[7,0,0] LIVRE SEPTIÈME. [7,1,1] CHAPITRE I : La Germanie. 1. Après avoir décrit l'Ibérie, la Celtique, l'Italie et les îles qui les avoisinent, nous avons à parler présentement du reste de l'Europe ; or, fixons au préalable la division la plus conforme à la nature des lieux. Le reste de l'Europe comprend, d'une part, tout ce qui se prolonge vers l'E. au delà du Rhin jusqu'au Tanaïs et à l'ouverture du lac Maeotis, et, d'autre part, tout ce qui s'étend au S. de l'Ister, entre l'Adriatique et la rive gauche du Pont, jusqu'à la Grèce et à la Propontide. Il est de fait que le cours de l'Ister se trouve couper en deux et à peu près dans toute sa longueur la contrée dont nous parlons : ce fleuve, qui est le plus grand d'Europe, après avoir coulé d'abord au midi, tourne brusquement de l'O. à l'E., dans la direction du Pont ; il prend sa source à la pointe ou extrémité occidentale de la Germanie, assez près même du fond de l'Adriatique, puisqu'il n'en est guère qu'à 1000 stades, et, après s'être relevé quelque peu vers le nord, vient finir dans le Pont-Euxin, non loin des bouches du Tyras et du Borysthène : il forme donc, on le voit, la limite méridionale des pays situés au delà du Rhin et de la Celtique, c'est-à-dire des populations galatiques et germaniques qui s'étendent jusqu'aux Bastarnes, aux Tyrégètes et au fleuve Borysthène, et de ces autres populations qui vont du Borysthène au Tamaïs et à l'embouchure du Palus Maeotis, remplissant tout l'intervalle de la mer Pontique à l'Océan, en même temps qu'il sert de limite septentrionale aux populations Illyriennes et Thraces, qui, avec un certain nombre de tribus étrangères, celtiques et autres, occupent tout le pays jusqu'à la Grèce. Mais parlons d'abord de la région située au delà de l'Ister, car la description n'en est pas à beaucoup près aussi compliquée que celle de la région citérieure. [7,1,2] Passé le Rhin, tout de suite après les Celtes ou Gaulois, on rencontre, en allant vers l'E, la nation des Germains. Comparés aux Celtes, les Germains offrent bien quelques petites différences, ils ont par exemple des moeurs plus sauvages, une taille plus élevée, les cheveux plus blonds, mals à cela près ils leur ressemblent fort et l'on retrouve chez eux les mêmes traits, le même caractère, le même genre de vie que nous avons précédemment décrits chez les Celtes. C'est même là, croyons-nous, ce qui leur a fait donner par les Romains le nom qu'ils portent : les Romains ont reconnu en eux les propres frères des Gaulois, et les auront appelés "Germani", d'un mot de leur langue qui désigne les frères nés de même père et de même mère. [7,1,3] Une première division de la Germanie comprend le pays qui borde le Rhin depuis sa source jusqu'à son embouchure, et l'on peut dire que tout ce territoire riverain forme le côté occidental de ladite contrée et en représente exactement la largeur. Mais des peuples qui l'habitaient, une partie a été transportée en Gaule par les Romains ; une autre, prenant les devants, a d'elle-même quitté ses foyers et s'est enfoncée dans l'intérieur des terres : c'est ce qu'ont fait les Marses par exemple. Restent {les Usipes} aujourd'hui peu nombreux, avec une partie de la nation des Sugambres. Aux populations riveraines du Rhin, dans l'intervalle de ce fleuve à l'Albis ou Elbe, succèdent d'autres peuples ou tribus germaniques. L'Elbe est un fleuve dont le cours, presque parallèle à celui du Rhin jusqu'à l'Océan, se trouve avoir juste la même longueur. Dans le même intervalle on rencontre encore plusieurs fleuves ou cours d'eau navigables, l'Amasias entre autres, qui fut témoin d'une victoire navale de Drusus sur les Bructères. Tous se dirigent également du S. au N. et coulent vers l'Océan ; car la Germanie s'élève sensiblement dans sa partie méridionale et forme là une chaîne de montagnes, qui court vers l'E. et qui, par sa proximité des Alpes, semble faire partie de cette grande chaîne ; certains auteurs ont même affirmé la chose positivement, en se fondant sur la situation respective des deux chaînes et sur l'analogie des essences qu'elles produisent l'une et l'autre. Il s'en faut bien pourtant que ces montagnes de la Germanie atteignent à l'immense altitude des Alpes. C'est dans cette partie de la Germanie que s'étend la forêt Hercynienne, et que se trouve répandue la nation des Suèves. Quelques tribus suéviques, celle des Quades notamment, habite l'intérieur même de la forêt : on y rencontre aussi Buiaemum, cette résidence du roi Marobod, qui, pour la peupler, y a transplanté naguère différentes tribus, celle entre autres des Marcomans, ses compatriotes. Ce Marobod, simple particulier à l'origine, s'était emparé du pouvoir à son retour de Rome : il avait passé là toute sa jeunesse auprès d'Auguste, qui l'avait comblé de ses faveurs. Une fois de retour dans sa patrie, il devint en peu de temps l'un des principaux chefs et réunit sous ses lois, indépendamment des Marcomans que je viens de nommer la grande nation des Luges, la tribu des Didunes, celles aussi des Butons, des Lugi Manes, des Sudins et jusqu'aux Semnons, tribu nombreuse appartenant à la nation des Suèves. Mais les Suèves, nous l'avons dit, n'habitent pas tous l'intérieur de la forêt Hercynienne, on en trouve encore en dehors, et jusqu'aux frontières des Gètes : ils forment donc, en réalité, une très grande nation, puisqu'ils sont répandus depuis le Rhin jusqu'à l'Elbe, et qu'ils ont même quelques-unes de leurs tribus établies actuellement au delà de ce dernier fleuve, témoins les Hermundures et les Langobards, qui, pour être plus à l'abri {des armes romaines}, ont émigré en masse sur la rive ultérieure de l'Elbe. C'est, du reste, une habitude commune à tous les peuples de la Germanie, que cette facilité à se déplacer, et qui tient à l'extrême simplicité de leur vie, à ce qu'ils n'ont ni champs à cultiver, ni argent à amasser, mais habitent de simples cabanes, demeures provisoires et éphémères, ne se nourrissant guère que des produits de leurs troupeaux, et cela à la façon des Nomades, qu'ils imitent encore en ce que, comme eux, ils sont toujours prêts à charger le peu qu'ils possèdent s sur leurs chariots, et à s'en aller, suivis de leurs troupeaux, où bon leur semble. La même partie de la Germanie compte beaucoup d'autres nations, mais qui sont toutes inférieures à celle des Suèves à savoir : les Chérusques, les Chattes, les Gamabrives, les Chattuariens, et, plus près de l'Océan, les Sugambres, les Chaubes, les Bructères, les Cimbres, les Campes, les Caülques, les Campsianes et d'autres encore. Dans la même direction que l'Amasias coulent les fleuves Visurgis et Lupias : ce dernier n'est qu'à 600 stades environ du Rhin, et traverse le territoire des Petits-Bructères. Citons aussi le Salas, car c'est dans le pays compris entre le Rhin et ce fleuve que Drusus Germanicus faisait la guerre, lorsque la mort vint arrêter le cours de ses succès : il avait soumis la plupart des peuples que nous nommions tout à l'heure, et jusqu'aux îles qui bordent la côte de la Germanie, Burchanis, notamment, qu'il enleva après un siège en règle. [7,1,4] Ces peuples germains ne nous sont connus que depuis qu'ils sont devenus les ennemis des Romains, ennemis acharnés, qui ne cèdent un moment que pour s'armer de nouveau ou peur émigrer en masse. On en aurait connu un plus grand nombre, si Auguste eût permis à ses généraux de franchir l'Elbe, et de poursuivre au delà de ce fleuve les tribus émigrantes ; mais ce prince avait compris que le meilleur moyen d'en finir avec la guerre actuelle était de ne pas inquiéter les populations d'au delà de l'Elbe, alors parfaitement tranquilles, et de ne point leur donner occasion de s'unir à ses ennemis. Le signal de la guerre était parti des bords du Rhin, de chez les Sugambres, qui avaient alors pour chef un certain Melon ; et, l'agitation se propageant, on avait vu chaque peuple de la Germanie à son tour menacer et pousser les Romains, puis se soumettre, mais pour s'insurger encore sans souci des otages livrés, sans respect de la foi promise. Avec ces peuples, il y a tout intérêt à être méfiant : ceux à qui les Romains s'étaient fiés sont ceux précisément qui leur ont fait le plus de mal, témoins les Chérusques et leurs alliés, qui, après avoir attiré dans une embuscade Quintilius Varus et les trois légions qu'il commandait, les ont égorgés contre la foi des traités. Toute la nation, du reste, a chèrement expié sa trahison en même temps qu'elle fournissait au second Germanicus l'occasion du plus éclatant triomphe, car on vit le triomphateur traîner à sa suite les personnages, hommes et femmes, les plus illustres de la nation des Chérusques : à savoir le chef Segimund, fils de Ségeste, avec son fils Thumelic, jeune enfant de trois ans, et sa soeur Thusnelda, femme d'Arminius, le même qui commandait l'armée Chérusque, lors de la lâche et perfide agression dirigée contre Varus, et qui aujourd'hui encore s'efforce d'entretenir et de prolonger la guerre ; Sesithac, fils de Sigimer, autre chef Chérusque, avec sa femme Rhamis, dont le père Ucromer commande à la nation des Chattes, et le Sicambre Deudorix, fils de Baetorix, propre frère de Melon. Ségeste le beau-père d'Arminius, qui, dès le commencement des hostilités s'était séparé hautement de son gendre, et qui avait passé dans le camp romain à la première occasion favorable, Ségeste, comblé d'honneurs pour sa défection, assistait au défilé de tous ces captifs, ses enfants. Le grand prêtre des Chattes, Libès, figurait aussi dans cette pompe triomphale, avec maint autre prisonnier de distinction appartenant aux différents peuples vaincus, Galliques, Campsianes, Bructères, Usipes, Chérusques, Chattes, Chattuariens, Dandutes et Tubantes. La distance du Rhin à l'Elbe ne serait que de 3000 stades, si l'on pouvait la franchir en ligne droite, mals les sinuosités de la route, partout coupée de marécages et de forêts, obligent à faire un long circuit. [7,1,5] La plus remarquable de ces forêts, la forêt Hercynienne, couvre de ses hautes et épaisses futaies les pentes abruptes de tout un massif de montagnes, cercle immense ayant pour centre ce canton fertile et peuplé dont nous avons parlé plus haut, qu'avoisinent les sources de l'Ister et du Rhin, le lac situé entre deux et les marais formés par les débordements du Rhin. Le circuit de ce lac est de plus de 500 stades, et sa traversée en ligne droite de près de 200. Il s'y trouve en outre une île dont Tibère fit sa base d'opérations dans le combat naval qu'il livra aux Vindéliciens. Ajoutons que le dit lac se trouve, être, comme la forêt Hercynienne elle-même, plus méridional que les sources de l'Ister, et qu'il faut nécessairement, quand on vient de la Gaule et qu'on veut traverser la forêt Hercynienne, franchir d'abord le lac, puis l'Ister, après quoi des chemins plus faciles vous conduisent par une suite de plateaux ou de hautes vallées jusqu'au coeur de la forêt. Tibère avait laissé le lac à une journée de marche derrière lui, quand il rencontra les sources de l'Ister. Bordé dans une faible partie de sa circonférence par les Rhétiens, le même lac l'est sur un espace beaucoup plus étendu par les Helvètes et les Vindéliciens. {Puis, aux Vindéliciens du côté de l'E. succèdent les Noriques} et le désert des Boïens, lequel s'étend jusqu'à la Pannonie. Tout ce pays, mais surtout la partie occupée par les Helvètes et les Vindéliciens, se compose de hautes plaines. Quant aux Rhétiens et aux Noriques, ils atteignent la crête même des Alpes et redescendent du côté de l'Italie, les premiers jusque dans le voisinage des Insubres, les seconds jusqu'aux frontières des Carnes et au territoire d'Aquilée. Il y a une autre grande forêt, dite la forêt Gabreta, qui s'étend en deçà du pays des Suèves, tout comme la forêt Hercynienne, qu'occupent encore un certain nombre de tribus Suéviques, s'étend au delà. [7,2,1] CHAPITRE II. 1. Dans ce que l'histoire nous dit des Cimbres, tout n'est pas vrai, et, à côté de faits d'une certitude absolue, il y a de notoires mensonges. Ainsi, comment admettre que les Cimbres aient été chassés de la Chersonnèse, leur primitive demeure, par une grande marée de l'Océan, et que ce soit là la cause qui a fait d'eux un peuple de brigands et de nomades, quand nous les voyons aujourd'hui encore occuper les mêmes lieux qu'ils habitaient naguère ? Il est constant que l'ambassade qu'ils ont envoyée à Auguste pour lui offrir en présent ce qu'ils avaient de plus cher et de plus précieux, à savoir leur chaudière sacrée, et pour solliciter, arec l'amitié du prince, le pardon de leurs fautes, venait de la Chersonnèse et y est retournée après avoir obtenu ce qu'elle demandait. N'est-il pas ridicule d'ailleurs de supposer que c'est le dépit, le dépit contre un phénomène naturel et constant, contre un phénomène se produisant deux fois par jour, qui a pu chasser tout un peuple de ses foyers ? Sans compter que cette marée extraordinaire a tout l'air d'une fiction : car, si les marées de l'Océan sont susceptibles d'accroissement et de diminution, ces variations elles-mêmes sont réglées et périodiques. Je ne crois pas non plus ce que nous dit tel historien, que les Cimbres menacent et repoussent de leurs armes le flot qui monte, ni ce qu'avance Ephore au sujet des Celtes ou Gaulois, que, pour s'exercer à ne rien craindre, ils regardent tranquillement la mer détruire leurs habitations, se contentant de les rebâtir après, et que les inondations ont toujours fait chez eux plus de victimes que la guerre : si ces historiens eussent réfléchi à la régularité des marées et à cette circonstance, que des peuples habitant les bords de l'Océan devaient connaître la limite atteinte par le flot, ils n'eussent pas assurément écrit de semblables absurdités. Eh quoi ! des populations habituées à voir le flux et le reflux de l'Océan se produire deux fois par jour ne se seraient jamais doutées que ce fût là un phénomène naturel et sans danger, un phénomène commun à toutes les côtes de l'Océan et non particulier à celle qu'ils habitaient ! La chose est inadmissible. Je n'admets pas non plus que les cavaliers dont parle Clitarque se soient enfuis à toute bride en voyant la mer monter et qu'ils aient encore failli être engloutis par les flots, car je ne sache pas que la mer monte avec une telle rapidité ; c'est par degrés au contraire et de façon insensible que le flot avance toujours. J'ajoute qu'un phénomène comme celui-là, qui se renouvelle chaque jour et qui frappe les oreilles de tous ceux qui approchent, avant même de frapper leurs yeux, n'était point de nature à causer un tel effroi ni à mettre les gens en fuite comme eût pu faire un danger subit et imprévu. [7,2,2] Posidonius a donc bien raison de faire honte aux historiens qui débitent de pareils mensonges. Mieux inspiré, il croit, lui, que les Cimbres, naturellement pillards et vagabonds, ont dû pousser leurs courses jusqu'aux environs du Palus Maeotis et que c'est à cause d'eux que le Bosphore a été appelé Cimmérien (Cimmérien pour Cimbrique), les Grecs ayant changé apparemment le nom de Cimbres en celui de Cimmériens. Il ajoute que les Boïens, possesseurs autrefois de la forêt Hercynienne, s'y virent attaquer par les Cimbres, mais les repoussèrent ; et que ceux-ci descendirent alors vers l'Ister et le pays des Scordisques, peuple d'origine galatique ou gauloise, pour passer ensuite chez les Teuristes ou Taurisques, autre peuple Gaulois, et finalement chez les Helvètes ; que ces derniers, bien que fort riches eux-mêmes et d'humeur pacifique, ne purent se contenir en voyant les richesses des Cimbres, ces richesses acquises par le vol et le pillage, surpasser les leurs, et voulurent, les Tigurins surtout et les Toygènes, partir en masse avec eux, mais que les Romains ne laissèrent pas de les exterminer tous, aussi bien les Cimbres que leurs alliés, les Cimbres, comme ils avaient déjà franchi les Alpes et pénétré en Italie, et les autres comme ils étaient encore dans la Gaule Transalpine. [7,2,3] Suivant les mêmes historiens, c'était une coutume chez les Cimbres, que leurs femmes, qui prenaient part à toutes leurs expéditions, fussent accompagnées elles-mêmes de prêtresses ou de prophétesses, reconnaissables à leurs cheveux blancs, à leur robe blanche que retenait une écharpe de carbase ou de lin très fin agrafée par-dessus, à leur ceinture de cuivre et à leurs pieds nus. Amenait-on des prisonniers dans le camp, ces prêtresses, le glaive à la main, allaient au-devant d'eux, et, après les avoir couronnés de fleurs, les conduisaient vers un grand bassin de cuivre pouvant contenir vingt amphores et contre lequel était appliquée une sorte d'échelle ou de marchepied ; l'une d'elles y montait, et, tirant après soi jusqu'à la hauteur du bassin qu'elle dominait ainsi chaque captif à son tour, elle l'égorgeait, prononçant telle ou telle prédiction suivant la manière dont le sang avait jailli dans le bassin. Quant aux autres, elles ouvraient le corps des victimes et, d'après l'examen des entrailles, annonçaient et promettaient la victoire. Les mêmes femmes, pendant que les Cimbres combattaient, ne cessaient de frapper les claies d'osier qui recouvraient leurs chariots, faisant ainsi à dessein un bruit épouvantable. [7,2,4] La Germanie septentrionale, avons-nous dit, borde l'Océan et nous est parfaitement connue depuis les bouches du Rhin, où elle commence, jusqu'à l'embouchure de l'Elbe : ses principaux peuples sont les Sugambres et les Cimbres. En revanche toute la contrée au delà de l'Elbe qui avoisine l'Océan nous est complètement inconnue : nous ne voyons pas en effet qu'aucun des anciens navigateurs se soit avancé vers l'E. le long des côtes de l'Océan jusqu'à l'entrée de la mer Caspienne et les vaisseaux romains n'ont pas encore dépassé l'embouchure de l'Elbe ; il n'y a pas de voyageur non plus qui ait suivi et exploré par terre tout le littoral de l'Océan. Nous pouvons bien affirmer qu'en continuant à marcher, dans le sens de la longueur de la terre habitée, à l'E. de l'embouchure de l'Elbe, on doit rencontrer l'embouchure du Borysthène et le rivage septentrional du Pont, car la chose résulte des climats et des distances parallèles ; mais quels sont les peuples qui habitent au delà des Germains proprement dits et de leurs plus proches voisins ? sont-ce déjà les Bastarnes, comme le croient la plupart des géographes ? ou bien faut-il placer avant les Bastarnes les Iazyges, les Roxolans ou telle autre nation hamaxaeque, c'est ce qu'il nous serait difficile de décider. Nous ne saurions dire non plus si, sur toute cette longueur de pays, les peuples que nous venons de nommer descendent jusqu'aux bords de l'Océan ou s'il existe le long de l'Océan comme une zone intermédiaire que le froid ou telle autre cause rend inhabitable ; ou bien encore s'il n'y aurait pas à partir des bouches de l'Elbe, entre la mer et les Germains Orientaux, des peuples d'une autre race établis là à demeure. Ajoutons que la même obscurité plane sur toutes les nations du Nord faisant suite aux Germains ; car nous ne saurions dire davantage au sujet des Bastarnes, des Sauromates et en général des peuples qui habitent au-dessus du Pont, s'ils sont éloignés de la mer Atlantique et de combien ils le sont, ou si leurs possessions s'étendent jusqu'à ses rivages mêmes. [7,3,1] CHAPITRE III. 1. Pour ce qui est de la Germanie méridionale au delà de l'Elbe, nous dirons qu'elle se trouve, dans la partie du moins qui touche au fleuve, encore occupée par des tribus Suéviques, mais qu'aux Suèves succèdent bientôt les Gètes. Le pays qu'habitent ceux-ci commence par être fort resserré : bordé au midi par l'Ister, il longe du côté opposé les montagnes de la forêt Hercynienne, qui y projette même quelques contreforts, après quoi il s'élargit et s'étend vers le N. jusqu'au pays des Tyrégètes. Nous ne pouvons pas malheureusement déterminer avec précision la limite qui sépare les deux peuples. On est si ignorant de la topographie de ces contrées qu'on a admis l'existence des Monts Rhipées et des Hyperboréens et pris au sérieux cette double fiction des mythographes, ainsi que les mensonges du Massaliote sur les pays qui bordent l'Océan boréal, mensonges à vrai dire habilement déguisés sous un grand appareil de science astronomique et mathématique. Mais nous ne saurions, nous, avoir recours à de semblables autorités. Il y a bien encore ce fameux passage d'une des tragédies de Sophocle où l'on voit Orithye enlevée par Borée «de l'autre côté du Pont, à l'extrémité de la terre» et transportée là «aux sources mêmes de la nuit et au seuil des immenses plaines du ciel, antique jardin de Phébus». Mais ce ne serait pas là non plus une autorité à faire valoir ici. Imitons donc la réserve de Socrate dans le Phèdre de Platon, et, écartant ce mythe d'Orithye, tenons-nous-en aux données positives de l'histoire, tant ancienne que moderne. [7,3,2] Or, nous voyons que les anciens Grecs faisaient des Gètes un peuple Thrace, que ce peuple habitait dans le principe les deux rives de l'Ister et cela en compagnie des Mysiens, ou, comme on les appelle aujourd'hui, des Moesiens, Thraces aussi d'origine et de qui sont issus ces Mysiens actuellement établis entre la Lydie, la Phrygie et la Troade. Ajoutons que les Phrygiens ne sont autres que les Briges et qu'ils sont par conséquent eux-mêmes d'origine thracique, comme les Mygdoniens, les Bébryces, les Maedobithyniens, les Bithyniens, les Thynes et peut-être aussi les Mariandyniens ; seulement ces peuples Thraces ont complètement abandonné l'Europe, tandis que les Mysiens y ont conservé des établissements. Posidonius estime (et suivant moi il a raison) que ce sont ces Mysiens d'Europe qu'Homère a voulu désigner quand il a dit {en parlant de Jupiter} (Iliade, XIII, 3) : «Ses yeux étincelants se détournent et regardant à l'opposite il contemple la terre qui nourrit les Thraces, dompteurs de chevaux, et les belliqueux Mysiens, si redoutables dans la mêlée». Et en effet, que l'on entende ceci des Mysiens de l'Asie, le sens du passage, aussitôt, devient incohérent : vouloir que Jupiter en détournant la vue de la Troade ait embrassé d'un même regard à la fois la Thrace et la Mysie, la Mysie que rien ne sépare de la Troade, et qui y touche, qui la presse par derrière et de chaque côté, tandis qu'elle est séparée de la Thrace par toute la largeur de l'Hellespont, mais c'est confondre les continents, c'est ignorer, qui plus est, le sens de l'expression employée par Homère ! Détourner les yeux (g-palin g-trepen) ne peut vouloir dire ici que regarder derrière soi : or, concevons que de la Troade notre vue se porte sur les pays qui y sont adossés ou qui s'étendent à droite et à gauche ; c'est devant nous apparemment que nous regarderons et non pas derrière. Et la preuve se trouve complétée par la suite du passage, puisqu'au nom des Mysiens le poète a joint ceux des Hippémolges, des Galactophages et des Abiens, qui ne sont autres que des Scythes et des Sarmates hamaxoeques, et qu'aujourd'hui encore l'on trouve ces peuples, avec des tribus Bastarniques, mêlés aux Thraces, plus à vrai dire aux Thraces de la rive ultérieure de l'Ister, mais pourtant aussi à ceux de la rive citérieure, lesquels sont mélangés en outre de populations celtiques, telles que les Boïens, les Scordisques et les Taurisques. Notons en passant que certains auteurs donnent aux Scordisques le nom de Scordistes et que les Taurisques sont quelquefois appelés et Teurisques et Tauristes. [7,3,3] Suivant Posidonius, ces Mysiens {d'Europe} sont des populations tranquilles et pieuses qui, par dévotion, s'abstiennent de rien manger qui ait eu vie et se privent à cause de cela de la chair même de leurs troupeaux, pour ne se nourrir que de miel, de lait et de fromage, ce qui les a fait appeler quelquefois "théosèbes" et "capnobates" ; mais il existe en outre chez tous les peuples Thraces des hommes, appelés "ctistes", qui se vouent au célibat et qui, revêtus par là comme qui dirait d'un caractère sacré, sont honorés des populations et protégés contre toute insulte ; et, à en croire Posidonius, Homère n'aurait fait que combiner, que réunir ces différentes données quand il nous a dépeint ces vertueux Hippémolges, ces peuples qui ne se nourrissent que de lait (g-galaktophagous), et qui, étrangers à toutes les jouissances de la vie (g-abious), peuvent bien être appelés les plus justes des hommes. En employant notamment le mot "abious" Homère aurait voulu faire allusion à ces voeux de célibat, jugeant suivant toute apparence qu'une vie de perpétuel veuvage, une vie sans hymen est une vie incomplète, incomplète au même degré que l'était la maison de Protésilas, une fois privée et veuve de son chef. Quant à l'épithète d'g-agchemachous, que le poète a jointe au nom des Mysiens, Posidonius l'explique en disant que les Mysiens {d'Europe} sont effectivement à l'occasion de bons et de braves soldats qui soutiennent sans en être ébranlés (g-aporthêtoi) le choc impétueux de l'ennemi. Seulement il voudrait que, dans le treizième livre de l'Iliade, à la leçon g-Musohn g-t' g-agchemachohn on substituât celle-ci g-Moisohn g-t' g-agchemachohn {autrement dit qu'on substituât le nom de Moesiens à celui de Mysiens.} [7,3,4] Mais, sans compter qu'il peut paraître oiseux de toucher à une leçon admise et consacrée depuis des siècles, il est infiniment plus probable qu'en Europe comme en Asie le nom de Mysiens est l'ancien nom, et que celui de Moesiens qu'on donne aujourd'hui à ces populations de la Thrace n'est qu'une altération de la forme primitive. Personne ne voudra croire non plus que l'expression g-abious dont s'est servi Homère se rapporte aux privations du célibat plutôt qu'à celles de la vie nomade, de la vie hamaxoeque. En général l'injustice et la fraude naissent des contrats auxquels donne lieu la possession, l'acquisition des biens ; on conçoit donc parfaitement qu'Homère ait appelé les plus justes des hommes des peuples {connus pour ne posséder rien} et pour vivre de si peu de chose et à si peu de frais, et l'on peut même dire qu'il n'y a rien de plus logique, d'autant que nos philosophes, aujourd'hui encore, semblent identifier en quelque sorte la justice avec la tempérance, en s'attachant, comme ils le font, par-dessus tout, à réduire leurs besoins et à simplifier leur vie, au risque parfois de tomber dans le cynisme par l'exagération de leur principe. Mais le célibat, dans les idées des peuples Thraces surtout, et dans celles des Gètes en particulier, n'impliquait absolument rien de pareil. Voyez plutôt le portrait que Ménandre a tracé d'eux (et évidemment il n'invente pas, il peint d'après nature) : «Nous autres Thraces, tous tant que nous sommes, nous autres Gètes surtout (car je suis Gète et je me fais gloire de mon origine) nous ne sommes pas précisément des modèles de continence», ce que le poète explique un peu plus bas en donnant de cet amour immodéré des femmes les exemples que voici : «Chez nous jamais on ne se marie à moins de dix, onze ou douze femmes, quand on n'en épouse pas davantage. Et si par hasard quelqu'un vient à mourir n'en ayant épousé que quatre ou cinq, savez-vous ce que disent les gens du pays ? Le pauvre homme ! mais il n'a point été marié, mais il n'a point connu l'amour !» Et bien d'autres témoignages confirment ce que dit ici Ménandre. Or, on l'avouera, il n'est guère vraisemblable que des peuples, qui font consister le malheur de la vie à n'avoir pas un grand nombre de femmes, regardent en même temps comme l'homme vertueux, comme le juste par excellence celui qui se voue au célibat. S'il était vrai d'ailleurs qu'aux yeux des Gètes les plus fervents adorateurs de la Divinité, ceux que nous appelons "théosèbes" et "capnobates", fussent précisément les hommes qui fuient le commerce des femmes, il y aurait là quelque chose de tout à fait opposé aux idées communes, car c'est aux femmes généralement qu'on attribue l'initiative des pratiques religieuses et ce sont bien elles en effet qui entraînent les hommes dans tous ces excès de zèle à l'égard des Dieux, dans ces fêtes, dans ces prières et adorations perpétuelles, tandis qu'il est rare de voir un homme vivant seul se livrer à de semblables pratiques. Consultez encore Ménandre à ce sujet, écoutez-le se plaindre par la bouche d'un mari qu'il met en scène de tout l'argent que les femmes dépensent en sacrifices : «Les dieux nous ruinent, nous autres surtout, pauvres maris ; car nous avons toujours quelque fête indispensable à célébrer». Ecoutez-le formuler encore les mêmes griefs par la bouche de son Misogyne : «C'était, de bon compte, cinq sacrifices par jour : sept filles esclaves rangées en cercle autour de nous faisaient retentir les cymbales, tandis que les autres hurlaient en choeur». Et dites s'il n'y a pas quelque chose d'absurde à prétendre que les Gètes ont toujours considéré le célibat comme la perfection de la piété ! En revanche, il est une chose qu'on ne peut révoquer en doute et qui ressort, non seulement des détails que nous fournit Posidonius, mais de toute la suite de l'histoire des Gètes, c'est que le zèle religieux a été de tout temps le trait dominant du caractère de ce peuple. [7,3,5] Ainsi l'histoire nous parle d'un certain Gète, nommé Zamolxis, qui, après avoir été esclave de Pythagore et avoir recueilli de la bouche de son maître quelques notions de la science des astres, complétées plus tard en Egypte, où sa vie errante l'avait amené, revint ensuite dans son pays, y attira l'attention des chefs et du peuple par les prédictions qu'il savait tirer des signes et phénomènes célestes et finit par persuader au roi d'associer à son pouvoir un homme qui, comme lui, pouvait être l'interprète des volontés des Dieux. Il s'était vu alors nommer grand prêtre du Dieu que les Gètes honorent le plus, mais ce n'était là qu'un commencement, et l'on en était venu avec le temps à le considérer lui-même comme Dieu. Il faut dire qu'ayant trouvé en un lieu inaccessible une caverne profonde il s'y était confiné, n'en sortant plus que rarement et ne communiquant guère qu'avec le roi et ses ministres ; ajoutons que le roi lui-même l'avait aidé à tromper les populations, voyant qu'elles étaient devenues bien plus dociles à ses ordres depuis qu'elles les croyaient dictés par l'inspiration même des Dieux. Seulement, la coutume s'en est perpétuée jusqu'à nous et depuis Zamolxis il s'est toujours trouvé quelque imposteur comme lui prêt à devenir le conseiller du prince régnant et à recevoir des Gètes ce titre de Dieu. De même la montagne où Zamolxis s'était retiré et qui de son temps passait pour sacrée est souvent encore aujourd'hui appelée le Mont-Sacré, mais son vrai nom {et il appartient également à la rivière qui passe au pied} est Cogaeonum. Sous Byrebistas, ce roi des Gètes contre qui le divin César se disposait à marcher, c'était un certain Decaeneus qui était investi de cette haute dignité. Enfin les Gètes ont continué dans une certaine mesure à pratiquer l'abstinence de tout aliment ayant eu vie, conformément au précepte pythagoricien introduit chez eux par Zamolxis. [7,3,6] A la rigueur encore on conçoit, on s'explique des doutes comme ceux que Posidonius a émis au sujet de ce passage d'Homère relatif aux Mysiens et aux vertueux Hippémolges ; mais ce qu'en dit Apollodore au début du second livre de son Commentaire sur le catalogue des vaisseaux ne saurait être toléré. Partant de cette proposition d'Eratosthène, qu'il approuve et adopte sans réserve, «qu'Homère et en général les anciens ont bien connu la Grèce, mais n'ont absolument rien su des contrées lointaines, faute d'avoir eu l'habitude des longs voyages par terre et l'expérience de la navigation au long cours», Apollodore convient qu'Homère, quand il parle des rochers d'Aulis, des collines d'Etéone, des colombes de Thisbé et des belles pelouses d'Haliarte, peint les choses telles qu'elles sont, mais il nie formellement que lui et les autres aient rien su des contrées éloignées de la Grèce. «Ainsi, dit-il, sur une quarantaine de fleuves qui se jettent dans le Pont, il n'y en a pas un, j'entends des plus célèbres, tels que l'Ister, le Tanaïs, le Borysthène, l'Hypanis, le Phase, le Thermodon et l'Halys, qui soit mentionné dans Homère. - Les Scythes ne le sont pas davantage, mais en revanche le poète imagine ces vertueux Hippémolges, ces Galactophages, ces Abiens ! - Il connaît les Paphlagoniens de l'intérieur, d'après le rapport apparemment de quelques voyageurs qui avaient approché par terre de leurs frontières, mais ceux du littoral lui sont demeurés inconnus, ce qui se conçoit du reste, puisque dans ce temps-là personne ne naviguait dans ces parages, que le Pont était désigné sous le nom de Mer Axène ou Inhospitalière, tant à cause de la rigueur supposée du climat que de la réputation de férocité des populations de la côte, des Scythes notamment, qui, disait-on, immolaient les étrangers, se nourrissaient de leur chair et buvaient dans leurs crânes, et qu'en somme le nom de Pont-Euxin date seulement de l'établissement des colonies Ioniennes sur tout ce littoral. - Par malheur il n'est pas moins ignorant de la géographie de l'Egypte et de la Libye, car il ne parle nulle part des crues du Nil, ni des dépôts d'alluvion qui comblent la mer à l'embouchure de ce fleuve, non plus que de l'isthme compris entre la mer Erythrée et la mer d'Egypte, non plus que de l'Arabie et en général des pays situés dans le voisinage de l'Ethiopie et de l'Océan, à moins que Zénon le philosophe n'ait raison et qu'il faille lire le fameux vers de l'Odyssée ainsi qu'il suit : «J'ai visité les Ethiopiens, les Sidoniens et les Arabes» (Od. IV, 83). Au surplus qu'on ne s'étonne point de cette ignorance d'Homère, puisqu'on voit des poètes bien postérieurs à lui ignorer eux-mêmes tant de choses et abuser du merveilleux au point de nous parler de peuples Hémicynes, Mégalocéphales et Pygmées, comme Hésiode ; de peuples Stéganopodes, comme Alcman ; de peuples Cynocéphales, Sternophthalmes, Monommates, comme Aeschyle, sans compter mille autres fictions du même genre». Et des fictions des poètes passant à celles des historiens, Apollodore rappelle leur fameuse chaîne des Monts Riphées, leur mont Oryum, et ce qu'ils disent du séjour des Gorgones et de celui des Hespérides, et la Méropide de Théopompe, et la Kimmeris d'Hécatée, et la Panchaia d'Evhémère, voire ce qu'on lit dans Aristote au sujet de ces pierres {formées} de sables de rivière et qui fondent à la pluie, et de cette ville de Libye, de cette Dionysopolis, qu'un même voyageur ne peut pas retrouver, ne peut pas visiter deux fois. Il nous dénonce aussi parmi les historiens ceux qui placent dans les parages de la Sicile le théâtre de l'Odyssée d'Homère. «Le théâtre réel des erreurs du héros, fait-il, à la bonne heure ; c'est là ce qu'il fallait dire, et que, dans l'intérêt de ses fictions, Homère lui a substitué l'Océan. Que d'autres s'y soient trompés, passe encore, mais Callimaque est impardonnable, lui, un grammairien de profession, d'avoir prétendu reconnaître l'île de Calypso dans Gaudos, et dans Corcyre l'île de Schérie». Apollodore signale en outre comme des mensonges notoires ce que d'autres historiens nous ont dit de Gérènes, de l'Acacesium, et la mention qu'ils ont faite de localités telles que Demos dans Ithaque, Pelethronium dans le Pélion et Glaucopium à Athènes ; il ajoute encore quelques faits du même genre, et clôt ainsi cette longue série de critiques empruntées pour la plupart à Eratosthène, et en générai dénuées de fondement, comme toutes celles du même auteur que nous avons déjà eu occasion de citer. Car, si nous sommes prêt à concéder à Eratosthène ainsi qu'à Apollodore que le plus souvent sur ces questions les modernes sont plus instruits que ne l'étaient les anciens, en revanche le procédé de critique, de critique à outrance, dont ils usent, surtout envers Homère, nous paraît singulièrement attaquable, d'autant qu'on pourrait leur dire, si l'on voulait récriminer, qu'ils ne sont jamais si prompts à taxer Homère d'ignorance que quand eux-mêmes ignorent les choses. Mais les différentes critiques que nous venons d'énumérer se trouvent relevées par nous, chacune en son lieu et place, soit dans notre description particulière, soit dans notre description générale de la terre habitée. [7,3,7] Ici nous n'avons voulu nous arrêter qu'à celle qui porte sur ce passage d'Homère relatif aux Thraces, aux Mysiens terribles dans la mêlée, aux vertueux HIPPEMOLGES, aux GALACTOPHAGES, et aux ARIENS, les plus justes des hommes, pour comparer ce que nous en disons Posidonius et moi avec ce qu'eux-mêmes en ont dit. Il y aurait bien à faire au préalable une observation générale, c'est qu'Eratosthène et Apollodore se trouvent avoir argumenté juste à l'encontre de leur thèse, puisque, d'après celle-ci, les anciens auraient été infiniment plus ignorants que les modernes de la géographie de ces pays lointains, et que le contraire, non seulement en ce qui concerne les pays éloignés de la Grèce, mais en ce qui concerne la Grèce elle-même, résulte des preuves ou exemples allégués par eux ; mais nous avons dit que nous réserverions provisoirement les autres parties de la discussion, n'en examinons donc actuellement que ce qui a trait à l'objet qui nous occupe. Suivant Eratosthène et Apollodore, si Homère n'a point nommé les Scythes, s'il n'a rien dit de la férocité avec laquelle ils immolaient les étrangers, se nourrissaient de leur chair et buvaient dans leurs crânes, de cette férocité qui avait fait appeler le Pont primitivement mer Axène ou Inhospitalière, tandis qu'il a mentionné sous les noms d'Hippémolges, de Galactophages et d'Abiens et représenté comme les plus vertueux et les plus justes des hommes, des peuples imaginaires qu'on ne retrouve en aucun lieu de la terre, c'est uniquement par ignorance. - Mais d'où vient, dirons-nous, que les anciens ont appelé le Pont mer Axène ou Inhospitalière, s'ils ignoraient cette férocité des peuples qui le bordent, et le nom justement du plus féroce d'entre eux, à savoir le nom des Scythes ? D'où vient, s'il n'a jamais existé par delà les Mysiens, les Thraces et les Gètes de peuples Hippémolges, Galactophages et Abiens, qu'aujourd'hui même nous en puissions signaler ? Car les peuples que nous nommons Hamaxoeques et Nomades vivent uniquement des produits de leurs troupeaux, ne se nourrissant que de lait et de fromage, d'hippacé surtout ou de fromage fait de lait de jument, et ils ne savent ni amasser, ni gagner de l'argent, le commerce se réduisant pour eux à un simple échange de marchandises. Comment se peut-il, maintenant, qu'Homère ait parlé d'Hippémolges et de Galactophages et qu'il n'ait pas connu les Scythes, les Scythes que les auteurs de ce temps-là qualifient expressément d'Hippémolges, témoin ce passage d'Hésiode cité par Eratosthène : «Les Aethiopiens, les Lygiens et les Scythes Hippémolges ?» Enfin qu'y a-t-il d'étonnant que la vue de tant d'injustices qui se produisent chez nous à l'occasion des contrats ait donné l'idée à Homère de représenter comme le type de la justice et de la vertu des hommes qui, loin de passer leur vie dans les contrats et les spéculations, ne possèdent rien en propre que leur coupe et leur épée, et mettent en commun tout le reste, à commencer par les femmes et les enfants, ainsi que le rêvait Platon ? Aeschyle, d'accord sur ce point avec Homère, n'a-t-il pas dit, lui aussi, en parlant des Scythes : «Ils vivent d'hippacé, mais possèdent des lois sages» ? Et n'est-ce pas là, aujourd'hui encore, l'idée qu'on se fait en Grèce du caractère des Scythes ? Ne les considérons-nous pas, tous tant que nous sommes, comme la simplicité et la franchise même, comme tout à fait exempts de malice, comme infiniment plus sobres et plus tempérants que nous, bien qu'en réalité l'influence de nos moeurs, qui a déjà altéré le caractère de presque tous les peuples, en introduisant chez eux le luxe et les plaisirs, source nouvelle de mille artifices et de mille convoitises, ait pénétré jusque chez les peuples barbares, et sensiblement corrompu leurs moeurs, celles des Nomades entre autres ? Il a suffi, par exemple, que ces peuples aient voulu essayer de la mer pour que leurs moeurs se soient aussitôt gâtées, et qu'on les ait vus se livrer à la piraterie, immoler des étrangers et prendre des différentes nations avec lesquelles ils se mêlaient le goût du luxe et les habitudes mercantiles, tendances qui semblent à vrai dire devoir adoucir les moeurs, mais aui, par le fait, les corrompent en substituant la duplicité à cette précieuse simplicité dont nous parlions tout à l'heure. [7,3,8] Mais, du temps de nos pères (et cela est d'autant plus vrai qu'on se rapproche davantage de l'époque d'Homère), le caractère des Scythes et l'idée qu'on s'en faisait en Grèce étaient bien réellement tels que le marque le poète. Voyez le portrait que fait Hérodote du roi des Scythes attaqué par Darius, et le message de ce barbare au grand roi ; voyez le portrait que fait Chrysippe {de Satyrus} et de Leucon, rois du Bosphore. La même simplicité règne et dans les Lettres des anciens Perses et dans ce qui nous reste d'Apophthegmes ou de Dits mémorables des Egyptiens, des Babyloniens et des Indiens ; et, si Anacharsis, Abaris et tel autre Scythe ont acquis tant de célébrité parmi les Grecs, c'est qu'ils possédaient au plus haut degré ce que l'on peut appeler les vertus caractéristiques de leur nation, la douceur, la simplicité et la justice. Pourquoi même remonter si haut ? Lorsque Alexandre, fils de Philippe, dans son expédition contre les Thraces d'au delà de l'Haemus, envahit le territoire des Triballes, il voulut, sachant que les possessions de ce peuple s'étendaient jusqu'à l'Ister et comprenaient même l'île Peucé, située dans le fleuve à porté de la rive occupée par les Gètes, il voulut, dis-je, passer dans cette île, mais il ne le put, faute d'embarcations, le roi des Triballes, Syrmus, s'y étant retiré et ayant refusé de l'y laisser descendre. Il franchit alors le fleuve sur un autre point, et, ayant attaqué les Gètes, il s'empara de leur ville, mais pour regagner aussitôt ses Etats, comblé de présents et par ces peuples qu'il venait de vaincre et par Syrmus lui-même. Durant la même expédition (c'est Ptolémée, fils de Lagus, qui raconte le fait), Alexandre reçut une députation des Celtes de l'Adriatique chargée de conclure avec lui un pacte d'alliance et d'amitié. Il fit à ces Barbares le plus cordial accueil, et, dans la chaleur du festin, se prit à leur demander ce qu'ils redoutaient le plus au monde, croyant bien qu'ils allaient prononcer son nom ; mais leur réponse fut qu'ils ne redoutaient rien que de voir le ciel tomber sur eux que, du reste, ils attachaient le plus haut prix à l'amitié d'un homme tel que lui. Or, n'avons-nous pas là encore la preuve de la simplicité barbare ? D'un côté, ce roi qui refuse à Alexandre l'entrée de son île pour lui envoyer ensuite des présents et s'unir à lui d'amitié ; et de l'autre, ces ambassadeurs gaulois qui déclarent ne rien craindre au monde, mais ne rien tant priser aussi que l'amitié des grands hommes ! Plus récemment, au temps des successeurs d'Alexandre, Dromichaetès, roi des Gètes, est attaqué par Lysimaque et le fait prisonnier ; il lui donne le spectacle de sa pauvreté et de celle de son peuple, le spectacle aussi de leur sobriété, puis il l'invite à ne plus porter désormais la guerre chez des hommes comme eux, mais à rechercher plutôt leur amitié, et, cela dit, il le traite en hôte, conclut alliance avec lui et lui rend sa liberté. [7,3,9] Ephore, lu même, dans le quatrième livre de son Histoire, intitulé l'Europe, après avoir parcouru un à un tous les pays d'Europe jusqu'à la Scythie, termine en disant «que les peuples Scythes et Sauromates sont loin d'avoir tous les mêmes moeurs ; qu'ainsi les uns poussent la cruauté jusqu'à manger de la chair humaine, tandis qu'il en est d'autres qui s'abstiennent de manger même de la chair des animaux ; que les historiens en général ont beaucoup parlé de cette férocité des Scythes, parce qu'ils savaient combien le terrible et le merveilleux sont propres à frapper les esprits, mais qu'il faut donner aussi la contre-partie en faisant connaître ce qu'il y a dans ces peuples de bon et d'exemplaire ; qu'il parlera, lui, en conséquence, de ceux d'entre les Scythes qui ont mérité d'être appelés les plus justes des hommes ; qu'il existe notoirement parmi les Scythes Nomades des tribus entières qui n'ont pour se nourrir que le lait de leurs juments, et qui l'emportent sur tous les autres peuples par le respect qu'elles ont de la justice, et qu'on les trouve en termes exprès mentionnées par les poètes, soit par Homère, quand il nous montre Jupiter «Abaissant ses regards sur la terre des Galactophages et des Abiens, les plus justes des hommes», soit par Hésiode, dans ce passage de sa Description ou Période de la Terre, où l'on voit Phinée conduit par les Harpyes «Jusqu'au pays que les Galactophages habitent avec leurs chariots pour unique demeure». Remontant ensuite de l'effet à la cause, Ephore explique comment il est naturel que des hommes, qui peuvent mener une vie si sobre et se passer de richesses, se gouvernent entre eux d'après la plus rigoureuse équité, mettant tout en commun, voire leurs femmes, leurs enfants, leur famille, en même temps qu'ils restent vis-à-vis de l'étranger indomptables et invincibles, ne possédant rien de ce qui pourrait leur faire accepter la servitude. Ephore cite aussi Choerilus pour avoir dit, dans sa description du défilé de l'armée de Darius sur le fameux pont jeté par ce prince en travers du Bosphore : «Puis paraissent les Saces, nation de pasteurs, Scythes d'origine ; ils habitent au coeur même de l'Asie de riches campagnes fertiles en blé, mais leur vraie patrie est le lointain désert où errent les Nomades, ces hommes vertueux et justes». Enfin il rappelle qu'Anacharsis, ou, comme il l'appelle, le philosophe Anacharsis, appartenait à cette même nation ; et que, s'il a été rangé au nombre des sept Sages, c'est précisément à cause de sa sobriété, de sa modération et de son intelligence ; il veut même que le soufflet de forge, l'ancre à deux branches et la roue du potier soient autant d'inventions d'Anacharsis. En invoquant, comme je le fais, le témoignage d'Ephore, je sais fort bien qu'il n'est pas toujours lui-même des plus véridiques, qu'il ne l'est pas notamment dans ce qu'il rapporte ici d'Anacharsis (comment admettre, en effet, qu'Anacharsis ait inventé la roue du potier, qu'Homère, plus ancien que lui, connaissait déjà ?) ; seulement, j'ai voulu constater qu'il y avait eu chez les anciens, aussi bien que chez les modernes, une sorte de tradition commune représentant ces Nomades, ceux surtout qui vivent isolés aux extrémités de la terre, comme des peuples qui se nourrissent uniquement de laitage, qui savent se passer de richesses, et qui ont plus que les autres hommes le sentiment de la justice, mais que ce n'était là en aucune façon une invention d'Homère. [7,3,10] De même au sujet des Mysiens et de la mention qu'en a faite Homère, je suis en droit de poser un dilemme à Apollodore ; je n'ai qu'à lui demander si, à ses yeux, les Mysiens, dont parle le poète lorsqu'il dit «Les belliqueux Mysiens et les vertueux Hippémolges», ne sont aussi que des peuples imaginaires, ou s'il reconnaît en eux les Mysiens de l'Asie, que répondra-t-il ? qu'il entend le passage en question des Mysiens de l'Asie, mais alors il commet un grossier contre-sens, ainsi que je l'ai démontré plus haut ; qu'il l'entend de peuples imaginaires, comme s'il n'existait point de peuples Mysiens en Thrace, mais alors il affirme le contraire de ce qui est, car on a vu, de nos jours encore, Aelius Catus prendre 50.000 hommes sur la rive ultérieure de l'Ister et chez les Gètes, peuple qui parle la même langue que les Thraces, et les transporter dans la Thrace proprement dite, où on les connaît actuellement sous le nom de Moesiens, soit que ce fût là effectivement le nom de leurs ancêtres, qui ne l'auraient changé en celui de Mysiens qu'après être passés en Asie, soit que déjà en Thrace, à l'origine, le nom de Mysiens eût été le leur, ce qui paraît plus conforme à l'histoire et au témoignage d'Homère. - En voilà du reste assez sur ce sujet. Je reprends la suite de ma description. [7,3,11] Et sans plus insister sur l'histoire ancienne des Gètes, je passe aux événements contemporains. Un Gète, nommé Byrebistas, devenu parmi les siens chef suprême ou épistate, entreprit de réparer les maux qu'avaient causés à la nation ses guerres continuelles ; il y réussit et la releva si bien par le travail, la sobriété et la discipline, qu'en peu d'années il eut fondé un grand empire et soumis aux Gètes la plupart des nations voisines. Déjà même les Romains commençaient à s'inquiéter, l'ayant vu franchir audacieusement l'Ister, pousser ses courses, par delà la Thrace, jusqu'à la Macédoine et à l'Illyrie, ruiner toutes les tribus celtiques qui vivent mêlées aux Illyriens et aux Thraces et exterminer, qui plus est, les Boïens de Critasir et la nation des Taurisques. Pour mieux se faire obéir des Gètes, Byrebistas s'était aidé de Decenaeus, espèce de charlatan, qui avait longtemps voyagé en Egypte et y avait acquis la connaissance de certains signes, à l'aide desquels il annonçait les volontés divines. Depuis quelque temps déjà, les Gètes lui avaient conféré ce titre de Dieu, dont il a été question plus haut à propos de Zamolxis ; et, ce qui prouve l'ascendant qu'il exerçait sur eux, c'est qu'ils s'étaient laissé persuader par lui de couper leurs vignes et de renoncer à l'usage du vin. Les Romains cependant n'eurent pas le temps d'expédier une armée contre Byrebistas, il périt auparavant sous les coups de quelques factieux, et, sa succession ayant été démembrée, les Gètes furent désormais partagés entre plusieurs chefs. C'est ainsi que l'expédition que César Auguste vient d'envoyer contre eux les a trouvés divisés en cinq Etats. Ils n'en avaient formé que quatre à la mort de Byrebistas, mais en sait que ces sortes de partages sont essentiellement temporaires et varient au gré des circonstances. [7,3,12] Il existe au reste dans le pays, et cela de toute antiquité, une autre division, la division en Daces et en Gètes, le nom de Gètes désignant les populations de l'est, celles qui avoisinent le Pont, et le nom de Daces les populations de l'ouest, celles qui habitent du côté de la Germanie et des sources de l'Ister. Et, comme anciennement, on disait, je crois, Daes ou Daves au lieu de Daces, de là seront venus sans doute ces noms de Geta et de Dave si usités chez les Athéniens pour désigner leurs esclaves ; car il y a bien moins d'apparence qu'ils aient emprunté ce dernier nom aux Scythes Daae, lesquels habitent sur les confins mêmes de l'Hyrcanie, bien trop loin par conséquent pour qu'on ait jamais pu envoyer de chez eux beaucoup d'esclaves sur les marchés de l'Attique : or, on sait qu'en général les Athéniens donnaient à leurs esclaves soit les noms de leurs nations respectives (des noms comme ceux de Lydus et de Syrus), soit les noms les plus répandus dans les pays d'où ils les tiraient, à ceux de Phrygie, par exemple, les noms de Manès ou de Midas et le nom de Titius à ceux de Paphlagonie. Depuis Byrebistas, qui avait relevé si haut la puissance des Gètes, la nation s'est de nouveau complètement affaissée sous le poids de ses dissensions civiles et sous les coups des Romains. A la rigueur, toutefois, elle pourrait encore mettre sur pied une force de 40.000 hommes. [7,3,13] La rivière Marisus, qui traverse tout leur pays, vient se jeter dans le Danube ; et, par cette dernière voie, les Romains avaient toute facilité pour approvisionner leurs armées en cas de guerre. Les Romains, en effet, appellent Danube toute la partie haute du fleuve comprise entre la source et les cataractes, la même justement qui coule chez les Daces, réservant le nom d'Ister uniquement à la partie inférieure, laquelle s'étend jusqu'au Pont, et se trouve border le territoire des Gètes. Les Daces parlent absolument la même langue que les Gètes. Que si, maintenant, nous autres Grecs nous connaissons mieux les Gètes, la cause en est que ceux-ci ont perpétuellement changé de demeure et passé d'une rive à l'autre, se mêlant ainsi aux peuples de la Thrace proprement dite, et notamment aux Moesiens. Il est arrivé de même aux Triballes, autre peuple de la Thrace, de recevoir souvent au milieu d'eux des bandes {de Gètes} émigrants, chassés de leurs demeures par des voisins plus puissants, soit par les Scythes, les Bastarnes et les Sauromates de la rive ultérieure, qui, non contents de les avoir expulsés, franchissaient le fleuve après eux et ont laissé ainsi différents établissements dans les îles de l'Ister et dans la Thrace, soit par les Illyriens, les plus redoutables ennemis qu'ils eussent de ce côté-ci du fleuve. - La nation des Daces et des Gètes, qui avait accru sa puissance un moment jusqu'à pouvoir envoyer au dehors des armées de 200.000 hommes, se trouve donc réduite aujourd'hui à une force de 49.000 guerriers tout au plus, et elle paraît être sur le point d'accepter le joug des Romains ; si même elle n'a pas fait encore sa soumission pleine et entière, c'est qu'elle fonde un dernier espoir sur les Germains et sur la haine que ceux-ci portent aux Romains. [7,3,14] {Entre les Gètes} et la partie de la côte du Pont qui va de l'Ister au Tyras on voit s'étendre ce qu'on appelle le Désert des Gètes, immense plaine sans eau où, lors de son expédition contre les Scythes, Darius, fils d'Hystaspe, eut l'imprudence de s'engager après avoir franchi l'Ister et où il serait mort de soif avec toute son armée, s'il n'eût fini par reconnaître sa faute et par rétrograder. Plus tard, en voulant attaquer les Gètes et leur roi Dromichaetès, Lysimaque y courut les mêmes dangers et eut le malheur, qui plus est, de tomber vivant au pouvoir de l'ennemi ; mais on a vu par ce que j'ai dit plus haut, que, grâce à la modération extraordinaire du roi barbare, il n'avait pas tardé à recouvrer sa liberté. [7,3,15] Près des bouches {de l'Ister} est une grande île appelée l'île Peucé : ce sont des Bastarnes qui l'occupent actuellement, et ils en ont pris le nom de Peucins. D'autres îles, mais alors beaucoup plus petites, sont situées en partie au-dessus de l'île Peucé, en partie au-dessous, tout près de la mer. Le fleuve a sept bouches : la plus grande s'appelle l'Hierostoma, comme qui dirait la Bouche Sacrée, et l'on n'a qu'à la remonter sur un espace de 120 stades pour atteindre l'île Peucé. C'est à la pointe inférieure de cette île que Darius fit jeter son pont de bateaux, et cependant rien ne l'empêchait de l'établir à la pointe supérieure. Des sept bouches de l'Ister, l'Hierostoma est aussi la première qu'on rencontre lorsqu'on range la côte à gauche après l'entrée du Pont ; puis, en continuant dans la direction du Tyras, on voit les autres paraître successivement. La distance de l'Hierostoma à la septième est de 700 stades environ, et, comme nous l'avons dit, il y a plusieurs petites îles répandues entre les différentes branches ou embouchures. Les trois bouches qui font suite à l'Hierostoma sont peu importantes ; quant aux dernières, si elles sont beaucoup moins grandes que l'Hierostoma, du moins dépassent-elles sensiblement les trois autres en largeur. Ephore, lui, réduit le nombre des bouches de l'Ister à cinq. Jusqu'au Tyras, autre grand fleuve navigable, la distance est de 900 stades ; et, dans l'intervalle, se trouvent deux grands lacs, l'un qui ouvre directement sur la mer et qui peut servir de port, l'autre qui n'a point d'ouverture. [7,3,16] A l'embouchure même du Tyras s'élève une tour, dite la Tour de Néoptolème, avec un gros bourg ou village nommé Hermonactocomé ; puis, en remontant le fleuve à 140 stades de la mer, on trouve deux villes, une sur chaque rive, Niconia et Ophiussa : celle-ci est bâtie sur la rive gauche. Les populations riveraines parlent en outre d'une ville {portant le même nom que} le fleuve, et qui se trouverait à 120 stades plus haut. D'autre part on compte un trajet de 500 stades entre l'embouchure du Tyras et l'île Leucé, île consacrée à Achille, et qui se trouve, on le voit, tout à fait en pleine mer. [7,3,17] Vient ensuite le Borysthène, qu'on peut remonter jusqu'à une distance de 600 stades ; tout à côté débouche un autre fleuve, l'Hypanis, et juste en face de l'embouchure du Borysthène est une île pourvue d'un port. En remontant le Borysthène à 200 stades de la mer, on atteint une ville qui porte le nom même du fleuve, mais qui s'appelle aussi Olbia : c'est un grand emporium ou entrepôt, fondé naguère par les Milésiens. - Au-dessus, maintenant, de la côte que nous venons de décrire et qui va de l'Ister au Borysthène, le pays qui se présente d'abord est le Désert des Gètes, puis vient le territoire des Tyrégètes, auxquels succèdent les Sarmates Iazyges avec les Sarmates royaux et les {Agathyrses}, peuples nomades pour la plupart, mêlés d'un petit nombre de tribus agricoles, et qu'il n'est pas rare, dit-on, de rencontrer jusque sur les bords de l'Ister, sur l'une ou sur l'autre rive indiféremment. Plus avant dans l'intérieur des terres se trouvent les Bastarnes qui confinent à la fois aux Tyrégètes et aux Germains. Germains eux-mêmes ou peu s'en faut, les Bastarnes se divisent en plusieurs tribus ; on distingue par exemple les Atmons, les Sidones, les Peucins, habitants de l'île Peucé dans l'Ister, et les Roxolans, les plus septentrionaux de tous, qui habitent les plaines entre le Tanaïs et le Borysthène. Toute cette région septentrionale, comprise entre la Germanie et la mer Caspienne, du moins ce que nous en connaissons, est effectivement un pays de plaine. Nous ne saurions dire seulement s'il s'y trouve encore d'autres peuples au-dessus des Roxolans. Pour ce qui est de ces derniers, ils ont osé, sous la conduite d'un chef nommé Tasios, guerroyer même contre les généraux de Mithridate Eupator : ils étaient venus au secours de Palac, fils de Scilus, précédés d'une grande réputation de bravoure ; mais contre des troupes régulières et bien armées toutes ces nations barbares, et qui combattent armées à la légère, sont nécessairement faibles. Aussi vit- on 50.000 Roxolans ne pouvoir tenir contre le corps de 6.000 hommes que commandait Diophante, l'un des lieutenants de Mithridate, et laisser la plus grande partie des leurs sur le champ de bataille. Ces peuples se servent de casques et de corselets en cuir vert ; ils ont des gerrhes pour boucliers et pour armes offensives la lance, l'arc et l'épée. Sous ce rapport, du reste, presque tous les peuples barbares leur ressemblent. Quant aux tentes des Nomades, elles sont en feutre et solidement fixées sur les chariots dans lesquels ils passent leur vie ; tout autour sont les troupeaux qui leur donnent le lait, le fromage et la viande dont ils se nourrissent et ils ne font guère eux-mêmes que les suivre de pâturage en pâturage, quittant au fur et à mesure les lieux dont l'herbe est épuisée et campant, l'hiver, dans les marais qui bordent le Maeotis, l'été, au beau milieu des plaines. [7,3,18] La température est extrêmement rigoureuse dans tout le pays situé au-dessus de la côte comprise entre le Borysthène et l'embouchure du Maeotis et sur les points les plus septentrionaux de la côte elle-même, c'est-à-dire à l'embouchure du Maeotis, et plus encore à l'embouchure du Borysthène et au fond du golfe Tamyracès ou Carcinitès dans le voisinage de l'isthme de la grande Chersonnèse. On retrouve là, malgré l'absence de montagnes, tous les caractères des contrées les plus froides : ainsi les habitants ne peuvent pas élever d'ânes, animal, comme on sait, très sensible au froid ; leurs boeufs n'ont point de cornes, ou, quand ils en ont, il faut les leur scier, parce que c'est la partie de leur corps sur laquelle le froid a le plus de prise ; leurs chevaux sont petits, leurs moutons, au contraire, sont de grande taille ; enfin l'on y voit souvent les aiguières en cuivre éclater par suite de la congélation du liquide qu'elles contiennent. Mais c'est surtout par ce qui arrive à l'embouchure du Maeotis qu'on peut juger à quel point l'hiver ici est rigoureux : les chariots, en effet, traversent aisément sur la glace de Panticapée à Phanagorie, et le canal se trouve ainsi converti en chaussée ; de plus, pour peu qu'on y creuse, on trouve des poissons pris dans la glace, notamment des antacées, poissons à peu près aussi gros que des dauphins, et qu'on en retire au moyen d'engins nommés gangamés ; le même détroit vit aussi, dit-on, Néoptolème, l'un des lieutenants de Mithridate, battre les barbares, l'été, dans un combat naval, et, l'hiver, dans un combat de cavalerie ; enfin l'on assure que, dans tout le Bosphore, on enfouit la vigne durant l'hiver sous de grands amas de terre. Ajoutons que les chaleurs de l'été passent pour être ici également très fortes, soit que les corps des habitants aient perdu l'habitude du chaud, soit qu'en cette saison les vents ne soufflent jamais sur ces vastes plaines, soit qu'un air épais s'échauffe naturellement davantage, comme il arrive pour les nuages ou vapeurs dans lesquels se forment les parélies. De tous les chefs qui ont pu régner sur ces barbares, le plus puissant paraît avoir été cet Atéas, qui fit longtemps la guerre à Philippe, fils d'Amyntas. [7,3,19] Passé l'île qui précède l'entrée du Borysthène, on gouverne droit à l'E. sur la pointe de l'Achilléodrome, terrain uni et découvert, décoré néanmoins du nom de Bois, et à ce titre consacré à Achille. Puis vient l'Achilléodrome même, qui forme une presqu'île s'élevant à peine au-dessus du niveau de la mer : qu'on se figure, en effet, un long ruban se déroulant vers l'E. jusqu'à une distance de 1000 stades environ, avec une largeur qui varie de 2 stades à 4 plèthres, et sans s'éloigner du continent de plus de 60 stades tant à droite qu'à gauche de l'isthme qui l'y relie, sablonneux en outre, mais donnant de l'eau pour peu qu'on y creuse, tel est l'Achilléodrome. L'isthme en question se trouve à peu près à moitié de sa longueur et peut avoir 40 stades de large. Du côté de l'E., maintenant, la presqu'île se termine au cap Tamyracé, dans l'épaisseur duquel s'ouvre une anse qui regarde le continent. Puis, à ce cap succède l'immense golfe Carcinitès, qui remonte vers le N. à une distance de 1000 stades environ. Certains auteurs triplent même la longueur du trajet jusqu'au fond du golfe {...} C'est là qu'habitent les Taphriens. Ajoutons qu'on donne quelquefois au golfe le même nom qu'au promontoire qui le précède, je veux dire le nom de Tamyracé. [7,4,1] CHAPITRE IV. 1. Du fond du même golfe part cet autre isthme, large également de 40 stades, qui, en séparant le Sapra-limné ou lac Putride de la mer, forme la Chersonnèse dite Taurique ou Scythique. Suivant quelques auteurs, la largeur en serait beaucoup plus grande : elle atteindrait 360 stades. De son côté, le Sapra-limné passe pour avoir une étendue de 4.000 stades, et il peut bien être regardé comme formant la partie occidentale du Maeotis, vu qu'il y débouche par une large ouverture ; mais il est parsemé de bas-fonds et à peine accessible à des bateaux cousus, la facilité avec laquelle les vents découvrent et recouvrent ses parties basses le rendant impraticable à des embarcations plus grandes. Du reste, le golfe lui-même contient, avec trois petites îles, quelques bancs de sable et un certain nombre d'écueils répandus le long de ses côtes. [7,4,2] Au sortir du golfe nous laissons à gauche une petite ville et nous arrivons au Kalos-Limén, port dépendant déjà de la ville de Chersonnèse. Pour peu, en effet, que l'on continue à longer la côte, on voit s'avancer au midi une presqu'île qui fait partie de l'ensemble de la Chersonnèse Taurique et sur laquelle les Héracléotes (j'entends des colons sortis d'Héraclée Pontique) bâtirent naguère une ville : cette ville, appelée elle-même Chersonnèse, est à 400 stades du Tyras, distance prise le long des côtes. On y voit le temple de cette même déesse Parthenos ou Vierge qui a donné son nom au cap Parthenium, lequel est situé à 100 stades en avant de la ville et supporte, avec la statue de cette déesse, un naos qui lui est également consacré. Dans l'intervalle de la ville au cap on compte trois ports, on passe ensuite devant les ruines de l'ancienne ville de Chersonnèse, et l'on atteint un autre port, très étroit d'ouverture, dont les Taures, peuple scythe d'origine, avaient fait naguère le centre de leurs pirateries, épiant chaque vaisseau qui s'y réfugiait pour l'attaquer à l'improviste. Ce port est connu sous le nom de Synibolôn-limen ; et il forme, avec un autre port nommé Ctenus, l'isthme de 40 stades qui sert à clore la Petite Chersonnèse, laquelle dépend, avons-nous dit, de la Grande, et contient la ville moderne appelée aussi Chersonnèse. [7,4,3] Cette ville, qui avait commencé par être autonome, dut, pour se soustraire aux continuelles dévastations des barbares, solliciter le protectorat de Mithridate Eupator. Dans ce temps-là justement Mithridate méditait une expédition contre les peuples barbares qui sont échelonnés au-dessus de l'isthme depuis le Borysthène jusqu'à l'Adriatique : ce devait être pour lui le prélude de sa guerre contre Rome. En raison de ce secret espoir, il s'empressa d'envoyer une armée à Chersonnèse et dans le temps justement où il attaquait et réduisait par la force des armes les différentes tribus scythes commandées par Scilur, par son fils Palac et par les frères de celui-ci (au nombre de cinquante suivant Posidonius, au nombre de quatre- vingts suivant Apollonide), il se trouva investi pacifiquement de la possession du Bosphore par la cession volontaire de Paerisade, souverain actuel du pays. Depuis lors, la ville de Chersonnèse n'a plus cessé d'appartenir aux souverains du Bosphore. - Le port Ctenus est juste à égale distance de la ville de Chersonnèse et du Symbolôn-limen. C'est à partir de ce dernier port que commence la côte Taurique: âpre, montueuse et battue par les vents du nord, cette côte s'étend jusqu'à la ville de Théodosie, c'est-à-dire sur un espace de 1000 stades. Elle projette fort avant dans la mer et droit au midi, en face de la Paphlagonie et de la ville d'Amastris, un promontoire appelé Crioumétôpon ; et, comme la côte opposée de Paphlagonie projette à la rencontre de celui-ci un autre promontoire appelé Carambis, le Pont-Euxin se trouve divisé en deux bassins distincts par l'espèce de détroit que forment les deux promontoires en se rapprochant. Le cap Carambis est à 2500 stades de la ville de Chersonnèse, mais il s'en faut que la distance soit aussi grande par rapport au Criou-métôpon : ce qui le prouve, c'est que beaucoup de navigateurs qui ont eu occasion de franchir cette espèce de canal ou de détroit affirment avoir aperçu en même temps les deux caps qui le forment. On distingue aussi dans la chaîne Taurique un mont Trapézûs dont le nom rappelle la ville située aux confins de la Tibaranie et de la Colchide ; et, toujours dans la même chaîne, le mont Cimmérien, ainsi nommé en souvenir de l'antique domination des Cimmériens dans le Bosphore. La même cause apparemment aura fait donner le nom de Bosphore-Cimmérien à toute la partie du détroit qui avoisine l'embouchure du Maeotis. [7,4,4] Passé la dite chaîne, on arrive à la ville de Théodosie, qui possède dans son territoire une plaine extrêmement fertile, avec un port capable de contenir cent vaisseaux. Cette ville marquait naguère la limite entre les possessions des Iosporiens et celles des Taures. Tout le pays qui fait suite offre le même aspect de fertilité jusqu'à Panticapée, capitale des Bosporiens, située à l'embouchure même du Maeotis. La distance entre Théodosie et Panticapée est de 530 stades environ, et toute cette partie de la côte produit du blé en abondance. On y remarque, indépendamment d'un certain nombre de villages une ville du nom de Nymphaeum, qui possède un excellent port. Quant à Panticapée, elle couvre les flancs d'une colline de 20 stades de circuit. Dans sa partie orientale se trouvent le port, des arsenaux ou chantiers pour trente navires environ et aussi l'Acropole. D'origine milésienne, cette ville a longtemps formé, avec les autres colonies ou établissements qui bordent les deux rives du détroit près de l'embouchure du Maeotis, un Etat monarchique sous les Leucons, les Satyrus et les Paerisades ; mais l'abdication d'un dernier prince du nom de Paerisade la réunit aux autres possessions de Mithridate. On donnait à ces petits rois la qualification de tyrans, bien qu'en général, depuis Paerisade {I} et Leucon, ils eussent montré beaucoup de douceur et de modération. Paerisade avait même mérité qu'on lui rendît les honneurs divins. Le dernier prince de la dynastie portait aussi, avons-nous dit, le nom de Paerisade, et, s'il céda ses droits à Mithridate, c'est qu'il se vit hors d'état de résister aux barbares qui exigeaient de lui un tribut plus fort que par le passé ; mais à la domination de Mithridate succéda bientôt celle des Romains. - La plus grande partie de ce royaume se trouve située en Europe ; le reste dépend de l'Asie. [7,4,5] L'embouchure du Maeotis, ou, comme on l'appelle d'ordinaire, le Bosphore-Cimmérien, atteint, dès en commençant, c'est-à-dire entre l'embarcadère voisin de Panticapée et Phanagorie, qui est la ville d'Asie la plus rapprochée, sa plus grande largeur, environ 70 stades ; mais, en finissant, ladite embouchure se rétrécit beaucoup. Le canal qu'elle forme sert de limite entre l'Europe et l'Asie, et le cours du Tanaïs continue la séparation, car ce fleuve, qui vient du N., tombe dans le Mentis juste en face du Bosphore. Ajoutons qu'il s'y jette par deux bouches distantes l'une de l'autre de soixante stades environ, et qu'il donne son nom à une ville qui est, après Panticapée, la principal emporium ou marché des Barbares. A gauche en entrant dans le Bosphore-Cimmérien, on aperçoit la petite ville de Myrmecium située à 20 stades de Panticapée. On compte le double entre Myrmecium et le bourg de Parthenium, situé juste à l'endroit où le canal se rétrécit le plus : il n'a plus guère là, en effet, que 20 stades. Vis-à-vis, sur la côte d'Asie, est le bourg d'Achilleum. D'ici, maintenant, à l'embouchure du Tanaïs et à l'île qui la précède, le trajet en ligne directe est de 2.200 stades. Le nombre de stades est un peu plus fort, lorsqu'on fait le trajet en rangeant la côte d'Asie ; il est triplé, quand, pour atteindre le Tanaïs, on gouverne à gauche, c'est-à-dire de façon à longer l'isthme. Toute cette partie de la côte d'Europe est absolument déserte. En revanche, la côte opposée n'a point du tout cet aspect désolé. La circonférence totale du Palus-Maeotis passe pour être de 9000 stades. Quant à la Grande-Chersonnèse, elle offre par sa configuration et son étendue une certaine analogie avec le Péloponnèse. Elle dépend actuellement du royaume de Bosphore et porte encore partout les traces des longues guerres dont elle a été le théâtre. Dans le principe, les tyrans du Bosphore n'en possédaient qu'une partie, celle qui va de l'embouchure du Maeotis et de la ville de Panticapée à Théodosie, et la plus grande partie, jusqu'à l'isthme et au golfe Carcinitès, appartenait aux Taures, peuple de race scythique. Aussi donnait-on à tout ce pays, y compris ce qui s'étend hors de l'isthme jusqu'au Borysthène, le nom de Petite-Scythie. Et, comme avec le temps, beaucoup de Barbares de ces pays ont franchi le Tyras et l'Ister et fixé leur demeure au-delà de ces fleuves, le nom de Petite-Scythie a fini par s'étendre à une portion considérable de la Thrace elle-même, que ses habitants n'avaient pu défendre, ou qu'ils avaient volontairement cédée à cause de son insalubrité, le sol y étant effectivement marécageux en maint endroit. [7,4,6] A l'exception de cette chaîne de montagnes qui borde la côte jusqu'à Théodosie, la Chersonnèse ne se compose guère que de plaines, et partout elle offre l'aspect de la fertilité : en blé, notamment, elle est d'une richesse extrême, et le sol, remué avec le premier engin venu, y rvend trente fois la valeur de la semence. Jointe au district asiatique de la Sindique, elle payait à Mithridate un tribut annuel de 180.000 médimnes de blé et de deux cents talents d'argent. C'était elle aussi anciennement qui approvisionnait la Grèce de blé, comme le Maeotis l'approvisionnait de salaisons, et l'on assure que le tyran Leucon expédia, une année, de Théodosie pour Athènes jusqu'à 2.100.000 médimnes de blé. Ajoutons qu'on donnait à ces mêmes Scythes de la Chersonnèse le nom particulier de Geôrgi ou de Laboureurs, pour les distinguer des Scythes qui habitent au-dessus de l'isthme et qui mènent la vie nomade, se nourrissant surtout de viande de cheval et de fromage et de lait de jument, non seulement de lait frais, mais aussi de lait aigre, qui, préparé d'une certaine façon, constitue même leur mets favori, et justifiant ainsi la dénomination de Galactophages appliquée par Homère à toutes les populations de ces contrées. Ces Scythes nomades ont plutôt les moeurs guerrières qu'ils n'ont le goût du brigandage, et encore ne font-ils la guerre que pour exiger les tributs qui leur sont dus. Habituellement, en effet, ils laissent la terre à qui veut la cultiver, se contentant de prélever sur le tenancier quelques modiques redevances, calculées de façon, non à les enrichir, mais à défrayer les nécessités de leur vie et leurs besoins de chaque jour. Il peut arriver seulement que le tributaire refuse de payer, auquel cas ils lui font la guerre. D'après cela on conçoit la double qualification de justes et d'abiens donnée par Homère à ces peuples, qui n'auraient, en effet, jamais l'idée de faire la guerre, si le tribut qui leur est dû était régulièrement acquitté, mais en général on le refuse du moment qu'on se croit assez fort soit pour repousser aisément une attaque de leur part, soit pour leur fermer tout à fait l'entrée de son pays, comme fit Asandre, au rapport d'Hypsicrate, en barrant l'isthme de la Chersonnèse, cet isthme voisin du Maeotis, et dont la largeur est de 360 stades, au moyen d'une muraille et de tours élevées de stade en stade. On prête généralement aux Geôrgi de la Chersonnèse des moeurs plus douces et plus policées qu'aux autres Scythes ; mais, comme ils sont âpres au gain et qu'ils ont essayé de la mer, ils ne se font pas toujours scrupule d'exercer la piraterie et de commettre tels autres actes de violence et de déprédation. [7,4,7] Indépendamment des localités que nous venons d'énumérer, des postes avaient été établis sur différents points de la Chersonnèse par Scilur et ses fils, pour leur servir de places d'armes contre les généraux de Mithridate : tels étaient Palacium, Chabum et Neapolis. De son côté, Diophante, général au service de Mithridate, y avait construit certaine forteresse du nom d'Eupatorium. A quinze stades environ de la muraille bâtie par les Chersonnésites, un cap se détache de la côte pour former un golfe passablement grand dont l'ouverture regarde la ville de Chersonnèse. Au-dessus de ce golfe s'étend une lagune bordée d'importantes salines. On avait là, en outre, tout à côté, le port Ctenus. Dans ces conditions, le lieutenant de Mithridate, qui se voyait serré de près par les Scythes, voulut augmenter ses moyens de défense ; il plaça sur le cap même, à l'abri d'une enceinte fortifiée, un poste permanent, et fit fermer l'entrée du golfe par une jetée que l'on prolongea jusqu'à la ville, de manière qu'il fut facile de communiquer de plain-pied avec elle et que la ville et le nouveau fort ne firent plus qu'un pour ainsi dire. Avec ces précautions, Diophante eut effectivement moins de peine à repousser les Scythes. Mais ceux-ci entreprirent alors de forcer la muraille qui fermait l'isthme du Ctenus, et à cet effet ils commencèrent à combler le fossé avec du chaume, ce que voyant le lieutenant de Mithridate, il fit, incendier chaque nuit ce que l'ennemi pendant le jour avait jeté de fascines, et réussit par là à prolonger sa résistance assez même pour que la victoire lui restât. Aujourd'hui la Chersonnèse tout entière dépend du premier prince qu'il aura plu aux Romains de reconnaître en qualité de roi du Bosphore. [7,4,8] Un usage propre à tous les peuples, Scythes et Sarmates, est de couper leurs chevaux pour les rendre plus dociles, car, avec leur petite taille, ces chevaux sont extrêmement vifs et difficiles. En fait de gibier, on ne chasse guère ici que le cerf et le sanglier dans le marais et l'onagre et la gazelle dans la plaine. Une autre particularité du pays, c'est que l'aigle ne s'y montre jamais. En revanche, on y rencontre le "kolus", singulier quadrupède, de couleur blanchâtre, qui tient le milieu pour la taille entre le cerf et le bélier, mais qui les surpasse l'un et l'autre en vitesse ; de plus, quand il boit, il aspire l'eau par les narines et garde cette eau pendant plusieurs jours comme dans un réservoir, ce qui lui permet de séjourner aisément dans les lieux arides. Nous avons décrit tout entière la contrée qui s'étend au-delà de l'Ister entre le Rhin et le Tanaïs jusqu'au Pont et au Maeotis. [7,5,1] CHAPITRE V. 1. Il nous reste à présent, pour compléter la description de l'Europe, à parcourir cette autre contrée qui, située en deçà du même fleuve, et enveloppée sans interruption par la mer depuis le fond de l'Adriatique jusqu'à l'Hierostoma ou Bouche-Sacrée de l'Ister, comprend non seulement la Grèce, la Macédoine et l'Epire, mais, plus haut vers l'Ister, dans la partie qui forme le double versant du Pont-Euxin et de l'Adriatique, l'Illyrie et la Thrace, l'Illyrie du côté de l'Adriatique, et la Thrace (avec les possessions des Scythes et des Celtes qui s'y trouvent enclavées) du côté opposé jusqu'à la Propontide et à l'Hellespont. Or, il convient de commencer à partir de l'Ister et de décrire en premier les pays qui font suite immédiatement à ceux que nous venons de parcourir, autrement dit les pays qui confinent à l'Italie, aux Alpes et aux possessions des Germains, des Daces et des Gètes. On pourrait, du reste, partager aussi cette contrée en deux régions distinctes, car, les montagnes de l'Illyrie, de la Paeonie et de la Thrace étant à peu près parallèles au cours de 1'Ister et formant en quelque sorte une seule et même ligne de l'Adriatique au Pont, on se trouve avoir au nord de cette ligne tout le pays compris entre l'Ister et les montagnes, et au midi toute la Grèce avec les pays barbares qui s'étendent depuis ses frontières jusqu'au pied de la même chaîne. Du côté du Pont-Euxin c'est le mont Haemus qui s'élève, et cette chaîne qui coupe la Thrace à peu près par le milieu est de toutes les montagnes de la contrée assurément la plus importante et la plus haute. Mais quand Polybe prétend que de son sommet l'on aperçoit à la fois les deux mers, il ne dit pas la vérité, la distance jusqu'à l'Adriatique est trop grande pour qu'il en soit ainsi, sans compter qu'il ne manque pas d'obstacles dans l'intervalle capables de gêner la vue : ainsi, indépendamment de l'Ardie presque tout entière dans le voisinage même de l'Adriatique, il y a, à moitié chemin, la Paeonie, autre pays fort élevé, et qui se trouve en outre borné, du côté de la Thrace, par le Rhodope, la plus haute montagne après l'Haemus, et du côté opposé, du côté du Nord, par les monts d'Illyrie, le pays des Autariates et la Dardanie. Cela dit, commençons par l'Illyrie, et, en Illyrie, décrivons d'abord le pays attenant à la fois à l'Ister et à la section des Alpes qui part de ce grand lac contigu au triple territoire des Vindéliciens, des Rhétiens et des Toygènes, pour former la séparation de l'Italie et de la Germanie. [7,5,2] Une partie de cette première région est demeurée toute dévastée à la suite de la guerre dans laquelle les Daces exterminèrent les Boïens et les Taurisques, nations celtiques, alors gouvernées par Critasir. Les Daces revendiquaient ce pays comme leur appartenant, bien qu'ils en fussent séparés par le cours du Pathissus, rivière qui descend des montagnes et va se jeter dans l'Ister chez les Gaulois Scordisques. Ce peuple, en effet, comme les Boïens et les Taurisques, s'est établi dès longtemps au milieu des populations illyriennes et thraces ; mais, tandis que les Daces ont exterminé ses frères, il a, lui, souvent combattu pour la cause des Daces. Le reste du pays, autrement dit ce qui se prolonge dans la direction du N. E. jusqu'à Segestica et au cours de l'Ister, est occupé par les Pannoniens, {mais ne forme que la moindre partie du territoire de ce peuple,} lequel s'étend davantage dans les autres directions. Segestica, ville pannonienne, est située au confluent de plusieurs rivières toutes navigables et peut servir avantageusement de place d'armes et de position offensive contre les Daces, car elle se trouve adossée pour ainsi dire à l'extrémité de la chaîne des Alpes, laquelle vient finir chez les Iapodes, nation semi-celtique, semi-illyrienne, sans compter qu'il descend de cette partie de la chaîne un grand nombre de cours d'eau qui peuvent transporter jusque dans ses murs les marchandises de différents pays et notamment celles d'Italie. D'Aquila à Nauport, en franchissant l'Ocra, on compte 350 stades (d'autres disent 500), et les plus lourds chariots peuvent venir par cette route jusqu'à Nauport même, ancien établissement des Taurisques. L'Ocra, comme on sait, est le point le plus bas de la section des Alpes comprise entre la Rhétie et le pays des Iapodes, où les montagnes, au contraire, recommencent à s'élever et prennent le nom de Monts Albiens. Une autre route partant de Tergeste, gros bourg du pays des Carnes, franchit de même l'Ocra, mais pour aboutir au marais Lugeum. En outre, tout près de Nauport passe le Corcoras, et cette rivière recevant les marchandises amenées jusqu'à Nauport va se jeter dans le Save, affluent du Drave, qui tombe lui-même dans le Noare à Segestica. Or, le Noare, qui devient là justement navigable, va à son tour se réunir au Danube chez les Scordisques, après s'être encore grossi du Calapis, rivière qui descend du mont Albius et traverse tout le territoire des Iapodes. J'ajoute que le courant de ces différents fleuves porte droit au N. Quant à la distance de Tergeste au Danube, elle est de 1200 stades environ. Dans le voisinage de Segestica, et sur la route d'Italie, se trouve, avec Sirmium, une autre forteresse appelée Siscia. [7,5,3] En fait de peuples, la Pannonie renferme les Breuques, les Andizétiens, les Ditions, les Pirustes, les Mazaeens et les Daesitiates qui eurent Baton pour chef, sans compter d'autres peuplades plus obscures qui s'étendent au S. jusqu'à la Dalmatie, si ce n'est même jusqu'à l'Ardie. Mais toute la côte montagneuse, qui se prolonge depuis le fond de l'Adriatique jusqu'au golfe Rhizonique et au territoire des Ardixens, {forme une région distincte} comprise entre la mer et la Pannonie. A la rigueur même, c'est de là, c'est du fond de l'Adriatique que nous devons reprendre la description du littoral et faire partir la côte d'Illyrie. Nous reproduirons donc ici quelques lignes qu'on a déjà lues plus haut. Nous disions, en effet, en décrivant la côte d'Italie, que les Istriens sont un peuple limitrophe à la fois des Italiens et des Carnes, et qu'avec eux commence, en réalité, le littoral illyrien, mais qu'il a plu actuellement aux Empereurs de reculer les bornes de l'Italie jusqu'à la ville istrienne de Polae : or, il y a 800 stades environ du fond du golfe Adriatique à Polae, juste autant que lorsqu'on traverse de la pointe de Polae à Ancône, en laissant à droite la Vénétie. Quant à la longueur totale de la côte d'Istrie, elle est de 1300 stades. [7,5,4] Suit, sur une longueur de 1.000 stades, la côte Iapodique, ainsi nommée des Iapodes, lesquels habitent aux environs de l'Albius (très haute montagne située tout au bout de la chaîne des Alpes) et s'étendent, d'une part, jusqu'à la Pannonie et à l'Ister, et, de l'autre, jusqu'à l'Adriatique. Les Iapodes ont été de tout temps passionnés pour la guerre ; Auguste, cependant, a fini par les réduire complètement. Leur pays contient quelques villes, Metulum, Arupini, Monetium et Vendôn ; mais le sol y est pauvre et ne produit guère pour les nourrir que de l'épeautre et du millet. Ils ont la même façon de s'armer que les Celtes, et, avec cela, l'habitude de se tatouer commune à tous les peuples illyriens et thraces. A la côte des Iapodes succède celle des Liburnes, plus longue que la précédente de {500} stades. On y remarque un fleuve et une ville ; par le fleuve, les marchandises peuvent remonter jusqu'au coeur de la Dalmatie. Quant à la ville, elle se nomme Scardôn, et peut être considérée comme la capitale des Liburnes. [7,5,5] Tout le littoral que je viens de décrire est bordé d'îles ; c'est là que se trouvent les Apsyrtides, d'abord, dans les parages desquelles la fable nous montre Médée égorgeant son frère Apsyrte qui la poursuivait ; puis Cyrictique, à la hauteur du pays des Iapodes ; et, après Cyrictique, les Liburnides, au nombre de quarante environ, et d'autres îles encore parmi lesquelles les plus connues sont Issa, Tragurium, colonie d'Issa, et Pharos, ou, comme on l'appelait anciennement, Paros, colonie parienne et patrie de Démétrius dit de Pharos. Vient ensuite la côte de Dalmatie, avec la ville de Salôn, principal port ou arsenal des Dalmates. Ce peuple est de ceux qui se maintinrent si longtemps contre les armées romaines. Il possédait une cinquantaine de places plus ou moins importantes et, dans le nombre, de véritables villes, telles que Salôn, Priamôn, Ninia, l'ancien et le nouveau Sinotium ; mais Auguste les a brûlées toutes. Nommons encore Andetrium, position naturellement très forte, et Dalmium, ville naguère considérable, qui même avait donné son nom à la nation, mais qui s'est trouvée réduite à rien, du jour où Nasica, pour punir l'avarice de ses habitants, eut fait de la plaine environnante un vague pâturage. Les Dalmates ont une coutume qui leur est propre, c'est de faire tous les huit ans un nouveau partage de leurs terres. Quant à leur habitude de se passer de monnaie, elle peut bien les distinguer des autres populations du littoral, mais elle leur est commune avec mainte nation barbare. La Dalmatie est divisée par le mont Adrius en deux parties égales, tournées l'une vers la mer et l'autre à l'opposite. La côte nous offre ensuite le fleuve Narôn, et, dans son voisinage,les Daorizes, les Ardiaeens et les Pléraeens, ceux-ci en face de l'île qu'on appelle Melena-Corcyra ou Corcyre-la-Noire et de la ville de même nom qu'y ont bâtie les Cnidiens, et les Ardiaeens à la hauteur de l'île Pharos, nommée, avons-nous dit, primitivement Paros, en souvenir des Pariens, ses premiers colons. [7,5,6] Les Ardiaeens, du reste, ont échangé leur nom plus tard contre celui de Vardaeens, et, comme ils infestaient ces parages de leurs pirateries, les Romains les ont peu à peu refoulés loin de la mer dans l'intérieur, les réduisant ainsi à se faire agriculteurs. Mais ils n'ont trouvé là qu'un sol âpre et pauvre, peu susceptible, par conséquent, de culture, et ils ont commencé à dépérir, si bien qu'aujourd'hui la nation est presque complètement éteinte. Tel a été le sort, comme on sait, de beaucoup d'autres peuples de ces contrées, naguère encore puissants et forts, et qui actuellement sont tout à fait déchus et comme anéantis, témoins les Boïens et les Scordistes parmi les Gaulois ; les Autariates, les Ardiaeens et les Dardaniens parmi les populations illyriennes ; et les Triballes parmi les Thraces, tous peuples qui ont commencé par s'affaiblir les uns les autres, et que les Macédoniens et les Romains ont achevé d'écraser. [7,5,7] Au bout de la côte occupée par les Ardiaeens et les Pléraeens, est le golfe Rhizonique, avec la ville de Rhizôn, d'autres villes plus petites et l'embouchure du Drilôn, fleuve dont on peut remonter le cours dans la direction de l'E. jusqu'à la Dardanie. La Dardanie, à son tour, se trouve bornée au midi par la Macédoine et la Paeonie, de même que les possessions des Autariates, des Dassarétiens {et des Agrianes}, qui contiguës les unes aux autres sur certains points touchent par ailleurs à la Dardanie. A ce même pays se rattachent les Galabriens, qui possèdent une ville fort ancienne, et les Thunates, qui confinent du côté de l'E. aux Mordes, l'un des peuples de la Thrace. Bien qu'ils aient des moeurs complètement sauvages, à en juger par leurs habitations, sorte de tanières creusées dans le fumier, les Dardaniens ont de tout temps cultivé la musique et fait usage d'instruments à vent et à cordes. - Mais ce peuple habite déjà dans l'intérieur des terres et nous aurons plus loin l'occasion d'en reparler. [7,5,8] Après le golfe Rhizonique, on voit se succéder sur la côte la ville de Lissus, Acrolissus et Epidamne, colonie de Corcyre, appelée aujourd'hui Dyrrhachium du nom de la presqu'île sur laquelle elle est bâtie. Puis vient le fleuve Apsus, bientôt suivi de l'Aoüs, dans le voisinage duquel s'élève la ville d'Apollonie, si renommée pour la sagesse de ses lois, et bâtie par une colonie de Corinthiens et de Corcyréens à 10 stades du fleuve et à 60 stades de la mer. Hécatée appelle l'Aoüs Aeas et il prétend que de la même source aux environs du Lacmus, du même abîme pour mieux dire, sortent l'Inachus et l'Aeas, pour couler ensuite, le premier au midi dans la direction d'Argos, et le second au couchant vers l'Adriatique. Les Apolloniates ont dans leur territoire un nymphaeum : c'est un rocher qui vomit du feu et du pied duquel s'échappent des sources d'eau tiède et d'asphalte, provenant apparemment de la combustion du sol, qui est bitumineux, comme l'atteste la présence sur une colline ici auprès d'une mine d'asphalte. Cette mine répare au fur et à mesure ses pertes, la terre qu'on jette dans les excavations pour les combler se changeant elle-même en bitume, au dire de Posidonius. Le même auteur parle d'une autre terre bitumineuse, l'ampelitis, qu'on extrait d'une mine aux environs de Séleucie du Pierius et qui sert de préservatif contre l'insecte qui attaque la vigne : on n'a qu'à frotter la vigne malade avec un mélange de terre et d'huile, et cela suffit pour tuer la bête avant qu'elle ait pu monter de la racine aux bourgeons. Posidonius ajoute que, du temps qu'il était prytane à Rhodes, on y trouva une terre toute pareille, mais qui exigeait une dose plus forte d'huile. A Apollonie succèdent Bylliacé, d'abord, puis Oricum, avec son port appelé Panorme, et les monts Cérauniens, où commence le canal, qui sert d'entrée au golfe Ionien et à l'Adriaique. [7,5,9] Ces deux golfes ont en effet la même entrée, mais, pour les distinguer, on est convenu d'appeler du nom de golfe Ionien la partie antérieure de la mer et du nom d'Adriatique (lequel s'est du reste étendu aujourd'hui à la mer tout entière) la partie intérieure jusqu'au fond. Le premier de ces noms, suivant Théopompe, serait celui d'un ancien chef de la contrée, originaire d'Issa ; et l'on aurait emprunté l'autre au fleuve Adrias. - De la Liburnie aux monts Cérauniens la distance est d'un peu plus de 2.000 stades. Théopompe, lui, évalue à six journées de navigation la longueur totale de l'Adriatique depuis le fond même du golfe ; mais il compte en même temps jusqu'à trente journées de marche pour la longueur de la côte d'Illyrie, ce qui me paraît singulièrement exagéré. Ce n'est pas du reste la seule invraisemblance que contienne ce passage de Théopompe ; ainsi, il suppose une communication entre les deux mers au moyen de conduits souterrains sur ce qu'on aurait trouvé des vases de Chies et de Thasos dans le lit du Narôn ; il affirme aussi que du sommet de telle montagne on aperçoit les deux mers à la fois, que la plus petite des îles Liburnides a 500 stades de circonférence, qu'enfin l'Ister par une de ses branches débouche dans l'Adriatique. Or ce sont là des erreurs comme il y en a plus d'une aussi dans Eratosthène, des erreurs populaires ou laodogmatiques, pour nous servir de l'expression que Polybe a employée dans le livre où il traite de cet auteur et des autres historiens. [7,5,10] Les parages de l'Illyrie, tant la côte de terre ferme que les îles qui l'avoisinent, abondent en excellents ports et contrastent à cet égard avec la côte d'Italie, située vis-à-vis, qui en est complètement dépourvue. En revanche des deux côtés l'exposition est aussi belle et le sol aussi fertile. On n'y rencontre en effet partout que plantations d'oliviers et riches vignobles, si ce n'est dans quelques rares cantons absolument stériles. Telle qu'elle est, la côte d'Illyrie n'en est pas moins toujours restée négligée des anciens, ce qui peut tenir à l'ignorance où ils étaient de ses ressources, mais ce qui s'explique mieux encore par la férocité des indigènes et par leurs habitudes de piraterie. En revanche, le pays au-dessus de la côte est montagneux et froid ; il y neige souvent, surtout dans la partie septentrionale, et il s'ensuit que la vigne y est rare, et rare aussi bien sur les terrains en pente que dans les terrains unis. Ce sont là les plateaux de la Pannonie : ils se prolongent au midi jusqu'à la Dalmatie et à l'Ardie, s'arrêtent du côté du N. au cours même de l'Ister et confinent vers l'E. aux possessions des Scordisques, j'entends à la portion qui borde les montagnes de la Macédoine et de la Thrace. [7,5,11] Les Autariates furent longtemps le peuple le plus nombreux et le plus vaillant de l'Illyrie ; ils étaient autrefois perpétuellement en guerre avec les Ardiaeens au sujet d'une saline naturelle située près de la frontière commune et provenant d'eaux qui s'échappaient au printemps du fond d'une vallée voisine : on puisait de cette eau, on la laissait déposer cinq jours durant et le sel se cristallisait. Il avait été convenu que les deux peuples exploiteraient la saline chacun à son tour ; mais la convention était souvent transgressée et la guerre s'ensuivait. Le même peuple subjugua les Triballes ; et, maître une fois du territoire de ce peuple, lequel s'étendait sur un espace de quinze journées de marelle depuis le pays des Agrianes jusqu'au cours de l'Ister, il eut bientôt conquis le reste de la Thrace et de l'Illyrie ; mais il dut subir à son tour le joug des Scordisques, d'abord, et des Romains ensuite, quand l'empire si longtemps florissant des Scordisques eut été lui-même détruit par les armes des Romains. [7,5,12] La nation des Scordisques était répandue le long de l'Ister et se trouvait partagée en deux fractions, les Grands et les Petits Scordisques. Les premiers étaient compris entre deux affluents de l'Ister, le Noare, qui passe à Segestica, et le Margus, ou, comme on dit quelquefois le Bargus ; les autres habitaient au delà de cette dernière rivière et confinaient aux Triballes et aux Mysiens. Les Scordisques occupaient déjà à l'origine quelques-unes des îles {de l'Ister} ; mais, leur puissance s'étant avec le temps considérablement accrue, ils s'étaient avancés jusqu'aux montagnes de l'Illyrie, de la Paeonie et de la Thrace et avaient achevé d'occuper la plupart des îles de l'Ister. Leurs principales villes étaient Heorta et Capedunum. Aux Scordisques succèdent le long de l'Ister les Triballes et les Mysiens, peuples dont nous avons déjà parlé ; puis viennent ces marais de la Petite Scythie en deçà de l'Ister, dont il a été également question plus haut. Les Triballes et les Mysiens, ainsi que les Crobyzes et les Troglodytes, habitent au-dessus de la côte où sont les villes de Callatis, de Tomis et d'Istrus. Suivent enfin les montagnards de l'Haemus et les différents peuples qui bordent le pied de cette chaîne jusqu'au Pont, à savoir les Coralles, les Besses, une partie des Maedes et les Danthelètes. Il n'y a pas de peuples au monde qui soient plus que ceux-ci adonnés au brigandage. Les Besses, qui occupent la plus grande partie du mont Haemus, et qui ont mérité d'être appelés brigands par les brigands eux-mêmes, vivent dans de méchantes huttes de la vie la plus misérable : ils confinent d'un côté au mont Rhodope et à la Paeonie et de l'autre côté à la partie de l'Illyrie occupée par les Autariates et les Dardaniens. Entre ceux-ci, maintenant, et les Ardiatens, se trouvent les Dassarétiens, les Agrianes et d'autres peuplades obscures, dont le territoire à force d'être ravagé par les Scordisques s'est changé en désert et ne forme plus aujourd'hui qu'une forêt impénétrable de plusieurs journées d'étendue. [7,6,1] CHAPITRE VI. 1. De tout l'intervalle compris entre l'Ister et les montagnes qui bornent de chaque côté la Paeonie, il ne nous reste plus à décrire que la partie de la côte du Pont Euxin allant de l'Hierostoma ou Bouche sacrée de l'Ister à la chaîne de l'Haemus, voire au détroit de Byzance. Car, de même qu'en décrivant la côte d'Illyrie nous avons poussé jusqu'aux Monts Cérauniens, bien qu'ils tombassent en dehors de la chaîne Illyrienne, parce qu'ils nous offraient une borne ou limite naturelle, dont nous nous sommes servi ensuite pour déterminer la position des différents peuples de l'intérieur, un pareil point de repère nous ayant paru de nature à rendre plus clair, non seulement ce que nous décrivions actuellement, mais ce que nous devions décrire ensuite, de même ici, dans le relevé de la côte de l'Euxin, nous ne craindrons pas de dépasser la ligne formée par les montagnes, pour ne nous arrêter qu'à l'entrée du détroit, autre limite naturelle, répondant également bien aux besoins de la description présente et à ceux de la description qui doit suivre. Partons donc de l'Hierostoma ou Bouche sacrée de l'Ister avec la côte à notre droite, nous y relevons d'abord, à une distance de 500 stades, Istrus, petite ville d'origine milésienne, et, 250 stades plus loin, Tomis, autre place de peu d'importance ; puis vient la ville de Callatis, colonie d'Héraclée, à 280 stades de Tomis. Nous comptons ensuite 1300 stades jusqu'à Apollonie, colonie de Milet, dont la meilleure partie est bâtie dans une petite île, y compris le temple d'Apollon d'où Marcus Lucullus enleva naguère, pour la dédier dans le Capitole, cette statue colossale du dieu, chef-d'oeuvre de Calamis. Ajoutons que dans l'intervalle de Callatis à Apollonie on remarque, outre Bizone, dont une grande partie fut engloutie jadis à la suite de tremblements de terre, Cruni, Odessus, colonie de Milet, et la petite place de Nauloque, qui appartient aux Mésembriens. Nous relevons ensuite le Mont Menus, dont l'extrémité de ce côté s'avance jusqu'au bord même de la mer, puis vient Mesembria, colonie mégarienne, appelée primitivement Menebria (comme qui dirait la ville de Menas) du nom de Menas, son fondateur, et du mot thrace bria, lequel signifie ville et se retrouve dans le nom de Selybria (la ville de Sélys) et dans celui de Poltyobria, que portait anciennement Aenos. Enfin se présente Anchialé, petite ville appartenant aux Apolloniates, et Apollonie elle- même. Nommons encore, dans cette partie de la côte, le cap Tirizis, avec un château d'une assiette très forte, dont Lysimaque avait fait son trésor. D'Apollonie ensuite jusqu'aux Roches Cyanées, la distance est de 1500 stades environ, et, dans l'intervalle, après le canton de Thyniade, qui fait encore partie du territoire d'Apollonie, se présentent les villes de Phinopolis et d'Andriacé, puis la plage de Salmydessus qui y est en quelque sorte contiguë ; cette plage est déserte et pierreuse, dépourvue de ports et tout ouverte aux vents du nord ; elle se prolonge jusqu'aux Cyanées mêmes, c'est-à-dire l'espace de 700 stades environ, et tous les vaisseaux que la tempête y jette sont aussitôt pillés par les Astes, peuple thrace, qui habite juste au-dessus dans l'intérieur. Les Roches Cyanées sont deux petites îles situées à l'entrée du Pont, et qui semblent toucher l'une à la côte d'Europe, l'autre à la côte d'Asie ; elles laissent entre elles un canal de 20 stades environ, et la même distance les sépare, l'une du temple de Byzance, l'autre du temple de Chalcédoine, c'est-à-dire de la partie la plus resserrée du détroit qui donne entrée dans le Pont, car, pour peu qu'on avance encore de dix stades, on rencontre un promontoire qui réduit la largeur du canal à cinq stades ; mais plus loin il s'alargit de nouveau et commence à se confondre avec la Propontide. [7,6,2] Du promontoire qui forme ce qu'on appelle le Pentastade au Port du Figuier, la distance est encore de 35 stades, enfin il n'y a plus que 5 stades jusqu'à la Corne de Byzance. On donne ce nom à un golfe qui baigne les murs mêmes de Byzance : ce golfe remonte vers l'O. l'espace de soixante stades et ressemble tout à fait à un bois de cerf, car il se partage en une foule d'autres golfes, qui figurent autant de branches, et dans lesquels on voit souvent s'engager des troupes de pélamydes, dont la pêche devient alors on ne peut plus facile, vu l'abondance du poisson, la force du courant qui le pousse et le peu de largeur de ces criques qui permet en certains endroits de le prendre à la main. La reproduction de ces poissons a lieu dans les bas-fonds ou marais du Maeotis, mais aussitôt que les jeunes ont pris un peu de force, ils franchissent par troupes le détroit, et se portent le long de la côte d'Asie jusqu'à Trapezûs et à Pharnacie. On commence là à leur donner la chasse, mais sans grand profit, car ils n'ont pas encore pris toute leur croissance ; une fois à la hauteur de Sinope, ils sont déjà dans de meilleures conditions pour être pêchés et salés ; puis, quand ils ont atteint et dépassé les Roches Cyanées, la vue d'un certain rocher de couleur blanchâtre qui se détache de la côte de Chalcédoine leur fait peur et les chasse aussitôt vers la rive opposée. Là, le courant s'empare d'eux, et, comme la disposition naturelle des lieux pousse le flot à se diriger vers Byzance, vers la Corne de Byzance, il les entraîne de ce côté pour le plus grand profit des Byzantins et du peuple romain. Les Chalcédoniens, au contraire, placés comme ils sont sur la rive opposée, ne peuvent pas, malgré l'extrême proximité, participer aux profits de cette pêche, car la pélamyde n'approche jamais de leurs ports. C'est même là, dit-on, ce qui aurait dicté le fameux oracle d'Apollon, lorsqu'en réponse aux Byzantins, qui, après la fondation de Chalcédoine par les Mégariens, étaient venus le consulter sur l'emplacement à donner à Byzance, ce Dieu leur conseilla de la bâtir juste en face des Aveugles, désignant par là les Chalcédoniens, qui, venus les premiers dans ces parages, avaient négligé de s'établir de l'autre côté du détroit, dans un emplacement si riche à tous égards, et lui avaient préféré le leur comparativement si pauvre. Ce qui nous a fait pousser ainsi jusqu'à Byzance, c'est qu'une ville aussi illustre, qui est d'ailleurs le point le plus rapproché de l'entrée du Pont, nous offrait une limite plus généralement connue et plus propre, par conséquent, à clore ce relevé de la côte depuis l'Ister. Au-dessus de Byzance, dans l'intérieur, habite la nation des Astes, qui a pour ville principale, Calybé ; c'est cette même ville que Philippe, fils d'Amyntas, peupla naguère des malfaiteurs les plus dangereux de son royaume. [7,7,1] CHAPITRE VII. 1. Nous avons fini d'énumérer les principaux peuples de la région comprise entre l'Ister et les montagnes de l'Illyrie et de la Thrace, tant ceux qui habitent le littoral de l'Adriatique, depuis le fond même du golfe, que ceux qui occupent, des bouches de l'Ister à Byzance, le côté gauche du Pont. Reste à décrire le versant méridional de ladite chaîne et toute la région citérieure, laquelle comprend la Grèce et les différentes nations barbares échelonnées depuis la frontière de Grèce jusqu'au pied des montagnes. Hécatée de Milet a dit du Péloponnèse qu'avant d'être occupé par les Grecs il l'avait été par les Barbares. A la rigueur, on en pourrait dire autant de la Grèce entière, car, à en juger par le témoignage de ses propres annales, sa population primitive ne se composait guère que de Barbares. Ainsi, indépendamment de la colonie Phrygienne amenée par Pélops dans le pays, qui, de son nom, fut appelé le Péloponnèse, et de la colonie égyptienne amenée par Danaüs, ce furent des Dryopes, des Caucones, des Pélasges, des Lélèges et d'autres nations barbares qui occupèrent le pays au delà, comme en deçà de l'isthme. L'Attique reçut les Thraces d'Eumolpe ; le canton de Daulis en Phocide, les compagnons de Térée ; la Cadmée, les Phéniciens de Cadmus ; et la Béotie proprement dite les Aones, les Temmices, voire les Hyantes, comme Pindare le rappelle dans ce vers : «Il fut un temps où le vil nom de Hyes (Sues) désignait la nation Béotienne». On devinerait, d'ailleurs, cette origine barbare, rien qu'à entendre des noms comme ceux de Cécrops, d'Aïclos, de Cothos, de Drymas et de Crinacos. Aujourd'hui, la Grèce a encore les Thraces, les Illyriens, les Epirotes en quelque sorte à ses côtés, mais il faut qu'anciennement le voisinage ait été bien autrement proche, puisqu'une bonne partie de la contrée que tout le monde s'accorde à appeler du nom de Grèce se trouve, même actuellement, habitée par des Barbares, témoins ces Thraces que l'on rencontre en Macédoine et dans certains cantons de la Thessalie, témoins ces Thesprotes, ces Cassopéens, ces Amphiloques, ces Molosses, ces Athamanes, tous peuples originaires d'Epire, qui sont restés fixés dans la haute Acarnanie et dans la haute Aetolie. [7,7,2] Nous avons déjà parlé tout au long des Pélasges ; pour ce qui est des Lélèges, nous dirons que, si certains auteurs les identifient hardiment avec les Cariens, il en est d'autres qui se bornent à croire qu'ils ont habité les mêmes pays et pris part aux mêmes expéditions, et que c'est là ce qui explique l'existence, dans le territoire de Milet, de localités appelées encore villes des Lélèges, et sur plus d'un point de la Carie de tombeaux de Lélèges et de forts abandonnés dits Lélégées. Le fait est que toute l'Ionie actuelle fut anciennement habitée par les Cariens et par les Lélèges à la fois, et que les Ioniens durent les expulser les uns et les autres pour prendre possession du pays ; plus anciennement encore, à la suite de la prise de Troie, les Lélèges s'étaient vu chasser de Pedasus et des bords du Satnioeis, positions qu'ils occupaient aux environs du mont Ida. Que les Lélèges, maintenant, aient été des barbares, le seul fait de leur association avec les Cariens suffirait à l'indiquer. Mais on voit, en outre, par les Républiques ou Constitutions d'Aristote, qu'ils avaient mené longtemps une vie errante, soit en compagnie de ce même peuple, soit seuls, et celà dès la plus haute antiquité. Ainsi, dans le livre intitulé République des Acarnaniens, Aristote nous dit qu'à l'origine une partie de l'Acarnanie fut occupée par les Curètes et que l'autre partie, la partie occidentale, le fut par les Lélèges d'abord, par les Téléboens ensuite ; dans le livre intitulé République des Aetoliens, il donne le nom de Lélèges aux Locriens actuels et assure que les Lélèges ont possédé également la Béotie. II le dit encore en traitant de la République des Opontiens et des Mégariens. Enfin, dans le livre consacré à la République des Leucadiens, il parle de Lélex comme d'un chef autochthone, dont la fille aurait mis au monde Téléboas, père lui-même des vingt-deux Téléboïdes, dont une partie aurait peuplé Leucade. Mais c'est surtout au témoignage d'Hésiode sur les Lélèges, qu'il faut, suivant nous, s'en rapporter : «Locros, dit le poète, fut le chef des Lélèges, de ces peuples que le fils de Saturne, dans sa sagesse infinie, tira naguère du sein de la terre et rassembla sous les ordres de Deucalion». Et, en effet, l'étymologie du nom de Lélèges semble indiquer que ce peuple se serait formé originairement du rassemblement et du mélange d'éléments divers, ce qui explique comment il a pu disparaître ensuite complètement. Ajoutons qu'on pourrait attribuer une semblable origine aux Caucones, puisqu'eux aussi ne se retrouvent plus maintenant nulle part, et qu'il est notoire cependant qu'ils avaient fondé naguère des établissements en différents pays. [7,7,3] Autrefois, bien que les peuples de cette partie de l'Europe eussent par eux-mêmes peu d'importance, qu'ils fussent très nombreux et généralement peu connus, on pouvait encore sans trop de difficulté déterminer leurs limites respectives, par la raison que chacun d'eux formait une agglomération d'hommes assez considérable sous un roi particulier ; mais aujourd'hui que le pays est en grande partie désert et que beaucoup de centres de population, beaucoup de villes surtout ont disparu, une délimitation aussi minutieuse, fût-elle possible, n'offrirait plus guère d'utilité s'appliquant à des lieux dont la mémoire est en quelque sorte effacée et dont la dévastation, commencée il y a longtemps déjà, n'a pas encore cessé. On sait comment par suite d'insurrections nouvelles qui ont éclaté sur différents points, les soldats romains campent aujourd'hui dans le pays et comment ils ont dans quelques districts changé les chefs ou dynastes nationaux. Et précédemment (on peut-le lire dans Polybe) Paul {Emile}, vainqueur de la Macédoine et du roi Persée, avait détruit en Epire jusqu'à 70 villes, Molosses pour la plupart, et emmené avec lui 150.000 esclaves. Quoi qu'il en soit, nous voulons essayer (dans les limites bien entendu de notre plan et dans la mesure de nos moyens) de donner une description détaillée de cette contrée en commençant par la côte du golfe Ionien, laquelle part juste du point où s'arrête la navigation de l'Adriatique. [7,7,4] La côte du golfe Ionien s'ouvre par les cantons d'Epidamne et d'Apollonie. De cette dernière ville on peut aller directement en Macédoine par la Voie Egnatienne ; grand chemin tracé au cordeau de l'ouest à l'est et bordé de pierres milliaires jusqu'à Cypsèles et à l'Hèbre, c'est-à-dire sur une longueur de 535 milles. A huit stades par mille, comme on compte d'habitude, cette longueur équivaudrait à 4280 stades ; mais au compte de Polybe, qui fait chaque mille de huit stades deux plèthres ou de huit stades un tiers, ii faudrait ajouter à cette somme de 4280 stades encore 178 stades, autrement dit le tiers du nombre de milles. Il est remarquable que les voyageurs qui viennent d'Apollonie et ceux qui viennent d'Epidamne ont parcouru juste la même distance quand ils se rejoignent sur ladite voie. Prise dans son ensemble, cette chaussée est connue sous le nom de Voie Egnatienne, mais dans la première partie on l'appelle la route du Candavie, du nom d'une des montagnes de la chaîne d'Illyrie, où elle mène effectivement en passant d'abord par la ville de Lychnide et par Pylôn, localité située juste sur la frontière de l'Illyrie et de la Macédoine, après quoi elle longe le pied du mont Barnonte, traverse Héraclée, le territoire des Lyncestes et celui des Eordes, puis gagne Edesse et Pella pour aboutir à Thessalonique ayant mesuré jusque-là, suivant Polybe, un espace de 267 milles. Or, en suivant ainsi cette voie depuis Epidamne ou depuis Apollonie, on se trouve avoir, à droite, les différents peuples épirotes échelonnés le long de la mer de Sicile jusqu'au golfe Ambracique, et, à gauche, la chaîne des monts d'Illyrie que nous avons parcourue précédemment, avec les différents peuples qui la bordent jusqu'à la Macédoine et à la Paeonie. Mais les pays, qui, à partir du golfe Ambracique, se prolongent vers l'est en faisant face au Péloponnèse, appartiennent tous à la Hellade ou Grèce propre, ainsi que la presqu'ile qui leur fait suite et qui s'avance dans la mer Egée en laissant à droite tout le Péloponnèse. Quant à la contrée qui s'étend depuis l'origine des Monts de Macédoine et de Paeonie jusqu'au cours du Strymon, elle est occupée par les Macédoniens, les Paeoniens et quelques montagnards Thraces ; enfin c'est encore aux Thraces qu'appartient le reste du pays au delà du Strymon jusqu'à l'entrée du Pont et à l'Haemus, à l'exception pourtant du littoral, lequel appartient aux Grecs. Les Grecs en effet se sont établis tant sur les bords de la Propontide que le long de l'Hellespont et du golfe Mélas et le long de la mer Egée. La mer Egée, comme on sait, baigne deux des côtés de la Grèce, le côté du levant qui s'étend depuis le cap Sunium dans la direction du nord jusqu'au golfe Thermaeen et jusqu'à Thessalonique, la plus peuplée aujourd'hui des villes de la Macédoine, et le côté qui regarde le midi, autrement dit le littoral de la Macédoine entre Thessalonique et l'embouchure du Strymon. Quelques auteurs attribuent même à la Macédoine l'intervalle du Strymon au Nestus, par la raison que Philippe, qui avait toujours attaché le plus vif intérêt à la possession de ce territoire, avait fini par s'en rendre maître, et avait retiré, tout le temps de son règne, des revenus énormes, non seulement de ses mines, mais de tous les autres produits de son sol. Ajoutons qu'entre le cap Sunium et l'île {de Cythère} s'étend la mer de Myrtos, et qu'à celle-ci succèdent la mer de Crète, la mer de Libye avec les golfes qui en dépendent et finalement la mer de Sicile, laquelle forme aussi différents golfes, à savoir le golfe d'Ambracie, le golfe de Corinthe et celui de Crissa. [7,7,5] Les peuples de l'Epire, suivant Théopompe, sont au nombre de quatorze, mais les Chaones et les Molosses sont beaucoup plus connus que les autres pour avoir exercé naguère sur tout le pays (les Chaones d'abord et les Molosses ensuite) une sorte d'hégémonie. Les Molosses avaient dû l'accroissement de leur puissance tant aux relations de parenté de leurs rois, lesquels étaient de la famille des Aeacides, qu'à la présence parmi eux de l'oracle de Dodone, à la fois si ancien et si révéré. Les Chaones, les Thesprotes et les Cassopéens, qui sont eux-mêmes Thesprotes d'origine, se succèdent le long de la côte à partir des monts Cérauniens jusqu'au golfe Ambracique et possèdent là des terres d'une extrême fertilité. Or, en naviguant depuis la Chaonie toujours dans la direction du levant, qui est celle des golfes d'Ambracie et de Corinthe, entre la mer d'Ausonie à droite et la côte d'Epire à gauche, on trouve que cette portion de la côte, comprise entre les monts Cérauniens et l'entrée du golfe Ambracique, peut mesurer 1.300 stades de longueur. Dans l'intervalle, on relève Panorme, port spacieux, situé vers le milieu de la chaîne des monts Cérauniens ; Onchesme, autre port, à la hauteur duquel s'avance la pointe occidentale de Corcyre, et {sur la côte même de cette île} un troisième port, Cassiopé, qu'une traversée de 1700 stades sépare de Brentesium ; ajoutons que du cap Phalacrum, situé au sud de Cassiopée au port de Tarente, la distance est juste la même. Puis à Onchesme succèdent Posidium, Buthrote, ville bâtie à l'entrée du port Pélodès dans une espèce de presqu'île et habitée par des colons romains, et, sous le nom de Sybotes, de petites îles situées à une faible distance de la côte d'Epire juste en face du cap Leucimme, extrémité orientale de Corcyre. Il y a bien encore le long de cette côte d'autres petites îles, mais elles ne méritent pas qu'on les mentionne. Suit alors le cap Chimerium avec le port connu sous le nom de Glykys- limên, au fond duquel se décharge l'Achéron. Ce fleuve sort du lac Achérusien et se grossit ensuite d'une foule de rivières, si bien qu'il adoucit jusqu'aux eaux du golfe où il se jette. Le fleuve Thyamis coule aussi non loin de là. Au-dessus de ce golfe est la ville de Cichyre, l'ancienne Ephyre, qui appartient aux Thesprotes ; et, au-dessus du golfe de Buthrote, la ville de Phoenicé. Cichyre a dans son voisinage plusieurs petites villes, Buchetium, d'abord, qui appartient aux Cassopéens et qui se trouve à une faible distance de la côte, puis Elatrie, Pandosie et Batiées, qui sont situées dans l'intérieur, mais dont les possessions s'étendent jusqu'au golfe même. Au Glykys-limên succèdent immédiatement deux autres ports ou golfes ; celui de Comare, qui est le plus rapproché et en même temps le moins grand des deux, forme un isthme de soixante stades avec le golfe Ambracique et la nouvelle ville de Nicopolis, bâtie par César Auguste ; l'autre est un peu plus loin, il est plus vaste et plus sûr et avoisine l'entrée du golfe Ambracique, n'étant qu'à 12 stades environ de Nicopolis. [7,7,6] Suit l'entrée même du golfe Ambracique, canal qui n'a guère plus de quatre stades de large : quant au golfe, il mesure 300 stades de circuit et offre partout d'excellents ports ou abris. A droite de l'entrée habitent les Grecs Acarnanes. Du même côté, tout près de l'ouverture du golfe, est le temple d'Apollon Actien. Le temple proprement dit est bâti sur une colline ; mais au-dessous dans la plaine, il y a le bois sacré et l'arsenal, où César consacra naguère cette fameuse décanée, j'entends ces dix vaisseaux de tout rang, depuis la galère à un seul rang de rames jusqu'à la galère décirème, prélevés par lui sur son butin, mais qu'un incendie, assure-t-on, a détruits avec les cales qui les contenaient. A gauche de l'entrée est Nicopolis : tout ce côté du golfe jusqu'au dernier enfoncement voisin d'Ambracie est habité par les Epirotes Cassopéens. La ville d'Ambracie est située tout au fond du golfe, à une faible distance au-dessus du rivage ; elle a eu pour fondateur Gorgus, fils de Cypsélus. Sous ses murs passe le fleuve Arathus, qui se laisse aisément remonter depuis la mer, la distance jusque-là n'étant que de quelques stades. Ce fleuve prend sa source au mont Tymphé, dans la Parorée. Ambracie, à une époque fort ancienne, était déjà extrêmement florissante (il le faut bien pour qu'elle ait donné son nom au golfe), mais ses embellissements datent surtout du règne de Pyrrohus qui en avait fait sa résidence habituelle. Plus tard, malheureusement, elle eut ainsi que les autres villes de l'Epire, beaucoup à souffrir des Macédoniens et des Romains, s'étant trouvée engagée dans des guerres continuelles contre ces peuples par l'insubordination de ses habitants. Enfin Auguste eut l'idée, en voyant toutes ces villes d'Epire dans un état complet d'abandon, de les fondre en une ville nouvelle, qu'il bâtit sur le golfe même et qu'il nomma Nicopolis, en commémoration de la victoire navale remportée par lui à l'entrée du golfe sur la flotte d'Antoine et sur celle de la reine d'Egypte, Cléopâtre, qui assistait en personne à la bataille. Nicopolis est déjà très peuplée et s'accroît de jour en jour, car elle dispose de terrains considérables et emprunte beaucoup d'éclat tant aux riches dépouilles dont elle est ornée qu'à la présence de deux temples situés dans son faubourg même et bâti, le premier, au milieu d'un bois qui contient en même temps le gymnase et le stade destinés à la célébration des jeux quinquennaux ; et le second, au haut de la colline qui domine ce bois et qui est tout entière consacrée à Apollon. Ces jeux, connus sous le nom d'Actiaques et célébrés en l'honneur d'Apollon Actien, ont été déclarés Olympiques et l'intendance en a été confiée aux Lacédémoniens. Ajoutons que les différentes localités qui entourent Nicopolis dépendent d'elle. Il y a longtemps déjà que les Actiaques existent en l'honneur d'Apollon ; mais c'était autrefois de simples jeux stéphanites, célébrés par les populations d'alentour, tandis qu'aujourd'hui, grâce à la munificence de César, leur importance a été singulièrement augmentée. [7,7,7] La ville qui fait suite à Ambracie est Argos Amphilochicum qui eut pour fondateurs Alcmaeon et les Alcmaeonides. Ephore raconte, en effet, qu'Alcmaaon, après l'expédition des Epigones contre Thèbes, vint, sur l'appel de Diomède, le rejoindre en Aetolie et l'aida à s'emparer de ce pays ainsi que de l'Acarnanie ; qu'Agamemnon ayant ensuite convié les deux héros à l'expédition contre Troie, Diomède partit, tandis qu'Alcmaeon, demeuré seul en Acarnanie, fondait Argos et ajoutait à ce premier nom, en souvenir de son frère Amphilochus, le nom d'Amphilochicum, de même qu'il avait appelé Inachus, du nom du fleuve de l'Argolide, le fleuve qui après avoir arrosé tout le pays vient se jeter dans le golfe d'Ambracie. Mais, suivant Thucydide, ce serait Amphilochus lui-même, qui, mécontent de l'état dans lequel il avait trouvé l'Argolide à son retour de Troie, aurait passé en Acarnanie et aurait fondé là, après avoir hérité du trône de son frère, la ville qui porte son nom. [7,7,8] Les Amphiloques, du reste, sont d'origine épirote, aussi bien que les Molosses, les Athamanes, les Aethices, les Tymphaeens, les Orestes, les Paroréens et les Atintanes, qui habitent au-dessus d'eux l'âpre contrée attenante aux montagnes d'Illyrie, soit du côté de la Macédoine, soit dans le voisinage du golfe Ionien. Il paraîtrait seulement, en ce qui concerne l'Orestiade, que ce pays aurait reçu Oreste errant et fugitif après le meurtre de sa mère, et que c'est ce héros qui lui aurait donné son nom en même temps qu'il y aurait fondé la ville d'Argos Oresticum. Mais on trouve aussi mêlées à ces peuples d'origine épirote beaucoup de tribus illyriennes, qui sont toujours restées fixées de ce côté-ci des montagnes, sur le versant méridional et au-dessus du golfe Ionien. Ainsi au-dessus de la côte d'Epidamne et d'Apollonie et jusqu'à la hauteur des monts Cérauniens habitent les Bylliones, les Taulantiens, les Parthins et les Bryges. Non loin de là, autour des mines d'argent de Damastium, se sont groupés en Etats puissants les Sadyes, les Enchéléens et les {Dassarétiens} connus aussi sous le nom de Sésaréthiens, auxquels il faut ajouter les Lyncestes, les habitants du canton de Deuriope, ceux de la Tripolis Pélagonienne, les Eordes et toute la population des cantons d'Elimée et d'Eratyre. Chacun de ces peuples formait anciennement un Etat séparé sous des princes ou dynastes de différentes familles. Les Enchéléens, par exemple, avaient pour rois des descendants de Cadmus et d'Harmonie, couple célèbre dont la fabuleuse histoire a laissé plus d'une trace dans le pays. Comme on le voit, ce n'était pas des princes indigènes qui régnaient sur ce peuple. Les Lyncestes de même furent longtemps gouvernés par Arrhabée, prince de la famille des Bacchiades et aïeul, par sa fille Sirra, d'Eurydice, mère de Philippe-Amyntas. L'un des peuples Epirotes, le peuple Molosse, eut également des rois d'origine étrangère, des rois thessaliens, à savoir Pyrrhus, fils de Néoptolème et ses descendants ; mais ce fut le seul, tous les autres n'ayant eu que des chefs nationaux. Puis d'hégémonie en hégémonie le pays tout entier, sauf un petit nombre de cantons au-dessus du golfe Ionien, finit par passer sous la domination des Macédoniens. On fit notamment de la Lyncestide, de la Pélagonie, de l'Orestiade et de l'Elimée une seule province, qu'on appela la Haute-Macédoine et plus tard la Macédoine-Eleuthère. Quelques auteurs étendent même le nom de Macédoine à la totalité du pays jusqu'à Corcyre, et la raison qu'ils en donnent c'est que les populations, par leur coiffure, leur dialecte, leur manière de porter la chlamyde et maints autres usages, y ressemblent à celles de la Macédoine, y ayant même certaines tribus dans le nombre qui parlent indifféremment les deux langues. Mais quand le royaume de Macédoine eut cessé d'exister, tout ce pays tomba sous le joug des Romains. La voie Egnatienne qui part, {avons-nous dit,} d'Epidamne et d'Apollonie, coupe le territoire de ces différents peuples. Près de cette voie, dans la portion de son parcours appelée route du Candavie, on remarque les lacs ou étangs de Lychnide, avec d'importants établissements pour le salage du poisson. Il s'y trouve aussi un certain nombre de cours d'eau, qui se dirigent les uns vers le golfe Ionien, les autres vers le midi : ces derniers sont l'Inachus, l'Aratthus, l'Achéloüs et l'Evénus, l'ancien Lycormas. De ces quatre cours d'eau, il en est un, l'Aratthus, qui va se jeter dans le golfe Ambracique, et un autre, l'Inachus, qui se réunit à l'Achéloüs. Quant à l'Achéloüs même et à l'Evénus, ils tombent directement dans la mer, après avoir traversé, le premier, l'Acarnanie, et le second, l'Aetolie. D'autre part, l'Erigon porte au fleuve Axius les eaux d'un grand nombre de rivières ou de torrents, venus soit des montagnes de l'Illyrie, soit de la Lyncestide, du pays des Bryges, de la Deuriopie et de la Pélagonie. [7,7,9] Anciennement on eût rencontré chez tous ces peuples de véritables cités : la Pélagonie, par exemple, en possédait trois à elle seule, d'où lui est venu ce surnom de tripolis, sans compter Azoros qui lui appartenait également. Les Deuriopes avaient toutes les leurs sur l'Erigon, entre autres Bryanium, Alcomènes et Stymbara. Il y avait aussi Cydries chez les Bryges et Aeginium chez les Tymphaeens ; mais cette dernière était située sur les confins de l'Aethicie et du canton de Tricca, et, avec l'Aethicie qui se trouve vers le noeud du Poeum et du Pinde, avec les sources du Pénée dont les Tymphaeens et les Thessaliens du bas Pinde se disputent la possession, nous touchons déjà à la Macédoine et à la Thessalie. N'oublions pas la ville d'Oxynée, qui était sur les bords du fleuve Ion, à 120 stades d'Azoros, cette dépendance de la Pélagonie tripolitaine, et à portée en même temps d'Alcomènes, d'Aeninion, d'Europos et du confluent de l'Ion et du Pénée. Dans ce temps-là, je le répète, malgré leur sol si pauvre et si âpre, malgré toutes ces montagnes qui les traversent, telles que le Tomare, le Polyanus et tant d'autres, l'Epire et l'Illyrie tout entières étaient abondamment peuplées ; mais aujourd'hui ces contrées n'offrent plus guère que des déserts et le peu d'endroits habités qui s'y trouvent ne sont que des bourgades ou de véritables masures. Peu s'en faut même qu'on n'ait laissé dépérir comme tout le reste le fameux Oracle de Dodone. [7,7,10] L'établissement de cet Oracle, suivant Ephore, appartient aux Pélasges, et les Pélasges, on le sait, passent pour avoir été les plus anciens maîtres de la Grèce. Homère lui-même a dit : «Jupiter Dodonéen, Jupiter Pélasgique», (Iliade, XVI, 233), et Hésiode : «Il visita Dodone et le hêtre fatidique, au pied duquel habitent les Pélasges». Mais nous avons plus haut, à propos de la Tyrrhénie, parlé tout au long des Pélasges, bornons-nous ici à ce qui concerne Dodone. Evidemment ce furent des peuples barbares qui d'abord environnèrent le temple, ceci encore ressort du témoignage d'Homère et de la peinture qu'il fait des habitudes de ces peuples, lorsqu'il les qualifie d'aniptopodes et de chamaeeunes. Seulement s'appelaient-ils Helli, comme le veut Pindare, ou Selli, comme ils sont censés nommés dans Homère, le peu de certitude de cette dernière leçon dans le texte du poète empêche de rien affirmer à cet égard. Philochore, lui, prétend que, comme l'Eubée, le canton de Dodone s'était d'abord appelé Hellopie et il s'appuie de ce passage d'Hésiode : «Il existe une contrée aux champs fertiles et aux vertes prairies, l'Hellopie : c'est là, vers l'extrémité du pays, qu'on a bâti une ville appelée Dodone». Apollodore, à son tour, constate l'opinion commune, qui est que le nom en question doit être attribué à la présence de marais (g-elôn) autour du temple, mais en même temps il estime qu'Homère a dû appeler Selli et non Helli le peuple qui environnait Dodone, de même, ajoute-t-il, qu'il a appelé certain fleuve du nom de Selléïs. Il est vrai, Homère a mentionné un fleuve de ce nom, dans ce passage-ci par exemple : «Loin d'Ephyre, loin du fleuve Selléïs» (Iliade, II, 659), seulement, {comme l'a fait remarquer Démétrius de Scepsis,} ce n'est pas de l'Ephyra de Thesprotie qu'il s'agit là, mais bien de l'Ephyra d'Elide, car le Selléïs coule en Elide et il n'y a jamais eu de fleuve de ce nom chez les Thesprotes, non plus que chez les Molosses. Quant aux différentes fables qui ont cours sur Dodone, comme sur Delphes, quant à ces traditions sur le chêne, sur les colombes, etc. etc., si l'on peut dire qu'à certains égards elles rentrent plutôt dans le domaine de la poésie, par d'autres côtés, cependant, elles nous ont paru devoir trouver place dans une description du genre de celle que nous traçons ici. [7,7,11] Cela posé, nous dirons que Dodone, avec la montagne au pied de laquelle le temple est bâti et qu'on nomme indifféremment Tomaros ou Tniaros, appartint dans le principe aux Thesprotes et ne passa que plus tard sous la domination des Molosses. Les Tragiques en effet et Pindare joignent souvent au nom de Dodone l'épithète de Thesprotide. Du nom de Tomaros, maintenant, on prétend qu'Homère a tiré le mot tomures et qu'il s'en est servi pour désigner ces interprètes ou hypophètes de Jupiter, qu'il qualifie en outre d'aniptopodes et de chamaeeunes ; qu'ainsi, dans l'Odyssée (XVI, 403), le discours qu'Amphinomos adresse aux prétendants pour les dissuader d'attaquer Télémaque avant d'avoir consulté Jupiter doit être lu comme il suit : «Si du grand Jupiter les TOMURES vous approuvent, moi-même je le frapperai et j'exciterai vos coups ; mais si le dieu vous détourne, s'il vous écarte de lui, croyez-moi, suspendez-les» ; que la leçon "tomouroi" est ici bien préférable à la leçon "themistes" par la raison que ce dernier mot n'est jamais employé dans Homère avec le sens d'oracles, mais toujours avec le sens d'arrêtés, de règlements, de prescriptions légales ; qu'enfin le mot "tomouroi" est une contraction de "tomarouroi" et équivaut à "tomarophulakes" ou gardiens du Tomare. - Mais non, le mot "tomouroi" est de formation plus récente, et, dans Homère, il nous parait plus simple de conserver la leçon "themistes", en supposant seulement que le poète aura employé ce terme par catachrèse, comme il a employé souvent le mot "boulai", appliquant aux volontés et aux prescriptions de l'oracle l'expression affectée d'ordinaire aux volontés et aux prescriptions de la loi, ce dont le vers suivant nous offre un exemple (Odyssée, XIV, 328) : g-Ek g-druos g-upsikomoio g-Dios g-BOULEN g-epakousai ; «Pour recueillir ces divins arrêts que, du haut de son chêne altier, Jupiter fait entendre aux mortels». [7,7,12] Il demeure acquis cependant qu'à l'origine ce furent des hommes qui remplirent à Dodone les fonctions de prophètes ; et il peut se faire qu'Homère lui-même l'ait indiqué, car cette dénomination d'hypophètes qu'il a employée était de nature à comprendre aussi les prophètes. Plus tard, il est vrai, on délégua trois vieilles femmes pour remplir ces fonctions. Ce fut à l'époque, apparemment, où Dioné elle-même fut appelée à partager avec Jupiter le sanctuaire de Dodone, bien que Suidas ait raconté les choses autrement, mais on sait qu'il ne recule devant aucune fiction pour flatter l'amour-propre des Thessaliens : il prétend, lui, que le temple de Jupiter était primitivement en Thessalie, dans la Pélasgie aux environs de Scotusse (la partie de la Thessalie où cette ville est située se nomme encore la Pélasgiotide), et qu'il fut transporté de là à Dodone ; que ce déplacement fut accompagné de l'émigration d'un certain nombre de femmes du pays, dont les prophétesses actuelles sont les descendantes, et que telle est l'origine du surnom de Pélasgique donné à Jupiter. La même tradition dans Cinéas est encore plus défigurée... {lacune}