[2,0] LIVRE SECOND. [2,1] CHAPITRE Ier. Hugues est élu roi. LORSQU'UN voyageur s'engage dans quelque vaste région du globe, ou qu'il vogue sur l'immensité des mers, il jette souvent les yeux sur le sommet des montagnes et des forêts pour reconnaître sa route en les voyant de loin, et pour ne point s'écarter du but qu'il veut atteindre. Nous aussi, dans cette route où nous sommes entrés pour transmettre le passé aux générations futures, nous sommes obligés de diriger notre course, et de fixer, pour ainsi dire, les yeux de notre esprit sur les grands personnages du temps, pour donner à notre récit plus de clarté et une exactitude plus fidèle. La race des empereurs et des rois s'étant donc éteinte, comme nous l'avons dit, dans l'Italie et dans les Gaules, avec les grands monarques dont nous avons parlé, Louis, Charles, et les autres princes de son sang, il se trouva que le gouvernement des deux États échut à des souverains de la même famille. On se rappelle que nous avons vu l'Empire des Romains administré successivement par les trois Othon, passer ensuite à Henri. Il nous reste à parler de la manière dont fut gouverné depuis le royaume des Francs. Après la mort des rois Lothaire et Louis, le gouvernement de toute la France retomba sur Hugues, fils de Hugues le Grand, duc de Paris, dont nous avons déjà parlé, et qui avait pour frère le fameux Henri, duc de Bourgogne. Les grands de tout le royaume se réunirent pour faire sacrer Hugues roi. Nous savons déjà que ce prince était parent des rois de Saxe par Othon Ier, qui avait pour mère la sœur de Hugues le Grand. Hugues, ayant donc reçu la conduite du royaume des Francs, ne fut pas longtemps sans voir son autorité méconnue par ceux mêmes qui lui étaient soumis auparavant dans toute la France; mais, grâce à la vivacité de son esprit qui ne le cédait en rien à la vigueur de son corps, il finit par étouffer toutes les révoltes. Il avait aussi un fils, nommé Robert, doué d'une grande sagesse, profondément versé dans l'étude des arts et des lettres. Lorsqu'il sentit que ses forces commençaient à l'abandonner, il convoqua, dans la ville royale d'Orléans, tous les grands de France et de Bourgogne, et leur fit reconnaître pour roi, de son vivant même, son fils Robert, treize ans avant la millième année de l'Incarnation du Sauveur. Ce ne fut pourtant que quelques années après que le roi Hugues mourut; il termina ses jours sans accident, laissant le royaume en paix. Le roi Robert, quoique fort jeune, était déjà sage et instruit, d'une éloquence douce, et d'une piété remarquable; aussi le Seigneur, dans les vues secrètes de sa divine bonté, daigna-t-il dès lors destiner ce prince à gouverner un jour toutes les nations catholiques; car on vit sous son règne des fléaux épouvantables, annoncés auparavant par des signes certains dans les éléments, affliger l'Eglise du Christ; et si ce monarque, aidé de la protection divine, n'en avait pas arrêté le cours, ils auraient étendu bien plus loin leurs ravages. [2,2] CHAPITRE II. Sur une baleine et sur les guerres d'Occident. QUATRE ans avant l'an mille on vit en mer, près d'un lieu nommé Bernevaux, une baleine, d'une grosseur monstrueuse, se dirigeant du septentrion à l'occident: elle apparut dans une matinée du mois de novembre, dès la première aurore, comme une île emportée sur les flots, et elle continua jusqu'à la troisième heure du jour de se développer sous les yeux des spectateurs surpris et effrayés à cette vue. Quelques personnes pourront douter de cet événement, quoiqu'il ait eu beaucoup de témoins; cependant on trouve partout la description de monstres pareils. On lit même dans la vie du bienheureux confesseur Bendan, né chez les Anglais orientaux, que cet homme de Dieu, après avoir vécu quelque temps en ermite avec d'autres moines, dans des îles de la mer, rencontra une bête semblable. Un jour qu'il naviguait autour de quelques îles, le crépuscule l'ayant surpris en mer, il vit de loin comme une autre île vers laquelle il cingla avec ses compagnons, dans l'intention d'y passer la nuit. Ils abordent, ils sautent de leurs barques, et gravissent le dos du monstre qu'ils avaient pris pour une île, comptant bien n'y faire séjour que pendant cette nuit. Après un court repas, les autres frères abandonnent au repos leurs membres fatigués. Bendan seul, ce saint homme, ce pasteur vigilant de la bergerie du Seigneur, que l'on trouvait assidûment en prières, observait avec prudence la force du vent et le cours des astres. Pendant qu'il occupait ainsi son attention, au milieu du silence de la nuit, il sentit tout-à-coup que ce lieu où ils avaient cherché un abri les emportait vers l'orient. Le lendemain, lorsque le jour reparut, le sage Bendan assemble ses compagnons, les encourage et les console par ses discours. «Mes excellents frères, leur dit-il, ne nous lassons jamais de rendre grâces au souverain Créateur et maître de toutes choses, à ce Dieu dont la providence nous a préparé, au milieu des mers, un char nouveau qui n'a besoin ni de nos voiles, ni de nos rames.» Ces paroles de l'homme de Dieu jettent l'étonnement dans leur ame; ils se confient à la divine providence, ils se reposent sur la sagesse de leur compagnon, et attendent avec plus de tranquillité quelque hasard heureux. Ils furent ainsi emportés plusieurs jours de suite dans l'espace des mers, et ils purent observer qu'ils continuaient de se diriger, pendant tout ce temps, vers le soleil levant. Enfin ils arrivèrent à une île beaucoup plus belle que toutes les autres, et qui présentait une foule d'agréments divers; les arbres et les oiseaux qu'elle contenait leur parurent aussi d'une nature et d'une forme nouvelles; le saint homme s'y rendit et y trouva un grand nombre de moines, ou plutôt d'anachorètes dont la vie et les mœurs étaient plus saintes et plus sublimes que celles de tous les autres mortels. On lui fit, ainsi qu'à ses compagnons, l'accueil le plus tendre; ils y restèrent plusieurs jours à s'instruire, par les bons soins de leurs hôtes, d'une foule de vérités relatives au salut; puis ils revinrent dans leur patrie, et racontèrent à leur retour leur merveilleuse découverte. Au reste, après l'apparition de ce monstre dans l'Océan, il s'éleva des guerres tumultueuses dans tout l'Occident, aussi bien dans le pays des Gaules que dans les îles de l'Océan, comme l'Angleterre, la Bretagne et l'Ecosse. Il arrive souvent en effet que, pour punir les fautes du bas peuple, Dieu suscite entre les rois et les princes des haines qui portent la désolation parmi leurs sujets, et leur font prodiguer à eux-mêmes leur propre sang. Ces îles furent donc le théâtre de malheurs pareils, jusqu'au jour où le roi de l'une d'elles s'empara par la force du gouvernement de toutes les autres. Après la mort d'Ethelred, qui régnait sur ceux qu'on nomme les Danemarques, et qui avait épousé la sœur de Richard, duc de Rouen, Canut, roi des Anglais occidentaux, s'empara de ses États, et après avoir soutenu des guerres difficiles, il finit par conclure avec Richard un traité par lequel il épousa la sœur de ce duc, veuve d'Ethelred, et resta seul souverain des deux royaumes. Canut se mit ensuite à la tête d'une nombreuse armée pour aller subjuguer la nation écossaise, dont le roi, nommé Melculon, était un prince puissant et guerrier, et ce qui valait bien mieux encore, un excellent Chrétien par sa foi comme par ses œuvres. Ayant donc su que Canut avait formé le projet hardi d'envahir son royaume, Melculon assembla toute l'armée du pays, et opposa à son ennemi une résistance vigoureuse. Canut persévéra longtemps, et avec une opiniâtreté orgueilleuse, dans ses projets de conquête; mais enfin, cédant aux conseils de Richard, duc de Rouen, et de sa sœur, il dépouilla toute sa férocité naturelle pour prendre un cœur moins farouche, et consentit, pour l'amour de Dieu, à mener désormais une vie paisible; il alla même jusqu'à rechercher l'amitié du roi d’Écosse, et à tenir son fils sur les fonts sacrés du baptême. C'est depuis ce moment que l'on vit les ducs de Rouen appeler des îles de l'Océan des armées nombreuses à leur secours, toutes les fois qu'ils se voyaient dans la nécessité de soutenir une guerre. Grâces à cette alliance, les Normands et les insulaires purent jouir longtemps d'une paix assurée, et faire redouter leur puissance à la plupart des nations étrangères, sans redouter celle des autres; et cela ne doit pas nous étonner, car, en bannissant du milieu d'eux, par la crainte du Seigneur, la discorde ennemie de tout bien, ils avaient mérité que le Christ, toujours précédé de la paix, vînt établir parmi eux son pouvoir divin. [2,3] CHAPITRE III. De Conan, duc des Bretons, et de Foulques, comte des Angevins. DANS le même temps, la partie inférieure des Gaules était embrasée du feu des guerres intestines. Presque toutes les fois qu'on veut déterminer la position du monde, on représente les Gaules sous une figure carrée, quoique leur étendue, depuis les monts Riphées jusqu'aux frontières des Espagnes, entre l'Océan à gauche et les Alpes à droite, dépasse en longueur les limites d'un carré véritable. Les côtes inférieures de ce pays en forment aussi la province la moins estimée. Elle a Rennes pour sa capitale, et est habitée depuis longtemps par les Bretons, dont toutes les richesses consistèrent d'abord dans l'affranchissement des droits du fisc, et dans le lait que leur pays fournit en grande abondance. Etrangers à toute espèce d'urbanité, ils ont des moeurs grossières, un esprit facile à irriter, un sot babil. Ces Bretons eurent un prince nommé Conan qui épousa la sœur de Foulques, comte d'Angers. Ce Conan montra plus d'insolence encore que tous les autres princes de sa nation. Il ne craignit pas de ceindre le diadême comme un roi, dans le petit coin de terre qu'occupait son petit peuple, et s'abandonna à tous les excès de la tyrannie. Bientôt une haine irréconciliable s'éleva entre le comte d'Angers et lui, et après s'être offensés réciproquement, en ravageant le territoire et en massacrant les sujets l'un de l'autre, ils finirent par se décider à engager un combat, devenu inévitable. Ainsi donc, lorsqu'ils eurent longtemps et à l'envi l'un de l'autre exercé mutuellement leur haine, en se rendant tout le mal qu'ils pouvaient se faire, ils convinrent de venir tous deux à un jour marqué avec leur armée, dans un lieu nommé Conquereux, pour s'y livrer bataille. Mais les Bretons réussirent, par un stratagême de mauvaise foi, à surprendre une partie des soldats de Foulques, et les égorgèrent lâchement. En effet, ils vinrent en secret, avant le combat, dans le lieu qui avait été désigné pour champ de bataille, et y creusèrent adroitement un fossé long et profond qu'ils eurent soin de recouvrir de branches bien serrées. Quand ils eurent ainsi préparé l'appât et tendu le piége, ils se retirèrent. Au jour convenu, les deux comtes arrivent avec leur armée. Déjà les rangs étaient formés et la bataille prochaine, quand les Bretons, toujours occupés du succès de leur ruse, feignent de vouloir prendre la fuite, pour que l'ennemi donne tête baissée dans le piége qu'ils lui ont préparé. L'armée de Foulques les voyant s'ébranler, veut presser leur poursuite, et les soldats du comte d'Angers se précipitent en grand nombre dans la fosse que les Bretons avaient creusée sous leurs pas; les traîtres font alors volte-face, arrêtent leur fuite simulée, et s'élancent avidement sur leurs ennemis surpris, dont ils font un horrible carnage. Foulques lui- même est jeté à bas de son cheval et renversé par terre, armé de sa cuirasse. Mais bientôt il se relève enflammé de fureur, ranime par ses cris la valeur de ses soldats; et, semblable à un ouragan violent qui renverse les épis pressés dans la plaine, il abat à ses pieds les Bretons, et les égorge sans pitié. Leur armée fut détruite presque toute entière. Conan, leur prince, fut pris, et les vainqueurs le livrèrent à Foulques après lui avoir coupé la main droite. Après cette victoire, le comte d'Angers revint dans son pays; et depuis, jamais un Breton ne lui causa la moindre inquiétude. [2,4] CHAPITRE IV. Du monastère de Loches. Nous aurions pu citer du même comte Foulques bien d'autres actions que nous avons omises pour ne point rebuter le lecteur. Cependant nous allons encore en rapporter un trait mémorable. Après avoir fait couler sans pitié le sang humain dans une foule de batailles qu'il livra partout avec des succès divers, il fut saisi de la crainte de l'enfer, et se rendit à Jérusalem, près du saint sépulcre du Sauveur. Comme il était assez présomptueux, il revint de ce pélerinage comme en triomphe, et sa férocité naturelle parut quelque temps adoucie. Alors il concut la pensée d'élever une église dans une des meilleures terres de son domaine, et d'y fonder une communauté de moines qui prieraient nuit et jour pour racheter son âme de la mort du péché. Comme il ne voulait rien faire légèrement, il prenait conseil de chaque personne pieuse, pour savoir à la mémoire de quels saints il devait dédier cette église, afin d'obtenir leur intercession auprès de Dieu, en faveur de son salut éternel. Il prit aussi l'avis de son épouse, femme d'une prudence admirable. Elle lui conseilla d'accomplir son vœu en l'honneur et en la mémoire de ces Vertus célestes que la parole divine élève elle-même au-dessus des Chérubins et des Séraphins. Il se décida volontiers pour ce dernier parti, et fit bâtir une église magnifique en Touraine, à un mille du château de Loches. Il se hâta d'en faire achever la basilique, et envoya aussitôt vers Hugues, archevêque de Tours, pour l'inviter à venir la bénir, parce qu'elle dépendait de son diocèse. Le prélat différa de se rendre aux volontés du comte, en disant qu'il ne pouvait se charger de présenter au Seigneur les vœux d'un homme qui avait dépouillé la mère-église de son diocèse d'un grand nombre de métairies et de serfs qui lui appartenaient. Il était juste, disait-il, que le comte commençât par restituer ce qu'il possédait injustement, puis il pourrait accomplir ensuite, envers le Dieu de toute justice, le vœu qu'il lui avait fait. Quand ces paroles eurent été répétées à Foulques, il reprit toute sa première férocité, accueillit avec indignation la réponse de l'archevêque, se laissa même emporter jusqu'à de violentes menaces, et forma des projets de vengeance qu'il ne put exécuter. Bientôt, s'étant muni d'une grande somme d'or et d'argent, il se rend à Rome, expose au pape Jean les motifs de son voyage, et, pour en obtenir l'objet de sa demande, il lui offre de riches présents. Le pape envoya en effet avec Foulques, pour consacrer son église, un de ces prélats qu'on appelle des cardinaux dans l'Église de saint Pierre, le prince des apôtres. Ce cardinal était aussi nommé Pierre; et le pontife romain lui donna plein pouvoir pour exécuter sans crainte tout ce que Foulques exigerait. Quand les prélats des Gaules surent cette nouvelle, ils reconnurent bien que cet ordre sacrilége n'avait pu être dicté que par une aveugle cupidité, et que les rapines de l'un, recueillies par l'avidité de l'autre, venaient de souiller l'Église romaine de ce scandale nouveau. Ils eurent tous horreur de voir un homme appelé à remplir le Siége apostolique fouler aux pieds avec tant d'impudence les lois apostoliques et canoniques tout ensemble, surtout lorsqu'un usage, fondé sur les autorités les plus anciennes et les plus nombreuses, interdit aux évêques le droit d'exercer leur ministère dans le diocèse d'un autre, s'ils n'y ont été appelés, ou au moins autorisés par le prélat qui le gouverne. On vit donc, un jour du mois de mai, une foule immense se rassembler pour la dédicace de l'église. La terreur qu'inspirait le nom de Foulques, et l'honneur nouveau qu'il venait d'obtenir, contribuaient à rendre l'assemblée encore plus nombreuse. Quelques évêques, mais seulement ceux qui étaient soumis à son pouvoir, furent forcés de s'y trouver aussi. La cérémonie commença au jour marqué, et s'acheva avec assez d'éclat. Après qu'on eut célébré, selon l'usage, une messe solennelle, chacun revint chez soi. Mais vers la neuvième heure du jour, au moment où le ciel était partout serein, et l'air rafraîchi par un vent léger, un ouragan soudain se déchaîne avec violence du côté du midi, vient fondre sur l'église même, l'enveloppe d'un tourbillon, l'ébranle longtemps, et comme par des efforts redoublés. Enfin la voûte cède; toutes les poutres qui soutenaient l'édifice tombent avec les toits sur la partie occidentale du temple, et jonchent la terre de leurs débris. Beaucoup de personnes apprirent ce fait dans le pays, et l'on ne douta pas que Dieu n'eût voulu punir tant d'audace et d'insolence, en rendant inutile l'accomplissement du vœu que le comte avait formé, et donner par là une sévère leçon au siècle présent et aux générations futures, pour les détourner de suivre un pareil exemple. En effet, quoique le pontife de l’Église romaine reçoive plus d'hommages que les autres pontifes répandus dans l'univers, parce qu'il a obtenu les honneurs du siége apostolique, il n'a pourtant jamais le droit de transgresser en rien les préceptes de la règle canonique. Car de même que chacun d'eux, comme pontife d'une église orthodoxe, comme époux de sa propre église, y représente individuellement le Sauveur; ainsi, aucun d'eux en général ne doit entreprendre insolemment sur le diocèse d'un autre évêque. [2,5] CHAPITRE V. Prodige surprenant dans Orléans. L'AN 988 de l'Incarnation du Verbe, Orléans, dans les Gaules, fut témoin d'un prodige à la fois surprenant et terrible. On sait qu'il y avait dans cette ville un monastère antique, fondé en l'honneur du prince des apôtres, et habité d'abord par une communauté de vierges pieuses qui s'étaient vouées au culte du Dieu tout-puissant. C'est ce qui lui avait fait donner le nom d'Abbaye des Pucelles. Au milieu du monastère s'élevait le signe respectable de la croix, avec l'image du Sauveur expirant pour le salut des hommes. Là plusieurs personnes virent pendant quelques jours les yeux du Christ verser continuellement un ruisseau de larmes, spectacle terrible qui attira de tous côtés une foule nombreuse. La plus grande partie de ceux qui en furent témoins crurent y voir un présage divin de quelque malheur près d'éclater sur la ville; car, de même que le Sauveur, prévoyant dans sa pensée la ruine prochaine de Jérusalem, versa, dit-on, des pleurs sur le sort de cette ville, de même aussi les pleurs qui inondaient alors sa divine figure annonçaient évidemment le désastre prochain d'Orléans. Bientôt un événement inoui vint confirmer dans la ville ce triste présage. Une nuit que les gardiens de la grande église, celle de l'évêché, s'étaient levés comme à l'ordinaire pour en ouvrir les portes aux fidèles qui venaient en foule entendre laudes et matines, tout-à-coup un loup se trouve devant eux; il entre dans l'église, va saisir la corde suspendue à la cloche, et l'agitant avec force, il se met à sonner. Les assistants d'abord interdits par cette étrange vue, poussent ensuite un cri, et, n'ayant point d'armes pour le chasser, le mettent du moins, comme ils peuvent, hors de l'église. L'année suivante, toutes les habitations et les églises même d'Orléans furent la proie des flammes, et personne ne douta que ce malheur n'eût été prédit par les deux événements sinistres que nous venons de rapporter. Cette ville avait alors pour évêque le vénérable Arnoul, également distingué par sa naissance, son instruction et sa sagesse, qui tirait des revenus considérables des terres patrimoniales qu'il possédait. Ayant vu la ruine de son diocèse et la désolation du troupeau confié à ses soins, il se décida sagement à faire toutes les dépenses et les dispositions nécessaires pour relever la grande église autrefois bâtie en l'honneur de la sainte croix, et la reconstruire entièrement sur nouveaux frais. Pendant qu'il s'occupait avec tous les siens à diriger vivement les travaux, pour achever plus dignement son ouvrage et en presser l'exécution, Dieu lui prêta son aide d'une manière éclatante. Un jour que les maçons, avant de poser les fondements de la basilique, creusaient le sol pour s'assurer de sa solidité, ils y trouvèrent une quantité d'or si prodigieuse qu'on la crut suffisante pour subvenir aux frais de construction de l'église toute entière, quelque grande qu'elle fût. Ceux auxquels le hasard avait offert ce trésor le prirent, et le portèrent à l'évêque, sans y toucher. Après avoir rendu grâces au Dieu tout-puissant de ce don inespéré, le prélat le remit à son tour entre les mains des entrepreneurs, avec ordre de l'employer fidèlement tout entier aux travaux de l'église. On dit encore que saint Évurce, ancien évêque du même diocèse, avait enfoui cet or par précaution, pour servir un jour à la restauration de l'église; et que cette pensée lui était venue parce qu'ayant voulu lui-même reconstruire et embellir son église, il avait trouvé dans le même endroit un trésor semblable, qui lui avait été destiné par la Providence. Par ce moyen, les bâtiments du siége épiscopal sortirent de leurs ruines, plus élégants qu'ils n'étaient auparavant; et le pontife lui-même voulut que toutes les autres églises d'Orléans, consacrées aux mérites des saints, et renversées par l'incendie, fussent aussi relevées plus belles de leurs ruines; et cette magnificence leur assura la supériorité sur toutes les autres pour l'éclat du service divin. La ville se remplit bientôt de bâtiments nouveaux, et la population, grâces à la bonté du Seigneur, ramenée de ses erreurs coupables, reprit d'autant plus aisément sa première puissance, qu'elle sut mieux comprendre que ce malheur était une juste punition de sa corruption. Cette ville, dès la plus haute antiquité, avait été choisie pour la résidence principale des rois des Francs, comme elle l'est encore aujourd'hui. Sans doute elle avait mérité cet honneur par sa beauté, par le nombre de ses habitants, la fécondité de ses campagnes et la célébrité du fleuve qui baigne ses murs. Elle a même emprunté son nom à la Loire; et si on l'a appelée Aureliana (Orléans), c'est-à-dire Oreligeriana (sur la rive de la Loire), c'est apparemment parce qu'elle est placée sur la rive de ce fleuve, et non pas, comme le croient légèrement quelques personnes, parce que l'empereur Aurélien, son fondateur, lui a donné son nom. Nous le répétons, c'est à la Loire qu'il faut rapporter plus légitimement l'origine de son nom. [2,6] CHAPITRE VI. Prélats accusés de cupidité et d'avarice. D'APRÈS le témoignage même de la sainte parole, c'est une vérité plus claire aujourd'hui que le jour, que la charité s'étant refroidie dans le cœur des hommes pendant ces dernières années, et l'iniquité ayant dépassé toute mesure, les âmes chrétiennes commençaient à entrer dans un temps de danger et d'épreuve. En effet, les anciens Pères répètent en beaucoup d'endroits qu'une fois corrompues par l'avarice, les religions passées, avec leurs lois et leurs ordres, ont trouvé le principe de leur ruine dans ce qui devait servir à leur élévation et à leur accroissement, et que bien des âmes se sont perdues pour avoir abusé de ce qui devait tourner au profit de leur salut. Car, nous aimons à le répéter, quand on écoute la voix de la cupidité et de l'avarice, on étouffe souvent celle de la justice. C'est ce qu'on pourrait prouver par l'exemple des cultes religieux de bien des peuples, de bien des pays différents. Mais cette vérité n'éclate nulle part avec plus d'évidence que dans les prêtres et les lévites d'Israël. A mesure qu'ils devinrent plus opulents que le reste de leurs frères, la plupart d'entre eux s'adonnèrent aussi à un orgueil plus insolent et à une cupidité plus effrénée. De là vint qu'ils finirent par devenir plus pervers que tous les autres; et cependant il y a bien loin encore des institutions de l'ancienne loi, toujours enveloppée de figures et de mystères, aux bienfaits manifestes et spirituels de la grâce nouvelle. Là, c'étaient des victimes terrestres qu'on exigeait pour offrandes; ici, c'est Dieu lui-même qui se donne pour récompense; là, on pouvait satisfaire à son devoir par un acte extérieur de servitude; ici, on ne mérite un tel prix que par l'hommage sincère du cœur le plus pur. Si nous plaçons ici ce préambule, c'est que les princes s'étant laissé aveugler depuis longtemps déjà par le vain éclat des richesses, cette contagion ne tarda pas à gagner au loin tous les prélats eux- mêmes répandus sur la face de la terre. Ils tournèrent au profit de leur avarice et de leur propre condamnation les dons respectables qu'ils tenaient de la libéralité du Seigneur tout-puissant: d'autant plus indignes du nom de prélats, et plus incapables d'en remplir le saint ministère, qu'ils n'y étaient point parvenus par l'entrée de la porte principale. Mais le canon des saintes Écritures élève en vain la voix pour condamner leur audace, on voit plus que jamais leur exemple coupable suivi dans les différents ordres de l'Église. Les rois eux-mêmes, qui devraient choisir pour le service de notre sainte religion les personnes les plus propres à ce ministère, regardent comme plus digne de présider à la direction des églises et des âmes chrétiennes celui-là seul dont ils espèrent recevoir de plus riches présents. Aussi les hommes les plus présomptueux, sans autre titre que l'orgueil insolent dont ils sont remplis, se poussent dans les prélatures, et ne redoutent pas le reproche d'avoir négligé le soin de leur troupeau, car ils ont placé toute leur confiance et tout leur espoir dans les trésors qu'ils amassent, et non dans l'acquisition des dons précieux de la sagesse. Et une fois à la tête des églises, ils donnent un libre essor à leur avarice, que toute leur ambition se borne à vouloir satisfaire: ils s'en font une idole; ils sacrifient à ce dieu, qui possède leur cœur, et qui leur a seul fait obtenir un titre qu'ils ne pouvaient attendre de leur mérite et de leurs œuvres. D'autres sont séduits par l'imprudente envie d'imiter leur exemple, ou s'abandonnent aux conseils d'une violente jalousie; car dès que l'un acquiert quelque chose dans cette funeste émulation du mal, l'envie persuade à l'autre que c'est un vol qui lui est fait: et l'on sait assez que les envieux se font un éternel tourment de la félicité des autres. De là naissent les débats et les troubles; de là des scandales fréquents; de là le mépris, et bientôt l'oubli de la règle dans divers Ordres. Par une conséquence naturelle, les progrès de cette avarice impie dans le clergé développent dans le peuple un esprit d'audace et d'incontinence. Bientôt les détours du mensonge, la fraude et l'homicide, précipitent les hommes à leur perte par le vol ou par la convoitise; et quand les yeux de la religion catholique, c'est-à-dire les prélats de l'Église, se sont laissé obscurcir par ces épaisses ténèbres, le peuple, cherchant en aveugle la voie de son salut qu'il ne peut reconnaître, se trouve précipité dans l'abîme de sa ruine. Alors aussi, par un juste retour, les prélats sont en butte aux attaques de ceux qu'ils devaient considérer comme leurs sujets, et n'y trouvent plus que des rebelles instruits par leur propre exemple à s'écarter de la voie du devoir. Pourquoi s'étonner après cela qu'au milieu des tribulations où ils se sont jetés eux-mêmes, leurs cris ne soient plus exaucés, quand ils se sont fermé tout accès à la miséricorde divine par leur insatiable cupidité, comme s'ils ignoraient que ce vice entraîne toujours sa peine après lui, et que l'air qui en est infecté verse sur les hommes et les animaux quelque fléau contagieux, et souille même jusqu'aux fruits de son souffle empoisonné? C'est donc ainsi que les hommes qui devraient guider vers le salut tout le troupeau dont un Dieu tout-puissant leur avait confié la garde, le frustrent des bienfaits accoutumés de la divine providence; et quand la piété des évêques n'est plus qu'un vain nom, quand l'austérité régulière des abbés s'amollit, quand le zèle de la discipline monastique se refroidit, et qu'entraîné par tant d'exemples, tout le reste du peuple devient prévaricateur à la loi du Seigneur, ne faut-il pas croire que le genre humain a conjuré tout entier pour se précipiter, de gaîté de cœur, vers sa ruine, et s'ensevelir une seconde fois dans les ténèbres du chaos? Sans doute c'est par ces sortes d'événements qu'il faut expliquer la confiance de l'antique Léviathan, lorsqu'il avait conçu l'espoir que l'inondation du Jourdain viendrait baigner ses lèvres; c'est-à-dire que les enfants du baptême, entraînés par l'appétit de l'avarice, loin du chemin de la vérité, viendraient en foule se submerger dans le gouffre de destruction; et, selon l'autorité de l'Apôtre où nous trouvons cette vérité clairement énoncée, c'est au refroidissement de la charité, c'est à l'excès de l'iniquité, dans des cœurs qui s'aiment mieux que la justice même, qu'il faut attribuer les malheurs extraordinaires que nous avons rapportés, et qui affligèrent toutes les parties du monde vers l'an mille et plus de la naissance du Sauveur. [2,7] CHAPITRE VII. Incendies: mort de nobles personnages. SEPT ans avant l'an mille, le mont Vésuve, que l'on appelle aussi l'antre de Vulcain, vomit, par un plus grand nombre de bouches qu'à l'ordinaire, des flammes et du soufre, avec une multitude de pierres énormes qu'il lança jusqu'à trois milles de là. Les exhalaisons fétides qui accompagnèrent cette éruption commencèrent à rendre le pays voisin inhabitable. Mais il est curieux de rechercher pourquoi ce phénomène n'a lieu qu'en Afrique. La première raison que nous en donnerons c'est le vide de la nature épuisée dans ce climat par l'ardeur excessive du soleil; et comme c'est là que se porte toute la masse des eaux de l'Océan oriental, le poids immense des flots que cet astre attire par ses rayons, du sein des gouffres de la mer, refoule l'air et le force à se réfugier dans les entrailles de la terre, d'où il s'échappe ensuite comme il peut dans l'espace, sous la forme d'une vapeur enflammée. Car, de même que l'air est destiné, par sa nature, à circuler dans les régions élevées, de même aussi il subit alternativement les lois des deux éléments qui composent son essence, l'eau et le feu. Il s'enflamme dans les climats brûlants, et se congèle sous une température humide. Cependant presque toutes les villes de l'Italie et de la Gaule furent dévastées par des incendies violents, et Rome elle-même fut presque toute entière la proie des flammes; le feu ne respecta pas non plus la charpente de l'église Saint-Pierre, et déjà même il menaçait de dévorer ses poutres défendues par des plaques d'airain, quand les Chrétiens, présents en foule à ce spectacle, désespérant de pouvoir arrêter le progrès des flammes par des moyens humains, se mirent à pousser tous ensemble un cri terrible, et coururent se jeter aux pieds du prince des apôtres, lui déclarant, au milieu de leurs ferventes prières, que, s'il ne veillait pas lui-même en ce moment au salut de son église, un grand nombre de ses serviteurs cesseraient bientôt, dans tout l'univers, de professer la foi qu'il avait enseignée. Aussitôt les flammes dévorantes abandonnèrent leur proie et disparurent. A la même époque moururent, dans l'Italie et dans les Gaules, les principaux évêques, ducs et comtes de ces provinces. D'abord le pape Jean, ensuite Hugues, le marquis le plus puissant, et après eux les plus nobles personnages de l'Italie. Dans les Gaules, Eudes et Héribert; le premier était comte de Tours et de Chartres, le second de Meaux et de Troyes. C'est alors que mourut aussi Richard, duc de Rouen, après avoir fondé un riche monastère, dans un lieu appelé Fécamp, où il fut enseveli et où il repose encore. Guillaume, duc de Poitou, termina ses jours vers le même temps. Les pontifes les plus religieux des Gaules ne tardèrent pas aussi à abandonner ce monde, comme le saint évêque de Troyes, Manassès; Gislebert, à Paris; Géboin, à Châlons, et un grand nombre d'autres. Parmi eux se trouve saint Maïeul, d'heureuse mémoire, qui finit ses jours en ce monde à l'abbaye de Souvigny. Les merveilles de sa mort rehaussèrent encore les mérites de sa vie, car une foule d'hommes et de femmes des deux ordres accoururent, des extrémités du monde romain, sur la foi de sa réputation de sainteté, et en furent récompensés par la guérison de leurs infirmités de toute espèce. Un fléau terrible exerçait en même temps ses ravages; c'était un feu secret qui consumait et détachait du corps tous les membres qu'il avait attaqués. Une nuit seule suffisait à ce mal effrayant pour dévorer entièrement les personnes qui en étaient atteintes. Cependant plusieurs saints furent d'un secours efficace aux malades qui se recommandèrent à leur mémoire; et les églises qui attirèrent surtout la foule des fidèles furent celles de Saint-Martin, de Tours; de Saint-Odalric, de Bavière; et du vénérable père Maïeul. Leur bienveillance ne manqua pas d'exaucer les vœux qui leur furent adressés dans cette occasion. [2,8] CHAPITRE VIII. Mort du duc Henri. Ravage de la Bourgogne. TROIS ans avant l'an mille, Henri, duc de Bourgogne, mourut au château de Pouilly, sur la rivière de Saône; il fut enseveli à Auxerre, dans l'église du saint confesseur Germain, un jour d'octobre. Au mois de décembre suivant, le soir du samedi qui précéda le jour de la Nativité du Seigneur, un signe prodigieux apparut dans l'air; c'était la figure ou plutôt la masse même d'un immense dragon, qui se dirigeait du septentrion au midi, en répandant partout un éclat effrayant. Ce prodige jeta la terreur dans le cœur de presque tous les hommes qui en furent témoins. L'année suivante le roi Robert entra en Bourgogne à la tète d'une armée formidable; il était accompagné de Richard, comte de Rouen, qui commandait trente mille Normands. Il venait punir la rebellion des Bourguignons, qui n'avaient pas voulu soumettre à son pouvoir les villes et les châteaux du duc Henri son oncle, et qui se les étaient partagés entre eux. A son arrivée le roi commença par assiéger Auxerre, avec toute son armée. Il se fatigua sans succès à livrer de nombreux assauts à cette ville qui se vante d'avoir toujours résisté à la ruse comme à la force. Il renonça donc à son entreprise et transporta tout l'appareil de la guerre devant le château du saint évêque Germain, défendu par de bonnes murailles, et attenant à la ville. L'armée du comte Landri et les religieux de l'endroit en avaient fortifié les remparts, pour mettre à l'abri des fureurs de l'ennemi le saint troupeau qui l'habitait. Le vénérable Odilon, abbé de Cluny, se présenta devant le roi irrité de cette résistance, et proposa d'intervenir entre les deux partis; il voulait faire rendre au roi les honneurs qui lui étaient dus, consolider la concorde entre les princes, et assurer la paix de l'État; mais voyant qu'il ne pouvait réussir dans ses projets de conciliation, il se contenta d'encourager huit frères qui avaient été laissés pour garder le saint confesseur (tous les autres avaient quitté le monastère, par ordre du roi, avec leur abbé Hilderic), et leur recommanda d'essayer, par des prières assidues, si la bonté du Seigneur ne daignerait pas les sauver, eux et leur abbaye, des mains des assiégeants. Après six jours de siége le roi transporté de colère prend son casque et sa cuirasse, et se met à haranguer l'armée pour l'encourager au combat. On voyait à ses côtés Hugues, évêque de cette ville, le seul de toute la Bourgogne qui se fût déclaré pour le roi. Déjà Robert était prêt à livrer l'assaut, lorsque l'abbé Odilon se présenta devant lui, et lui adressa les plus vifs reproches, ainsi qu'à tous les grands de sa cour, d'oser ainsi venir attaquer, les armes à la main, le pontife bien-aimé de Dieu, le grand saint Germain, qui se faisait gloire, comme nous l'apprend l'histoire de sa vie, d'éteindre le feu de la guerre avec l'aide du Seigneur, et de résister au cruel orgueil des rois. Sans tenir compte de ses paroles, les princes continuèrent leur marche; et ayant développé leur armée en forme de couronne tout autour du château, ils commencèrent l'assaut à l'envi les uns des autres. Les assiégés, de leur côté, firent une longue et vigoureuse défense, et le Seigneur résolut d'envoyer à ses serviteurs en danger un secours inattendu. En effet, au moment du combat, un nuage épais enveloppa tout le château de ténèbres si profondes, que les assiégeants ne pouvaient savoir au dehors où diriger leurs traits, pendant qu'lis se sentaient accablés du haut des murs par ceux des ennemis. Après une perte considérable, surtout du côté des Normands, les princes abandonnèrent le siége, et se repentirent, quoique un peu tard, d'avoir pris les armes contre un endroit de si vénérable renom. Au moment même où l'armée royale commençait l'attaque du saint lieu, un religieux du même couvent, le moine Gislebert, commençait aussi à célébrer le mystère de la messe, selon son habitude, à la troisième heure du jour, sur l'autel de la bienheureuse Marie toujours vierge, que l'on a placé par honneur au dessus de tous les autres, dans le haut de l'église. Cette circonstance explique assez la victoire que Dieu donna aux assiégés. Le lendemain le roi leva le siége, et s'avança jusqu'au fond de la Bourgogne, brûlant tout sur son passage, et ne respectant que les villes et les châteaux forts. Il revint ensuite en France, et plus tard, s'étant concilié les Bourguignons, il resta paisible possesseur de tout le pays. [2,9] CHAPITRE IX. Grande famine. Incursion des Sarrasins. A la même époque commença, dans le monde romain tout entier, une horrible famine qui dura cinq ans. On ne connaissait pas un pays qui ne se ressentît de la disette et ne manquât de pain. Beaucoup d'hommes du peuple moururent d'épuisement et de faim. On fut réduit, sur plusieurs points de la terre, à se nourrir, non seulement d'animaux immondes et de reptiles, mais de la chair même d'hommes, de femmes et d'enfants; car on n'écoutait que les horribles conseils de la faim, au mépris des attachements les plus saints et même de l'amour paternel. On voyait, dans ces temps d'horreur, des fils, parvenus à la force de l'âge, dévorer leurs mères, et les mères, à leur tour, sourdes à la voix du sang, déchirer leurs enfants pour calmer leur faim. A la suite de ce fléau, les Sarrasins, avec leur roi Altmuzor, partirent des côtes d'Afrique, et vinrent occuper presque toute l'Espagne jusqu'aux frontières méridionales des Gaules. Ils firent, en plusieurs rencontres, un grand carnage des Chrétiens. Cependant Guillaume, duc de Navarre, surnommé Sanche, ne craignit pas de leur présenter plusieurs fois la bataille, quoique avec une armée bien inférieure en nombre. Le nombre des soldats qui composaient cette troupe ne suffisant pas à la défense du pays, les moines furent obligés aussi de prendre les armes. Après des pertes considérables de part et d'autre, la victoire resta enfin aux Chrétiens, mais elle leur coûta cher. Les Sarrasins qui survécurent à leur défaite repassèrent en Afrique. Il est prouvé que les Chrétiens perdirent, dans ces combats journaliers, un grand nombre de religieux qui avaient été entraînés sur le champ de bataille, plutôt par un sentiment de charité et d'amour pour leurs frères, que par l'attrait des vaines gloires de ce monde. En effet, il y avait alors au couvent de la Réome un frère de mœurs très-douces et qu'on appelait Wulfer. Un dimanche matin, il eut une vision qui ne nous paraît pas difficile à croire. Il se reposait un moment dans l'église pour réciter ses prières après laudes et matines: déjà les frères avaient tous quitté l'église pour retourner dans leurs cellules, quand tout-à-coup elle se trouva remplie toute entière d'hommes vêtus de blanc et portant de longues robes de pourpre. La gravité de leur maintien les faisait aisément reconnaître. Celui qui les précédait, une croix à la main, se disait évêque de beaucoup de nations, et annonçait qu'il allait célébrer, le jour même, dans cette église, le saint sacrifice de la messe. Il racontait aussi, et tous ses compagnons avec lui, qu'ils avaient assisté cette nuit, avec les frères, à la solennité des matines. Ils ajoutaient que l'office des laudes qu'ils avaient entendu, était bien celui qui était propre à ce jour. Ce dimanche était en effet l'octave de la Pentecôte, et ce jour-là, en réjouissance de la résurrection du Seigneur, de son ascension, de la descente du Saint-Esprit, ou a coutume, dans la plupart des pays chrétiens, de chanter des répons dont les paroles sont vraiment fort belles, l'harmonie douce et pleine, dignes enfin de la divine Trinité, autant que peuvent l'être les conceptions de l'intelligence humaine. L'évêque qui présidait à la cérémonie commença donc, devant l'autel de saint Maurice, martyr, le saint sacrifice de la messe par entonner l'antienne de la Trinité. Cependant frère Wulfer leur demanda d'où ils étaient et comment ils se trouvaient là; ils lui répondirent avec beaucoup de douceur: «Nous faisons profession de la religion chrétienne; mais, pendant que nous combattions pour la défense de notre patrie et des peuples catholiques, le glaive des Sarrasins nous a séparés du commerce corporel des hommes. C'est pour cela que la divine providence veut nous transporter au séjour des bienheureux. Si nous avons passe par ce pays, c'est que nous devons y trouver plusieurs collègues qui sont appelés à nous accompagner bientôt dans notre voyage.» Enfin, celui qui officiait, après l'oraison dominicale, ayant souhaité la paix à l'assemblée, envoya un de ses compagnons donner au frère le baiser de paix. A cette vue, le moine voulait les suivre, mais tout disparut. Il comprit aisément qu'il sortirait bientôt de cette vie, et il ne se trompait pas, car le mois de décembre suivant, c'est-à-dire cinq mois après cette vision, comme il avait des connaissances en médecine, il fut envoyé à Auxerre par son abbé, pour traiter quelques frères malades dans l'abbaye du bienheureux confesseur saint Germain. Dès son arrivée, il commença par les avertir d'aviser promptement avec lui aux moyens de recouvrer leur santé, car il sentait sa fin approcher. «Reposez-vous aujourd'hui des fatigues de la route, disaient les frères, et demain vous ne vous en porterez que mieux. — Sachez, leur répondit-il, que si je n'emploie pas le reste de cette journée à vous donner mes soins, demain il ne me sera plus possible d'en rien faire.» On crut qu'il plaisantait, parce que c'était un homme jovial et de belle humeur. On négligea ses avis. Le lendemain il sentit au point du jour une douleur aiguë, et se traîna comme il put jusqu'à l'autel de la bienheureuse Marie toujours vierge, pour y célébrer la sainte messe. Il revint ensuite à l'infirmerie des frères, et se mit au lit pour reposer ses membres souffrants. Déjà ses paupières semblaient chercher le sommeil au milieu des angoisses, comme cela arrive en telle occasion. Tout-à-coup la Vierge paraît devant lui, brillant d'un éclat éblouissant, et lui demande pourquoi il concevait des inquiétudes. «Est-ce le voyage qui te fait peur? lui dit-elle; tu n'as que faire de rien craindre, c'est moi qui veux te servir de guide.» Cette vision le rendit plus tranquille; il fit venir le prieur du monastère nommé Achard, homme d'une science profonde, qui depuis fut abbé du même monastère, et il lui raconta en détail,'non seulement cette dernière vision, mais celle qui l'avait précédée. «Mon frère, lui dit le père, placez votre force dans le Seigneur. Après avoir vu des choses que les yeux de l'homme ne voient pas d'ordinaire, il ne vous reste plus qu'à acquitter entièrement la dette de la chair, pour mériter d'être admis dans la société de ceux qui vous ont apparu.» Il assembla ensuite les autres frères, et ils lui firent ensemble la visite d'usage. Trois jours après, à l'entrée de la nuit, Wulfer expira. Comme tous les frères se disposaient à le laver et à l'ensevelir, selon la coutume, et qu'ils faisaient sonner toutes les cloches du monastère, un homme du voisinage, bon chrétien, quoique laïque, ignorant la mort du frère, et s'imaginant que les cloches sonnaient matines, se leva pour se rendre à l'église, selon son habitude. A peine s'il était arrivé sur un pont de bois qu'il fallait traverser, quand plusieurs de ses voisins entendirent des voix crier du côté du monastère: «Tire, tire, amène-nous-le promptement.» Et une autre voix leur répondit: Je ne peux rien sur celui-ci, mais j'en amènerai un autre, si je puis.» Aussitôt celui qui allait à l'église voit venir à sa rencontre, sur le pont, un homme qu'il croit reconnaître pour un de ses voisins, mais qui n'était autre en effet que le diable. Persuadé qu'il ne se méprenait point, il l'appela par son nom et l'avertit de passer avec précaution. A l'instant l'esprit malin s'éleva dans les airs sous la forme d'une tour pour tromper le pauvre homme dont il espérait fasciner la vue par cet enchantement subit. En effet, il eut à peine levé les yeux que le pied lui glissa, et qu'il fit une lourde chute sur le pont; mais se relevant aussitôt, et faisant le signe salutaire de la croix, il reconnut la ruse du démon, et revint plus sage à la maison. Quelques jours après, il mourut en paix. [2,10] CHAPITRE X. Pluie de pierres. Au même temps, un présage merveilleux et digne de trouver place ici se manifesta près du château de Joigny, chez un noble homme, nommé Arlebaud. Pendant trois ans, il tomba presque continuellement, dans toute sa maison, des pierres de diverses grandeurs, dont on peut voir encore des monceaux tout autour de sa demeure. Venaient-elles de l'air, ou pénétraient-elles par le toit? c'est ce que personne ne peut dire. Ce qu'il y a de sûr, c'est que cette pluie, qui ne s'arrêtait ni la nuit, ni le jour, ne blessa pas une seule personne, et même ne brisa pas un vase. Plusieurs personnes reconnurent parmi ces pierres les limites, ou comme d'autres les nomment, les bonnes (bornes) de leurs champs. On en trouvait aussi qui avaient été apportées là des chemins, des maisons et des différents édifices situés au loin, ou dans le voisinage. L'événement prouva bien que ce prodige annonçait quelque catastrophe à la famille qui habitait ce séjour. Arlebaud et sa femme étaient tous deux issus d'illustres parents; ses fils et ses petits-fils, avant de recueillir l'héritage de leur père, eurent souvent des contestations assez vives avec leurs voisins. Ils avaient, dans le canton de Sens, un domaine nommé Allanto, dont la libéralité des directeurs du couvent Sainte-Colombe les avait rendus légitimes possesseurs; mais comme il avait passé depuis dans les mains de quelques chevaliers d'Auxerre qui s'en étaient emparés, les héritiers d'Arlebaud firent, peu de temps après, tous leurs efforts pour y rentrer en maîtres. Après des débats qui durèrent quelques années, les deux partis en vinrent aux mains dans Allanto même, un jour de vendange, et laissèrent, dans ce combat, un grand nombre de morts de part et d'autre. Onze fils ou petits-fils d'Arlebaud y périrent. Plus tard, la querelle recommença, la discorde s'accrut encore et causa dans cette famille, comme parmi ses ennemis, une foule de meurtres et d'homicides sans nombre, jusque plus de trente ans après. [2,11] CHAPITRE XL. Folie de l'hérétique Leutard. SUR la fin de l'an 1000 il s'éleva, dans les Gaules, auprès du bourg des Vertus, canton de Châlons, un homme du peuple nommé Leutard, que l'on pouvait prendre pour un envoyé de Satan, comme les suites de son entreprise l'ont assez prouvé. Voici quelle fut l'origine de sa démence et de son endurcissement: il était resté seul un jour dans les champs, pour achever quelques travaux rustiques; la fatigue le surprit, il s'endormit. Pendant son sommeil, il crut voir un essaim nombreux d'abeilles pénétrer dans son corps par les endroits secrets de la nature, et sortir par sa bouche avec un grand bourdonnement; elles lui faisaient en même temps une foule de piqûres, et, après l'avoir percé longtemps de leurs aiguillons, elles se mirent à lui parler et à lui commander des choses impossibles à l'homme. Épuisé par ces songes pénibles, il se lève, revient chez lui, et renvoie sa femme, prétendant se fonder sur un précepte de l'Évangile, pour justifier ce divorce. Étant sorti ensuite, comme pour faire ses prières, il entra dans l'église, saisit la croix et l'image du Sauveur, et les foula aux pieds. A cette vue, tous les assistants épouvantés crurent qu'il allait devenir fou. Il l'était en effet. Cependant il leur persuada (tant l'esprit des paysans est facile à séduire) qu'il faisait tout cela d'après une révélation merveilleuse de Dieu. Il avait donc toujours à la bouche des discours dénués de prudence comme de vérité, et ce docteur nouveau prêchait contre la parole du Maître de toute doctrine, car il enseignait que c'était une chose tout-à-fait vaine et superflue de payer la dîme. De même que toutes les autres hérésies se couvrent des saintes Écritures, qui pourtant les réprouvent, comme d'un manteau, pour tromper plus sûrement les hommes, Leutard reconnaissait aussi que les prophètes avaient dit de bonnes choses, mais il prétendait qu'il ne fallait pas les croire en tout. Enfin la réputation qu'il avait usurpée d'homme sage et religieux lui fit de nombreux prosélytes. Gébuin, vieillard d'une science très-étendue et évêque de ce diocèse, en étant instruit, le fit venir devant lui. Il lui fit des questions sur ce qu'on lui avait rapporté de ses paroles et de sa conduite. Leutard voulut alors dissimuler le venin de sa criminelle doctrine et s'appuya de quelques citations des saintes Écritures, que certainement il n'y avait pas trouvées. Mais l'évêque, homme d'une grande habileté, s'apercevant que non seulement elles étaient peu exactes, mais qu'elles contenaient des erreurs honteuses et condamnables, confondit ce fou, cet hérétique, ramena ceux d'entre le peuple qui déjà partageaient son délire, et les affermit plus que jamais dans la foi catholique. Quant à Leutard, se voyant vaincu et abandonné du peuple qu'il avait espéré séduire, il se jeta dans un puits où il trouva la mort. [2,12] CHAPITRE XII. Hérésie découverte en Italie. UNE contagion funeste se déclarait en même temps à Ravenne. Un certain Vilgard cultivait l'étude de la grammaire avec passion plutôt qu'avec zèle, selon l'usage constant des Italiens, qui ont toujours négligé toutes les autres sciences pour se consacrer à celle-là. Cet homme, enflé du vain orgueil que lui donnait sa science, poussa plus loin la folie. Les démons prirent une nuit la forme de Virgile, d'Horace et de Juvénal pour lui apparaître, et sous ce déguisement lui rendirent grâces de ce qu'il embrassait avec tant d'affection l'étude de leurs écrits; ils le nommaient le héraut de leur gloire immortelle, et lui promettaient même de l'associer bientôt à leur célébrité. Abusé par ces artifices mensongers des démons, il se mit alors à enseigner avec emphase des principes opposés à notre sainte religion, et à prétendre qu'il fallait croire aveuglément toutes les paroles des poètes. Enfin il fut convaincu d'hérésie et condamné par Pierre, évêque de Ravenne. On découvrit en Italie plusieurs partisans de cette doctrine contagieuse, et ils périrent tous par le fer ou le feu. Quelques autres sortirent en même temps de la Sardaigne, si féconde en hérésies, et allèrent corrompre une partie de l'Espagne, mais ils furent aussi exterminés par les Catholiques. Saint Jean avait prédit tous ces maux dans la prophétie où il déclare que Satan doit être déchaîné au bout de mille ans; mais nous allons traiter plus amplement ce sujet dans le livre troisième.