http://remacle.org/bloodwolf/historiens/raouldecaen/tancrede.htm#PRE RAOUL DE CAEN. FAITS ET GESTES DU PRINCE TANCRÈDE. PRÉFACE. C'est une noble entreprise de rapporter les actions illustres des princes. Cette utile occupation ne laisse dans l'oubli aucun intervalle de temps ; en célébrant les morts, on récrée ceux qui leur survivent, et l'on prépare de bonnes leçons à la postérité, longtemps avant qu'elle commence. Ainsi l'on fait revivre ce qui est passé, on raconte les victoires, on en fait hommage aux vainqueurs, on flétrit la lâcheté, on élève la vaillance, on repousse le vice, on inspire la vertu, on rend enfin les plus grands services. Nous devons donc nous appliquer avec le plus grand soin à lire ce qui a été écrit, à écrire ce qui mérite d'être lu, afin que lisant les choses anciennes, et écrivant les choses nouvelles, d'un côté nous trouvions dans l'antiquité de quoi satisfaire à notre ardeur de savoir, et de l'autre nous transmettions à la postérité les mêmes ressources. Comme je m'arrêtais fréquemment et très sérieusement à de telles réflexions, sont venus se présenter à moi cet heureux pèlerinage, ces glorieuses sueurs qui ont rendu à Jérusalem, notre mère, son héritage, détruit l'idolâtrie et relevé la foi, en sorte que chacun a pu, avec raison, battre des mains et s'écrier : « Voici Jérusalem, tes fils sont venus de loin, et tes filles, Joppé, et beaucoup d'autres villes ruinées se sont relevées debout! » Parmi ceux qui ont coopéré à cette glorieuse entreprise, il m'est échu de combattre en chevalier pour Boémond, lorsqu'il assiégeait Durazzo, pour Tancrède, un peu plus tard, lorsqu'il délivrait Edesse du siège des Turcs. Les conversations journalières de l'un et de l'autre rappelaient sans cesse les Turcs mis en fuite, les Francs résistant avec vaillance, tantôt les ennemis massacrés, tantôt les villes prises sur eux, Antioche enlevée de nuit par artifice, Jérusalem conquise de jour par la force des armes. Mais hélas ! en rappelant ainsi le passé, ils disaient aussi comment la paresse nous consume, tandis que les poètes de l'antiquité trouvaient leurs suprêmes délices à écrire. Ceux-là cependant, pourquoi ont-ils composé leurs fabuleuses inventions, tandis que les hommes de nos ours se taisent sur les victoires de la milice du Christ, troupeau de fainéants, qui ne peuvent être comparés qu'aux bourdons de la ruche ? Lorsque ces princes parlaient en public de ces événements, ils me semblaient très souvent, je ne sais par quel motif, tourner particulièrement leurs regards vers moi, comme s'ils eussent voulu me dire : C'est à toi que nous parlons, c'est en toi que nous nous confions. Ainsi l'un et l'autre, mais surtout les bon-lés de Tancrède m'enhardissent, car nul ne fut un seigneur plus bienveillant que lui, nul plus généreux, nul aussi obligeant. Lorsqu'il me pressait ainsi avec une extrême vivacité, mon cœur lui répondait tout bas : Ce que tu me demandes vivant, si je te survis, tu le recevras mort, je ne te louerai point pendant ta vie, je te louerai après ta mort, je t'exalterai après que ta carrière sera consommée; car alors ni celui qui est loué ne s'élève dans son orgueil, ni celui qui loue ne tombe dans l'adulation. Par là l'envieux se taira, celui qui murmure sera réduit au silence, puisque avec ta mort cesseront les présents dont tu me combles sans relâche étant encore en vie ; et alors les langues venimeuses ne pourront nous traiter, moi de vendeur, toi d'acheteur de fables. A ce motif de différer mon travail s'en est joint aussi un autre. Me défiant moi-même de mes forces, j'attendais que quelqu'un plus habile, ou plus obligé encore par les bienfaits de Tancrède, se livrât avec ardeur à cette entreprise. Mais je vois que les uns sont négligents, les autres engourdis dans leur paresse, ej; que d'autres, ô crime ! murmurent et se refusent à cette tâche. Hélas! que sont devenus ces respects, ces largesses, ces présents dont ce prince, l'honneur des princes, combla tant de fois des hommes obscurs, renvoya tant de coupables absous, enrichit tant de pauvres M'accepte donc la tâche qui m'a été laissée, non comme digne de la remplir, mais comme indigné de voir que ceux qui en seraient dignes la dédaignent ; et comme le poète a dit : Est quoddam prodire tenus, si non datur ultra. Quoique je ne doive transmettre à nos descendants qu'une œuvre imparfaite, j'espère que la postérité bienveillante ornera ce que les hommes de nos jours m'ont abandonné dénué d'ornement. Ainsi donc, ô lecteur, nous nous devons réciproquement, moi de te supplier humblement, toi de m'excuser, si mon récit est maigre, si ma Minerve, maintenant bien engraissée, comme on dit, demeure trop en arrière d'un sujet aussi brillant, car les choses auxquelles l'élévation de Virgile suffirait à peine, une langue inhabile va essayer de les dire en balbutiant. De ce côté donc je me reconnais très faible, mais je place mon espoir dans le secours de celui (je veux dire le Christ) dont j'entreprends de chanter le porte-bannière et les triomphes. Après lui, je t'ai choisi, très docte patriarche Arnoul, pour mon maître, afin que tu retranches dans mes pages les choses superflues, que tu combles les vides, que tu éclaircisses les obscurités, que tu refondes ce qui serait trop sec ; sachant que tu n'es étranger à aucune science libérale, toutes les corrections que tu feras me seront douces comme le miel, si après t'avoir eu pour précepteur dans mon enfance, toi étant jeune encore, je puis, devenu homme, trouver dans ta vieillesse un maître qui me corrige. CHAPITRE PREMIER. Parents de Tancrède. Tancrède, rejeton très illustre d'une race illustre, eut pour auteurs de ses jours le Marquis[1] et Emma ; du côté de son père, fils de noble origine, et du côté des frères de sa mère, neveu bien plus distingué, car les autres ancêtres de sa famille avaient estimé suffisant d'être célébrés par les voisins de leur territoire, mais les frères de sa mère portèrent au dehors la gloire de leurs hauts faits, et bien au-delà de leur patrie, c'est-à-dire de la Normandie. Qui ne connaît la valeur de Guiscard, dont les bannières victorieuses firent trembler, dit-on, en un même jour, l'empereur grec et l'empereur allemand? car par sa présence il délivra Rome de l'Allemand. Triomphant du roi des Grecs avec sa race belliqueuse, il subjugua toute la contrée. Ses autres frères, au nombre de onze, se contentèrent de conquérir la Campanie, la Calabre et la Fouille. Il faut en excepter Roger, qui ayant vaincu les Gentils en Sicile, s'acquit une gloire qui le plaça le second entre ses frères, après Guiscard. Mais l'intérêt de mon récit, qui m'a déjà occasionné ce retard, ne me permet pas de m'arrêter plus longtemps. Je reviens maintenant à Tancrède : ni les richesses paternelles ne l'entraînèrent à la mollesse, ni la puissance de ses parents ne l'induisit dans l'orgueil. Dès son adolescence il surpassait les jeunes gens par son adresse dans le maniement des armes, les vieillards par la gravité de ses mœurs, donnant tantôt aux uns, tantôt aux autres, de nouveaux exemples de vertu. Dès cette époque, observateur assidu des préceptes de Dieu, il s'appliquait avec le plus grand soin à recueillir tout ce qu'il apprenait, et à mettre les leçons en pratique, autant du moins que le lui permettaient les mœurs de ses contemporains. Il dédaignait de médire de qui que ce fût, même quand on avait médit de lui : bien plus, se faisant le héraut de la valeur de son ennemi, il disait qu'il fallait frapper, mais non déchirer un ennemi. Quant à lui-même, il n'en voulait rien dire, mais il avait un besoin insatiable qu'on en pût parler; aussi préférait-il les veilles au sommeil, le travail au repos, la faim à la satiété, l'étude à l'oisiveté, enfin toutes les choses utiles aux choses superflues. La passion seule de la gloire agitait cette âme jeune, et de jour en jour il y acquérait de nouveaux droits ; il s'occupait peu du mal que peuvent faire de fréquentes blessures, et n'épargnait ni son sang ni celui de l'ennemi. Cependant son âme remplie de sagesse était intérieurement tourmentée, et il éprouvait une grande anxiété en pensant que ses combats de chevalier semblaient contrarier les préceptes du Seigneur. En effet, le Seigneur ordonne à celui qu'on a frappé sur la joue, de présenter l'autre joue à son ennemi et la chevalerie du monde prescrit de ne pas même épargner le sang d'un parent. Le Seigneur nous invite à donner notre tunique et notre manteau à celui qui vient nous en dépouiller; l'obligation du chevalier est d'enlever tout ce qui reste à celui à qui il a déjà pris sa tunique et son manteau. Ces principes contradictoires endormaient quelquefois le courage de cet homme rempli de sagesse, si tant est qu'il soit permis de prendre de temps en temps quelque repos. Mais lorsque la déclaration du pape Urbain eut assuré la rémission de tous leurs péchés à tous les Chrétiens qui iraient combattre les Gentils, alors la valeur de Tancrède se réveilla en quelque sorte de son sommeil, il recueillit de nouvelles forces, ses yeux s'ouvrirent, son courage fut doublé; naguère ; comme je viens de le dire, son esprit embarrassé devant les deux routes qui s'offraient à lui, ne savait laquelle choisir, de la route de l'Évangile ou de celle du monde; mais lorsque son habileté dans le maniement des armes fut appelée au service dit Christ, cette nouvelle occasion de combattre en chevalier l'embrasa d'un zèle qu'on ne saurait exprimer, Ayant donc fait ses dispositions de départ, en peu de temps il eut préparé tout ce qui lui était nécessaire; et certes il ne fit même pas de grandes dépenses. L'homme qui dès son enfance s'était habitué à donner toujours aux autres, même avant de penser à hriL Cependant il rassembla en quantité suffisante des armes de chevaliers, des chevaux, des mulets, et les approvisionnements nécessaires pour ses compagnons d'armes. CHAPITRE II. Éloge de Boémond. Il y avait dans le même temps un héros de grand nom, dont j'ai rappelé la jeunesse dans ma préface, Boémond, fils de cet illustre guerrier Robert, surnommé Guiscard, et vaillant émule de l'illustration de son père. Son courage avait été vivement excité par les prédications apostoliques qui poussaient alors tous les princes du monde à délivrer Jérusalem du joug des Infidèles. Toutes les places, toutes les villes qui s'étendent sur les bords de la mer, depuis Siponte jusqu'à Oriolo, tout ce qui habitait dans les montagnes, et presque tout ce qui habitait dans les plaines, reconnaissaient son empire; et en outre de ces possessions, tant en villes qu'en châteaux, les montagnes de la Fouille et de la Calabre lui appartenaient en grande partie. Boémond avait deux fois, sous l'autorité de son père, mis en fuite l'empereur des Grecs Alexis : la première fois, sous les yeux même de son père, et devant les murs de Durazzo, la seconde fois, pendant que son père, étant retourné à Rome, l'avait laissé à Larisse avec son armée et comme son lieutenant. Cette double victoire, qui lui avait acquis auparavant une grande gloire, lui faisait craindre maintenant, quoique vainqueur, de passer la mer, même à titre d'ami ; car il redoutait les embûches des Grecs, qui ont pour usage constant de maltraiter rudement ceux mêmes qui ont bien mérité d'eux, et qu'ils ont invités à recevoir leurs présents. Que feraient-ils donc étant exaspérés? Que tenteraient-ils après avoir été vaincus plusieurs fois, et que pouvaient attendre d'eux leurs propres vainqueurs? Il fallait porter la destruction chez ce misérable peuple, ou redouter sa puissance. Ces motifs de sollicitude retardaient l'embarquement de Boémond ; en conséquence il avait sagement prescrit à tous les hommes vaillants de fortifier leurs propriétés de tout leur pouvoir, et en même temps il avait défendu la sortie de tous les ports. Lorsqu'il apprit que Tancrède était embrasé du même désir que lui, cette nouvelle diminua et accrut en même temps ses inquiétudes, elle les diminua parce qu'il pensa que son parent ajouterait à sa force une nouvelle force; elle les accrut, parce qu'il se trouva contraint à l'improviste de pourvoir à la conclusion d'un traité pour cette expédition. CHAPITRE III. Tancrède conclut un traité avec Boémond. Boémond lui ayant donc envoyé beaucoup de richesses, accompagnées de paroles flatteuses, obtint de Tancrède de consentir à combattre sous ses ordres, comme un chef combat sous un roi, étant le second après lui : indépendamment des cajoleries et des richesses qui lui furent offertes, Tancrède avait deux motifs qui le pressaient d'accepter ces propositions, savoir, l'étroite parenté qui l'unissait à Boémond, et la difficulté de s'embarquer et de passer la mer. Buvant tour à tour à ces deux coupes, l'une d'amour, l'autre de crainte, il reconnut bientôt que s'il ne se rendait aux vœux de Boémond en ce qu'il lui faisait demander, d'une part, il pourrait être facilement accusé de jalousie; d'autre part, on pourrait aussi juger nécessaire de le repousser du rivage. En conséquence, les prières et les présents dont Boémond accompagna sa demande trouvèrent promptement accès auprès de Tancrède. Les deux descendants de Guiscard s'étant donc confédérés, toute l'illustre et vaillante race qui marchait à leur suite mit à la voile, et alla débarquer en Épire. Tancrède trouvant alors l'occasion de déployer sa valeur, tantôt courait au-devant des embuscades, tantôt demeurait sur les derrières de l'armée, pour en éloigner les brigands. Et, soit qu'il se portât en avant, soit qu'il marchât à la suite, toujours vaillant, toujours armé, il bravait avec joie tous les périls. Tandis que les autres étaient ensevelis dans le vin ou dans le sommeil, lui, toujours en activité, veillait sur toutes les routes ; l'éclat de son bouclier le disputait à celui de la neige ; il égalait dans son ardeur la vivacité de la grêle. Heureuse la vieille femme que Tancrède rencontrait succombant d'inanition, ou celle qui se disposait, en deçà de la rive d'un fleuve dévorant, à le traverser au gué et à pied! à celle qui était affamée, il donnait aussitôt de la nourriture; à celle qui allait passer au gué, son cheval servait de navire ; et le chevalier lui-même, se faisant pilote, en remplissait l’office avec empressement. CHAPITRE IV. Il traverse avec les siens le fleuve Bardal,[2] et triomphe des Grecs. Heureux d'avoir un tel protecteur, le peuple arriva heureusement auprès du fleuve que l'on appelle Bardai ; et ayant dressé son camp sur la rive, il s'y arrêta quelques jours. Le fleuve dévorant présentait un obstacle à la traversée ; et les deux rives, couvertes d'ennemis, étaient également menaçantes. Ceux qui se porteraient en avant, pour traverser le fleuve, avaient à craindre de trouver les Turcopoles face à face; ceux qui demeureraient en retard avaient à redouter de les voir arriver sur leurs derrières. Tancrède, voyant que l'armée commençait à murmurer, jeta sa vie au devant du péril, et traversa le fleuve, suivi d'un petit nombre d'hommes, ceux-ci contraints à s'avancer, lui s'y portant tout-à-fait volontairement. Les premiers craignaient qu'une multitude ennemie ne vînt accabler leur troupe trop faible ; mais Tancrède craignait, tandis qu'il traversait le fleuve pour aller combattre, que sa présence seule, effrayant les ennemis, ne les mît en fuite, et que son audace, enfantant, il est vrai, la victoire, ne le privât en même temps du butin, seconde récompense des vainqueurs. Après qu'il eut traversé le fleuve, agité de ces sollicitudes, les doubles craintes qu'avaient éprouvées lui et les siens se transformèrent au gré de ses espérances. Les ennemis, plus nombreux, placés en embuscade, voyant le petit nombre de ceux qui venaient vers eux, jugèrent que ceux-ci deviendraient bientôt leur proie, et qu'ils s'étaient avancés sans connaître ni prévoir le piège qui leur était préparé. Aussitôt leurs flèches, lancées des retraites où ils s'étaient cachés, figurèrent, en volant, une épaisse nuée, en tombant, une grêle serrée, en couvrant la terre, une moisson d'épis. Ils ne pouvaient encore atteindre les Francs, et déjà ils avaient employé toutes leurs manières de combattre. Tancrède cependant ne s'avançait point à la course, ni avec rapidité, ni en s'élançant; il allait pas à pas, supportant les traits lancés par l'ennemi, jusqu'à ce qu'il se trouvât arrivé assez près pour pouvoir tomber sur lui ; car ayant combattu fréquemment contre cette nation, il avait appris à connaître la manière la plus facile de remporter la victoire, aussi réprimait-il avec sagesse des courages indomptables par eux-mêmes. Mais dès que l'on pût en venir aux mains, et de près, l'ardeur qui fut déployée racheta les retards commandés à l'impatience. Aussitôt les guerriers rendent les rênes à leurs chevaux, les pressent de l'éperon, brandissent leurs lances, s'y appuient de toutes leurs forces, et les petits boucliers des Grecs ne peuvent résister à leur poids. Écrasés sous les coups de ces armes, ceux qui naguère trouvaient leur défense dans leurs flèches n'y trouvaient plus qu'un lourd fardeau; car du moment qu'on en est venu à saisir le glaive, les flèches sont inutiles. Ainsi privés de refuge, et n'ayant aucun moyen de résistance, les Grecs reçoivent des blessures et n'en rendent point. Malheureux, que sans aucune incertitude ni relâche tout ce qui les entoure pousse à la mort ou à la fuite ! Malheureux en effet! mais comme ils n'avaient montré de compassion pour personne, ils ne trouvent aussi nulle compassion. Le peuple est renversé sans résistance, et s'instruit ainsi à ne plus se hasarder témérairement contre un petit nombre de Francs, et à redouter cent hommes dans un seul homme. Tancrède s'ouvre un chemin à la gloire, et autant il rencontre d'hommes à frapper autant il en dépasse après les avoir frappés. Ceux qui le suivaient reconnaissaient sans peine la trace de ses pas. Des corps mutilés, des hommes à demi morts marquaient à droite et à gauche les deux rives d'un fleuve de sang. Il n'y avait aucun moyen d'errer ça et là, mais on pouvait courir dans le sentier qu'avait ouvert celui qui faisait couler tout ce sang. Lui-même apparaissait en ce moment, moins comme s'il l'eût tiré des veines de ses ennemis, que comme s'il l'eût répandu de ses propres veines. Tout défiguré, tout ensanglanté, on ne reconnaissait plus en lui les traits de Tancrède, mais il ne le démentait pas par ses œuvres. De même les jeunes gens ses compagnons, mettant en fuite, renversant, massacrant les ennemis, combattaient chacun selon ses forces, et ensanglantaient le champ de bataille. CHAPITRE V. Les Grecs attaquent la portion de l'armée de Boémond, qui n'avait pas encore traversé le fleuve. Cependant l'armée de Boémond qui était demeurée encore, dans sa paresse, sur l'autre rive du fleuve, laissant Tancrède passer le premier, vit les Grecs mis en fuite, et renonça à tout retard. Les uns traversent à la nage; d'autres, sachant naviguer, se jettent dans des bateaux, ceux qui n'ont aucune de ces ressources se saisissent de la queue des chevaux en guise de bateaux, et ainsi en peu de temps toute la foule a passé sur l'autre rive. Il restait environ six cents hommes à y transporter; ce n'étaient ni des chevaliers ni des hommes armés, qui pussent s'élancer sur l'ennemi ou le repousser dans une attaque; c'était une populace dénuée d'armes, à moins qu'il n'y eût dans le nombre quelques hommes armés, que la vieillesse ou la maladie eût réduits à un état de faiblesse. Alors les Grecs qui avaient été envoyés pour dresser des embûches sur les pas des Latins, trouvant une occasion de plonger leur fer dans le sang, s'élancent sur ceux qui étaient demeurés en arrière, comme les loups tombent sur une ber plus désolés, parce qu'ils ne peuvent s'échapper. Pendant ce temps, Tancrède poursuivant encore les Grecs qui fuient devant lui, reçoit promptement la nouvelle que d'autres sont sur ses derrières, que personne ne leur résiste, que personne ne porte secours aux Latins, que les hommes armés ont traversé le fleuve, que les hommes sans armes sont restés sur l'autre rive, et qu'ils sont presque entièrement détruits. Aussitôt que ce chevalier, rempli de compassion, et toujours prêt à tout acte de vaillance, apprend ces nouvelles, il abandonne les uns pour se retourner, toujours intrépide, contre d'autres; comme la lionne qui a trouvé une proie, si en se retournant elle découvre d'un côté opposé un piège qui lui est préparé, elle laisse ses petits, et se dirigeant vers son nouvel ennemi, la gueule déjà desséchée, elle abandonne sa proie. CHAPITRE VI, Tancrède, se lançant dans le fleuve, met les Grecs en fuite. Aussitôt, retournant vers le fleuve, et dédaignant tout pilote, Tancrède s'élance dans le gouffre; son cheval lui sert de navire, et remplit pour lui l'office de pilote, car tout retard, tout délai pour faire préparer un bateau, ou pour attendre les chevaliers qui seraient disposés à le suivre, lui paraît une lâcheté trop voisine de la peur. Ainsi donc, comme je viens de le dire, il se précipite dans le fleuve, de même qu'au milieu d'une plaine; l'onde qui le reçoit l'entraîne dans sa course rapide, et cependant elle le rend bientôt sain et sauf à l'autre rive. La troupe de ses compagnons d'armes, qui s'est lancée dans le fleuve sur les traces de son seigneur, traverse et arrive de la même manière. La phalange grecque, effrayée à la fois et de l'arrivée et du nom de Tancrède (car ce nom retentissait avec éclat sur les deux rives), craignant d'être massacrée, cesse de massacrer, et, comme à l'ordinaire, cherche dans la fuite ses moyens de salut. Les Grecs se sauvent donc à travers les précipices, à travers les lieux inaccessibles, partout où ils peuvent espérer un asile pour les vaincus; et pour les vainqueurs, l'impossibilité de parvenir jusqu'à eux. Mais le vainqueur n'en poursuit pas moins les fuyards, se montrant plus avide du sang de ceux que leurs pieds plus agiles transportaient dans les lieux les plus inabordables; car nul des vaincus ne pensait à retourner son visage vers lui, si ce n'est cependant celui qui, surpris dans sa fuite, se jetait en suppliant aux genoux du vainqueur; tant la chaleur première s'était calmée, tant la fureur s'était apaisée, tellement toute l'espérance des Grecs avait passé de leurs armes dans la rapidité de leurs pieds. Maintenant rejeter leurs arcs, se débarrasser de leurs carquois, repousser au loin leurs petits boucliers, se dépouiller de leurs cuirasses, était leur dernière ressource pour sauver leur vie. Aussi de nombreux ouvrages faits avec beaucoup d'art, qui avaient été achetés à des prix élevés, et exécutés avec beaucoup de peine et de temps, jonchaient également les routes et les lieux inaccessibles, et tombaient aux mains des vainqueurs, qui s'en emparaient sans en payer le prix, sans livrer de combat; sur aucun point, il ne manqua d'hommes pour enlever ce butin, ou pour poursuivre les bandes fugitives, en faisant retentir le nom de Tancrède. Et comme ceux qui avaient survécu au massacre antérieur, je veux dire ceux que Tancrède avait délivrés en venant à leur secours, s'étaient enfuis en désordre, ils poursuivaient aussi leurs ennemis sans ordre; ceux qui avaient les mains vides s'attaquaient à ceux qui étaient chargés ; ceux qui étaient dépouillés de tout arrêtaient ceux qui portaient des armes ; les plus agiles atteignant ceux qui étaient fatigués ; un grand nombre d'entre eux, qui devaient être conduits en esclavage, coupant leurs liens, et se dégageant, enchaînaient à leur tour ceux qui les avaient enchaînés ; d'autres, recherchant les dépouilles qui leur avaient été enlevées, trouvaient en même temps et celles qui appartenaient à leur ravisseur, et les leurs propres ; il y en eut même qui, cherchant leur bien, après avoir trouvé ce qu'ils cherchaient, et enlevé ce qu'ils trouvaient, le rejetèrent encore, pour s'emparer d'une meilleure proie. Ainsi, soit qu'ils se fussent chargés de dépouilles étrangères, soit qu'ils eussent repris ce qui leur appartenait, nul ne rentrait dans le camp sans être accablé sous le poids de son butin. CHAPITRE VII. On célèbre la victoire de Tancrède. Ayant ainsi vengé les maux de ses compagnons, et enlevé des dépouilles, heureux.de la faveur des siens, Tancrède fit passer le fleuve à tous ceux qu'il avait sauvés, et le passa lui-même le dernier. Oh! avec quels transports il fut accueilli! comme il était grand, comme il parut à tous destiné à grandir encore dans l'avenir ! de quels témoignages de vénération le comblèrent à la fois et la noblesse et le petit peuple ! Tous n'avaient qu'une même pensée et un même langage. Où est, quand a-t-on vu, quel est parmi les enfants des hommes celui qui t'égale, ô Tancrède? Quel est celui qui repousse autant la paresse, qui dédaigne autant le repos, qui inspire autant de crainte au dehors, qui ait autant adouci son orgueil, et aussi complètement renoncé aux passions des sens? Qui a été appelé, et s'est montré plus rapide ; qui a été supplié, et a paru plus empressé; qui a été offensé, et s'est trouvé plus promptement apaisé? Heureux les aïeux d'un tel descendant; heureux les descendants d'un tel aïeul ; heureux les Calabrais d'un tel nourrisson, les Normands d'un tel rejeton ! Heureux ceux à la gloire desquels tu t'es associé, et plus heureux encore nous, à qui ton courage sert de remet part ! Ton courage est notre bouclier contre ceux qui nous attaquent; il est notre arc et notre glaive contre ceux qu'il nous faut combattre. Si le péril marche devant nous, tu t'y portes le premier; s'il est derrière nous, tu te retires vers lui. Béni soit le Seigneur qui t'a réservé pour être Je protecteur de son peuple, et béni sois-tu, toi, qui protèges ce peuple par la force de ton bras! Tels étaient les éloges, et même de plus grands, et les témoignages de reconnaissance qui accueillirent le vainqueur à son retour. Tous les répétaient à l'envi, sur les routes, sous les tentes, et jusque dans la tente de Tancrède, où ils le poursuivaient de leurs acclamations. Dès ce moment il sembla qu'avoir Tancrède pour compagnon était un motif suffisant de sécurité, qu'être sans lui dans l'armée était être comme dans un désert au milieu de l'armée. Aussi plusieurs augurant de plus grandes choses par les grandes choses qu'ils avaient vues, venaient-ils se mettre, eux et leurs effets, sous sa protection, le prenant pour leur seigneur. Et lui, il captivait le courage et les forces des jeunes gens par des récompenses, les attirait par son mérite, s'en montrait digne par les exemples qu'il donnait. Tant qu'il était dans l'abondance, aucun de ceux qui combattaient pour lui n'éprouvait de besoin ; s'il se trouvait dans l'embarras, il empruntait de l'argent à ses compagnons plus riches, pour soulager les plus pauvres dans leur détresse, après en avoir obtenu. Si on lui redemandait ce qu'il avait emprunté, il cherchait d'autres créanciers, allant en quelque sorte mendier auprès des uns pour les autres, en attendant que le butin ou la guerre vinssent le combler de richesses. C'est ainsi que ce prudhomme se montrait sans cesse aux uns généreux, aux autres sincère et véridique, ou pour mieux dire, sincère et véridique à tous. CHAPITRE VIII. L'arrivée et la victoire de Boémond et de Tancrède sont annoncés à l'empereur Alexis. Sur ces entrefaites le messager que l'empereur Alexis avait envoyé chercher des nouvelles retourna auprès de lui et le jeta dans le trouble, en les lui rapportant en ces termes ou en d'autres termes à peu près semblables : Boémond, de la race de Guiscard, a traversé l'Adriatique et s'est même emparé de la Macédoine. Déjà plus d'une fois tu as ressenti sa grande force, et celle qu'il déploie aujourd'hui n'est pas moins élevée au dessus de celle qu'il a n déployée auparavant, que l'aigle n'est élevé au-dessus du passereau. Autrefois en effet la Normandie lui fournissait des cavaliers, la Lombardie des hommes de pied ; les Normands allaient à la guerre pour remporter la victoire, les Lombards pour faire nombre : de ces deux peuples, l'un venait comme guerrier, l'autre comme serviteur. En outre levés à prix d'argent, forcés par un édit, ils ne marchaient point volontairement, ils ne combattaient point par ardeur pour la gloire. Mainte tenant au contraire la race entière de la Gaule s'est levée et s'est associée dans sa marche toute l'Italie; au-delà et en deçà des Alpes, depuis la mer d'Illyrie jusqu'à l'Océan, il n'est point de contrée qui ait refusé ses armes à Boémond. Les chevaliers, les archers, les frondeurs, par leur infinie multitude, n'ont laissé aucune place dans l'armée à la foule de ceux qui ne font pas la guerre. Le blé d'en deçà des mers ne suffit pas à ces armées, pas même celui qu'elles retirent des fosses creusées dans la terre, si le petit peuple qui n'a point d'armes ne renonce à son oisiveté et à son abondance, pour se livrer au travail, il pourra endurer la disette. Tous ceux qui servent dans le camp du fils de Guiscard sont armes, belliqueux, et savent supporter les fatigues. A joutez-y encore d'autres hommes de la race de Guiscard, Tancrède et les deux frères Guillaume et Robert, dont le courage est pareil à celui des lions de Phénicie, et qui sont alliés de Boémond autant par les liens du sang que par leur ardeur à faire la guerre. Celui-ci n'a point, comme jadis, forcé aucun d'eux à le suivre ; vaincu par leurs supplications, il les a transportés au--delà de la mer. Aussi ne pourront-ils être que bien difficilement séparés, ceux qu'une seule volonté, des intentions pareilles, un zèle semblable ont liés ensemble d'une étroite amitié. CHAPITRE IX. Abattu au récit de ces nouvelles, le rusé empereur, mule dans son cœur de nouveaux artifices, cherche dans son esprit de nouveaux conseils. Il s'applique à enlacer dans ses filets les lions qu'il n'ose harceler à la chasse. En conséquence il charge des messagers, de porter les lacs, tout recouverts de flatteries, dans lesquels il veut engager Boémond pendant sa marche. « Le roi Alexis à Boémond, salut! « On m'a annoncé ton arrivée, et j'ai appris cette nouvelle avec des entrailles de père. Maintenant en effet tu t'adonnes à une œuvre digne de tes vertus en dirigeant contre les barbares ta passion pour la guerre. Dieu, je le vois, a approuvé les entreprises des Francs, puisqu'il a pris soin de les munir d'un tel chef. Ton arrivée me promet aussi d'une manière toute particulière l'accomplissement de mes désirs, car, pour garder le silence sur d'autres points, les devins turcs te désignent eux-mêmes comme devant triompher de leur race. Courage donc, hâte-toi, mon fils, et en arrivant, mets un terme à l'impatience des chefs qui ont retardé leur départ pour t'attendre. Les chefs, les grands, tout le peuple soupirent également après toi. Il y a auprès de moi des héros latins, et ils ont été comblés de grands présents ; mais autant tu m'es connu plus que les autres, autant tu en recevras de plus considérables qui t'attendent, des manteaux, de l'or, des chevaux, et toutes sortes de trésors en grande abondance. Tout ce que tu as pu voir, en quelque lieu que ce soit, n'est rien, comparé à ce qui se trouve chez moi. Sache que toutes ces choses sont préparées pour toi, comme pour un fils, si tu te prépares de ton côté à te montrer doux et fidèle envers moi comme un fils. Tu trouveras donc une fontaine d'or, en sorte que toutes les fois que tu auras consommé ce que tu auras demandé, et autant de fois que tu redemanderas de nouvelles richesses à dépenser, tu en retrouveras sans aucune difficulté. Et afin que tu suives la route d'un pied plus léger, qu'il te suffise d'une petite escorte, et ainsi tu arriveras plus librement et plus promptement. Quant au reste de la multitude, après que tu lui auras laissé des chefs, la marche lui sera d'autant plus facile qu'elle la suivra plus lentement. » CHAPITRE X. Boémond, séduit par les promesses d'Alexis, se laisse entraîner à lui rendre hommage. Les députés, instruits par ce message séducteur et par leur propre adresse, partent, arrivent, se présentent, et s'expliquent. Boémond, enivré par l'apparence emmiellée de leurs discours, ne découvrit pas le poison caché au dessous, et se laissa tromper par l'offre qui lui était faite spontanément de ces richesses de Constantinople, pour lesquelles il avait depuis longtemps inondé de sang la terre et la mer. Il se réjouit au contraire d'obtenir si facilement ce qu'il avait manqué tant de fois dans ses fréquentes attaques contre les Grecs. En conséquence il résolut de se rendre le premier aux lieux où il était appelé, suivi seulement d'une faible escorte, tandis que Tancrède s'avancerait plus lentement avec le reste de l'armée. Cet arrangement ne déplut nullement au fils du Marquis, lorsqu'il en fut instruit, car il avait en horreur l'amitié perfide des Grecs, autant que l'épervier redoute les filets, ou le poisson l'hameçon ; aussi, dédaignant les présents du roi, avait-il déjà résolu de fuir même sa présence. Après qu'on eut délibéré sur ceux qu'il daignerait emmener avec lui et sur ceux qu'il laisserait, Boémond partit du château fort que l'on appelle Chympsala. Tandis que les promesses qu'il avait reçues agitaient son esprit, que l'esprit agitait le cavalier, et le cavalier le cheval, en peu de jours ils arrivèrent à Constantinople. Là Boémond, présenté à Alexis, se soumit au joug que l'on appelle vulgairement hommage. Il y fut contraint sans doute, mais en même temps il reçut en don une étendue de terrain dans la Romanie, telle qu'un cheval emploierait quinze jours à la franchir en longueur, et huit jours en largeur. Sans aucun retard, la renommée s'envolant alla porter à Tancrède la nouvelle de cet événement, et ajouta : Une pareille transaction t'est réservée à toi, qui marches à la suite, mais d'autant plus humiliante que la récompense sera moindre.