cavernes les plus profondes; ils enfouissent à la fois leur argent et leurs espérances, suivant ces paroles de notre Maître : Où est votre trésor, là est aussi votre cœur. Ainsi, ils deviennent ennemis de leur salut ; et des âmes destinées au ciel, ils les rattachent à la terre sous le poids des soins temporels. Car, le cœur de l'homme qui thésaurise, suit toujours son trésor, et se transforme, pour ainsi dire, en une substance matérielle et terrestre, non seulement à l'heure présente, mais encore dans le siècle futur et à tout jamais. Puisque, ainsi qu'il est écrit, devant l'homme sont la vie et la mort, et qu'il peut tendre la main vers ce qu'il désire, il faut bien que chaque homme, dans l'éternité, possède ce qu'il a conquis ici-bas de sa main en quelque sorte ; il faut bien que, libre de ses volontés et de ses déterminations, il ait en partage dans l'autre vie ce qui aura captivé ici-bas ses affections. [1,2] Mais quelques personnes vont peut-être se croire exemptes de ce crime, parce que ni leur argent ni leurs trésors ne sont enfouis dans la terre, quoique du reste ils soient cachés ailleurs. Qu'on ne se laisse point séduire par de ridicules opinions; celui qui travaille avec une cupidité servile à augmenter ses richesses, enfouit toujours son or dans la terre. C'est ce que le Sauveur nous enseigne dans l'Évangile, lorsqu'il dit : N'amassez pas des trésors sur la terre. Et encore: Amassez des trésors dans le ciel. Ces paroles ne peuvent se prendre dans un sens charnel; car, peut-on dire que tous les médians, que tous les bons placent leurs trésors temporels, ceux-là sur la terre, ceux-ci dans le ciel? Non certes. Et voilà pourquoi les expressions sacrées ne peuvent s'entendre que d'une inclination de l'esprit et du cœur. En effet, comme des biens passagers et des peines éternelles dans l'enfer doivent être le partage de la cupidité et de l'avarice, comme des joies célestes et sans fin sont réservées à la miséricorde et à la libéralité, les livres saints établissent une distinction entre les trésors terrestres et les trésors du ciel, afin de faire comprendre à ceux qui thésaurisent pour l'avarice et la cupidité, qu'ils placent leurs richesses dans l'enfer; afin d'encourager au contraire ceux qui pratiquent la miséricorde et la charité, par l'idée consolante qu'ils se préparent des trésors dans le ciel. Ainsi la place des trésors est désignée d'après les mérites de ceux qui les amassent, puisqu'on nous dit que les trésors sont la où seront un jour ceux qui les auront entassés. [1,3] Peut-être accusera-t-on de rigueur le précepte qui appelle également tous les hommes à la perfection, et les soumet à une même loi, puisque la condition de tous est loin d'être la même. Sans doute, on aurait bien droit de répondre à cela que les hommes étant portés naturellement à aimer la vie ils ne devraient rien omettre de tout ce qui peut la leur conserver; car, c'est le comble de l'imprudence et de la folie, de voir certaines personnes, par leur conduite et leurs actions, démentir leurs vœux et leurs espérances. Examinons toutefois cette partie des Chrétiens, c'est-à-dire, de vos enfants qui sont éloignés de la perfection par certains obstacles, et aussi par les liens de la parenté, difficultés qu'ils regardent comme invincibles. Et d'abord, on peut mettre de ce nombre, je pense, ceux qui allèguent la sollicitude et la violence en quelque sorte de l'amour paternel, comme le motif qui les porte à amasser les richesses, à agrandir leurs possessions. Comme si l'on ne pouvait ou l'on ne devait être père, à moins d'être riche, comme si l'on ne pouvait aimer ses enfants sans multiplier ses biens; comme si la force et l'âme des affections consistaient dans l'avarice et la cupidité! Car, suivant leur opinion, l'amour ne saurait exister sans cupidité, non plus que le corps sans principe de vie. S'il en est ainsi, toute piété, sans doute, est une cause de mal, et loin de produire de saintes affections, elle ne fait qu'enflammer les vices. Dès lors, où sera cet oracle sacré de l'autorité divine : La piété est utile à tout. Car de cette manière, non seulement elle n'est pas utile à tout, mais encore pernicieuse presque en toutes choses. Si elle engendre la cupidité, elle renferme en soi beaucoup plus de mal que de bien, suivant ces paroles de l'Écriture : L'avarice est la racine de tous les maux. Si donc l'avarice est la racine de tous les maux, si elle prend naissance dans la piété, si elle est nourrie de son lait pestilentiel, il faut moins blâmer l'avarice qui a la piété pour mère, que la piété elle-même qui engendre une telle fille. Par-là, puisque la piété est si fatale, si nuisible, il n'est avantageux ni d'aimer, ni d'être aimé; car, les parents ne doivent point ambitionner un amour qui leur serait pernicieux, ni les enfants rechercher une tendresse qui perdrait leurs pères. A vrai dire, cet amour deviendrait funeste aux pères et aux fils tout à la fois; funeste aux parents qui travailleraient à acquérir des biens pernicieux; funeste aux enfants, qui grandiraient au milieu de ces richesses illégitimes, héritiers pervers et corrompus. De là vient que presque tous les enfants ne succèdent pas moins aux patrimoines qu'aux vices de leurs pères, et ne recueillent pu moins les possessions que les défauts paternels. De cette manière, entrant toujours dans les mœurs de leurs parents, ils en prennent la corruption avant d'en posséder l'héritage. Car ils ne jouissent des biens qu'à la mort de leurs pères, mais avant cette époque, ils ont les mœurs de ces mêmes pères, tout pleins encore de vie et de santé. Ils n'ont point encore en leur pouvoir les richesses paternelles, et ils ont déjà dans le cœur les vices de leurs pères ; ils n'ont pas encore ce qu'on nomme faussement des biens, ils ont déjà ce qu'on doit nommer de véritables maux. [1,4] Quoi donc? Avec ce langage, ne semblé-je point peut-être interdire aux parents l'affection paternelle? A Dieu ne plaise! Quelle férocité, quelle inhumanité, quel renversement de la loi, si nous allions prétendre qu'on ne doit point aimer ses enfants, nous qui confessons qu'il faut aimer ses ennemis; si nous allions condamner une affection que la nature met dans notre cœur, nous qui prêchons même un amour que la nature désavoue; si nous allions arracher du cœur la tendresse qu'il connaît, nous qui cherchons à lui inspirer même celle qu'il ne connut jamais. Non, il n'en est point ainsi : non seulement nous enseignons qu'il faut aimer ses enfants, mais encore qu'il faut les aimer par dessus toutes choses, qu'il ne leur faut rien préférer, Dieu seul excepté. Car, préférer à ses enfants celui qu'il serait criminel de placer après eux, c'est encore là aimer avant tout. Qu'y a-t-il donc, de quelle manière prétendons-nous qu'il faille aimer ses enfants? Et de quelle manière ? certes, si ce n'est comme Dieu lui-même en a ordonné? car l'amour paternel le plus sage, c'est l'amour que nous enseigne celui même qui nous donna les enfants. Et peut-on mieux aimer ses enfants que de les aimer en celui de qui nous les tenons? Quelle mesure et quelle règle Dieu assigne à la tendresse paternelle, je ne le dirai pas, moi ; qu'elles parlent elles-mêmes, les pages sacrées qui s'adressent en général à tous les pères leur ordonnant de faire connaître les prodiges de Dieu à leurs enfants, pour qu'ils mettent en Dieu leur espérance, qu'ils n'oublient pas ses œuvres, et qu'ils gardent ses commandements. Ailleurs encore : Et vous pères, ne provoquez point vos enfants à la colère ; mais élevez-les, en les corrigeant et les instruisant selon le Seigneur. Vous voyez quelles sont les richesses que Dieu commande aux pères d'amasser pour leurs enfants. Ce ne sont point de vastes trésors ; ce ne sont point des sacs gonflés d'un métal précieux, des sacs pesants de richesses, mais plus encore d'iniquités ; ce ne sont point des palais superbes, élevés au dessus des maisons voisines; ce ne sont point des toits orgueilleux dont l'œil ne saurait mesurer la hauteur ni des faîtes sublimes qui vont porter dans les nues leurs habitants aériens; ce ne sont point enfin des domaines d'une immense étendue, dont les bornes échappent à la connaissance du possesseur, et qui, ne pouvant souffrir d'égaux, semblent en quelque sorte s'offenser du voisinage. Ce n'est donc point là ce que Dieu commande, il n'étend point la sollicitude de l'amour paternel, jusques aux devoirs d'une administration servile et terrestre. Les ordres qu'il prescrit sont peu nombreux, mais salutaires ; faciles, mais saints ; légers en eux-mêmes, mais riches en résultats fructueux ; d'une teneur brève et simple, mais qui doivent conduire à une béatitude éternelle. Pères, dit-il, ne provoquez point vos enfants à la colère ; mais élevez-les, en les instruisant et les corrigeant selon le Seigneur, pour qu'ils mettent, suivant le langage du prophète, pour qu'ils mettent en Dieu leur espérance, qu'ils n'oublient pas ses œuvres, et qu'ils gardent ses commandements. Voilà les richesses que Dieu chérît, voilà les biens qu'il ordonne de réserver pour les enfants, voilà le patrimoine qu'il commande de leur préparer, je veux dire, la foi, la crainte de Dieu, la modestie, la sainteté, la régularité des mœurs ; rien de terrestre, rien de vil, rien de périssable, rien de caduc. Et c'est là, certes, un magnifique héritage. Car si le Seigneur est le Dieu des vivants et non des morts, c'est avec beaucoup de sagesse qu'il ordonne de préparer aux enfants ce qui peut les faire vivre à jamais, et non ce qui peut leur procurer la mort dans l'éternité. En effet, personne ne doute que des richesses mondaines ne deviennent pour tous les méchants presque et les impies, bien plutôt une cause de mort qu'un principe de vie, suivant ces paroles du Seigneur: Qu'il est difficile que ceux qui ont des richesses, entrent dans le royaume des cieux! Et encore : Il est plus facile à un câble de passer par le trou d'une aiguille, qu'à un riche d’entrer dans le royaume des cieux. De là aussi ce précepte spécial qu'il nous importe, quand il dit : N'amassez pas des trésors sur la terre, mais amassez des trésors dans le ciel. Par ces paroles et par ce que nous ajouterons plus tard, on voit qu'il faut distinguer deux espèces de trésors ; les uns que les pères doivent amasser pour leurs enfants, les autres qu'ils doivent amasser pour eux-mêmes. Comment pour leurs enfants? En leur enseignant la crainte de Dieu et les devoirs envers la divinité. Comment pour eux? En amassant des trésors pour le ciel. Disposition merveilleuse! comme l'argent est une chose périssable, comme la bonne discipline est immortelle, et que presque tous les pères aiment leurs fils plus qu'eux-mêmes, tout en amassant des biens caducs, ils en procurent d'éternels à leurs fils; et ainsi, tout en obéissant à l'impulsion de la tendresse paternelle, ils travaillent encore à leur propre salut, car, par des biens éternels, ils assurent l'immortalité à leurs enfants, et les bonnes œuvres convertissant en biens éternels les biens caducs et fragiles, leur procurent, à eux, les béatitudes célestes. Pourquoi donc tant d'empressement, amour paternel? Pourquoi te fatigues-tu à rechercher des biens terrestres et périssables? Le plus grand bien que tu puisses procurer à tes enfants, c'est celui qui ne pourra jamais leur être enlevé. Il n'est donc pas nécessaire d'entasser pour ton fils les trésors de la terre ; tu ne saurais mieux l'enrichir qu'en le faisant lui-même le trésor de Dieu. [1,5] Au reste, quelque vraies, quelque salutaires que soient ces maximes, je ne veux point dire toutefois qu'il faille exclure les enfants des biens et de l'héritage paternel. Nous reviendrons ailleurs sur ce sujet. Cependant, comme certaines personnes ne se croient pas coupables, en n'envisageant dans leurs biens ni la gloire de l'Évangile, ni leur propre salut, ni aucun devoir de religion, en n'écoutant que leur caprice et leur impiété pour transmettre, avec une sollicitude toute païenne leurs droits aux premiers héritiers venus, qu'ils soient riches, ces héritiers, qu'ils soient irréligieux, examinons brièvement de qui nous tenons les biens temporels, et dans quelle fin ils nous furent donnés ; car, lorsque nous aurons montré et l'auteur et le but de la chose reçue, il sera facile de prouver à qui nous devons la rapporter, et quel usage nous devons en faire. Que les richesses de la terre soient pour tous un présent de la divinité, c'est ce dont nul homme ne doutera, je crois, pour peu qu'il mérite ce nom. A moins par hasard que l'on ne pousse la folie jusqu'à penser que, le monde lui-même ayant été donné par Dieu au genre humain, les hommes ne tiennent point de Dieu les choses qui sont dans le monde. Si donc Dieu accorde toutes choses à tous les hommes, il n'est aucun doute que nous ne devions rapporter à son culte ce que nous avons reçu de sa munificence, et employer à son service ce que nous tenons de sa libéralité. Car, honorer Dieu par les dons que nous avons reçus de lui, c'est là reconnaître les présents et user avec sagesse de ses bienfaits ; et la chose devient encore plus manifeste par ce qui se passe dans la vie commune. S'il arrive qu'un homme soit redevable à un autre homme généreux et libéral de la jouissance de quelques biens, et qu'oubliant l'auteur de ces largesses, il cherche à s'approprier la possession de la chose qui lui avait été prêtée seulement, ne serait-il pas regardé comme ingrat et perfide, lorsque sans égard pour les libéralités de son bienfaiteur, il voudrait dépouiller de ses droits de maître celui à la bienveillance duquel il devrait ses richesses? Nous aussi, nous avons l'usage seulement des choses qui nous ont été données; les biens dont nous jouissons. Dieu n'a fait que nous les prêter, et nous n'en sommes que les possesseurs précaires. Enfin, au sortir de ce monde, il nous faudra, bon gré malgré, laisser tout ici-bas. Pourquoi donc, n'ayant que l'usufruit de ce que nous ne pouvons emporter, nous efforçons-nous d'en ôter à Dieu la propriété? Pourquoi n'usons-nous pas avec bonne foi des biens passagers qui nous furent donnés par lui? Nous les avons possédés tant que nous en avons eu le pouvoir, nous les avons possédés tant que l'a permis celui qui nous les avait prêtés. La justice et l'ordre n'exigent-ils pas que, au sortir des mains de l'homme qui n'en avait que l'usage, la propriété retourne au maître qui en avait accordé la jouissance seulement? Car enfin la parole de Dieu, par l'oracle de l'Écriture sainte ne nous impose-t-elle pas cette obligation, quand elle dit tous les jours à chacun de nous : Honore le Seigneur de tes richesses. Et encore ; Acquitte ta dette. Qu'il est bon, qu'il est indulgent le Seigneur notre Dieu, lui qui nous invite à lui faire part de nos biens temporels! Honore, dit-il, le Seigneur de tes richesses. Tout ce que nous possédons lui appartient, et cependant, pour nous exciter à donner, il considère ces biens comme nôtres, et, s'il les qualifie ainsi, c'est afin d'ajouter plus de mérite à nos œuvres : car la libéralité doit être nécessairement plus méritoire, lorsqu'on semble donner du sien. [1,6] Néanmoins, pour que l'esprit humain ne s'enorgueillît pas de ces paroles par lesquelles le seigneur désigne ces biens comme nous appartenant, on ajoute : Acquitte ta dette. Ainsi, l'homme que la reconnaissance n'engage point à donner, la nécessité le force de payer une dette ; et celui que la foi ne peut attirer aux bonnes œuvres, la nécessité du moins est là pour l'y contraindre. On nous dit donc d'abord : Honore le Seigneur de tes richesses. Puis : Acquitte ta dette. Ce qui revient à dire : Es-tu reconnaissant; donne, comme si tu donnais du tien: Es-tu ingrat; rends, comme si tu rendais une chose qui ne serait point tienne. Ainsi, Dieu établit sagement et la volonté de donner et la nécessité de payer. C'est bien là dire à tout homme : Tu es invité à une œuvre sainte par l'exhortation, tu y es forcé par le devoir. Donne, si tu es de bon cœur; rends, si tu es de mauvaise volonté. L'Apôtre, lui aussi, prêchant la même vérité, ordonne aux riches de n'être point orgueilleux, de ne point mettre leur confiance dans l'incertitude des richesses, mais dans le Dieu vivant, qui nous donne, dit-il, avec abondance tout ce qui est nécessaire à la vie, dans la volonté des bonnes œuvres. L'apôtre Paul nous enseigne tout à la fois, et de qui nous tenons les richesses, et pour quelle fin elles nous sont données. Car, en disant qu'il faut espérer en Dieu qui donne toutes choses, il montre que ce Dieu fait les riches. En ajoutant après cela dans la volonté des bonnes œuvres, il enseigne que les bonnes œuvres sont l'unique fin pour laquelle Dieu accorde les richesses. Dieu donne tout ce qui est nécessaire à la vie, dans la volonté des bonnes œuvres, c'est-à-dire, s'il a fait les hommes riches en biens terrestres, c'est pour qu'ils deviennent riches en bonnes œuvres, pour qu'ils échangent les trésors qu'ils ont reçus, et que, plaçant leur fortune en bonnes œuvres, de temporelle qu'elle est, ils la rendent éternelle par un usage saint. Ainsi, reconnaissant les dons de Dieu, ils jouiront d'une double faveur, puisque riches déjà dans cette vie, ils mériteront de l'être encore dans le ciel. [1,7] Voilà donc comment il faut posséder, ambitionner, conserver et propager les richesses; sans quoi, c'est un mal inappréciable de ne pas bien user des dons de Dieu. Rien, dit l'Ecriture sainte, n'est plus criminel que l’avare; conserver des richesses qui doivent vous perdre, c'est de toutes les maladies la plus funeste et la plus terrible. En effet, quoi d'aussi triste et d'aussi déplorable que de voir les biens présents devenir la cause des maux futurs ; que de voir un avare faire servir à la mort et à la damnation éternelle ce qui lui avait été donné de Dieu comme un moyen d'acquérir une vie immortelle et bienheureuse? Il faut de plus observer que, s'il est dangereux pour l'homme de conserver les richesses avec trop de soin, il doit l'être bien davantage de les amonceler avec trop d'avidité. Où est aujourd'hui le riche assez modéré pour être content des richesses qu'il possède, sans vouloir en accumuler d'autres encore? O malheur des temps et du peuple chrétien, jusqu’où vous êtes monté! Il est écrit que c'est un grand crime de conserver son opulence, et aujourd'hui c'est une sorte de vertu de ne pas l'augmenter. Je l'ai déjà dit, comment peuvent-ils donc se croire sans péchés ceux qui, même à la mort, ne consultent point les intérêts du salut par une sage dispensation de leurs biens, puisqu'on est coupable par cela seul que l’on a tout conservé jusques à la mort? Comment ne seraient-ils point coupables, ceux qui, par une impie vanité, se choisissent pour héritiers les premiers hommes venus, puisque l'on sera même réputé criminel pour ne s'être point privé, dès cette vie, d'une portion de ses richesses, en l'honneur de Dieu? N'est-ce pas là encore ce que nous montre le Seigneur, quand il dit par la bouche de son Apôtre : Et maintenant, riches, pleurez; pleurez à cause des malheurs qui viendront sur vous. — La pourriture consume vos richesses, les vers dévorent vos vêtements; — la rouille ronge l’or et l'argent que -vous amassez; et cette rouille s'élèvera en témoignage contre vous, et, comme un feu, consumera votre chair. C’est là le trésor de colère que vous amassez pour les derniers jours. Sans approfondir la force des paroles divines, force plus terrible encore par sa mystérieuse obscurité, il suffirait, je pense, pour effrayer et épouvanter les riches, du sens qui se présente tout d'abord à l'esprit. C'est aux riches particulièrement que s'adresse l'Apôtre. Il leur ordonne de pleurer, il leur annonce les maux à venir, il les menace des feux éternels. Et, ce qui rend ces menaces plus effrayantes, c'est qu'il ne leur reproche ni des meurtres, ni des fornications, ni des impiétés sacrilèges, ni enfin tous ces autres vices qui tuent les âmes pour l'éternité avec un glaive de mort ; mais leurs richesses seulement, leur insatiable cupidité, et cette faim d'or et d'argent, voulant montrer sans doute que ce péché, fût-il même seul, peut causer la damnation éternelle de l'homme. Peut-on s'exprimer avec plus de simplicité, avec plus d'évidence? On ne dit point au riche : Tu seras tourmenté, parce que tu es homicide ; tu seras tourmenté, parce que tu es fornicateur, mais bien tu seras tourmenté, parce que tu es riche, c'est-à-dire parce que tu fais un mauvais usage de tes richesses, parce que tu ne veux point comprendre que tu les as reçues pour une œuvre sainte. Car les richesses ne sont point nuisibles par elles-mêmes, tout le crime est dans le cœur de ceux qui en usent mal, les richesses ne causent pas le supplice de l'homme, ce sont les riches qui, par elles, se préparent des tourments ; puisqu'ils ne veulent pas en user sagement, ils s'en font un sujet de condamnation. Vous amassez, dît l'Apôtre, des trésors pour les derniers jours. C'est avec raison que, après avoir dit vous amassez des trésors, il ajoute, pour les derniers jours, afin de donner à comprendre que le péché de ceux qui thésaurisent devient plus odieux, à cause de la circonstance du temps qui y met le comble. Vous amassez, dit-il, des trésors pour les derniers jours. Les trésors accusent l'avarice, et les derniers jours l'infidélité. Par là, double accusation, accusation d'avarice et d'impiété, car, si ce fut un crime, dans un autre temps, de convoiter des trésors (suivant ces paroles du Seigneur : Tu ne convoiteras point), c'en est un bien plus grand sans doute d'accumuler, par un esprit d'impiété, des richesses même à la fin du monde. [1,8] On a trouvé peut-être de la sévérité dans mon langage; il serait dur, en effet, si les choses qu'il rappelle n'étaient fondées sur l'autorité des témoignages sacrés. Qu'on me trouve sévère, j'y consens, si mes enseignements ressemblent en rien à ceux de l'Apôtre. Encore n'ajouterai-je pas ces paroles de notre Seigneur, par lesquelles il déclare indigne de lui quiconque ne renonce point à tout ce qu'il possède. Après cela, n'est-il pas convenable, je le demande, de trouver mes discours pleins d'indulgence, de modération et de douceur, alors surtout que, ne pouvant mettre le salut des hommes dans une entière sûreté, je cherche au moins à les secourir dans une situation désespérée; alors que ne pouvant les ramener à la vie, j'essaie du moins de leur adoucir les derniers instants? Car, en quoi consiste une santé parfaite? En quoi, si ce n'est à pratiquer le bien dans cette vie? En quoi consistent les derniers soins? En quoi, si ce n'est à se procurer, pour le moment suprême, les secours d'un bon voyage? En quoi consiste une santé parfaite? En quoi, si ce n'est à user bien des choses que Dieu nous a confiées? En quoi consiste le dernier remède? En quoi, si ce n'est à faire au moins plus tard ce que l'on se repent de n'avoir pas fait plus tôt? On trouve peut-être de la sévérité dans ce que je dis. Oui, qu'on trouve ma morale sévère, mais n'est-on pas forcé de la regarder comme douce et relâchée, si on la compare à celle de l'Apôtre? Lui, il invite les riches à pleurer; nous, au contraire, nous les invitons au remède. L'Apôtre nomme les richesses un feu ; nous, au contraire, nous désirons changer les richesses en une eau qui éteigne le feu de la colère divine, selon qu'il est écrit : Comme l'eau éteint le feu, ainsi l’aumône résiste au péché. L'Apôtre enseigne que la damnation réside dans les richesses conservées avec trop de soin ; moi, je veux procurer la vie éternelle par ces mêmes richesses qui, au dire de l'Apôtre, donnent la mort à tous les hommes. [1,9] Au reste, lorsqu'on est engagé dans les vices de la chair, et que l'on a vieilli dans le désordre jusqu'au trépas, il ne suffirait point, je pense, pour mériter la vie éternelle, d'avoir, en mourant, disposé avec piété de tous ses biens, si l’on n'avait renoncé d'abord au péché, si l'on n'avait rejeté cette tunique de crimes sale et fangeuse, pour recevoir des mains de l'Apôtre une robe nouvelle de conversion et de sainteté. Autrement, vous ne cessez point de pécher, lorsqu’à l'heure dernière, c'est l'impossibilité seule et non la volonté qui vous éloigne du vice. En effet, si quelqu'un se retire des actions mauvaises à la mort seulement, ce n'est pas lui qui laisse le crime, c'est le crime qui l'abandonne; et ainsi, repoussé loin du vice par la seule nécessité, il pèche encore, ce semble, après avoir cessé de pécher. Car, à en juger par les dispositions du cœur, celui-là reste criminel qui voudrait pécher encore, s'il en avait le pouvoir. On s'appuie donc sur de frêles espérances quand on ne pèche dans la vie, que pour racheter à la mort la foule de ses iniquités, et que l'on se promet le salut, non point parce que l'on est bon, mais parce que l'on est riche. Comme si Dieu cherchait les trésors des hommes plutôt que leurs actions ; comme s'il demandait en expiation des crimes de l'or seulement, à tous ceux qui vivent mal dans l'espoir de racheter leurs fautes, et que, semblable aux juges corrompus, il exigeât de l'argent pour vendre le pardon des péchés. Non il n'en est point ainsi. Assurément, la libéralité a de grands avantages, non pas pour les hommes qui vivent mal, se confiant aux largesses qu'ils feront à l'avenir, qui s'abandonnent au crime dans l'espoir d'acheter leur pardon ; mais pour ceux qui, séduits par la vivacité de l'âge, par les ténèbres de l'erreur, par le vice de l'ignorance, ou enfin par la fragilité humaine, reviennent à eux, comme on fait après l'épuisement d'une grave maladie ou après le deuil d'un esprit troublé, et qui, au sortir de leurs égarements, retrouvent la raison, comme les insensés au sortir d'un accès de fureur. La seule différence qu'il y a, c'est que les uns se réjouissent après avoir échappé à la maladie, et que les autres pleurent après avoir recouvré la santé. Et c'est avec raison, car ceux-là se félicitent d'autant plus qu'ils se retrouvent dans un meilleur état; ceux-ci éprouvent une confusion d'autant plus grande qu'ils reconnaissent mieux le danger de leurs égarements passés. Il est donc nécessaire que les uns se réjouissent et que les autres pleurent ; car, ceux-là n'imputent leur maladie qu'à une santé frôle et délicate, ceux-ci n'attribuent qu'à eux leurs longs égarements. Ainsi, le remède d'un côté, la faute de l'autre, deviennent une cause de joie ou de tristesse. [1,10] Voilà pourquoi j'avertis tous les hommes mais ceux principalement que tourmente l'effroi de leurs crimes et dont la conscience pleure à la triste pensée des peines dues à leurs iniquités, voilà pourquoi je les avertis de ne pas persévérer dans leur chute, quand même ils sont tombés ; de ne pas se rouler dans leur bourbier, à la façon des animaux immondes qui, après s'être plongés dans la fange, n'ont point encore satisfait leurs sales plaisirs, s'ils ne se vautrent aussi tout entiers dans la boue. Que les hommes se gardent bien de descendre à ces honteux penchants, de se plaire à des chutes d'une douceur trompeuse, et de s'ensevelir sous leurs propres ruines, en séjournant dans le gouffre des voluptés; mais qu'ils se relèvent aussitôt après être tombés; qu'ils avisent, à l'instant même de la chute, aux moyens de se relever. Il faudrait, s'il était possible, que le repentir suivît de si près la faute, ou plutôt la chute, qu'il en restât à peine quelque trace. Ainsi donc dans de pareilles circonstances, le premier remède pour ceux qui languissent, c'est d'avoir leur maladie en horreur; pour ceux qui ont des plaies, d'y appliquer un salutaire appareil ; pour ceux qui sont blessés, d'arracher en toute hâte le trait fatal. Car il est bien d'employer les émolliens et les secrets de l'art, lorsque le coup est récent encore ; les chairs se rejoignent avec plus de facilité, si on ne les laisse pas trop longtemps béantes. L'ulcère une fois atteint par la putréfaction se dilate, et si la gangrène s'en suit, il faut que la mort vienne enfin. Voilà les premières précautions que doivent prendre les pécheurs; qu'ils ne donnent pas lieu au démon, après les avoir poussés dans le précipice, debout qu'ils étaient, de les précipiter encore dans la mort, tombés qu'ils sont déjà. Mais si la force de la douleur, ou l'incurie du malade est telle que le mal traîne en longueur jusqu'aux derniers jours, je ne sais que dire, j'ignore tout à fait ce que je dois promettre. Détourner d'un remède suprême des personnes en danger, ce serait quelque chose de cruel et d'impie ; mais, leur faire espérer la guérison, lorsque les soins viennent si tard, ce serait quelque chose de téméraire. Il est mieux toutefois d'élever vers le ciel, avec quelque effort, des mains paralysées depuis longtemps, que de se laisser aller à un désespoir mortel. Il est mieux de ne rien omettre que de se trouver à la mort sans essayer tous les moyens de guérison ; car, j'ignore si dans ces extrémités, tenter quelque chose est un remède, mais ne rien tenter, c'est assurément se perdre. Ce que je sais bien, c'est que les hommes qui ont vieilli dans cette langueur fatale, se trouvent dans une obligation inexprimable de gémir sur des égarements qu'ils n'avaient jamais reconnus. [1,11] Et cependant, que fera-t-on? Comment pleurer, lorsque le jour des larmes est perdu? Comment satisfaire, lorsque le temps de la satisfaction est passé? Sans doute, on pourra recourir à de longs jeûnes? C'est bien quelque chose que cela, si l'on y joint des aumônes, suivant ces paroles : Le jeûne est bon avec l'aumône. Mais à quoi peut servir une longue exomologèse, quand on est à l'extrémité? Le pécheur brisera sa chair sous le cilice, et se couvrira de cendre, afin d'expier par les austérités présentes la mollesse et les plaisirs passés, afin de couvrir par un généreux détachement de longues et criminelles délices? Mais quand pourra-t-il exécuter ces grands projets, à la veille du trépas, lui, incapable alors des moindres actions! La foi, juge sévère, domptera sous le poids de mille douleurs cet homme coupable en son corps, pour lui faire trouver le pardon éternel dans l'excès de sa pénitence présente? Mais, en un corps épuisé, comment l’âme exercera-t-elle l'office d'un censeur rigoureux! Car un juge ne peut déployer toute sa sévérité, lorsque le criminel n'est plus capable de soutenir un jugement. Ainsi donc, le seul remède qui reste au mourant dépourvu de tous secours et de toutes ressources, c'est d'écouter le saint et salutaire avis du bienheureux Daniel qui, voulant guérir le roi de Babylone, lui offrait dans la miséricorde, un adoucissement aux ulcères de ses péchés. C'est pourquoi, disait-il, que mon conseil te soit agréable, ô roi ; rachète tes péchés par l’aumône et tes iniquités par la miséricorde envers les pauvres : peut-être Dieu te pardonnera-t-il tes péchés. Que le pécheur en agisse donc suivant le précepte du prophète. Qu'il emploie pour ses propres blessures le remède offert à un autre, qu'il craigne d'imiter une opiniâtreté rebelle, qu'il songe à ce qu'il doit souffrir lui-même à la mort, en voyant ce que le roi des Assyriens a souffert pendant sa vie. C'est un enseignement manifeste pour l'orgueil et la rébellion. Qu'il considère, le pécheur, si, en n'écoutant pas, il évitera la justice après la mort, quand un roi indocile s'est perdu lui-même pendant sa vie. Qu'il offre donc, aux approches du trépas, pour délivrer son âme des peines éternelles, qu'il offre du moins ses richesses, puisque c'est là tout ce qu'il peut ; mais qu'il les offre toutefois avec componction, avec larmes ; qu'il les offre avec douleur, avec gémissement ; sans quoi les offrandes deviennent inutiles, car ce n'est point la valeur, mais bien l'affection qui les rend agréables. Ce ne sont pas les présents qui font valoir les dispositions, mais les dispositions qui donnent du prix aux largesses ; ce n'est pas l'argent qui relève la foi, mais bien la foi qui relève l'argent. Voulez-vous donc retirer quelque fruit des offrandes que vous faites à Dieu, faites-les de cette manière. Car si l'homme présente quelque chose à Dieu, ce n'est point une grâce qu'il lui fait, mais c'en est une pour l’homme que Dieu veuille recevoir ce qu'il lui offre; car, les biens même que l'homme possède sont un présent de son Dieu et de son maître. Et dès lors, si l'homme offre quelque chose, il ne donne pas du sien, c'est le Seigneur qui recouvre ses richesses. Ainsi donc, lorsqu'on offre ses biens à Dieu, il ne faut point le faire avec la présomption de celui qui donne, mais avec l'humilité de celui qui paie; il ne faut.pas croire qu'on efface entièrement ses fautes, mais qu'on en allège le poids ; il ne faut point offrir avec la confiance de celui qui rachète, mais avec la soumission de celui qui apaise ; il ne faut point agir comme si l'on rendait tout, mais comme si l'on voulait payer une petite partie d'une dette immense ; car, même en donnant suivant ses moyens, on ne paie pas ce que l'on doit pour la grandeur de ses fautes. Et ainsi, malgré vos offrandes, vous devez demander à Dieu qu'il les agrée ; vous devez pleurer de les faire si tard, pleurer et gémir de ne les avoir pas faites plus tôt, et peut-être alors, Dieu, suivant le prophète, deviendra propice à vos crimes. [1,12] Vous me direz peut-être : le pécheur doit-il donc offrir à Dieu tout ce qu'il possède? — Qu'il n'offre pas tout ce qu'il a, s'il ne pense pas le devoir tout entier. Je ne demande pas à qui appartient ce qui est offert; je n'examine pas de qui est venu ce que l'on rend ; je dis seulement qu'il ne doit pas tout offrir pour sa dette, s'il ne croît pas tout devoir pour ses fautes. Il est donc des pécheurs, allez-vous dire, qui doivent tout donner? Assurément, et ils ne doivent rien donner, si ce n'est avec foi; rien, si ce n'est avec générosité; rien si ce n'est avec prière ; rien, si ce n'est avec des dispositions qui leur lassent regarder comme un des plus signalés bienfaits de Dieu ce désir de donner, en leur apprenant que la grâce qui les porte à offrir au Seigneur est plus précieuse que celle par laquelle ils reçurent jadis. Car, ce que l'homme possède n'est que d'un jour, mais ce qu'il abandonne à Dieu doit durer à jamais. Mais enfin, va-t-on dire encore, il : faut donc tout offrir? Moi, je vous dis que ce tout est bien peu de chose. Car, qui peut savoir si son offrande égalera la mesure de ses péchés? Qui peut savoir si l'expiation balancera l'offense? Un pécheur connaît-il à quel prix il peut racheter ses fautes, qu'il use pour lui de cette science précieuse. Mais s'il ne le connaît pas, pourquoi hésiter à offrir tout ce qu'il peut, afin de compenser, au moins par le zèle du cœur, ce qui manque à la grandeur du présent? C'est montrer une conscience parfaite, que de ne rien laisser en elle de répréhensible. Sans doute, quelques personnes vont alléguer que ces maximes sont dures et outrées, parce que le prophète dont nous avons parlé, commande seulement au roi de Babylone de donner beaucoup, mais non pas de tout livrer. Je ne veux point produire cependant les témoignages de l'Évangile, je ne veux point en appeler à la voix de Dieu qui parle dans les livres sacrés. Autres sont les préceptes de la loi ancienne, autres ceux de la nouvelle : c'est ce que je ne dis pas. De là ces paroles de l'Apôtre : Ce qui est vieux est passé; tout est devenu nouveau. — Et tout vient de Dieu. Il nous enseigne par là qu'il ne faut point accomplir les choses anciennes selon la lettre; mais qu'il faut observer dans l'esprit de Dieu les choses nouvelles. Je veux bien m'en tenir cependant aux paroles d'un prophète; car, il s'adressait à un roi, et certes, non pas à un roi maître d'une seule ville, mais à un roi arbitre, comme il semblait alors, de tout l'univers. Or, ce prince ne pouvait laisser aux pauvres par testament les peuples qu'il gouvernait, ni leur distribuer des nations barbares comme on distribue des pièces de monnaie, ni convertir en apanage de l'indigence, des états d'une immense étendue. Aussi le prophète lui crie-t-il : Rachète tes péchés par l’aumône, c'est-à-dire, donne de l'or aux pauvres indigène, puisque tu ne peux leur donner ton royaume ; distribue tes richesses, puisque tu ne peux leur laisser ta puissance. N'est-ce pas exiger que tout soit donné, quand on excepte seulement ce qui ne peut se partager? [1,13] Peut-être que nous exagérons, que nous poussons les choses trop loin. Voyons donc ce qu'il en est réellement. Rachète, dit-il, tes péchés par l’aumône. Qu'est-ce-que racheter une chose? Si je ne me trompe, c'est donner le prix de ce qui est racheté. Je n'examine point quels étaient les péchés du roi de Babylone ; c'était à lui de savoir à quel prix il devait les racheter. Je m'adresse à vous dont il s'agit ici; j'en appelle à vous dont les intérêts se débattent. Faites ce que disait Daniel : Rachetez vos péchés par l’aumône. N'abandonnez point à Dieu tout ce que vous possédez, si vous ne croyez pas nécessaire au rachat de vos fautes tout ce que vous avez. Pesez soigneusement les fautes que vous avez commises, considérez-en les diverses espèces. Examinez ce que vous devez pour vos mensonges, ce que vous devez pour vos médisances et vos parjures, ce que vous devez pour cette négligence de pensées, pour cette impureté de discours, et enfin pour toutes ces affections d'une volonté mauvaise. Examinez enfin si votre conscience vous reproche quelques-uns des vices que nomme l’Apôtre, l'adultère, la fornication, l'impureté, l'ivrognerie, la luxure odieuse au Seigneur, l'avarice esclave de l'idolâtrie ; et peut-être encore une effusion criminelle de sang humain. Après avoir supputé le nombre de tous vos désordres, fixez le prix que chacun d'eux exige en particulier. Ensuite, je ne demande point que vous livriez Dieu pour vos péchés, tout ce que vous possédez ; rendez seulement ce que vous devez, s'il vous est possible d'évaluer votre dette. J'ajoute encore qu'après avoir examiné et taxé vos fautes, vous donnez d'autant plus pour ces fautes, que vous les aurez portées à un moindre prix. Comment? Le voici : Quelqu'un, dit l'Apôtre, s'imagine-t-il être quelque chose lorsqu'il n'est rien, il se trompe lui-même. De plus, je ne vous dis point que le prophète ordonnait à un roi qui devait vivre encore, qui peut-être était jeune, de se hâter toutefois de racheter ses péchés. Or, vous à qui je parle, vous devez donc d'autant plus donner pour vous que vous ne songez à le faire qu'à l'extrémité, ayant déjà la mort sur les lèvres. Car, il faudra que votre munificence, que votre piété soit bien grande, pour faire oublier que vous rendez à votre Seigneur ce qui lui est dû, au jour seulement où tout va vous échapper. Ce sera pis encore, si l'on ajoute à tout cela que le Prophète, exhortant le roi de Babylone à racheter ses crimes, lui montre dans la conduite à tenir, moins une assurance de pardon qu'une route pour trouver le salut. Rachète, dit-il, tes péchés par l’aumône, et Dieu te pardonnera peut-être. Ce mot peut-être donne l'espoir, mais ne promet pas l'assurance. Par où l'on peut comprendre combien il est difficile pour des pécheurs au lit de mort, d'obtenir un entier pardon, même avec de grandes aumônes, quand le Prophète, qui engage à implorer la divine miséricorde, n'ose point toutefois promettre qu'on l'obtiendra. Il conseille une action, il doute de l'effet; il se conduit en ministre qui exhorte, et non pas en caution qui assure. Pourquoi cela? C'est que, au moment suprême, les pécheurs doivent tout essayer pour leur salut, bien qu'ils ne puissent rien se promettre. Car, si Daniel ne dit point au roi qu'il sera sauvé par la seule abondance des bonnes œuvres, le pécheur qui n'a point expié ses égarements, peut comprendre ce qu'il doit y avoir de grand et de généreux dans les dernières largesses de celui qui espère obtenir de Dieu avec une piété si tardive, ce que la loi ne lui donne point lieu d'attendre.