[0] Poème : L'immaculée conception de la vierge Marie (contre Vincenzo Bandelli de Castelnuovo). 1 Je veux t'accabler de traits bien mérités, Toi qui ranimes de tristes luttes longtemps assoupies. Il est constant que la terre a produit d'horribles monstres : Tu te dresses plus menaçant que toutes les têtes de l'Hydre. Mais ce n'est pas de Lerne que tu tires ton origine, La farouche Mégère t'engendra dans le lac du Styx, Et à couvrir d'un humble manteau le poison caché T'enseigna l'artisan des crimes et de la mort. De visage tu te montres brebis, tu t'enveloppes 10 Du capuce, et en dessous siffle la cruelle vipère. Contre la mère du Christ tu bondis, la gueule ouverte, Comme une louve torturée par un long jeûne. Marie, qui resplendit de partout d'une pure blancheur, Impie, tu la couvres d'un limon obscène, Et dans un livre colporté par tous les États du monde, Tu écris qu'elle est souillée du péché originel. Quand tu profères, d'un poumon furieux, de tels outrages, Je me sens provoqué de tout mon être à te combattre ; La petite fronde du berger, d'un gland lancé à la tête, 20 Envoya au gouffre la masse du géant ; Saint Georges eut confiance qu'il terrasserait le Dragon Dont une vierge tirée au sort devait être la pâture : Que mon ardeur ne le cède pas aux glaives nus, La Vierge Marie dirigera une guerre qui est sienne ; Mets-nous aux prises, Déesse, arme mes bras de javelots, Mon coursier brûle de courir, n'ayant plus d'entraves. On dit qu'où le Titan surgit de l'onde Orientale, Se trouve, non sans printemps, un lieu de volupté. Là le puissant monarque et bâtisseur du globe 30 Sous des lois imposées enjoignit à Adam de vivre; Au milieu du jardin étalait ses fruits un arbre sacré, Gardien assuré du bien, ministre assuré du mal. Il était défendu à nos pères d'en goûter les fruits, Tout le reste laissé à l'usage des horticoles. Mais la crédule femme, l'infortunée Ève, à son mari Présente, pour qu'il y goûte, la pomme détachée; Lui, pour ne pas montrer un front dur à la tentatrice, En mange, oublieux aussi de son Créateur. Bientôt il a honte et, éclairé, sent nattre 40 En lui-méme des voies ouvertes par la raison. Car auparavant, dans la concorde de ses membres, vivait Tout l'empire de l'homme, sa seule pensée était Dieu. Coupable, il est chassé, et dans l'exil, à la charrue, contraint De demander au sol le blé qu'il puisse manger, le misérable. De là naquit la race vouée à l'éternelle mort, A qui resta longtemps fermée la cour céleste, Jusqu'à ce que fut envoyé du très haut Père le Rédempteur, Qui, étant Dieu, se montrât homme par la chair. —" La tache première souilla dans la semence toute la race : 50 Seul, par sa mort, le Christ peut en laver les criminels." Ainsi le perfide Vincent arme de traits sa farouche cohorte, Et, lâchant ses soldats, lance ses javelots : «Toute la filiation humaine, » dit-il, "de la souillure paternelle Est infectée, comme coupable d'une telle faute. Dieu d'une indistincte loi a frappé toute la progéniture, Assujettissant à la coulpe ceux qu'engendrerait Adam." Tu te trompes, Vincent ; par nulle limite n'est borné Le Créateur : libre, il veut et peut toutes choses. Il enchaîne, délie, punit, absout, comme du globe 60 Le souverain et le pontife, l'arbitre et le maître. Dérober est un crime; est-ce que Moïse, emportant Les vases Égyptiens, n'est pas réputé exempt de vol? Est-ce que Jacob, simulant la main droite d'Ésaü Et abusant son père, ne jouit pas en repos de l'héritage? Quelle devrait être la sanction de la fraude fraternelle? Mais non, impunément Dieu laisse agir Jacob. Rien de répréhensible dans ce qu'ordonne le Créateur, Qui, délié de toute loi, fait tourner le ciel et la terre. Ainsi, telle façon de naître et de recevoir la vie 70 Put dispenser à la Génitrice le souverain Dieu. Il était en sa puissance de soustraire au mal la Mère Qui seule entre tous devait être exempte de tache. Un tel honneur seyait à la nourricière, du Roi à venir, Et le fils dut être pieux envers sa mère. Un Édit fut porté, César régnant à Rome, Pour soumettre au cens imposé toute la terre : Qui donc niera qu'Auguste put remettre à Troie Le tribut, pour que Troie ne payât rien au Rémus Latin? Quand le temps vint d'absoudre du péché les criminels, 80 Et que le Christ résolut de prendre la robe de chair, La Nature fut bouleversée : une vieille femme accouche, L'enfant non encore né salue son Maître enfermé dans le sein ; Sans union charnelle, par un souffle d'en haut, une vierge Porte l'Homme-dieu, en gardant sa virginité. Nulle douleur de part; nulle experte vieille à la Mère Ne prête secours ; la Vierge se réjouit d'accoucher. Grosse bête, ô Vincent, ignores-tu que de ces choses, la règle abolie, Est l'auteur Dieu, à qui obéit tout ce qui existe? De grands signes d'abord avaient précédé ce miracle : 90 Une verge desséchée fleurit dans la main du porteur, Le peuple sortit d'Égypte par où coulait la mer, Et comme par un mur furent arrêtés les flots. Ainsi affranchie naquit la Vierge; nulle tache originelle Ne la souille, et telle la révère l'eau du Styx. « Pourquoi donc? » — Arrête, Vincent, je dirai vrai, Et que l'impiété dont tu rages ne te torture. Elle seule est la Vierge par qui sera broyée la tête du serpent A qui de ses misérables oreilles fut crédule Ève. Ève donna principe aux vices, Marie apporta le remède ; 100 L'une est la porte de vie, comme l'autre fut la porte de mort. Ève, mère des crimes, rougit de se voir nue, L'Omnipotent forma l'autre contre le vice. A des merveilles il convenait que préexistassent des merveilles, Messagères de la candeur dont brille la pure Vierge. Mais voici que tu délires encore, et que du sang du Christ Tu dis qu'elle fut lavée; je l'admets, la foi le veut, Par le don du Christ seul fut racheté tout le genre humain, Et d'un tel bienfait n'est pas privée sa pure Mère. Le choeur même des Anges, tout radieux qu'il est, 110 Ne voudrait pas avoir été sevré d'un tel fruit. Mais bien autre chose est de préserver d'une chute, Ou d'essuyer à qui est tombé son dos sali de boue. La cure du médecin, avant la maladie, est meilleure Que la santé rendue à qui a souffert de la fièvre. « Des desseins d'en haut, » dis-tu, « nous ne pouvons rien dire, Nulle parole sacrée ici n'imposant la foi. » Pourquoi donc la crois-tu enlevée vivante au ciel ? Cela, l'évangile ne le prouve par aucun vieux témoin ; Et n'admets-tu pas que, ressuscité des morts, le Fils Bientôt se laissa voir à sa Mère? Quel est ton texte? la piété. 120 Maintes choses sont crues sans témoins authentiques, Dont la foi et la pieuse religion sont la mesure. Dans ce que croit l'Église, tout ne procède point D'un texte : il faut laisser quelque place à la coutume. Souvent l'Église est guidée par une loi humaine A qui résister est crime, et obéir salut. Poursuis maintenant, Vincent, et, perfide, éprouve ma force, Que régit et gouverne une inviolable foi. Du Christ, qui a le plus de prix, ou sa vie, ou sa mort ? Toutes deux sont vénérées et les objets du culte. 130 Que ne concèdes-tu donc à sa vie de pieux honneurs, Comme au mort nous donnons un tombeau intact ? Voulant de saintes obsèques au crucifié, Joseph Dans un blanc linceul emporte le corps inerte, Et, où nulle corruption n'avait encore été mise, Dans un sépulcre odoriférant le dépose inanimé. Toi, scélérat, la demeure où se formera la chair de Jésus, Tu la pollues et la souilles de la macule du péché ! Rougis donc de placer vivant dans un logis empesté Celui qu'indignement meurtri doit recevoir une urne pure. 140 Ève, coupable mère, devant enfanter une race périssable, Sortit sans tache de la pure côte de son époux, Et la mère des âmes, le hoyau qui régénérera le monde, Serait née sordide dans les ténèbres? je n'en crois rien. Le Saint et Tout-puissant maître du Ciel, Vincent, sache-le, Lui prépara d'avance une couche auguste. Et ne dis pas qu'à la conception concourent les deux substances De la semence et de l'âme versée dans ses enveloppes : Par la grâce du Seigneur, la coulpe n'infecta ni l'une ni l'autre : La main, devant le flambeau, le protège de Borée; 150 Et nous admirons tes scrupules, Vincent, toi qui veux Savoir au juste l'instant d'une faveur reçue. « Pourtant il faut, » dis-tu, « préciser le moment Où d'abord la lumière fut et resplendit. Avant le fait, la matière est ; le vase précède la liqueur : Donc la mère à purifier précéda la lumière ; Donc Marie, avant de briller d'un pur éclat, Fut obscurcie de la tache du péché originel. » Tu cherches un noeud dans le jonc, un fétu dans la paille, L'éclat du jour dans le ciel et des astres au pôle. 160 Une grâce immense du Créateur suspendit la loi, Pour qu'il se façonnât purement une mère éthérée. Dès le principe elle resplendit dans les ténebres, Et de son rayonnement perça les nuages. Telle, écartant les nuées, la foudre éblouissante Brille, et d'une vive lueur éclaire le sol. Regarde quand d'en haut Dieu donne l'âme à la chair, Et qu'il crée, anime et vivifie en même temps : Ainsi, d'un même souffle, il conféra la vie et la lumière A la Mère, sans qu'il y eût un intervalle d'un instant. 170 Quand les rois concluent des noces en lointain pays, Ne vois-tu pas aussitôt maintes franchises accordées? Un messager va au-devant, rapide, ouvrir à la reine Fleuves, villes et routes, interdire tout péage; Le peuple en liesse chante, le Sénat même vaque, Tous accueillent l'épousée en battant des mains. Sur la nef, le collecteur refuse de recevoir le frêt, Le gardien du palais n'aboie pas après l'obole, La reine passe indemne et sans payer tribut, Elle est quitte, par la munificence de l'époux. 180 De même, appelée à la couche des rois, la fille d'Anne Est l'objet du culte de l'univers entier. Serve de Dieu, la Nature ouït tout ce qui lui est enjoint, Et tremble la faible chair où Dieu vient s'envelopper. Le rusé Serpent, suggesteur de l'inique faute, Se retient de sortir de ses obscures retraites. Ainsi, se montrant au monde, la très pure Vierge Dissipe les ténèbres, plus brillante qu'un astre. En germe ne l'infecta nulle lasciveté impudique: Ses parents en brûlèrent-ils, eux qui purent faire chastes? 190 Pourquoi la foi nierait-elle que comme la sueur, la semence Put se sécréter chez l'homme, pendant qu'il fait ses prières? Certes je crois, sauve la piété, que Marie N'est issue d'aucun prurit séminal. Si l'incube peut, à un homme qui dort, soustraire Sa semence, et aller ailleurs en former des foetus, Pourquoi la force de l'homme, accrue par une vie chaste, Pourquoi la chair, macérée au labeur de l'oraison, Ne se sublimerait-elle pas quand de la semence elle fait un enfant, Et rend au chaste lit le devoir conjugal? 200 Surtout si c'est la volonté du souverain Roi, Comme lorsque Anne reçut dans ses bras son époux. Osée demeure sans reproche, et n'est point pollué Quand, chaste, il prend la prostituée et la féconde. La vertu du Dieu fort peut fracasser les cieux, Et te foudroyer de son tonnerre briseur de nuages. Voici qu'une brûlante fièvre torture un malade, Au point que nulle saveur n'est sensible à sa bouche ; Il en est que le feu de la foi et la piété brûlent si fort, Qu'ils peuvent, pied nu, fouler des charbons ardents. 210 Daniel entouré de flammes chanta des hymnes ; Un intrépide martyr n'endura-t-il pas le gril? La grâce ne peut-elle, émoussant l'aiguillon de luxure, Abolir le règne des voluptés désapprises? Le stoïcien, exact observateur des choses, l'affirme, Par la vertu l'âme acquiert une telle fermeté, Qu'à nul assaut elle ne fléchit; tant vaut l'habitude, Et le labeur endurci dès l'enfance à tout vaincre. L'art endort même la chair que le chirurgien inflexible Ose amputer; elle ne sent rien, toute douleur cesse. 220 Ajoute qu'en plein jour nous voyons maintes choses, Et que souvent l'extase nie percevoir les mêmes. Aux mélodies reste comme un roc immobile l'épousée, Et Cécile n'est pas touchée d'une douce musique. Une odeur fleurant baume ne titille pas les narines, Quand le monde sent mauvais, et que le Christ sent bon. Nous palpons, nous flairons, nous entendons, mangeons, Et nous pouvons, sans être soufflés du mal, le percevoir. Que diras-tu? pourquoi une vertu ignée ne pourrait-elle Dompter dans les membres la luxure et vaincre la salacité? 230 Donc la chair, divinement imprégnée d'une chaste rosée, Vaque à faire des enfants et, sans désir lascif, engendre. Je n'en ferais la grâce à tous, mais à ceux dont l'âme est de glace Pour le vice, et que l'esprit en dedans vivifie toute. Oui, pour que l'on célèbre ce que d'admirable Dieu a vraiment fait preuve dans la Génitrice, Comme en mourant il accomplit l'oeuvre trop méritoire, Ainsi en manifesta-t-il une bien plus grande dès sa venue. Tu bondis derechef et, te dressant sur tes faibles pieds, Tu nous mettras, si nous le souffrons, le couteau sur la gorge. 240 « La Vierge, » dis-tu, « est née de la chair immonde Du pécheur Adam, d'où sort toute notre race. » Animal, que grognes-tu? Luc atteste que de l'Adamique Filiation est issu Jésus; celui-là aussi croule-t-il? Que Dieu n'ait pas déchu, c'est dû à sa puissance divine, Qu'elle soit immaculée, ce sera une grâce de Dieu. «Mais elle était avant le Fils, et avant lui aussi tous nos pères, Pour qui la passion du Christ fut le salut assuré. La Vierge pouvait-elle mourir avant son fils? Quelle place lui donner si, morte, elle quitte la terre? » 250 La Mère put-elle précéder le trépas de son fils? Non, puisqu'elle devait pleurer la mort du Crucifié. Si, enlevée à la terre, elle eût déchiré la trame de ses jours, Elle fût allée en triomphe où était allé Énoch, Ou, sur un trône flamboyant, entourée d'Anges, elle eût siégé, Quand le fils regagna l'opulent royaume du Pére. Mais que cela reste enfoui dans les mystérieuses profondeurs, Prudent, je ne veux pas mettre la main au feu. Les autres javelots dont tu t'escrimes, téméraire, Je les briserai, pour que tu en portes les peines, et de cruelles. 260 «Les maux, » dis-tu, « dont souffre la race humaine, Tourmentèrent la coupable : mort, soif, chaud, froid, Soucis, travail, sommeil, douleur, triste vieillesse, faim. Seul est châtié ainsi l'impur péché originel; Ce sont les marques de la déchéance, où la faute, Le mal pour cocher, mène et pousse les fils d'Adam. » De ces traits tu pourrais aussi, Vincent, percer le Christ : Il eut faim, il eut soif, agonisa, mourut. Bande encore ton arc, tu frapperas du même coup Et la mère et le fils; ne tombent-ils pas l'un et l'autre? 270 La maladie, dans le corps humain, est de deux sortes : L'une est celle que tu tiens de tes ascendants, Mal commun de nature, que nulle faute propre Ne crée ; mais plus rongeante est la carie originelle. La faim, la mort, sans qu'homme péchât, subsisteraient, Car ce qui est de condition périssable se dissout. L'immaculée subit ces maux, mais sans tare, Sans doute parce qu'ils poussent toujours plus au mérite. L'autre sorte, celle qui sert de voie au péché (Comme levain et inconsciente inertie de la matière), 280 La Vierge en fut exempte, quoique nous ayons pour loi Qu'elle en découle; mais Dieu est le maître de tout. De nouveau tu argumentes et t'indignes que la Mère Soit l'égale du Fils, si elle brille d'un tel éclat. Mais autre est la splendeur du Fils, autre celle de la Mère; Il demeure et se crée, étant l'Omnipotent, A qui le néant et tout ce qui sort de rien obéit et tend l'oreille, Car tout est pour Dieu comme son fer au forgeron. Quand, pieux envoyé, il vint vers nos ténèbres, Aussitôt, homme double, il revêtit de la chair 290 Non la souillure et l'infamie du coupable auteur, Mais seulement ce à quoi, par son corps, l'homme est assujetti. Sa majesté put bourrer de foin sa tunique, Que néanmoins nulle tache fétide ne salit; Cela, ne le pouvait la Vierge, faite de limon, S'il ne plaisait à Dieu, qui d'avance l'avait choisie pour mère. Lui seul, par son essence, est exempt du péché ; Elle, entourée d'un nimbe lumineux, n'a point de tache, Et de cette grâce insigne elle remercie le Puissant, Quand elle visite Élisabeth, mère du Précurseur. 300 Humble, elle la dit grande, et certes elle fut immense, Car tu lis qu'avant elle d'autres en reçurent de grandes. La Sainte Écriture nous montre deux prophètes Qui à peine doués de l'être furent sanctifiés. Grands, s'il leur fut accordé beaucoup, refuserons-nous plus A une plus grande, à celle qui seule dépasse tous les Saints, A celle que d'un faisceau de rayons revêt le beau Phoebus, Et sous les pieds blancs de qui se place l'éclatante Lune? Aussi les hymnes chantent-ils qu'elle est la toute belle, Et qu'elle n'a rien de l'infecte souillure. 310 Elle est celle dont la beauté, figurée dans les antiques effigies, Surpasse toutes les oeuvres de Zeuxis et de l'art, A qui le cèdent et Rachel et Judith, pleine de grâce, A qui le céderaient la belle Esther et Noémi, Et ne prévaudra point la Sara d'Abraham, quoique parfaite. Marie est au-dessus de toutes les grâces des femmes, Et comme il n'est que trois formes horribles du péché, A savoir l'originel, le véniel et le mortel, Elle n'eut rien du premier; du véniel pas même l'ombre Ne l'obscurcit ; sera-ce le mortel ? dis-le, gibier de potence. 320 Quand nous parlons crimes et que le péché mortel nous ronge, Que la très pure Vierge échappe à nos souillures. Après le maître du Ciel, croyons la Mère aussi grande Que l'esprit peut le concevoir, guidé par la foi. Qu'aboies-tu de nouveau? que màches-tu, perfide fuyard ? Je sais où tu te réfugies, dans quel fort tu vas ourdir tes ruses. C'est vous, sainte phalange des Docteurs, qu'à la bataille, En longue file rangés, il veut prendre pour chefs. Moi aussi volontiers, tant que je vivrai, que j'aurai le souffle, Je vous suivrai; jeune, en vous je révérerai des aïeux. 330 Mais, je vous en prie, laissez-moi indulgemment, saints Pères, Dans mon ardente piété suivre les drapeaux de la Vierge. Si, comme le veut l'ennemi, de votre arc vous décochez des flèches, Le scorpion fera à la Bienheureuse une plaie mortelle. Elle devient coupable, indigne de la Cour céleste, Et n'est plus chère à Dieu que comme l'eau croupie au vin pur, Ce qui est vil, honteux, que n'écouterait pas une oreille fidèle, Et que votre commune foi, pardon, ne peut admettre. je sais quelle doctrine vous convint autrefois : Il plaît de tout placer sous une loi commune; 340 Mais Dieu, qui tient les rênes du monde, vous ne voulez pas Le limiter, au point qu'il ne puisse défaire ce qu'il lui plaît. Jadis le prêtre, pour approcher de l'autel, revêtait La cydaris sans tache et la tunique de blanc lin, Et nous savons qu'il ne devait ni toucher un impur cadavre, Ni laisser noircir de charbons éteints les choses saintes. Ainsi crois-je que le Pontife nouveau, bien plus auguste, Venu du ciel pour s'offrir à son père en digne victime, Orna de voiles brillants la couche de la Vierge, Et de la pureté la fit monter d'un degré vers les astres, 350 Lui qui, homme, n'aurait subi le contact d'un ventre infecté, Mais devait, par sa mort, nous racheter de la mort. Pourquoi d'ùne bouche fétide écartez-vous le pain des Anges, S'il habita d'abord une chair impure? Seule au Christ expirant Marie garde sa foi, Que seule elle ait sur terre le cou libre du joug; Seule, étant conçue, elle vous ouvrit les portes du Ciel, Que votre phalange l'honore par-dessus tous : De peur que si vous disiez la Mère infectée, Le Christ d'un immonde sang n'ait tiré son corps. 360 Le vase qui fut souillé contamine la liqueur qu'on y verse, Et la coupe frottée de poix en exhale la triste odeur. Que nul ami du vin ne rebute donc la primeur D'une coupe vierge ; qu'elle soit pure, qu'elle soit blanche. Ne vous laissez pas prendre au double germe, comme veut L'ennemi : la grâce prédestinée suffit à tout, Et Dieu mit des liens à l'antique loi, Quand du vieil homme l'homme nouveau dut sortir. L'inséparable clarté rayonna d'en haut sur tous ses membres, Et le Mattre des astres balaya la brume suspendue. 370 Les oracles dès longtemps portés par les saints Prophètes, Et les signes qui parurent dans le ciel en témoignent. A celle que la Nature doua d'un corps parfait, La force de Dieu donna en plus la splendeur. Vois, Vincent, où m'entralne une pieuse ardeur : Je proclame dans mon hymne audacieux ce que je sais. Il était digne du Fils de purifier en dedans sa Mère; Si c'était digne, il le voulut; s'il le voulut, qui s'y oppose? Ce qui sied et que la raison ne repousse point, cela, Je le dis et le proclame, Dieu nécessairement le voulut. 380 Celui qui fit une loi d'honorer dans son coeur ses parents, A bon droit sera de tout point tendre pour sa mère. Pour que le vaillant Josué préservât de l'ennemi Gabaon, Il fit arrêter le pôle, le Soleil rebroussa chemin ; Le souverain de l'Olympe ne repoussa pas le voeu du capitaine, Et le jour prolongé fut la perte de l'ennemi. Le Créateur, voulant du Pharaon sauver son peuple, Fait à sa volonté céder les éléments. Le Nil rejette des grenouilles et pour poissons roule du sang, L'âpre sauterelle ronge le sol et la vermine les corps. 390 La Nature s'y refuse, la loi, l'expérience s'y opposent, Et pourtant tu sais que cela fut, par la grâce de Dieu. Ainsi le Tout-puissant, affectueux pour son peuple en détresse, Lorsqu'en père il veut porter secours aux opprimés, Commande aux lois, et fait subir un temps d'arrêt Au cours des choses, quand il en a besoin. Et voici que pourtant des oeuvres du Très-Haut Dispute l'ergoteur, si Dieu régit les astres; Il redresse la tête, par-delà les cieux et les étoiles S'efforçant de gravir derrière le trône d'Elohim, 400 Et rebâtissant de mortier humain une tour, Vocifère comme Nemrod en toutes sortes de langues. Mais l'insensé défaille, comme le hibou au soleil, Quand Lucifer au pôle obscurcit de son éclat les astres. La sublime gloire aveugle qui scrute ses profondeurs, Et devant Dieu la raison hébétée gtt par terre. Dites, vous que tourmente le souci de sonder ces arcanes, De quelle force l'aimant entraîne le poids du fer; Comment le rémora, si petit, n'ayant pas plus d'un pied, A lui seul arrête une barque pleine de marchandises, 410 Si bien que nulle force humaine et le plus violent Auster Ne pousseraient la nef, quand la retient un petit poisson ; Et pourquoi la torpille paralyse un nageur en pleine eau, Quoique le sable de la mer suffise à la cacher. Ces choses sont connues : leur cause est ignorée de tous, Dussent s'en étonner les Crantor et les Empédocle. Par quelle vertu l'araignée tisse-t-elle son réseau aérien, Et l'abeille soustrait-elle aux fleurs le miel et la cire? A l'Éthiopien la vipère est un mets, et nourrit qui la mange, Aux autres elle est à l'instant un mortel poison. 420 Nul ne l'ignore, ici trébuchent les meilleurs auteurs. « C'est, » disent-ils, "une force acquise, aveugle, latente." Oh ! raison bornée des sages ! ce qui est sous nos yeux Nous le délaissons, et discutons ce qui est profondément caché. L'homme ignore les lois de la Nature, et veut franchir Le sanctuaire, scruter les desseins du souverain Dieu ! La force incluse dans les choses vous échappe toute, Qui donc calculera et pénétrera l'intelligence première? Qui de vous jugera ce qu'en dedans a décidé La volonté de Dieu, et contrôlera son oeuvre? 430 Vous dites: Cela sera; et il vous reste à remplir votre voeu; Bientôt, changeant d'idée, vous méditez et faites autre chose. La céleste raison, croyez-le, mène où elle veut les coeurs; Elle est libre, et non assujettie à vos embûches. Une noire nuée parfois ne couvre pas autant le soleil, Que n'obscurcit la raison l'astre à son apogée. Mais tu ramasses, Vincent, tes traits déjà rompus, Et tu reviens sur la brèche d'où l'on t'a chassé. "La loi est, je l'avoue; qui refuserait au législateur De la suspendre, lorsqu'il s'agit d'un pieux hommage? 440 Mais, croyez-le, ce n'est pas à nous de scruter la force et les desseins Du Créateur; acceptons ce qu'il fait, suivons sa volonté. » A mon aide viennent ceux dont la vertu nous réchauffe, Les- Pères de Bâle (Basilée), phalange instruite à bien frapper, Qui par le nombre et la sublime force des choses, Demeure la seule maîtresse du vrai et de la foi. Devant elle ta cohorte d'anciens, la tête basse, S'inclinerait, et se livrerait au jugement du Concile. Le Saint Aquinate, que tu prends pour chef de guerre, Balance, et ne te protège que d'un poignard ambigu; 450 Tantôt il la dit pure, et tantôt viciée du péché originel : De quel pied veux-tu que se tienne celui que tu vois varier ? Mais jeté par terre, tu ne peux y rester et demandes, Quand la Vierge disait les sept prières du Christ, Si elle demandait l'absolution de ses péchés. Va, misérable querelleur, comme tu brailles, intrépide ! Voici qu'un homme, lavé du saint baptême, suppliant, Se meurtrit du poing le sein et le visage, et fond en larmes : Régénéré, a-t-il aussitôt à laver quelque souillure? Il revient des fonts, homme digne d'une étoile. 460 L'immaculée et radieuse Église, qui n'a point de rides, Quand elle prie Dieu de lui remettre ses dettes, que demande-t-ellc ? Ce n'est point ses péchés qu'elle pleure; mère prévoyante, Elle gémit sur ceux de ses enfants, pleine de crainte. Ainsi fait son chef, le Christ, pur de toute tache, Et, affligé, supplie son père d'absoudre du péché. Ainsi l'indulgente Vierge aura demandé de rayer Les dettes d'autrui, et elle pouvait croire siennes les nôtres, Car elle était par les oeuvres du Christ la Rédemptrice commune, Pour tous elle fut donc miséricordieuse, et mérita pour tous. 470 L'âme humble, plus elle est pleine de Dieu, plus elle se fait Petite, craignant la faute, et jamais sûre de soi; Elle sait que devant Dieu les astres mêmes sont ternes, Et, tremblante, se surveille d'un oeil attentif. Maintenant si par hasard timidement tu recules, mis en fuite, Je m'en vais dans le dos t'asséner mille coups. Mais avant je t'environnerai de la rouge foudre du vrai, Et toi qui n'es que chassieux, tu t'en iras aveugle. Je produirai des témoins amenés de lointains pays, Helsinus d'abord, par sa religion un Apôtre. 480 Ambassadeur envoyé pour détourner les Danois de l'Angleterre, Comme il s'efforce d'aller en hâte à travers les flots, Et que le vaisseau ballotté est le jouet de l'Eurus et de l'onde, Inquiet pour sa vie, il-regarde en gémissant les astres. Il voit les voiles se déchirer, fléchir la force du mât Et s'entr'ouvrir les flancs disjoints du navire ; De la pluie et d'une gale épaisse sont fouettés les matelots, Nul espoir, tout est en proie à l'horrible tempête. Plein d'effroi, l'âme défaillante, il redoute Les colères du ciel, comme la douce brebis celles du loup; 490 L'infortuné croit qu'au moribond la tombe s'apprête Et que la tumultueuse mer aura son dernier adieu. Pleurant, dénué de secours, et de ses tristes plaintes Flagellant les airs, il adresse à la Bienheureuse cette prière : «Vierge, salut des malheureux, hâte-toi d'écarter les vents, Et redonne des ondes calmes à ceux qui errent sur les flots. » Émue, la Vierge fait descendre du ciel un Vieillard, Pour qu'il opère l'oeuvre pie qu'elle veut et qu'il sait. Le Hiérarque diligent de la cime élevée prend son vol, Il s'abat au-devant de la nef du Père Helsinus, 500 Et à celui qui tremble, déjà sûr de sa mort, Adressant la parole : — "Prends courage", dit le Vieillard. «De tant de maux dont le vent déchaîné te menace, Pas un ne t'atteindra, si tu me donnes à l'instant, l'abbé, ta foi. La grande Vierge de la mer, asile et repos des affligés, Te protège ; tu seras sauf, espère, chasse la crainte, Mais fais voeu de fonder à la Sainte Mère une fête Annuelle, que ramènera le six des Ides de Décembre, Helsinus; prends soin d'en bien instruire le peuple, Et apporte en suppliant aux autels l'encens Sabéen. 510 La fête aura le nom d'heureuse Conception de Marie, Car en ce jour au seuil de l'être vint la Vierge. » Il dit; Helsinus confiant fait voeu de fonder ce culte : — « Et je te rends grâces, » s'écrie-t-il, "très pure Mère". La foi donnée, le Hiérarque regagne les régions célestes ; Les nuages s'écartent, à Lucifer il est fait passage, Bientôt l'étoile polaire brille, l'orage chassé vers les terres, Et la mer redevient un chemin sûr aux navires. D'un fleuve sort un autre véridique, éclatant témoin, Que la Seine rendit, englouti dans son flot. 520 Par une nuit noire nageait, pollué de stupre, un prêtre ; Oublieux de son péché, l'onde l'attire. Pâle d'effroi, sur le rhythme accoutumé, il entonne l'hymne A la Vierge; le flot et le vent le renversent, Et les Furies se hâtent d'accabler de coups son cadavre, Pour que l'indigne adultère portât la peine du crime. Mais la Vierge accourant réprime de ces paroles Les filles du Démon : — "Fuyez, ce prêtre était mien; Alors que dans le fleuve il chantait mes louanges, Votre perfide engeance lui arracha la vie. 530 Fuyez, que ce cadavre, froid de la mort, recouvre son âme : Honteuse du crime, elle-même purifiera le crime". A ces mots la coupable et confuse troupe regagne le Tartare; La Vierge ordonne à l'âme de réintégrer le corps. Mais quand la vie rappelée fut revenue au défunt, En ces termes au misérable parla la Sainte Vierge : «Va, poursuis, mais que l'onde du vice ne te submerge plus; Au prêtre convient une vie pure de toute faute. Souviens-toi du péché, sois-moi reconnaissant, Et sache-moi toujours gré de mon bienfait. 540 Que notre Conception te soit une immuable fête, Et sans oubli célèbre-la le huit Décembre. » A ces mots elle s'en va et monte dans l'air qui l'absorbe : Le prêtre obéissant établit la fête prescrite. Bien d'autres miracles encore attestent la Conception ; Qu'il nous suffise d'avoir foi en deux témoins. En quoi donc péchons-nous, fêtant cette pieuse solennité, Et quel tort notre vive piété cause-t-elle à la foi? On croirait que, bouleversant le monde et toutes choses, Vient d'être sous une loi nouvelle inventée une nouvelle Mère ! 550 Dès que l'Omniscient, dans son éternel penser, connut Le futur crime d'Adam, il en sut aussi l'antidote, Et que ce qu'avait de mortel la faute impie du père, Deviendrait toute vie, par l'oeuvre réparatrice. II ne séyait donc pas qu'en fût tachée la Vierge Par qui Dieu savait que serait lavée notre souillure. Entre tant de hauts faits est souvent raconté Le passage de la Mer Rouge par les Hébreux ; Le Juif en grand honneur célèbre Mardochée, Qui fut le sauveur de sa nation ; 560 L'Attique Cécrops est toujours en vénération à Athènes, Et à bon droit Lycurgue illustre chez les Spartiates; Romulus jouit chez les Italiens d'une gloire éternelle, Enfin chaque pays fête son fondateur : Et tu oses, misérable Vincent, empêcher d'être faste Le jour de la Mère qui nous ouvrit le ciel? Non, il est saint de vénérer l'autel paré de la Vierge, Et pieux de croire aux miracles venus d'en haut. Que d'un pacte unanime cette solennité Se répande par les peuples, la raison n'y répugne pas, 570 Et la piété s'opposerait au châtiment des justes Innombrables, pour qui ce jour est si digne de mémoire. Pourquoi es-tu là stupéfait, comme une bête tirée de sa fosse? Pourquoi détournes-tu, terrifié, tes yeux hagards? Ce qui est de Dieu, jamais le temps ne le détruira, Ce qui est de l'homme s'évanouit à l'instant comme une ombre. Présente-toi maintenant au monde, auteur reconnu d'impostures, Et que, toi et tes livres, vous anéantissent de terribles foudres ! Pars pour l'exil, sauve-toi du cirque où, ruisselants De sueur et fourbus, le clairon relâche les coursiers. 580 Mais toi, Mère, d'en haut protège nos lices, Et soutiens à jamais le combat livré pour toi. Des choeurs antiques, nulle Muse au pied mignon n'assista Le poète : seule tu peux suffire à nos chants. Comme ta Conception, ô Vierge, repousse la souillure, Ainsi tu recracherais les noms de Jupiter et de Bromius. J'ai fait les premiers pas dans un cirque inconnu, Où nul Gaulois encore ne s'était essayé à la lutte; Peut-être plus que de raison ai-je montré d'audace : Un champ inculte n'est pas défriché d'un coup de bêche. 590 Plein de dévotion, d'un humble coeur, j'ai entamé le duel ; Le reste, qu'un vaillant Athlète l'achève à loisir. Je ne demande pas que le laurier ceigne mes tempes : 593 Pour toi fut engagée la bataille, qu'elle te soit agréable !