[1,0] LIVRE I. [1,1] ÉLÉGIE I. A TULLUS. CYNTHIE est la première dont les yeux m'aient séduit. Infortuné ! j'avais toujours vécu exempt de faiblesse. Mais aujourd'hui mon regard a déposé sa longue fierté, et l'Amour a courbé ma tête sous ses pieds. Le cruel m'apprit à dédaigner une chaste flamme, et à passer ma vie au hasard. L'année entière me voit abandonné à ses fureurs, tandis que je lutte constamment contre ma destinée. Méléagre a pu vaincre les rigueurs de la fière Atalante, en ne refusant aucun péril. Tantôt il la suivait, ivre d'amour, dans les antres de Thrace, et combattait sous ses yeux les bêtes les plus féroces ; tantôt, blessé par les flèches d'Hylé, il faisait retentir de ses plaintes les montagnes d'Arcadie. Enfin, Tullus, il vainquit par sa constance la fille agile d'Iasius : tant les prières et les bienfaits peuvent fléchir l'Amour. Cependant il est sourd à mes voeux ; il ne m'inspire aucune ressource, et dédaigne de suivre, comme autrefois, une route bien connue. Vous, dont les enchantements ont attiré la lune sur la terre, vous, qui apaisez les dieux par vos sacrifices magiques, changez le coeur de ma maîtresse ; rendez son visage plus pâle encore que le mien, et alors je croirai à votre art ; je croirai que vos chants peuvent conduire à leur gré les astres et arrêter les fleuves. Et vous, dont l'amitié tardive cherche à me relever d'une chute, trouvez des remèdes qui cicatrisent les blessures de mon coeur. Je me sens le courage de supporter le feu et le fer : mais que je puisse exhaler du moins mon courroux. Entraînez-moi aux extrémités du monde ; entraînez-moi sur les mers les plus reculées, partout où une femme ne pourra suivre mes traces. Mais restez, vous à qui l'Amour prête une oreille facile, et jouissez heureusement d'un sentiment qu'on partage. Pour moi, Vénus se plaît à tourmenter mes nuits amères, et l'Amour ne m'accorde jamais un instant de repos. Puissiez-vous échapper à mes tourments ! Que chacun de vous, retenu dans ses liens, ne soit point infidèle à ses premières ardeurs. S'il en est un seul qui ferme l'oreille à mes avis, hélas! avec quelle douleur se rappellera-t-il mes paroles ! [1,2] ÉLÉGIE II. A CYNTHIE. Pourquoi, mon âme, pourquoi cette chevelure élégante ? Pourquoi la soie frôle-t-elle en mille plis moelleux ? Pourquoi ces parfums de l'Orient que tu répands sur ta tête ? Pourquoi te rendre esclave des produits étrangers, ensevelir sous un éclat emprunté les charmes de la nature, et ne pas laisser ton corps briller de ses propres richesses ? Crois-moi, Cynthie, il n'est point de fard qui convienne à tes traits. L'Amour est nu ; il chérit la beauté pour elle-même, et dédaigne de vains artifices. Vois les couleurs dont se parent les riantes prairies ; vois le lierre se déployer lui seul avec plus d'énergie, l'arboisier s'élever plus florissant sur la roche solitaire, et le ruisseau se frayer une route vagabonde. Nos rivages sont naturellement émaillés de mille cailloux, et l'art n'imitera jamais la douce harmonie des oiseaux. Ce n'est point par la parure que Phébé, la fille de Leucippe, enflamma Castor, que sa soeur Élaïre charma Pollux, que la fille d'Évènus plut jadis, sur les rives de son père, à Idas et à Phébus, qui se disputèrent sa conquête. Hippodamie n'avait point séduit le Phrygien Pélops par des couleurs empruntées, lorsqu'un char ravisseur la transporta sur des rivages lointains. La beauté ne se cachait point encore sous les pierreries ; mais elle se contentait de briller du coloris d'Apelle : car alors on ne cherchait pas sans cesse de nouveaux amants ; et les femmes étaient assez belles, ornées de leur seule pudeur. Je ne crains plus aujourd'hui que tu m'accordes un sentiment moins tendre : mais on a assez d'attraits quand on plaît à celui qu'on aime. Toi surtout, à qui Phébus accorde le don des vers et à qui Calliope prête volontiers sa lyre ; toi, dont les moindres discours ont un charme secret ; toi, qui réunis aux talents de Minerve les grâces de Vénus, oui, tant que je vivrai, tu me seras chère : mais désormais dédaigne un luxe inutile. [1,3] ÉLÉGIE III. SUR CYNTHIE. TELLE reposait sur le rivage Ariadne languissante, tandis que Thésée fuyait à pleines voiles ; telle Andromède, délivrée du rocher funeste, se livrait au premier sommeil auprès de son libérateur ; ou telle une Bacchante, fatiguée d'une danse continuelle, tombe sur la rive fleurie de l'Apidanus : telle j'ai vu ma Cynthie goûter un doux repos, la tête appuyée sur ses mains défaillantes. La nuit était avancée, et les esclaves ranimaient les feux à demi éteints, lorsque je dirigeai vers sa couche mes pas que faisait chanceler une douce ivresse. Cependant de nombreuses libations ne m'avaient point enlevé ma raison entière. Le duvet fléchissait mollement sous le poids de Cynthie. Deux dieux téméraires, Bacchus et l'Amour, m'enflammaient à l'envi, et m'excitaient à approcher de cette tête légèrement posée sur un bras d'albâtre, à la soutenir moi-même de mes mains, à cueillir un baiser et à savourer tous ses charmes : mais je n'osais troubler le repos de mon amante, moi qui avais éprouvé déjà ses reproches et son courroux. Mon regard, du moins, restait attaché sur elle comme celui d'Argus sur la forme trompeuse d'Io. Tantôt je détachais de mon front une couronne, et je la déposais sur le tien, ô ma Cynthie ; tantôt j'aimais à toucher ta chevelure en désordre, et à charger furtivement tes mains de quelque fruit mais ces offrandes ne pouvaient rien contre un sommeil ingrat, et bientôt elles s'échappaient en roulant sur ton sein. Que de fois un léger mouvement trahissait un soupir ! et moi, crédule, j'en tirais un fâcheux présage : je craignais qu'un songe ne t'apportât une crainte frivole, qu'un rival ne te forçât malgré toi de céder à ses feux. Cependant la lune pénétrait de toutes parts, et sa clarté secondait depuis longtemps mon audace. Un de ses rayons tombe légèrement sur les yeux de Cynthie. Elle s'éveille, et me dit, le bras appuyé mollement sur sa couche : « Enfin les mépris d'une rivale qui te ferme sa porte te ramènent donc auprès de moi ! Cependant tu as perdu les longs moments d'une nuit qui m'était destinée ; tu reviens languissant, quand les étoiles vont disparaître. Si tu pouvais, ingrat, passer une seule nuit comme tu me forces à les passer en proie à l'inquiétude ! J'ai trompé le sommeil en brodant la pourpre ; je me suis fatiguée à chanter sur ma lyre ; quelquefois je me plaignais sur ma couche solitaire du nouvel amour qui t'éloignait de moi si longtemps. Mais le sommeil m'a enfin poussée d'une aile propice ; il est venu apporter un dernier soulagement à mes peines. » [1,4] ÉLÉGIE IV. A BASSUS. POURQUOI, Bassus, vouloir me rendre infidèle à Cynthie, en me vantant sans cesse d'autres beautés ? Pourquoi ne pas souffrir que je passe toute ma vie dans un esclavage qui m'est cher ? Célèbre, si tu le veux, et les charmes d'Antiope, et les attraits d'Hermione, et toutes les beautés des temps anciens ; leur gloire s'éclipse devant Cynthie. Que sera-ce, si tu la compares aux beautés communes de nos jours ? Il n'est point de juge qui leur accorde une indigne préférence. Mais cet attrait, Bassus, est le moindre de ceux qui m'enflamment : il en est de plus puissants qui me font mourir ; c'est l'incarnat de la pudeur, les arts qu'elle cultive avec gloire et ces plaisirs voilés que l'on soupçonne. Plus tu veux rompre nos liens d'amour, et plus nous t'échappons en renouvelant nos serments. Insensé ! ta conduite ne restera pas impunie. Cynthie saura tes efforts, et te déclarera ouvertement une guerre éternelle. Crois-tu qu'elle me confie ensuite à ton amitié, ou qu'elle te recherche encore ? Non, mais elle se rappellera un tel crime ; mais, dans sa colère, elle te dénoncera à toutes les femmes, et tu ne trouveras aucune porte qui s'ouvre à ton amour. Il n'est point d'autel qui ne soit arrosé de ses larmes ; point de dieu, quelque faible qu'il soit, dont elle ne réclame les vengeances. Le plus grand malheur pour Cynthie, ce serait de perdre son amant, et surtout mon amour. Oh ! qu'elle me conserve son coeur, je l'en supplie, et jamais je ne trouverai en elle aucun sujet de plainte. [1,5] ÉLÉGIE V. A GALLUS. CESSE enfin des plaintes importunes, envieux ami, et laisse-nous suivre tous deux la carrière où nous sommes entrés. Que veux-tu, insensé ? éprouver aussi mes tourments ? Malheureux ! tu te précipites dans un abîme d'infortunes ; tu portes imprudemment tes pas vers des feux cachés ; tu voudrais t'enivrer des poisons de la Thessalie. Cynthie ne ressemble point à tant d'autres : son courroux est toujours terrible ; et si par hasard elle n'est point contraire à tes vœux, combien de soucis cuisants elle te prépare ! Bientôt tu perdras le sommeil, et tes yeux seront noyés de larmes : elle seule, par ses rigueurs, s'attache encore les coeurs les plus farouches. Hélas ! que de fois ses mépris te feront accourir auprès de moi ! que de fois tu détesteras, par tes sanglots, son inconstance ! Je verrai ton chagrin et tes larmes, un frémissement pénible agiter ton corps, et la crainte imprimer sur ton visage ses couleurs livides. Tu chercheras des paroles, et les paroles te manqueront ; tu te méconnaîtras toi-même ; à peine si tu sentiras ton infortune. Tu apprendrais alors, malgré toi, combien est dur l'esclavage de Cynthie, et ce qu'il en coûte de se voir fermer la porte d'une maîtresse adorée. Alors, Gallus, tu n'admirerais plus si souvent ma pâleur, et pourquoi mon corps se dessèche ainsi de jour en jour. Ne crois pas que ta noblesse puisse modérer ses rigueurs ; l'Amour ne sait point obéir à d'antiques images. Mais si tu laisses saisir les moindres traces de ta folie, comme ton nom sera livré bientôt à la risée publique ! Et moi, qui ne trouve aucun remède à mes propres maux, je ne pourrais te consoler, malgré tes prières. Infortunés tous deux, nous ne pourrions qu'unir nos peines, et que pleurer mutuellement dans le sein l'un de l'autre un amour malheureux. Cesse donc, Gallus, de vouloir éprouver ce que peut ma Cynthie. Ce n'est point impunément qu'elle permet de s'approcher d'elle. [1,6] ÉLÉGIE VI. A TULLUS. Non, Tullus, je ne crains point d'affronter avec toi les périls de l'Adriatique, et de diriger ma voile sur la mer Égée ; avec toi je pourrais gravir les plus hautes montagnes et pénétrer jusqu'aux lieux reculés où se lève l'Aurore : mais Cynthie m'arrête par ses caresses et ses plaintes, par ses tendres prières et la pâleur de ses traits. Elle passe la nuit entière à me reprocher ses feux trahis ; elle ne croit plus aux dieux, puisque je l'abandonne ; déjà elle me retire son amour, elle me répète les menaces d'une amante plaintive à son amant volage, et me dévoue au malheur. Comment résisterais-je un instant à ses plaintes ? Ah ! périsse l'amant qui peut aimer avec froideur ! Est-ce donc pour moi tant de plaisir de connaître Athènes la savante, ou de parcourir l'antique opulence de l'Asie ? et faut-il que, pour une curiosité futile, Cynthie vienne maudire ma voile qui s'éloigne, se déchirer le visage d'une main égarée, redemander aux vents des baisers qui lui sont dus, et me proclamer le plus volage, le plus cruel des amants ? Efforce-toi, Tullus, de surpasser la trop juste gloire de ta famille, et fais revivre chez nos alliés cette vieille équité romaine qu'ils ne connaissent plus. Ton coeur n'a jamais battu sous l'acier que pour la patrie ; l'Amour ne reçut jamais l'hommage de tes premiers ans ; eh bien ! qu'il ne t'ouvre jamais ses peines et la carrière que j'ai sillonnée de mes larmes. Pour moi, que le destin condamne à ramper toujours, laisse-moi rendre au sein de la mollesse mon dernier soupir. Bien d'autres ont succombé sans regret loin d'une amante chérie ; que je meure comme eux, si j'imite leur exemple. Je ne suis point né pour la gloire, ni pour les combats ; ma destinée m'enchaîne sous les drapeaux de l'Amour. Toi, Tullus, pars vers la molle Ionie, vers ces rives du Pactole où la charrue trouve l'or ; que tu foules la terre, ou que l'Euxin plie sous tes rames, exerce le pouvoir que tu partages ; et si parfois un souvenir vient te rappeler ton ami, plains-le de vivre sous une étoile malheureuse. [1,7] ÉLÉGIE VII. AU POÈTE PONTICUS. Tu célèbres la ville de Cadmus et les funestes combats de deux frères ambitieux. Puisque tu veux lutter contre le vieil Isomère, j'applaudirai à tes chants, Ponticus, et je leur souhaite d'heureuses destinées. Cependant, fidèle à mes maximes, je rêve de mon côté à mes amours, et je cherche à fléchir ma maîtresse. Quand je chante, quand je plains les tourments de ma jeunesse, j'obéis à ma douleur non moins qu'à mon génie. Telle est, Ponticus, l'occupation de ma vie entière ; elle a fait ma célébrité, et je ne veux l'immortalité que pour mes chants d'amour. Qu'on me loue d'avoir su plaire à la beauté réunie aux talents, et d'avoir souffert tant de fois son injuste courroux ; que plus tard l'amant rebuté d'une maîtresse lise assidûment mes vers ; qu'il apprenne mes peines, et qu'il en profite pour son bonheur. Oh ! si l'Amour te frappait aussi d'une flèche assurée, et puisse ce dieu ne point troubler ton repos ! que tu abandonnerais promptement, dans ton infortune, et des combats frivoles et l'armée des sept chefs à une éternelle poussière ! En vain tu voudrais composer une molle élégie ; car le cruel Amour se refuserait à des chants tardifs. Alors, Ponticus, tu ne dédaignerais pas mon talent ; tu m'admirerais souvent comme un grand poète ; tu me préférerais aux premiers génies ; comme les jeunes Romains, tu inscrirais aussi sur mon tombeau : « Ci-gît le grand poète qui célébra nos amours. » Ne va donc pas frapper mes vers de ton orgueil et de tes mépris : souvent l'amour vient tard, mais il fait payer son triomphe. [1,8] ÉLÉGIE VIII. A CYNTHIE. QUEL transport t'agite ? N'as-tu point pitié de mes soucis, ou suis-je plus vil à tes yeux que la froide Illyrie ? Quel que soit ce rival, te paraît-il d'un si grand prix, que tu te confies sans moi à l'inconstance des vents ? Quoi ! tu pourrais entendre les murmures d'une mer agitée ? tu reposerais courageusement sur la planche du vaisseau ? tu sillonnerais d'un pied délicat les frimas ? tu braverais la neige et les rigueurs inconnues d'un climat moins doux ? Oh ! si l'hiver et ses orages prolongeaient deux fois leur cours ! si le nautonier oisif accusait la lenteur des Pléiades ! ton vaisseau, ma Cynthie, n'abandonnerait point la rive de Toscane ; un odieux Zéphyr ne ferait point taire, au mépris de mes voeux, les vents propices dont le souffle empêche l'onde d'emporter au loin ton navire, et tu ne m'abandonnerais point seul, anéanti sur la plage déserte, moi qui te nommerais cruelle, et qui te rappellerais en vain d'une main impuissante. Mais non ; quelque peine que mérite ton parjure, que Galatée soit propice à tes voeux ; que ta voile, aidée d'un calme heureux, te porte à travers les flots paisibles, et te dépose sur les rivages d'Orique. Ton hymen lui-même ne me rendra point infidèle. Je me plaindrai à ta porte des serments que tu oublies ; je ne cesserai d'appeler et d'interroger le nautonier. Dis-moi quel port renferme une amante chérie ? lui demanderai-je. Qu'elle s'arrête aux rives de l'Étolie ou sur les rivages d'Élée, elle doit m'appartenir un jour. (8b) Elle reste à Rome ; elle reste : car elle l'a juré, et que mes rivaux en frémissent ! J'ai vaincu : Cynthie n'a pu résister à mes prières continuelles. Que la noire envie dépose une joie prématurée ; ma Cynthie ne va plus franchir des routes nouvelles. Oui, je suis aimé d'elle. Écoutez : elle dit qu'avec moi Rome est le plus charmant séjour ; qu'un trône sans moi n'aurait plus de douceurs. Elle préfère reposer à mes côtés sir une couche modeste. Cynthie veut m'appartenir, quel que soit mon sort ; elle dédaigne et l'antique royaume que reçut en dot Hippodamie, et les trésors qu'Élis obtint jadis par ses courses. Un rival offrait de riches présents, et en eût donné de plus riches encore ; mais Cynthie n'a point voulu fuir loin de moi ; car elle n'est point avare : et cependant je n'avais pour la fléchir ni des trésors ni les pierres de l'Inde ; je n'avais que mes vers et mon amour. Apollon et les Muses ne sont donc point insensibles aux amants. Appuyé de leur secours, j'aime Cynthie et j'en suis aimé : maintenant je puis toucher de mes pieds les astres les plus élevés. Que le jour vienne ou que la nuit succède, elle est à moi ; un rival ne m'enlève plus un amour dont je suis assuré ; tant de bonheur couvrira de gloire ma vieillesse elle-même. [1,9] ÉLÉGIE IX. A PONTICUS. NE t'ai-je pas dit, Ponticus, que tu sentirais l'amour dont tu plaisantais, et que ton langage aurait un jour plus de réserve ? Te voilà tombé et suppliant aux pieds d'une femme ; celle que tu achetas naguère te commande aujourd'hui. La colombe de Dodone ne prédirait pas plus sûrement que moi comment une femme dompte en amour les esprits les plus farouches. Mes chagrins et mes larmes ne m'ont, hélas ! que trop bien instruit. Plût au ciel que je perdisse à la fois et mon amour et ma science ! Infortuné ! que te servent aujourd'hui tes vers majestueux et tes pleurs sur les ruines de Thèbes, qui s'éleva jadis aux accords d'Amphion ? En amour, Mimnerme dépasse de bien loin Homère ; le dieu de la tendresse ne veut que de tendres accents. Va donc, Ponticus, va brûler ces tristes ouvrages, et n'écris plus désormais que ce qu'une femme aime lire. Que sera-ce, si ton amante était rebelle à tes voeux Maintenant, insensé, tu cherches de l'eau au milieu des fleuves. Ton visage n'est point encore pâle, et l'incendie ne dévore point ton coeur ; tu ne sens que la première étincelle du mal qui doit te consumer. Alors tu affronterais les tigres d'Arménie et les liens qui enchaînent Ixion à sa roue infernale, plutôt que de sentir à chaque instant les flèches de l'Amour dévorer tes entrailles et une maîtresse en courroux t'arracher ce que tu voudrais lui refuser. L'Amour n'accourut jamais d'une aile propice sans la replier bientôt d'une main prompte. Aussi, Ponticus, sois sur tes gardes quand une amante te cède avec facilité ; car c'est pour mieux t'enlacer dans l'esclavage. Loin de nous l'amour qui fixe nos yeux sur un objet unique, en ne leur permettant ni repos ni sommeil, et qui ne se laisse apercevoir que quand sa main a pénétré nos chairs ! Qui que tu sois, Ponticus, fuis des caresses continuelles. Le chêne et la pierre céderaient à leur action : comment y résister, toi dont l'énergie est si faible ? Surmonte donc toute honte, et confesse au plus tôt ta faute ; car souvent, en amour, on se soulage en racontant ses ennuis. [1,10] ÉLÉGIE X. A GALLUS. L'HEUREUSE nuit ! Moi, le confident de vos larmes, je fus aussi le témoin de vos premiers transports. Quel plaisir de me rappeler cette nuit délicieuse, et que de fois je la redemanderai par mes voeux ! Je t'ai vu, Gallus, défaillir d'amour entre les bras d'une amante, et ne plus prononcer qu'à de longs intervalles des mots entrecoupés. Le sommeil accablait mes yeux languissants, et la lune, au milieu de sa carrière, brillait au haut du ciel ; cependant je n'ai pu détourner mes regards de vos jeux : tant vos paroles brûlaient d'une ardeur mutuelle ! Mais puisque tu n'as pas craint de me confier tes amours, sois récompensé du plaisir que tu m'as fait. J'ai su taire vos douleurs ; mais je puis encore pour un ami quelque chose de plus. Je sais unir une seconde fois deux coeurs qui se détachent, ouvrir à l'amant la porte tardive d'une maîtresse, guérir dans autrui une blessure récente, et ma voix est toujours un remède efficace. Cynthie m'a souvent appris ce qu'il faut demander ou éviter ; l'Amour a fait le reste. Prends donc garde, ami, de lutter contre la mauvaise humeur de ton amante, ou de lui parler avec fierté, ou de garder trop longtemps un silence boudeur. Si elle t'adresse une demande, ne refuse pas d'un front soucieux, et ne lui réponds pas non plus par une vaine bienveillance. Une amante n'a jamais su retenir son courroux quand on la méprise, ou de justes menaces quand on la blesse. Plus tu seras soumis, plus tu seras esclave de l'amour, et plus tu obtiendras souvent le bonheur que tu désires. Enfin, pour être heureux constamment avec une seule belle, il faut un coeur qui ne soit jamais ni oisif ni libre. [1,11] ÉLÉGIE XI. A CYNTHIE. QUAND tu t'arrêtes, Cynthie, sur les collines de Baies ; quand tu parcours le sentier tracé par la main d'Hercule ; ou bien quand tu admires et le cap célèbre de Misène, et les flots soumis à l'empire des fils de Thesprotus, te rappelles-tu, dis-moi, et mon amour et nos nuits charmantes ? Me conserves-tu, si loin de moi, quelque espoir ? ou faut-il que, par ses feux mensongers, un rival inconnu t'arrache, ô ma Cynthie, à mes tendres vers ? Ah ! plutôt qu'une barque fragile et qu'une faible rame t'arrête sur le Lucrin, ou que l'eau facilement coupée sous ta main te retienne captive, malgré tes efforts, au milieu des flots mobiles ! Quoi ! mollement couchée sur le rivage silencieux, tu écouterais les doux propos d'un autre amant ! Ainsi une amante perfide succombe loin des yeux qui veillaient sur elle, et souvent ne pense plus aux dieux, témoins de son parjure. Mais de tels soupçons, ô ma Cynthie, n'ont pour fondement ni la renommée ni mes sens ; ils sont le fruit d'un amour qui craint jusqu'à son ombre. Pardonne-moi donc si mes vers t'ont causé quelque peine, et n'en accuse que mes frayeurs. Ma vigilance pour toi ne dépasse-t-elle pas les soins d'une mère chérie ? Sans toi, la vie aurait-elle encore quelque charme ? Toi seule es ma patrie, toi seule es ma famille ; c'est toi qui fais en tout temps mon allégresse. Que mes amis me voient triste ou joyeux, ce que je suis, leur dirai-je, Cynthie en est la seule cause. Mais abandonne au plus tôt les rivages corrupteurs de Baies, ces rivages qui sèmeront les querelles entre tant d'amants, ces rivages, l'écueil éternel de la pudeur et de la fidélité. Ah ! périssent, à jamais des eaux que réprouve l'Amour ! [1,12] ÉLÉGIE XII. A UN AMI. POURQUOI me reprocher chaque jour ma paresse, et me faire un crime de ce que Rome me retienne et me plaise ? Cynthie est aussi éloignée de moi, que l'Hypanis de l'Éridan et de la Vénétie. Elle ne fomente plus, comme autrefois, mon amour dans ses embrassements, et sa voix ne résonne plus doucement à mon oreille. Oui, je lui fus cher, et alors il n'était point d'homme qui pût aimer avec autant de constance : mais l'envie a flétri mon bonheur. Est-ce un dieu qui m'accable ? ou quelle herbe, cueillie sur les sommets du Caucase, a pu nous diviser ? Je ne suis plus aimé comme autrefois ; un long voyage change le coeur des belles ; et qu'il faut peu de temps pour que l'amour s'envole ! Aujourd'hui je compte, hélas ! de longues nuits dans une solitude affreuse ; je n'entends que ma voix qui pèse à mes oreilles. Heureux qui peut pleurer en présence de sa maîtresse ! car l'Amour aime souvent à voir répandre quelques larmes. Si du moins l'amant méprisé pouvait changer ses chaînes ; il y a encore quelque plaisir à varier son esclavage. Mais pour moi, je ne puis en aimer une autre, ni abandonner Cynthie : elle fut mes premières amours, et je l'aimerai jusqu'au tombeau. [1,13] ÉLÉGIE XIII. A GALLUS. SELON ta coutume, Gallus, tu te réjouiras de mon malheur, en me voyant seul, arraché à mon amour. Pour moi, je n'imiterai pas ta conduite perfide. Que jamais une maîtresse, ô Gallus, ne songe à te tromper ! Tandis que tu augmentes ta gloire en trompant mille conquêtes, et que tu ne cherches dans l'amour que le plaisir de l'inconstance, tu t'éprends enfin pour une belle, tu te dessèches par les inquiétudes d'un amour sérieux, et tu vois, bien qu'un peu tard, ton ancien orgueil humilié. Voilà le juste retour des douleurs que tu as méprisées ; une seule venge le malheur d'une foule d'autres ; c'est elle qui mettra un terme à de vulgaires amours. Tu aimeras, mais non plus pour un temps et jusqu'au premier caprice. Je n'en parle point sur un vain bruit ou sur la foi des augures ; je l'ai vu de mes yeux, et refuserais-tu, dis-moi, mon témoignage ? Je t'ai vu, Gallus, attaché languissamment à sou cou, pleurer en la pressant dans tes bras, vouloir donner ta vie pour un seul mot d'espoir, et te livrer enfin, cher Gallus, à ce que j'aurais honte de redire. Je n'ai pu arrêter vos embrassements, tant était grande l'ardeur insensée qui vous animait l'un et l'autre ! Le dieu du Ténare était moins pressant, lorsque, sous les traits d'Éniphée de Thessalie, il poursuivait d'un amour facile la fille de Salmonée. Hercule ne fut point brûlé de feux aussi violents, lorsque, purifié sur les bûchers de l'Oeta, il obtint les premières faveurs de la divine Hébé. Un seul jour t'a poussé dans la lice plus loin que tous les autres. Lycoris a brûlé ton coeur du feu le plus ardent ; elle n'a pas souffert que tu reprisses ton ancienne fierté, et elle ne permettra pas que tu te détaches d'elle. Ton ardeur t'entraînera toujours. Et qui s'en étonnerait ? Elle est digne de Jupiter, belle comme Léda, plus gracieuse que les filles de Léda et que toutes trois ensemble. Les filles d'Inachus n'avaient point sa caressante tendresse, et sa voix mélodieuse charmerait malgré lui le maître des dieux. Puisqu'il fallait que tu périsses enfin d'amour, ô Gallus ! jouis de ta conquête ; car tu étais digne de ton bonheur. Tu es tombé dans une erreur nouvelle ; qu'elle te soit heureuse, et que ton amie rassemble en elle seule tout ce qui pourrait te charmer. [1,14] ÉLÉGIE XIV. A TULLUS. BOIS à longs traits le vin de Lesbos dans les coupes les plus précieuses, lorsque, couché mollement sur les rives du Tibre, tu admires ou l'esquif léger qui vogue à pleines voiles, ou la lente chaloupe qu'on remorque avec peine, ou l'ombre épaisse de ces arbres nouvellement plantés, dont les magnifiques sommets se pressent en aussi grand nombre que dans les forêts du Caucase : tout cela n'est rien auprès de mon amour ; car jamais les richesses ne l'emportent sur le dieu de Cythère. Quand Cynthie accorde à mes voeux une de ces nuits délicieuses, ou qu'elle prête tout un jour à mes serments une oreille facile, je vois rouler dans ma demeure tous les flots du Pactole, et les perles que l'Océan recèle au fond de ses abîmes. Un plaisir pur me garantit alors une félicité plus grande que celle des rois ; qu'elle dure seulement autant que durera ma vie ! Qui peut jouir de ses trésors, quand l'Amour lui est contraire ? L'or n'a point de charme pour moi contre les rigueurs de la beauté. C'est la beauté qui brise les forces des plus grands héros, et qui imprime la douleur à l'âme la plus dure. L'Amour franchit avec confiance le seuil des riches palais ; il s'approche de ce lit où brille la pourpre ; il tourmente à son gré sa jeune et infortunée victime : et que servent alors et l'étoffe soyeuse et ses riches dessins ? Mais qu'il répande sur moi ses faveurs, et je ne vois plus qu'avec dédain ou le sceptre des rois, ou les trésors d'Alcinoüs. [1,15] ÉLÉGIE XV. A CYNTHIE. J'AI souvent redouté, Cynthie, et ton inconstance et ses dangers, mais jamais cette dernière perfidie. Tu vois dans quel abîme la fortune m'entraîne, et tu viens à peine pour soulager mes terreurs ; et tu peux rétablir d'une main tranquille ta chevelure en désordre, consacrer de longues heures pour relever tes attraits, et charger artistement ton sein des perles de l'Orient, comme la vierge qui s'avance, belle de jeunesse et de parure, à un premier hymen. Calypso fut bien plus émue du départ d'Ulysse. Elle pleurait dans son île déserte. Assise, les cheveux épars, sur le rivage, elle maudissait pendant des jours entiers un injuste élément ; et, quoiqu'elle n'espérât plus de revoir jamais le parjure, elle se livrait encore à la douleur, en se rappelant une longue félicité. Alphésibée vengea sur ses frères le trépas d'un époux, et l'amour rompit les liens du sang les plus sacrés. Quand un vent favorable entraîna le fils d'Éson, Hypsipyle, enfermée tristement dans son palais solitaire, ferma désormais son coeur aux charmes de l'amour, et dépérit de jour en jour dans un morne veuvage. La pudique Évadné, l'honneur des femmes argiennes, se précipita dans le fatal bûcher qui consumait son époux. Mais de si beaux exemples n'ont pu changer le coeur de Cynthie. Que lui importe l'hommage de la postérité ? Cesse donc, Cynthie, cesse de nouveaux parjures, et crains de réveiller le courroux des dieux. Trop de bonheur, hélas ! t'encourage. Que tu gémirais sur mes dangers, si tu éprouvais jamais quelque peine ! Des fleuves entiers se perdront sans murmure dans l'immensité des mers, et l'année changera le cours des saisons, avant qu'un autre sentiment remplace ton amour dans mon coeur. Oui, quelles que soient tes rigueurs, Cynthie, je t'aimerai toujours ; je ne verrai jamais avec indifférence ces yeux charmants qui m'ont fait croire tant de serments trompeurs. Tu jurais naguère que si tu te rendais coupable d'un parjure, tu les arracherais toi-même de tes propres mains ; et tu oses aujourd'hui les lever au ciel ? et tu ne trembles pas au souvenir de ton crime ? Qui te forçait à pâlir, à changer de couleur, à arracher de tes yeux une larme feinte ? Voilà ce qui m'a perdu. Mais j'apprendrai par mon exemple, aux amans crédules, qu'il n'est pas sûr d'en croire de trompeuses caresses. [1,16] ÉLÉGIE XVI. LA PORTE. Moi que l'on ouvrait jadis pour de magnifiques triomphes, et que l'on connaissait chaste comme une vestale, au lieu du char doré qui honorait mon seuil, au lieu des supplications et des larmes des infortunés captifs, je ne vois plus aujourd'hui que des libertins, qui viennent, au sortir d'une orgie nocturne, me frapper et m'assaillir d'une main indigne. Chaque jour me retrouve chargée de couronnes qui me déshonorent, entourée des flambeaux qu'abandonne un amant éconduit. Comment défendrais-je maintenant les nuits d'une maîtresse trop célèbre, moi qu'on a livrée au scandale par des vers obscènes ? Mais, hélas ! elle n'en ménage pas plus son honneur ; au milieu d'un âge corrompu, elle se distingue encore par ses désordres. Et cependant je ne puis écouter, sans partager sa tristesse et ses larmes, les plaintes amères d'un amant, hélas ! trop fidèle, qui passe auprès de moi de longues heures en vaines prières. Jamais il ne me laisse aucun repos ; à chaque instant il m'assiège de ses vers langoureux. « O porte, dit-il, plus cruelle que ta maîtresse elle-même ! pourquoi restes-tu fermée et silencieuse ? Ne t'ouvriras-tu donc jamais à mon amour ? ne saurais-tu, par un bruit léger, rendre furtivement mes prières ? ne puis-je donc espérer aucun terme à mes ennuis, et faut-il que je réchauffe ton seuil en y cherchant un triste sommeil ? C'est là que me trouvent gisant et la nuit et les étoiles au milieu de leur carrière ; c'est là qu'au matin la brise compatira à mes peines. Pour toi, toujours insensible, tu n'as jamais répondu que par le silence de tes gonds aux accents redoublés de mes douleurs. Oh ! si ma faible voix, se glissant par une fente légère, allait frapper enfin celle que j'aime ! Bien qu'elle soit plus insensible que les rochers de la Sicile, plus inflexible que l'airain et le fer, elle ne pourrait cependant retenir quelques larmes, et la compassion se peindrait, malgré elle, dans son oeil humide. Maintenant un autre plus heureux la possède dans ses bras, et moi, le Zéphyr de la nuit emporte au loin mes plaintes. Toi seule es la principale cause de mes chagrins, ô porte, que mes présents n'ont jamais pu vaincre ; et cependant tu fus toujours ménagée par ma langue, qui respecta rarement quelque chose dans ses emportements. Pourquoi souffrir que je m'épuise par mille plaintes, que je passe dans les carrefours de Rome des nuits d'inquiétude et d'insomnie ? Souvent, au contraire, j'ai composé en ton honneur une élégie nouvelle, et j'ai imprimé sur tes marches des baisers brûlants. Que de fois encore, perfide, ne me suis-je pas prosterné devant toi, et ne t'ai-je pas rendu en secret l'hommage que je t'avais promis ?» Ces plaintes, et celles que vous connaissez tous, amants infortunés, troublent chaque jour l'harmonie matinale des oiseaux. Ainsi les moeurs de nia maîtresse et les larmes d'un amant fidèle m'exposent sans défense à d'éternels reproches. [1,17] ÉLÉGIE XVII. A CYNTHIE. Oui, puisque j'ai pu m'éloigner de Cynthie, je mérite d'invoquer l'alcyon solitaire. L'étoile de Cassiope ne luira plus sur mon navire, et tous mes voeux se dissipent en fumée loin d'un ingrat rivage. Vois, Cynthie, vois la tempête te venger de mon absence, et faire retentir autour de moi des menaces terribles. Hélas ! un calme heureux ne viendra-t-il point apaiser l'orage ? Faut-il qu'un sable léger me serve de tombeau ? Ah ! répare de tes voeux une malédiction fatale ; je suis assez puni par l'absence du jour et les fureurs de la tempête. Te retracerais-tu d'un oeil sec mon trépas ? Serait-ce sans regret que tu ne presserais point sur ton coeur mes tristes restes ? Périsse à jamais celui qui se confia le premier à un vaisseau et à des voiles pour s'ouvrir, malgré les dieux, une route à travers mille abîmes ! N'eût-il pas mieux valu supporter les dédains de Cynthie, qui, malgré ses rigueurs, se distinguait par des qualités rares, que d'errer ainsi sur des rivages inconnus, bordés d'impénétrables forêts, et de chercher au ciel l'étoile désirée des enfants de Léda ? Si le destin eût enseveli auprès d'elle mes douleurs, si le marbre funéraire marquait la fin de mon amour, elle eût sacrifié du moins sa belle chevelure à des restes chéris ; elle les eût déposés mollement sur un lit de roses, et, en prononçant une dernière fois sur ma tombe le nom de son amant, elle eût demandé aux dieux que la terre me fût légère. Vous cependant, nymphes de la mer, qui devez le jour à la belle Doris, enflez à l'envi et d'un souffle propice mes blanches voiles. Si l'Amour, dans son vol, effleura jamais vos demeures humides, rendez ces rivages favorables à votre compagnon d'esclavage. [1,18] ÉLÉGIE XVIII. LES PLAINTES. Oui, le Zéphyr seul anime de son souffle ces ombrages solitaires et ces lieux écartés, toujours muets à mes plaintes. Ici je puis redire sans crainte mes douleurs secrètes, à moins que les rochers eux-mêmes ne deviennent infidèles. A quelle époque, ô ma Cynthie, reporterai-je tes premiers dédains ? Quelle fut la cause de mes premiers pleurs ? Moi que l'on citait naguère parmi les amans fortunés, je me trouve aujourd'hui marqué du sceau de tes mépris. Comment ai-je mérité tant d'infortunes ? quel crime a pu changer ton coeur ? Une rivale est-elle cause de ta tristesse ? Ah ! reviens à moi, s'il est vrai que jamais une autre femme, quelle que fût sa beauté, n'a mis le pied dans ma demeure. La douleur dont tu me rends victime demanderait cependant une vengeance ; mais je ne suis point assez aveugle pour me rendre à jamais l'objet de ta haine, et pour ternir l'éclat de tes beaux yeux en les condamnant aux larmes. Crains-tu mon inconstance, parce que tu ne vois dans mon extérieur et sur mon visage que de faibles marques de mon amour ? J'en appelle à témoin le hêtre, le pin, chéri du dieu d'Arcadie, et vous, arbres, si jamais vous avez connu l'amour. Que de fois mes accents ont retenti sous leurs voluptueux ombrages ! que de fois ton nom, ô ma Cynthie, fut gravé sur leur écorce ! ... Ne me crois pas insensible à tes rigueurs, si je n'ai raconté qu'à tes portes muettes les nombreux soucis qui me dévorent. Timide amant, j'ai appris à plier sous les lois d'une maîtresse superbe, sans faire retentir au loin mes plaintes amères. Ce n'est toutefois qu'au bord d'une eau limpide, ou au milieu des rochers glacés, ou dans un sentier solitaire, que je goûte un pénible repos, Là, sans témoin, je redis à l'oiseau, qui m'écoute à peine, les plaintes que peut m'inspirer le désespoir. Oui, que tu sois contraire ou propice à ma tendresse, je veux, Cynthie, que les forêts retentissent de ton nom, que les rochers les plus déserts ne cessent de le redire. [1,19] ÉLÉGIE XIX. A CYNTHIE. Non, Cynthie, je ne redoute plus maintenant le triste séjour des Ombres, et je ne recule point devant le bûcher où la nature réclame un dernier tribut. Mais que ton amour, hélas ! ne survive point à mes funérailles, voilà ma crainte, voilà ce qui est pour moi plus dur que le trépas lui-même. L'enfant de Vénus n'a point porté à mes yeux une blessure si légère, que ma cendre puisse oublier jamais l'objet de mes feux. Ainsi Protésilas conserva, jusque dans les ténèbres du Tartare, le souvenir d'une épouse adorée ; et l'ombre du héros revint encore au palais antique de ses pères pour goûter dans de vains embrassements un plaisir mensonger. Quelle que soit ma destinée, je t'appartiendrai toujours, ô ma Cynthie ; un vif amour peut franchir à son gré le fatal rivage du Styx. Qu'elles viennent alors à moi, ces beautés célèbres qu'Ilion en cendres abandonna aux Grecs victorieux : il n'en est point, Cynthie, qui puisse te le disputer en grâces, et que la terre équitable te pardonne cette gloire. Aussi, quand même le destin t'accorderait une longue vieillesse, tes restes chéris seraient encore arrosés de mes larmes. Oh ! si tu pouvais sentir sur mes cendres les mêmes feux ! alors le trépas perdrait pour moi toute son amertume. Mais je crains, Cynthie, que tu n'oublies mon tombeau, que le cruel Amour ne t'arrache à une vaine poussière, qu'il ne te force à sécher tes pleurs malgré toi ; car il n'est point de femme dont la constance résiste à ses continuelles attaques. Livrons-nous donc, tandis qu'il en est temps, au plaisir d'une flamme mutuelle ; l'amour ne saurait avoir jamais une trop longue durée. [1,20] ÉLÉGIE XX. A GALLUS. ÉCOUTE, cher Gallus, le conseil d'un ami fidèle, et qu'il reste toujours gravé dans ta pensée. L'amour sans la prudence est souvent exposé aux coups de la fortune ; j'en appelle aux flots de l'Ascanius, de ce lac fatal aux Argonautes. Hylas est l'objet de tes feux ; Hylas, dont le nom et la beauté rappellent le jeune ami d'Hercule. Que tu côtoies le fleuve à l'ombre d'une forêt épaisse, que tu baignes tes pieds dans les flots de l'Anio, que tu parcoures ces rivages illustrés par les combats des géants, ou que tu t'abandonnes à la foi d'une onde fugitive, défends tau Hylas contre l'amour et les embûches des Nymphes et des Dryades, qui ne sont pas moins sensibles dans notre Italie ; autrement, Gallus, crains d'avoir à parcourir sans cesse les montagnes, les rochers glacés et les lacs inconnus ; crains d'avoir à gémir, comme autrefois Hercule sur les rives de l'Ascanius, lorsqu'il eut erré longtemps éperdu dans des contrées lointaines. En effet, l'on rapporte qu'autrefois le navire Argo sortit des chantiers de Pagasa pour se diriger vers le Phase, et que, laissant derrière lui les eaux de l'Hellespont, il vint aborder au milieu des écueils de la Mysie. Dès que l'essaim des héros grecs se fut arrêté sur ces rives paisibles, ils se font à l'envi des lits d'un tendre feuillage. Cependant le jeune Hylas s'était avancé plus loin pour chercher à l'écart une source dans ces lieux arides. Les deux fils d'Aquilon, Calais et Zéthès, l'accompagnent en volant autour de lui. Suspendus sur sa tête, ils planent, se rapprochent ou s'éloignent, et cependant lui ravissent tour-à-tour des baisers. Hylas se réfugie sous l'extrémité de leur aile, et cherche à s'y suspendre ; puis il se débarrasse avec une baguette de leurs jeux amoureux. Mais, hélas ! s'il met en fuite les fougueux enfants d'Orithye, c'est pour devenir bientôt la victime des Hamadryades. Au pied du mont Arganthe étaient les sources de l'Ascanius que chérissaient les nymphes de Bithynie. On y voyait des fruits délicieux pendre sans culture à l'arbre solitaire, et le lis, tapissant au loin la prairie humide, mêler sa blanche fleur à la pourpre des pavots. Hylas oublie son devoir pour les jeux de son âge ; tantôt il cueille des fleurs d'une main légère ; tantôt il se penche imprudemment sur la source limpide et trompe encore le temps, pendant qu'il regarde sa gracieuse image. Il veut enfin remplir son urne. Appuyé sur l'épaule droite, il tend le bras et la retire pleine. Mais les Dryades, enflammées d'amour pour tant de beauté, avaient abandonné à l'envi leurs danses ordinaires. Tout à coup leur main entraîne facilement le jeune Hylas, qui cède et tombe sous l'eau avec bruit. Hercule l'appelle et entend répéter son nom ; mais c'est l'écho du rivage qui redit seul dans l'éloignement le nom du malheureux Hylas. Que cette leçon, Gallus, te fasse veiller sur tes amours. Ton Hylas est trop beau pour le confier avec sûreté aux Nymphes. [1,21] ÉLÉGIE XXI. L'OMBRE DE GALLUS PARLE. GUERRIER, qui reviens blessé du siège de Pérouse, et qui te hâtes d'éviter mon destin, pourquoi rouler de toutes parts tes yeux humides quand tu m'entends gémir ? Et moi aussi, je fus le compagnon de toutes vos guerres. Que tes parents se réjouissent de te voir revenir plein de vie ! Que ma soeur comprenne à tes larmes mon funeste sort ! Dis-lui que son Gallus, échappé au glaive meurtrier de César, n'a pu éviter les embûches de vils brigands ; et si l'on trouve jamais sur les collines de l'Étrurie des ossements dispersés, qu'on les recueille pour ceux de l'infortuné Gallus. [1,22] ÉLÉGIE XXII. A TULLUS. Tu me demandes, Tullus, au nom d'une amitié constante, qui je suis, d'où je viens, et quels lieux m'ont vu naître ? Tu connais ces murs de Pérouse, qui furent le tombeau des Romains et la ruine de l'Italie à une époque de deuil : alors la discorde armait nos citoyens entre eux ; alors, fatale Étrurie, tu causas surtout mes douleurs, lorsque tu reçus dans tes plaines les membres dispersés de mon infortuné parent, et aujourd'hui encore tu refuses à ses restes un peu de terre. Non loin de là, Tullus, s'étendent les fertiles campagnes de l'Ombrie, où ton Properce a vu le jour.