[11] CHAPITRE XI. De la prise du château de Sainte-Sévère. Dis même que la lâcheté jointe à la nonchalance rend les nobles vils, ôte tout honneur aux hommes faits pour la gloire, et les rabaisse au dernier rang; de même le courage de l'âme, entretenu par l'activité du corps, rend les nobles plus nobles, rehausse la gloire de ceux qui en ont déjà, les élève au rang le plus éminent, et les y place pour offrir par toute la terre aux hommes le spectacle des belles actions accomplies par une valeur brillante. Aussi arrivèrent bientôt des gens qui conjurèrent avec d'ardentes supplications, et pressèrent, avec de nombreuses et fastueuses promesses de service, le seigneur Louis de se transporter dans la partie du pays du Berri qui louche aux frontières des Limousins, de marcher contre le très noble château de Sainte-Sévère, fameux par la possession héréditaire de la dignité de chevalerie, et rempli d'hommes d'armes, de forcer le seigneur du lieu, le noble homme Humbaud, de se conduire avec équité, ou de le dépouiller de son château, à bon droit, et conformément à la loi salique, en punition de ses vexations. Cédant à ces instances, le jeune prince entra dans ce pays, non avec une armée, mais à la tête seulement d'une petite troupe guerrière composée de ses propres domestiques; comme il s'avançait rapidement vers le château, ledit seigneur châtelain, homme avisé, libéral et d'un sang généreux, marcha à sa rencontre suivi de nombreux chevaliers, fortifia de pieux et de retranchements un certain ruisseau qui coupait la seule route qu'on pût suivre, et en ferma le passage aux Français. Pendant que les deux armées demeurent en présence sur les bords opposés du ruisseau qui les sépare, le seigneur Louis, indigné de voir un des ennemis, plus audacieux que ses compagnons, sortir des retranchements, presse son coursier de l'éperon, fond sur ce téméraire en homme qui surpassait tous les autres en courage, le frappe de sa lance et le renverse; du même coup, et à travers le corps de ce premier, il en perce un second, et, ce qui n'était pas séant pour un roi, se jette dans le ruisseau, ayant de l'eau jusqu'à son casque; sans différer, il pousse son avantage, entre par l'étroit passage par lequel était sorti ce soldat, et ne cesse de chasser devant lui les ennemis à coups de pierres. A cette vue, les Français enflammés d'une ardeur incroyable, culbutent les retranchements, passent le ruisseau, tombent sur les ennemis, en font un grand carnage, et les ramènent toujours battant jusque dans le château. Le bruit se répandit parmi les assiégés et dans tout le voisinage frappés d'épouvante, que le seigneur Louis et les siens étaient déterminés, en braves guerriers, à ne se retirer que quand ils auraient détruit le château de fond en comble et attaché au gibet ou privé des yeux les plus nobles de ses défenseurs. Le seigneur châtelain se décida en conséquence sagement à ne pas tarder davantage de plier devant la majesté royale, et de remettre sous l'obéissance de la couronne sa terre et son château. Le seigneur Louis s'en retourna donc, traînant après lui ce seigneur, le laissa prisonnier à Étampes, et regagna Paris après ce rapide triomphe et cet heureux succès. [12] CHAPITRE XII.De la mort du roi Philippe. Plus ce jeune prince s'élevait ainsi de jour en jour, plus son père le roi Philippe se rabaissait aussi de jour en jour. Depuis qu'au détriment des droits de sa femme légitime il s'était uni à la comtesse d'Angers, il ne faisait plus rien qui fût digne de la majesté royale; entraîné par sa passion désordonnée pour cette femme qu'il avait enlevée, il ne connaissait d'autre soin que de se livrer à la volupté, ne pourvoyait à aucun des besoins de l'État, et, s'abandonnant aux plaisirs plus qu'il ne fallait, ne ménageait pas même la santé de son corps svelte et élevé. Ce qui seul soutenait les choses, c'est que l'amour et la crainte qu'inspirait le fils appelé à lui succéder, conservaient à l'État toute sa vigueur. Philippe donc n'étant qu'à peine sexagénaire, et dépouillant les marques de sa royauté, termina son dernier jour en présence du seigneur Louis, au château de Melun sur la rivière de Seine. A ses nobles funérailles assistèrent les vénérables hommes, l'évêque de Paris Galon, ceux de Senlis et d'Orléans, Adam, d'heureuse mémoire, abbé du monastère du bienheureux Denis, et beaucoup de pieux personnages. Ils portèrent le noble corps, qui avait été revêtu de la majesté royale, dans l'église de la bienheureuse Marie, et passèrent la nuit à réciter les prières des morts avec la plus grande pompe. Le lendemain matin son fils le fit placer dans une litière couverte, comme il convenait, de riches étoffes et d'ornements funèbres de tout genre, et voulut que les plus considérables d'entre ses serviteurs la portassent sur leurs épaules. Lui-même, avec une affection vraiment filiale, et comme il le devait, tantôt à pied, tantôt à cheval, et suivi de tous les barons qu'il avait autour de lui, accompagna constamment la litière en pleurant. Il montra ainsi encore cette noble générosité d'ame avec laquelle, pendant tout le temps de la vie de son père, il avait soigneusement évité soit de l'offenser en la moindre chose, malgré la répudiation de sa mère et l'union illégitime de Philippe avec la comtesse d'Angers, soit de lui causer le plus léger chagrin en cherchant à lui enlever quelque portion de son autorité sur le royaume, comme le font d'ordinaire tant de jeunes princes. Un nombreux cortége conduisit donc les restes du feu roi, comme il l'avait ordonné, au fameux monastère de Saint-Benoît, bâti sur les bords du fleuve de la Loire. On disait, en effet, pour l'avoir entendu de sa bouche, que n'ayant fait aucun bien à l'église de Saint-Denis, et craignant que ses restes ne fussent peu considérés au milieu de ceux d'une foule de nobles monarques, il desirait n'être pas mis dans la sépulture des rois ses ancêtres, fixée par un droit presque naturel dans l'église du bienheureux Denis. On plaça donc, de la façon la plus honorable, son corps en face de l'autel, dans le monastère qu'il avait désigné; on le recouvrit de pierres funéraires, et on chanta des hymnes et des prières pour recommander son ame à Dieu. [13] CHAPITRE XIII. De l'élévation du prince Louis à la royauté. Cependant ledit seigneur Louis, qui dès sa jeunesse sut mériter l'amitié de l’Église en se dévouant généreusement à sa défense, se montra le soutien de la cause des pauvres et des orphelins, et dompta les oppresseurs du peuple par son puissant courage, fut, avec l'assentiment de Dieu, appelé au suprême rang du royaume par le vœu de tous les gens de bien; mais, s'ils l'eussent pu, les méchants et les impies l'en auraient exclu par leurs vœux et leurs complots. On agit donc très sagement de ne pas perdre un instant, comme le conseilla surtout Jean, évêque de Chartres, homme vénérable et très savant, pour se réunir à Orléans, et de se hâter prudemment de travailler à son exaltation, afin de déjouer les intrigues des impies. Là, vint Daimbert, archevêque de Sens, qu'on y appela avec tous les évêques provinciaux, Galon de Paris, Manassé de Meaux, Jean d'Orléans, Jean de Chartres, Hugues de Nevers et Humbaud d'Auxerrre. Le jour même de l'invention du saint Protomartyr Étienne, ledit archevêque oignit de l'huile sainte le seigneur Louis, célébra la messe d'actions de grâces, ôta au jeune roi le glaive de la milice séculière, lui ceignit celui de l'Église pour la punition des malfaiteurs, le couronna joyeusement du diadême royal, et lui remit respectueusement, avec l'approbation du clergé et du peuple, tous les insignes de la royauté, ainsi que le sceptre et la main de justice, pour qu'il eût à s'en servir à la défense des églises et des pauvres. La célébration de l'office divin était à peine achevée, et le prélat n'avait pas encore quitté ses ornements sacerdotaux, qu'arrivèrent tout à coup, de la part de l'église de Rheims, des envoyés chargés d'un méchant message; porteurs de lettres d'opposition, ces gens, s'ils fussent arrivés à temps, auraient empêché, en vertu de l'autorité apostolique, que l'onction du roi ne se terminât. Ils prétendaient en effet que l'initiative du couronnement du roi appartenait de droit à l'église de Rheims; qu'elle avait obtenu du premier roi des Français, Clovis, baptisé par le bienheureux Remi, ce privilége inattaqué et respecté jusqu'alors, et que quiconque aurait la téméraire audace de le violer demeurerait sous un anathème perpétuel. Ils espéraient dans cette occasion, ou bien faire la paix de leur archevêque, Raoul, homme vénérable et âgé, qui avait encouru le grave et dangereux mécontentement du seigneur roi, pour s'être fait, sans son consentement, élire au siége de Rheims et introniser, ou bien empêcher que le roi ne fût couronné; mais ces messagers, arrivés trop tard, restèrent muets à Orléans, et retournèrent parler chez eux; ou, s'ils dirent quelque chose, ils n'en retirèrent aucun avantage pour leur pays. [14] CHAPITRE XIV. De la prise du château de La-Ferté-Baudouin, et de la délivrance du comte de Corbeil et d'Anselme de Garlande. Louis donc, roi des Français, par la grâce de Dieu, ne perdit pas l'habitude qu'il avait contractée dans son adolescence, de protéger les églises, de soutenir les pauvres et les malheureux, et de veiller à la défense et à la paix du royaume. Gui-le-Roux, dont on a déjà parlé plus haut, et son fils Hugues de Créci, jeune homme capable, brave guerrier, semant partout les rapines et l'incendie, et ardents à porter le trouble dans tout le royaume, ne cessaient d'insulter à l'autorité royale, par suite de la honte et de la rancune qu'avait amassées dans leur cœur la perte du château de Gournai. Hugues se décida, par cela même, à ne pas épargner son propre frère Eudes, comte de Corbeil, qui ne lui avait fourni aucun secours contre le roi. Tendant des pièges à l'innocente simplicité de ce frère, Hugues le surprit un certain jour que celui-ci avait résolu d'aller tranquillement chasser seul, sans soupçonner quels actes et quels projets coupables peut enfanter la fraternité corrompue par une noire envie. Enlevé par son frère, Eudes fut donc renfermé dans le château appelé La Ferté-Baudouin, chargé de honteux liens, et jeté dans des fers dont, si l'on avait pu l'y retenir, on ne l'aurait pas délivré, à moins qu'il ne déclarât la guerre au roi. A la nouvelle de cet outrage sans exemple, beaucoup des habitants de Corbeil vinrent, pendant qu'une foule de chevaliers de la plus ancienne noblesse attaquaient le château, solliciter l'appui de la majesté royale, se précipitèrent aux genoux du monarque, lui apprirent avec larmes et sanglots l'enlèvement d'Eudes, ainsi que la cause de cet attentat, et le supplièrent avec d'instantes prières, d'employer son bras puissant à arracher leur comte de prison. Sur la promesse de Louis, ils s'abandonnèrent à l'espoir de voir leur seigneur délivré, adoucirent leur colère, calmèrent leur douleur, et s'occupèrent à l'envi des moyens à prendre, et des forces à réunir pour r'avoir le comte. Hugues ne possédait pas La Ferté-Baudouin par droit héréditaire, mais l'avait eu, à l'occasion de son mariage avec une certaine comtesse Adélaïde, et l'avait retenu même après avoir répudié sa femme avec mépris. On fit si bien que quelques gens de ce château s'abouchèrent avec quelques-uns de ceux de Corbeil, et leur promirent, sous la foi du serment, de les faire pénétrer par ruse dans la place. Le roi, se laissant persuader par ceux de Corbeil, se mit promptement en marche, mais seulement avec une petite troupe de gens de sa cour, de peur que son entreprise ne se divulguât. Sur le soir, et quand ceux du château étaient encore à causer autour des feux, le sénéchal du roi, Anselme de Garlande, qu'on avait envoyé en avant comme un courageux chevalier, fut reçu avec environ quarante hommes armés par la porte qu'on était convenu d'ouvrir, et s'efforça de s'en emparer de vive force. Mais les assiégés, entendant avec surprise des hennissemens de chevaux, et un bruit confus et inopiné de cavaliers, s'élancèrent sur les nôtres; les portes qui s'ouvraient en dehors sur la rue, ne permettaient pas à ceux qui une fois y étaient engagés, d'avancer ou de reculer comme ils l'auraient voulu, et les habitants, d'autant plus audacieux qu'ils étaient protégés par leurs portes, firent un prompt carnage de nos gens. Ceux-ci ayant contre eux l'épaisseur des ténèbres et le désavantage de la position, ne purent soutenir plus long-temps le combat, et regagnèrent la porte. Anselme, emporté par son ardeur, mais frappé au moment où il se retirait, ne put atteindre la porte où l'ennemi l'avait prévenu, fut pris, et entra, non en maître, mais en captif, dans la tour du château, où il partagea le sort du comte de Corbeil, Avec un chagrin semblable, tous deux éprouvaient une crainte différente; ils étaient menacés, l'un de la mort, l'autre seulement de la privation de ses biens, et l'on pouvait leur appliquer ce vers: "Solatia fati, Carthago Mariusque tulit" {Lucain, La Pharsale, II, 91-92}. Les cris des fuyards apportèrent la nouvelle de cet échec aux oreilles du roi; ce prince, furieux d'avoir été trompé sur la route à suivre, et retardé par la funeste obscurité de la nuit, saute sur son cheval, et, plein d'audace, s'efforce de se jeter dans la porte, et de donner du secours aux siens; mais il trouve cette porte fermée, se voit repoussé par une grèle de traits, de dards et de pierres, et est contraint de se retirer. Consternés de douleur, les frères et les parents du sénéchal prisonnier, se précipitent aux pieds du monarque, et lui disent: «Laissez-vous toucher à la pitié, glorieux roi; poursuivez courageusement votre entreprise. Si ce méchant Hugues de Créci, l'homme le plus pervers, et qui toujours a soif du sang humain, réussit, ou à venir ici, ou à en tirer notre frère, et met, de quelque manière que ce soit, la main sur lui, nul doute qu'il ne le fasse périr sur-le-champ, et que, plus cruel que tout ce qu'il y a de plus cruel, il ne s'en défasse par une mort prompte, sans s'inquiéter du châtiment qui pourra l'atteindre un jour.» Louis, dans la crainte qu'il n'en fût ainsi, ne perdit pas un instant à cerner le château, occupa toutes les routes qui conduisaient aux portes, l'enferma dans quatre ou cinq retranchements, et consacra les efforts de sa propre personne et de tout son royaume à s'emparer de la place, et à délivrer les prisonniers. Cependant le susdit Hugues, qui s'était d'abord fort réjoui de la prise de ces deux captifs, craignant maintenant de se les voir arracher et de perdre son château, se donna force peines et tourments, et forgea divers projets pour s'introduire dans la place, tantôt à pied, tantôt à cheval, sous le frauduleux déguisement, soit d'un jongleur habile à prendre toutes les formes, soit d'une femme de mauvaise vie. Un certain jour qu'il était tout occupé de l'exécution d'une de ses ruses, il fut aperçu des gens de notre camp; mais, sentant bien qu'il lui serait impossible de soutenir l'attaque impétueuse de ceux qui se mirent à sa poursuite, il chercha son salut dans la fuite. Parmi ceux qui coururent après lui, Guillaume, l'un des frères du sénéchal, chevalier vaillant et habile à manier les armes, devança tous les autres; animé par l'ardeur de son courage, et secondé par la vitesse de son coursier, il pressait vivement Hugues, et s'efforçait de l'arrêter: celui-ci, le voyant seul, vibrait sa lance, et se retournait souvent contre lui de toute la vitesse de son cheval; mais bientôt, dans la crainte de ceux qui venaient par derrière, il n'osait retarder sa course, et se remettait à fuir. Il se montrait ainsi fortement résolu, s'il eût pu s'arrêter plus longtemps, et lutter contre Guillaume seul à seul, de prouver hautement l'audace de son ame, soit en triomphant dans ce combat singulier, soit en bravant le péril d'une mort honorable. Souvent il ne put écarter les dangers qui le menaçaient dans les villes situées sur la route, et se soustraire aux attaques inévitables d'ennemis accourus sur son passage, qu'en se faisant passer, par un artifice frauduleux, pour Guillaume de Garlande lui-même; il criait alors qu'il était poursuivi par Guillaume Hugues, et invitait les gens, au nom du roi, à arrêter comme ennemi celui qui le suivait. Au moyen de ce stratagème et d'autres semblables, il parvint, autant par l'adresse de sa langue que par la force de son âme, à s'échapper par la fuite, et, seul, il se rit des efforts de plusieurs. Cependant, ni cet événement, ni aucun autre, ne purent déterminer le roi à se désister du siége qu'il avait entrepris; au contraire, il resserra le château de plus en plus, accabla les assiégés, et ne cessa de les combattre que quand, surpris et vaincus à l'aide des machinations de quelques-uns des habitants, ils furent contraints, par son puissant courage, de se rendre à discrétion. Au bruit du tumulte qui éclata alors, les chevaliers s'enfuirent vers la citadelle, cherchant à sauver non leur liberté, mais leur vie. En effet, une fois qu'ils s'y furent renfermés, ils ne purent ni s'y défendre complétement, ni en sortir de quelque manière que ce fût. Il y en eut quelques-uns de tués, et un plus grand nombre de blessés. Alors, se soumettant à la volonté de la majesté royale, ils rendirent, par le conseil même de leur seigneur, et eux et leur citadelle. C'est ainsi que, par ce succès auquel concoururent et le pieux Louis, et le scélérat Hugues, le monarque, grâce à sa clémente prudence, recouvra son sénéchal, et rendit un frère à ses frères, et leur comte aux gens de Corbeil. Il ravagea les biens de quelques-uns des chevaliers du château, et les en dépouilla; quant à quelques-autres, il résolut de les punir plus durement encore, et, pour effrayer leurs semblables, il leur infligea le supplice d'une longue détention. C'est par cette victoire signalée que, contre l'attente de ses ennemis, et grâce à la faveur de Dieu, il illustra les prémices de son règne. [15] CHAPITRE XV. De l'entrevue du roi Louis avec Henri, roi des Anglais, à Neaufle-le-Château. Vers ce temps (an. 1109) il arriva que Henri, roi des Anglais, homme très courageux et renommé dans la paix comme dans la guerre, vint dans la province des Normands. Le devin Merlin, qui a vu et prédit avec détail, et d'une manière si étonnante, les événements qui doivent, dans toute la suite des siècles, se passer en Angleterre, a publié dans tout l'univers et consacré la supériorité de ce prince par des éloges magnifiques, mais aussi vrais que délicats; c'est pour le célébrer que Merlin, à la manière des hommes inspirés, a fait entendre ces accents subits d'une voix prophétique: «Au trône succédera le lion de la justice; à ses rugissements trembleront les tours gauloises et les dragons insulaires. Dans son temps on extraira l'or du lis et de l'ortie; l'argent découlera du pied des animaux mugissants; les bêtes à poil frisé revêtiront des toisons diverses, et leur extérieur fera connaître ainsi leurs dispositions intérieures; les pieds des chiens seront coupés; les animaux sauvages jouiront d'une douce paix; les hommes réduits à supplier souffriront; les formes du commerce changeront; la moitié d'un tout deviendra ronde; les milans perdront leur rapacité; les dents des loups s'émousseront; les petits des lions seront transformés en poissons de la mer, et l'aigle bâtira son nid sur les monts de l'Arabie.» {Ordéric Vital, L'Histoire ecclésiastique, XII, 22} La totalité de cette prophétie, si ancienne et si merveilleuse, s'applique si bien jusqu'ici à la vigueur personnelle du roi Henri et à l'administration de son royaume, qu'il ne s'y trouve ni un seul iota ni un seul mot qui contredise en rien ce rapport; ce qui est dit à la fin sur les petits du lion s'est manifestement vérifié dans ses fils et sa fille, qui, noyés dans un naufrage et dévorés par les poissons de la mer, ont ainsi changé physiquement de forme et prouvé la certitude de la prophétie. Le susdit roi Henri ayant donc heureusement succédé à son frère Guillaume, pourvut sagement à l'administration du royaume d'Angleterre avec le conseil des hommes probes et éclairés, comme le voulaient les lois faites par les plus anciens monarques, confirma sous la foi du serment les antiques coutumes de l'État pour s'assurer le dévoûment de ces mêmes hommes, et débarqua dans un port du duché de Normandie; fort de l'appui du seigneur roi des Français, il rétablit l'ordre dans cette contrée, fit fleurir les lois, et imposa forcément la paix à tous, ne promettant rien moins à ceux qui se rendraient coupables de rapine que de leur faire arracher les yeux et de les faire attacher à de hautes fourches patibulaires. Frappés tant de ces menaces et d'autres de ce genre, que de fréquents exemples de sa fidélité à les exécuter, les Normands furent une nouvelle preuve que la terre se tait en présence de celui qui peut prodiguer de semblables promesses; et ces peuples qui, depuis les cruelles invasions des Danois, n'avaient jamais connu de tranquillité, restèrent en repos, quoiqu'à leur grand regret, et vérifièrent en cela les oracles du sauvage devin. En effet, la rapacité des milans cessa et les dents des loups furent émoussées, lorsqu'une fois ni les nobles ni les gens du commun ne furent plus si hardis que de se livrer avec audace au vol et au brigandage. Quant à ces paroles de la prophétie que les tours gauloises et les dragons insulaires trembleront au rugissement du lion de la justice, il arriva de fait que Henri fit raser presque toutes les tours et les plus forts châteaux de la Normandie qui est une partie de la Gaule, soit en y introduisant des hommes à lui, soit en les achetant de ses propres deniers; ou qu'il les soumit à son joug après les avoir détruits par la force; les dragons des îles tremblèrent, puisqu'aucun des grands de l'Angleterre n'osa faire entendre même le plus léger murmure contre son administration; dans les jours de ce monarque l'or fut extrait par lui du lis, c'est-à-dire des religieux que leur piété met en bonne odeur, et de l'ortie, c'est-à-dire des séculiers toujours prêts à frapper avec les armes; ce qui signifie que ce prince utile à tous était servi par tous. Il vaut mieux en effet que tous aient un seul maître qui les défende tous, que de périr tous jusqu'au dernier en n'ayant pas un maître. Sous Henri encore l'argent découlait du pied des animaux mugissants, puisque la tranquillité qui régnait dans les campagnes remplissait les greniers, et que des greniers bien remplis l'argent coulait en abondance et s'entassait dans les coffres-forts. Lors donc de son voyage en Normandie, ce roi parvint, tant par caresses que par menaces, à enlever à Pains de Gisors le château de Gisors, place très avantageusement située et bien fortifiée, bâtie à l'extrémité des frontières des Français et des Normands, dont la rivière d'Epte, renommée par le nombre et la bonté de ses poissons, fait la séparation, conformément à l'antique ligne géométrique tracée d'un commun accord entre les Français et les Danois. Ce château assure aux Normands une voie facile pour se jeter sur la France et empêche les Français d'entrer en Normandie. A ne consulter que le droit de le posséder, le monarque des Français n'eût pas été moins fondé que celui des Anglais à revendiquer ce fort comme appartenant à ses Etats en raison de sa situation avantageuse et neutre. Ses prétentions sur cette place firent donc éclore promptement des guerres entre les deux rois. Celui des Français ayant, mais sans succès, réclamé par des envoyés, ou la remise ou la destruction dudit château, signifia la rupture de l'alliance qui avait existé jusqu'alors, et fixa le jour et assigna le lieu où devait se terminer cette affaire. Comme il arrive toujours dans de telles circonstances, les méchans, loin d'apaiser, pendant qu'on le pouvait encore, la colère des deux princes, l'animèrent et l'excitèrent par leurs malins propos. Afin donc de se présenter à la conférence avec un appareil plus orgueilleux et plus menaçant, chacun à l'envi réunit d'immenses forces militaires. De presque tous les points du royaume des Français accoururent les grands, Robert comte de Flandre, avec environ quatre mille chevaliers, Thibaut comte du palais, le comte de Nevers, le duc des Bourguignons, et une foule d'autres ainsi que beaucoup d'archevêques et évéques. Tous passèrent sur les terres du comte de Meulan qui avait pris parti pour le roi d'Angleterre, y portèrent partout le ravage et l'incendie, préludant par de tels bienfaits à la future conférence. Dès que les armées furent rassemblées des deux côtés, on se rendit au lieu vulgairement nommé les Planches de Neaufle, près d'un château malheureux par sa position, où, suivant le dire des anciens du pays, ceux qui s'y sont réunis pour s'accommoder n'ont jamais ou presque jamais pu conclure la paix; les partis opposés assirent leur camp sur les rives opposées d'une rivière qui les séparait, et ne permettait le passage à aucun des deux. Cependant des Français choisis, après mûre délibération, entre les plus nobles et les plus sages, passèrent un pont tremblant qui, à cause de sa vétusté, menaçait de s'écrouler sous un seul homme et à plus forte raison sous plusieurs, et allèrent trouver le monarque anglais. Celui d'entre eux qui s'était chargé d'exposer les motifs de la querelle, habile orateur, parla en ces termes au nom de tous les comtes, mais sans saluer le roi. «Lorsque votre habileté parvint à obtenir de la glorieuse libéralité du seigneur roi des Français et de sa main magnifique le duché de Normandie comme fief propre de la couronne, il fut, entre autres choses, et plus que toute autre chose c'est un fait notoire, stipulé sous la foi du serment, relativement aux châteaux de Gisors et de Bray, que, quel que fût l'acte en vertu duquel l'un de vous deux s'en serait rendu maître, ni l'un ni l'autre ne le garderait, mais que dans les quarante jours de la remise de ces châteaux, le possesseur, se conformant au traité, les détruirait de fond en comble. Parce que vous ne l'avez point fait, le roi ordonne que vous le fassiez maintenant, et que pour ne l'avoir point fait, vous donniez les indemnités que fixe la loi. Il est honteux, en effet, qu'un roi transgresse la loi, puisque les rois et la loi commandent en vertu de la même puissance. Que si les vôtres nient quelqu'une de ces choses ou refusent faussement de les reconnaître vraies, nous sommes prêts à les prouver par le témoignage de deux ou trois barons et par le combat judiciaire.» Ces envoyés, ayant rempli leur mission, n'étaient pas encore de retour auprès du monarque de la France, que des Normands les suivent, se rendent devant ce prince, nient avec impudeur tout ce qui peut nuire à leur cause, et demandent que la querelle se termine par les voies ordinaires de la justice: ils ne voulaient évidemment autre chose qu'empêcher la négociation entamée de se terminer, et faire, à force de délais, que la vérité des choses ne se montrât pas dans tout son jour aux yeux éclairés de tant de grands du royaume. Avec ces Normands on renvoya des députés d'un rang plus élevé que les premiers, pour offrir que Robert comte de Flandre, celui qui se distingua dans la lutte pour la délivrance de Jérusalem, prouvât les faits par son courage, réfutât les fausses paroles des Normands par le combat judiciaire, et montrât, les armes à la main, à qui appartenait le bon droit. Les autres n'ayant ni accepté ni rejeté positivement cette proposition, le magnanime Louis, vraiment grand de corps et d'esprit, fit partir sur-le-champ des envoyés avec ordre de signifier au monarque anglais l'alternative ou de détruire le château ou de se laver par un combat corps à corps avec lui du crime d'avoir traîtreusement violé sa foi. «Allons, disait Louis, la fatigue du combat doit être pour celui qui recueillera l'honneur d'avoir vaincu et soutenu la vérité.» Quant au champ de bataille, réglant tout avec la plus grande convenance possible, il ajouta: «Qu'Henri fasse éloigner ses troupes de la rive de la rivière, afin que nous puissions la traverser, et qu'un lieu plus sûr nous garantisse une entière sécurité pendant cette lutte; ou, s'il le préfère, qu'il retienne en otages les hommes les plus distingués de toute notre armée tant que durera notre combat corps à corps, mais à la condition qu'après que nous aurons fait retirer nos gens, il passera la rivière pour venir à nous.» Quelques-uns des nôtres, par une ridicule jactance, sommèrent les deux rois de combattre sur ce pont tremblant qui menaçait ruine dans ce moment même; le seigneur Louis, autant par légèreté que par audace, y consentit; mais le prince des Anglais répondit: «Je n'ai pas la jambe assez sûre pour aller, à cause de semblables bravades, m'exposer à perdre, sans l'espoir d'aucun avantage, un château fameux et qui m'est si éminemment utile.» Pour repousser au reste les invectives qu'on lui adressait et toutes autres de ce même genre, il allégua que la difficulté de l'endroit choisi pour le combat ne permettait pas d'accepter la proposition qu'on lui faisait, et ajouta: «Quand je verrai le seigneur roi de France en lieu où je me doive défendre contre lui, je ne le fuirai pas.» Les Français, irrités de cette ridicule réponse, courent aux armes, comme si la position du terrain eût permis d'en venir aux mains; les Normands en font autant de leur côté; les deux partis marchent en toute hâte vers le fleuve, et la seule impossibilité de le traverser éloigna pour le moment l'horreur d'un grand carnage et de cruelles calamités. Tout ce jour s'étant passé en pourparlers, quand la nuit approcha, on se retira de part et d'autre, les Anglais à Gisors, et les nôtres à Chaumont. Mais le lendemain, aussitôt que l'aurore eut chassé les étoiles du pôle, les Français, tourmentés du souvenir de l'insulte qu'ils avaient reçue la veille, et rendus plus matineux encore par leur ardeur guerrière, s'élancent sur leurs rapides coursiers, font disparaître le chemin derrière eux, s'approchent en toute hâte de Gisors, déploient à l'envi une étonnante audace, et rivalisent à qui prouvera le mieux, en repoussant derrière leurs portes les Normands battus, combien les hommes continuellement rompus aux fatigues de la guerre l'emportent sur ceux qu'amollit une longue paix. C'est par cette action et d'autres semblables que commença cette guerre qui continua pendant près de deux années. Le roi d'Angleterre en souffrit plus que le nôtre, par la nécessité de pourvoir à grands frais et avec de nombreux chevaliers à la défense de presque toute la ligne des marches de la Normandie dont l'étendue forme son duché. Quant au monarque des Français, protégé par les châteaux et les retranchements antiques que lui offrait son propre pays, et aidé gratuitement des courageux guerriers que lui fournissaient la Flandre, le Ponthieu, le Vexin et les autres contrées qui combattaient sous ses drapeaux, il ne cessait de désoler tout le pays par le ravage et l'incendie. Cependant Guillaume, fils du monarque anglais, ayant prêté le serment de foi et hommage au roi Louis, ce prince, par une bonté toute particulière, consentit à augmenter son fief du susdit château, et lui rendit, à cette occasion, son ancienne bienveillance; mais avant que cette paix eût lieu, cette guerre violente fut la cause d'une exécrable destruction d'hommes que vengèrent des représailles non moins funestes.