[45,0] ROBERT GAGUIN A ÉRASME, SALUT. Tu m'adresses une longue lettre, Érasme, surtout dans l'intention de gagner ma bienveillance, et tu uses dans cette intention d'une sorte de prélude, comme s'il devait t'être difficile d'obtenir de moi ce que tu attends ; c'est ainsi que tu confies à une surabondance d'éloges l'office de te patronner. Si ce que tu dis de moi est vrai, à toi d'en juger ; mais à ma connaissance, moi qui connais mieux ce qui me manque que ce que je possède, ce n'est pas exact. En effet, comme chacun de nous est à lui-même ce qu'il y a de plus proche et de plus cher, personne ne réfléchit assez à soi-même. J'ai mis, c'est vrai, tous mes efforts à découvrir les lettres et la science, mais je ne les ai pas acquises, semblable à un colporteur mal avisé qui parcourt le marché en examinant beaucoup de marchandises, sans toutefois en rien ramener chez lui, car il n'a pas d'argent. Et mes oeuvres imparfaites que, dis-tu, tu as lues et relues avec plaisir, je les considère comme des fruits cueillis avant d'être tout à fait mûrs, qu'on voit exposés au marché et offerts en guise de premier service aux gens dont la santé est mauvaise afin de réveiller leur estomac paresseux. Ils excitent en effet le goût, mais nourrissent peu. Quoique telle soit la vérité, je n'empêche cependant pas les autres de me juger comme il leur plaît. Ce qui me peine est que tu aies ouvert la riche veine de ton éloquence dans l'étroit canal d'un éloge de ma personne : au point de m'élever au niveau d'Ovide pour la pureté du langage et de Nestor pour l'éclat de l'éloquence, alors que je ne suis qu'un modeste disciple encore occupé à m'instruire. Veux-tu, Érasme, que je dise franchement mon sentiment ? L'art d'écrire contraint une abondante matière qui s'offre de partout pour être exprimée, et qui n'est pas aisément contenue dans ses limites tant elle jaillit en abondance. Mais il faut, dit Horace, de la mesure en toutes choses, et des bornes bien établies. C'est pourquoi, Érasme, je voudrais qu'en me louant tu fusses plus concis, moins débordant ; non que la louange me fasse rougir, mais parce que tout ce qu'un homme prononce au-delà de ce qui est mérité est imputé à flatterie et mensonge. C'est pourquoi je dirai la vérité. Autant que j'en puisse juger d'après ta lettre et ton poème, je te considère comme un lettré ; c'est pourquoi j'aspire à ton amitié tout autant que toi à la mienne. L'attachement aux mêmes études est bien fait pour sceller une amitié. Si de plus, ainsi que tu le penses, j'ai quelque humanité et quelque science, je te déclare de grand coeur que l'accès de mon amitié est ouvert à la tienne comme les portes de ma maison à tous mes amis. Supprime toute flatterie, enlève tout fard à tes paroles, présente-toi le front haut, en te réservant assez de liberté de jugement pour m'aimer si tel est ton sentiment et, dans le cas contraire, pour n'en avoir cure. Adieu.