[0] Vie de Louis-le-Gros (Louis VI, roi de France, de 1108 à 1137). PREFACE. Au seigneur et, à juste titre, respectable Gosselin, évêque de Soissons; Suger, quoique le plus humble des serviteurs de Jésus-Christ, nommé, par la bonté de Dieu, abbé du monastère du bienheureux Denis l'aréopagite, comme preuve d'union épiscopale avec l'évêque des évêques. Il convient de soumettre, et nous-mêmes et nos œuvres, à l'examen et au jugement des hommes dont, selon l'opinion universelle, la critique, sévère ou douce, s'exercera publiquement et diversement sur chacun, lorsque le noble chef de l'État siégera aux portes du palais avec les sénateurs du pays. C'est pour cette raison, ô toi le le meilleur des hommes, que, quand même l'union en la chaire de saint Pierre ne m'en ferait pas un devoir, je m'en remets à la décision de ta science, généralement reconnue, sur ce récit des actions du sérénissime roi des Français, Louis, à la mémoire duquel je suis, comme toi-même, entièrement dévoué; mais n'exige pas davantage de moi, car je ne saurais faire mieux. De cette manière et d'un commun accord, moi en écrivant, toi en corrigeant, nous, envers qui ce maître s'est montré si bon, et quand il s'agissait de nous élever aux dignités de l'État, et depuis qu'il nous y avait promus, nous célébrerons la vie et déplorerons la perte de celui à qui nous portions un amour égal. En effet, un attachement commandé par la reconnaissance des bienfaits ne répugne point à la charité chrétienne, puisque celui qui a ordonné d'aimer ses ennemis, ne défend pas de chérir ses amis; animés donc par ce double devoir de la gratitude et de la charité, devoirs differents sans être opposés, élevons à ce prince un monument plus durable que l'airain, en faisant connaître à nos neveux, par cet écrit, son zèle pieux pour l'honneur de l'Église de Dieu, et son courage admirable dans le gouvernement du royaume. Puisse sa mémoire ne jamais se perdre au milieu des changements qu'amène la succession des temps, et que, de génération en génération, les instantes prières de l'Église, unie dans un même sentiment, ne lui manquent jamais en retour des biens dont il l'a comblée! Je souhaite à ta grandeur d'obtenir un jour la grâce de prendre son rang d'évêque parmi les plus augustes, habitants du ciel. [1] CHAPITRE PREMIER. Combien le prince Louis fut vaillant dans sa jeunesse, et avec quel courage il repoussa le redoutable roi des Anglais, Guillaume-le-Roux, qui inquiétait le royaume de son père. DÈS la fleur de son printemps, et à peine âgé de douze ou treize ans, le glorieux et célèbre roi des Français, Louis, fils du grand roi Philippe, avait de si louables mœurs et de si beaux traits, et se distinguait tellement, soit par une admirable activité d'esprit, présage de son caractère futur, soit par la hauteur de son agréable stature, qu'il promettait à la couronne dont il devait hériter, un agrandissement prompt et honorable, et à l'Église ainsi qu'aux pauvres, un protecteur assuré. Cet auguste enfant, fidèle à l'antique habitude qu'ont eue les monarques, Charles-le-Grand et autres excellents princes, et qu'attestent les testaments des empereurs, s'attacha d'un amour si fort, et pour ainsi dire héréditaire, aux reliques des Saints martyrs qui sont à Saint-Denis, et à celles de ce saint lui-même, que pendant toute sa vie il conserva pour l'église qui les possède, et prouva par une honorable libéralité les sentiments nés chez lui dès son enfance, et qu'à son heure suprême, espérant beaucoup dans ces saints après Dieu, il résolut pieusement de se lier à eux, corps et âme, et de se faire moine dans cette abbaye, s'il en avait la possibilité. A l'âge dont nous parlons, cette jeune âme se montrait déjà tellement mûre pour une vertu forte et active, qu'il dédaignait la chasse et les jeux de l'enfance, auxquels cet âge a coutume de s'abandonner, et pour lesquels il néglige d'apprendre la science des armes. Dès qu'il se vit tourmenté par l'agression de plusieurs des grands du royaume, et surtout de l'illustre roi des Anglais, Guillaume, fils de Guillaume plus illustre encore, vainqueur et monarque des Anglais, le sentiment d'une énergique équité l'échauffa; le desir de faire l'épreuve de son courage lui sourit, il rejeta loin de lui toute inertie, ouvrit les yeux à la prudence, rompit avec le repos et se livra aux soins les plus actifs. En effet, Guillaume, roi des Anglais, habile et expérimenté dans la guerre, avide de louanges et affamé de renommée, avait, par suite de l'exhérédation de son frère aîné Robert, succédé heureusement à son père Guillaume après le départ de ce même frère pour Jérusalem. Il devint maître du duché de Normandie, chercha, comme duc de cette province, à étendre ses limites qui confinaient aux marches du royaume, et s'efforca par tous les moyens possibles de fatiguer par la guerre le jeune et fameux Louis. La lutte entre eux était tout à la fois semblable et différente: semblable en ce qu'aucun des deux ne cédait à son adversaire; différente en ce que l'un était dans la force de l'âge mûr, et l'autre à peine dans la jeunesse; en ce que celui-là, opulent et libre dispensateur des trésors de l'Angleterre, recrutait et soudoyait des soldats avec une admirable facilité; tandis que celui-ci, manquant d'argent sous un père qui n'usait qu'avec économie des ressources de son royaume, ne parvenait à réunir des troupes que par l'adresse et l'énergie de son caractère, et cependant résistait avec audace. On voyait ce jeune guerrier, n'ayant avec lui qu'une simple poignée de chevaliers, voler rapidement et presque au même instant au-delà des frontières du Berry, de l'Auvergne et de la Bourgogne, n'être pas pour cela moins prompt, s'il apprenait que son ennemi rentrait dans le Vexin, à s'opposer courageusement, avec trois ou cinq cents hommes, à ce même roi Guillaume, marchant à la tête de dix mille combattants, et enfin tantôt céder, tantôt résister pour tenir en suspens l'issue de la guerre. Dans tous ces petits combats il se fit des deux parts beaucoup de prisonniers; l'illustre et jeune prince et les siens s'emparèrent entre autres du comte Simon, homme noble, de Gilbert de l'Aigle, fameux baron d'Angleterre et de Normandie, et de Pains de Gisors qui, le premier, fortifia ce château; de son côté le monarque Anglais retint captifs le courageux et noble comte Matthieu de Beaumont, le célèbre baron Simon de Monfort, homme d'un grand nom, et Pains, seigneur de Montjai. La difficulté de payer le service militaire força de consentir promptement au rachat des prisonniers anglais; mais ceux que le roi d'Angleterre avait faits sur les Français eurent à souffrir les horreurs d'une longue captivité. Rien ne put briser leurs fers si ce n'est lorsque, se liant par la foi et hommage, et prenant parti dans l'armée du roi d'Angleterre, ils s'engagèrent par serment à combattre et troubler le royaume de France et son roi. On disait même généralement que ce superbe et ambitieux prince Guillaume aspirait au royaume des Français, parce que le jeune et déjà renommé Louis était le seul fils que son père eût eu de sa très noble épouse, sœur de Robert, comte de Flandre. ll existait bien encore deux autres fils, Philippe et Florus; mais ils étaient nés de Bertrade, comtesse d'Angers, donnée pour belle-mère à Louis du vivant de sa mère, et on ne tenait aucun compte de leurs droits à la succession, s'il arrivait que, par un malheur quelconque, le premier fils unique périt. Cependant, comme il n'est ni juste ni naturel que les Français soient soumis aux Anglais, ni même que les Anglais le soient aux Français, l'événement trompa cet espoir révoltant. Après avoir, en effet, pour cette folle idée, tourmenté lui et les siens pendant trois ans et plus, ne pouvant réussir avec l'aide des Anglais ni même des Français, qu'il avait contraints de lui prêter foi et hommage, à satisfaire ses desirs, le roi Guillaume se tint tranquille. De retour en Angleterre, il s'abandonna tout entier à ses caprices et à la débauche, et un certain jour qu'il se livrait au plaisir de la chasse dans la forêt Neuve, il fut tout à coup, et à l'improviste, frappé d'une flèche et mourut. On conjectura que cet homme était tombé victime de la vengeance divine, et l'on donna comme preuve de la vérité de cette opinion, qu'il s'était toujours montré l'insupportable oppresseur des pauvres, la cruelle sangsue des églises, et l'impudent détenteur et dissipateur de leurs biens, lorsque par hasard des évêques ou des prélats venaient à décéder. Certaines gens accusèrent le très noble homme Gautier Tyrrel d'avoir percé Guillaume de sa flèche; mais nous l'avons entendu souvent, et à une époque où il n'avait rien à craindre ou à espérer, affirmer sous serment, et presque par ce qu'il y a de plus saint, que le jour de la mort du roi, lui, Tyrrel, n'avait pas été dans la partie de la forêt où chassait ce prince, et que même jamais il ne l'avait vu dans cette forêt. Il est donc évident que l'incroyable folie d'un si grand personnage ne fut si subitement réduite en cendres que par la puissance divine, afin que celui qui tourmentait inutilement les autres éprouvât des tourments infiniment plus cruels, et que celui qui convoitait toutes choses, fut honteusement dépouillé de tout; car les royaumes et les droits des royaumes sont soumis à Dieu, qui brise le glaive des rois. Robert, l'aîné des frères de ce Guillaume, étant toujours retenu par la grande expédition du saint sépulcre, aux Etats de celui-ci succéda sur-le-champ son frère cadet Henri, homme d'une haute sagesse, qui, par sa science et une force d'âme et de corps aussi étonnante que digne d'éloges, fournira un beau sujet à l'histoire. Mais ce qui concerne ce prince est étranger à notre ouvrage, à moins que quelque fait ne s'y rattache évidemment, et qu'il ne nous faille en parler sommairement comme nous le ferons du royaume de Lorraine. Ce sont en effet certaines actions des Français, et non celles des Anglais, dont nous nous sommes proposé de conserver la mémoire par cet écrit. [2] CHAPITRE II. Comment le prince Louis empêcha le noble homme Bouchard de Montmorency et ses complices de dévaster les terres de saint Denis. Louis donc, ce jeune héros, gai, se conciliant tous les cœurs, et d'une bonté qui le faisait regarder par certaines gens comme un homme simple, était à peine parvenu à l'adolescence, qu'il se montrait déjà, pour le royaume de son père, un défenseur illustre et courageux, pourvoyait aux besoins des églises, et, ce qui avait été négligé longtemps, veillait à la tranquillité des laboureurs, des ouvriers et des pauvres. Vers ce temps, il arriva qu'entre le vénérable Adam, abbé de Saint-Denis, et Bouchard, noble homme, seigneur de Montmorency, s'élevèrent, en raison de quelques coutumes, certaines discussions qui s'échauffèrent si fort, et en vinrent malheureusement à un tel excès d'irritation, que l'esprit de révolte brisant tous les liens de la foi et hommage, les deux partis se combattirent par les armes, la guerre et l'incendie. Ce fait étant parvenu aux oreilles du seigneur Louis, il en manifesta une vive indignation, et n'eut point de repos qu'il n'eut contraint le susdit Bouchard, dûment sommé, à comparaître au château de Poissy devant le roi son père, et à s'en remettre à son jugement. Bouchard ayant perdu sa cause, refusa de se soumettre à la condamnation prononcée contre lui, et se retira sans qu'on le retînt prisonnier, ce que n'eût pas permis la coutume des Français; mais tous les maux et les calamités dont la majesté royale a droit de punir la désobéissance des sujets, il les éprouva bien vite. En effet, le jeune et beau prince porta sur-le-champ ses armes contre lui et contre ses criminels confédérés, Matthieu comte de Beaumont, et Dreux de Mouchy-le-Châtel, hommes ardents et belliqueux qu'il avait attirés à son parti. Dévastant les terres de ce même Bouchard, renversant de fond en comble les bâtiments d'exploitation et les petits forts, à l'exception du château, Louis désola le pays et le ruina par l'incendie, la famine et le glaive; de plus, comme les ennemis s'efforcaient de se défendre dans le château, il en forma le siége avec les Français et les Flamands de son oncle Robert, et ses propres troupes. Ayant, par ce coup et d'autres semblables, contraint au repentir Bouchard humilié, il le courba sous le joug de sa volonté et de son bon plaisir, et termina, moyennant une pleine satisfaction, la querelle, cause première de ces troubles. Quant à Dreux, seigneur de Mouchy-le-Châtel, Louis l'attaqua en raison de la part qu'il avait prise à cette guerre, d'autres faits encore, et surtout de dommages causés à l'église de Beauvais. Dreux avait quitté son château, mais sans beaucoup s'en éloigner, afin de pouvoir s'y réfugier promptement si la nécessité l'exigeait. Il s'avança, suivi d'une troupe d'archers et d'arbalêtriers, à la rencontre du prince; mais le jeune guerrier fondant sur lui. l'accabla si bien par la force des armes, qu'il ne lui laissa pas la faculté de fuir et de rentrer dans son château sans s'y voir poursuivi: se précipitant vers la porte au milieu des gens de Dreux et avec eux, ce vigoureux champion, d'une rare habileté à manier l'épée, reçut et porta mille coups, parvint au centre même du château, ne s'en laissa pas repousser, et ne se retira qu'après l'avoir entièrement consumé par les flammes, jusqu'aux fortifications extérieures de la tour, avec ce qu'il contenait d'approvisionnements en tous genres. Une telle ardeur animait ce héros, qu’il ne songeait pas même à se mettre à l'abri de l'incendie, où lui et son armée coururent un grand danger, et qui lui laissa pendant longtemps un très fort enroûment. C'est ainsi qu'il plia sous l'autorité de sa volonté cet homme abattu comme un malade à l'extrémité, et humilié par le bras de la toute-puissance de Dieu, qui lui-même était intéressé dans cette guerre. [3] CHAPITRE III. Comment le prince Louis, s'emparant à main armée du château de Luzarches, contraignit Matthieu comte de Beaumont à restituer ce château à Hugues de Clermont. Cependant Matthieu comte de Beaumont, nourrissant une longue rancune de cœur contre Hugues de Clermont, noble homme, mais simple et léger, dont il avait épousé la fille, s'empara de la totalité du château nommé Luzarches, dont il possédait déjà la moitié en raison de son mariage, et ne négligea rien pour se fortifier dans la tour en la remplissant d'armes et de soldats. Que pouvait faire Hugues, sinon de courir en toute hâte auprès du défenseur du royaume, de se prosterner à ses pieds, et de le supplier, en pleurant, de compatir aux malheurs d'un vieillard, et de secourir un homme cruellement opprimé? «J'aime mieux, dit-il, très cher seigneur, que tu reprennes toute ma terre, puisque je la tiens de toi, que de voir mon gendre dénaturé s'en rendre maître, et je desire mourir s'il faut qu'il m'en dépouille.» Touché jusqu'au fond du cœur de sa lamentable infortune, le jeune prince lui tend la main, promet de le servir, et le renvoie comblé de joie et d'espérance. Cette espérance n'est pas déçue: sur-le-champ partent en toute hâte du palais des messagers qui vont trouver le comte, lui enjoignent, de la part du protecteur de Hugues, de remettre ce dernier en la possession habituelle du bien dont il était si étrangement dépouillé, et ordonnent que tous deux viennent ensuite à la cour du prince plaider et soutenir leurs droits. Le comte ayant refusé d'obéir, le défenseur de son adversaire s'empresse d'en tirer vengeance, rassemble une armée considérable, vole contre le rebelle, attaque le château, le presse tantôt par le fer, tantôt par le feu, s'en rend maître après plusieurs combats, place dans la tour même une forte garnison, et, comme il l'avait promis, la rend à Hugues après l'avoir ainsi mise en état de défense. [4] CHAPITRE IV. Comment le prince Louis ayant attaqué un autre château du même Matthieu, dit Chambly, une tempête subite dispersa son armée qui eût péri si le prince lui-même n'eût résisté vaillamment; et comment ledit Matthieu se soumit humblement à lui. De là le prince Louis conduisit cette même armée contre un autre château appelé Chambly, appartenant au même comte; il dressa ses tentes et ordonna de disposer les machines pour le siége. Mais il en arriva cette fois tout autrement qu'il ne l'espérait. Le temps jusqu'alors très beau changea subitement; un affreux et violent orage éclata tout-à-coup, effraya tellement la terre durant toute la nuit par une horrible pluie, le feu des éclairs et le fracas du tonnerre, jeta une si grande terreur dans la troupe, et tua tant de chevaux qu'à peine quelques hommes conservaient l'espoir de survivre à ce fléau. Certaines gens de l'armée, frappés d'une horreur insurmontable, s'étant préparés à fuir de grand matin, et au moment où paraîtrait l'aurore, le feu fut mis traîtreusement aux tentes pendant que le défenseur de l’État dormait encore dans la sienne. A la vue de ce feu, signal ordinaire de la retraite, les soldats partent sur-le-champ et en toute hâte avec autant d'imprudence que de confusion, redoutant qu'on ne les force à retourner sur leurs pas, et ne songeant pas même à se réunir les uns aux autres. Étonné de leur fuite précipitée ainsi que de leurs bruyantes clameurs, le seigneur Louis s'informe de ce qui est arrivé, s'élance sur son cheval et vole après ses soldats; mais déjà ils étaient dispersés de tous côtés, et il ne réussit par aucun moyen à les ramener. Que restait-il à faire au jeune héros, si ce n'est d'avoir recours aux armes, d'aller, avec le petit nombre d'hommes qu'il peut rallier à lui, s'opposer comme un mur à ceux qui couraient en avant, de frapper et d'être lui-même frappé souvent? Les premiers des fuyards dont il barra le chemin, comme l'eût fait un mur, auraient pu sans doute effectuer leur retraite tranquillement et avec sécurité: cependant, comme beaucoup d'entre eux se dispersèrent loin de lui ça et là, et en petites troupes, il y en eut un grand nombre pris par l'ennemi. Parmi les captifs les plus distingués furent Hugues de Clermont lui-même, Guy de Senlis, Herluin de Paris; on y compta aussi plusieurs simples chevaliers d'un nom obscur et une foule de gens de pied. Plus Louis avait été jusque-là sans expérience et ignorant de telles infortunes, plus il s'irrita de ce honteux échec; de retour à Paris, il se laissa emporter à l'indignation de son âme violemment émue; et comme il arrive toujours à la jeunesse, pour peu cependant qu'elle se montre portée à imiter ce qui est honnête, il communiqua à ce qui l'entourait l'ardeur dont il était agité. Brûlant de laver promptement son injure, il rassembla de toutes parts, avec autant d'adresse que de prudence, une armée trois fois plus nombreuse que la première, et prouva par ses soupirs profonds et redoublés qu'il était prêt à supporter plutôt une mort honorable que l'ignominie. Le comte Matthieu, homme poli et bien élevé, instruit de ces détails par le rapport de ses amis, ne put soutenir l'idée de l'affront accidentel qu'avait reçu son seigneur, fit agir une foule d'intercesseurs et mit tous ses soins à se frayer les voies de la paix; il s'efforça, comme il convenait, de calmer, par des démarches pleines de douceur et des prévenances flatteuses, l'âme fière du jeune prince, excusa le revers qu'avait éprouvé Louis, en protestant qu'il n'avait été le résultat d'aucun projet formé d'avance, mais l'œuvre pure du hasard, et se déclara prêt à obéir à son moindre signe et à lui donner les satisfactions qu'il exigerait. Cédant, quoique avec peine, aux prières d'un grand nombre de gens, aux conseils de ses familiers et aux instances réitérées de son père lui-même, le héros laissa son cœur s'amollir, consentit à épargner l'ennemi qui se repentait, lui remit sa faute, fit restituer par le comte à ceux qu'on avait dépouillés ce qui put se retrouver de leurs biens, délivra les prisonniers, et par un traité dûment garanti, assura à Hugues de Clermont la paix et ce qui lui appartenait dans le château reconquis précédemment. [5] CHAPITRE V. D'Ebble, comte de Roussi. La noble église de Rheims voyait ses biens, et ceux des églises qui relevaient d'elle, ravagés par la tyrannie du très courageux et turbulent baron Ebble de Roussi et de son fils Guichard: plus on cherchait à lui opposer de résistance par les armes, plus ce baron, dont l'ardeur guerrière était telle qu'un jour, ce qui ne convenait qu'à des rois, il alla combattre en Espagne à la tête d'une grande armée, se montrait avide d'étendre au loin ses furieuses dévastations, et se livrait au pillage ainsi qu'à toute espèce de malice. Les plaintes les plus lamentables contre cet homme si redoutable par sa bravoure, mais si criminel, avaient été portées cent fois au seigneur roi Philippe, et tout récemment deux ou trois fois à son fils. Celui-ci, dans son indignation, réunit une petite armée à peine composée de sept cents chevaliers, mais tous choisis parmi les plus nobles des grands de la France, marche en toute hâte vers Rheims, venge en moins de deux mois, par des combats sans cesse renouvelés, les torts faits anciennement aux églises, ravage les terres du tyran et de ses complices, et porte partout la désolation et l'incendie; justice bien louable, qui faisait que ceux qui pillaient étaient pillés à leur tour, et que ceux qui tourmentaient étaient pareillement ou même plus durement tourmentés. Telle était l'animosité du seigneur prince et de ses soldats, que tant qu'ils furent dans le pays ils ne prirent aucun repos, et qu'à l'exception du dimanche et du très saint sixième jour de la semaine, à peine s'en passa-t-il un seul sans qu'ils en vinssent aux mains avec l'ennemi, combattissent avec la lance et l'épée, ou sans qu'ils vengeassent, par la destruction des terres du baron, les crimes dont il s'était rendu coupable. On eut à lutter là non seulement contre Ebble, mais encore contre tous les barons de cette contrée, auxquels leurs alliances de famille avec les plus grands d'entre les Lorrains donnaient une armée renommée par le nombre de ses combattants. Cependant on mit en avant plusieurs propositions de conciliation; alors le jeune seigneur Louis, dont des soins divers et des affaires d'une haute importance exigeaient impérieusement la présence sur d'autres points du royaume, prit conseil des siens, força le tyran d'accorder bonne paix pour les églises, la fit confirmer par la foi du serment, et prit des otages. C'est ainsi qu'il renvoya Ebble dûment puni et humilié, et remit à un autre temps à prononcer sur ses prétentions à l'égard de Neuf-Château.