[4,0] TRAITÉ DE PORPHYRE Touchant l'abstinence des animaux. LIVRE QUATRIÈME. [4,1] I. Nous avons répondu à presque toutes les difficultés que font ceux qui admettent la nourriture de la viande. Ce n'est véritablement que par intempérance qu'ils prennent ce parti : mais pour se justifier, ils n'ont pas honte de chercher des prétextes dans la nécessité, ce qui leur donne lieu de faire beaucoup d'exagérations. Il reste encore deux questions à examiner : l'une est, si cette nourriture est utile ; car c'est par là qu'on a séduit ceux qui se laissent dominer par les plaisirs. L'autre est, s'il est vrai qu'aucun sage ni aucune nation ne rejette l'usage de la chair des animaux. C'est à la faveur de cette assertion que les hommes se sont prêtés à l'injustice. Nous allons faire voir qu'elle est contraire à la vérité de l'histoire. Nous répondrons ensuite à la question de l'utilité de cette nourriture et à quelques autres. [4,2] II. Nous commencerons par parler de quelques peuples qui se sont abstenus de la nourriture des animaux. Les Grecs seront les premiers, parce que nous connaissons mieux ceux qui nous ont appris leurs usages. Dicéarque le Péripatéticien, qui est un de ceux qui a fait l'abrégé le plus exact des moeurs des Grecs, assure que les anciens qui étaient plus près des dieux que nous étaient aussi meilleurs que nous, qu'ils travaillaient à se rendre parfaits, de sorte qu'on les regarde comme faisant l'âge d'or, comparés aux hommes d'à présent, qui sont formés d'une matière corrompue. Ils ne tuaient rien d'animé. C'est pour cela que les poètes ont appelé ce siècle l'âge d'or. La terre d'elle-même leur produisait des fruits en abondance. Tranquilles et menant une vie pacifique, ils travaillaient avec leurs compagnons qui étaient tous gens de bien. Dicéarque raisonnant à ce sujet, prétend que c'est ainsi que l'on vivait du temps de Saturne, si l'on doit croire qu'il ait existé, et que ce qu'on dit de lui, ne soit pas fabuleux ni allégorique. La terre produisait sans être cultivée. Les hommes n'étaient point obligés d'user de précaution pour se procurer des vivres. Les arts étaient inconnus, et on ne savait encore ce que c'était que labourer la terre. Il arrivait de là que les hommes menaient une vie tranquille, sans travail, sans inquiétude, et même sans maladie, s'il faut s'en rapporter à ce que disent les plus habiles médecins. Car quelle meilleure recette pour la santé que d'éviter les plénitudes auxquelles il n'étaient nullement sujets, n'usant jamais que des aliments moins forts que leur nature, toujours avec modération malgré l'abondance, comme s'ils en avaient eu disette ? C'est pourquoi l'on ne voyait chez eux ni guerre, ni sédition. Il n'y avait aucune raison qui pût occasionner chez eux des différends ; de sorte que toute leur vie se passait dans le repos et dans la tranquillité. Ils se portaient bien, ils vivaient en paix et s'aimaient. Leurs descendants étant devenus ambitieux, éprouvèrent de grands malheurs et regrettèrent avec raison le genre de vie de leurs ancêtres. Le proverbe, assez de gland, qui fut en usage dans la suite, prouve la frugalité des premiers temps et la facilité de se procurer des vivres sur le champ car il y a apparence que c'est celui qui a donné l'origine à ce proverbe, qui a changé la première façon de vivre. Vint ensuite la vie pastorale, pendant laquelle on fit plus d'acquisition que l'on n'avait de besoins, et l'on toucha aux animaux. On remarqua qu'il y en avait qui ne faisaient point de mal, que d'autres étaient méchants et dangereux. On chercha à apprivoiser les premiers et à se défaire des autres. Ce fut pendant ce siècle que la guerre s'introduisit chez les hommes. Ce n'est pas moi qui avance ces faits : on peut les voir dans les historiens. Il y avait déjà des richesses, dont on faisait beaucoup d'estime; on chercha à se les enlever et pour y réussir on s'attroupait. Les uns attaquaient et les autres se défendaient, pour conserver ce qu'ils avaient. Peu de temps après les hommes faisant réflexion sur ce qu'ils croyaient être de leur utilité, en vinrent au troisième genre de vie, c'est-à-dire à l'agriculture. Voilà ce que nous apprend Dicéarque, lorsqu'il traite des moeurs des anciens Grecs, et qu'il fait l'histoire de l'heureuse vie des premiers temps, à laquelle contribuait beaucoup l'abstinence des viandes. Il n'y avait point de guerre, parce que l'injustice était bannie de dessus la terre. Ensuite parut la guerre avec l'avidité, et l'on commença à faire violence aux animaux. C'est pourquoi on ne peut être trop surpris de la hardiesse de ceux qui ont osé avancer, que l'abstinence des animaux est la mère de l'injustice, puisque l'histoire et l'expérience nous apprennent que dès qu'on eut commencé à les tuer, le luxe, la guerre et l'injustice s'introduisirent dans le monde. [4,3] III. Ce qui ayant été remarqué par Lycurgue le Lacédémonien, il fit des règlements tels que quoique l'usage de manger des animaux fût déjà reçu, on ne fut pas dans la nécessité de recourir à cette nourriture. Il assigna à chaque citoyen une part, non pas en troupeaux de boeufs, de brebis, de chèvres, de chevaux, ou en argent, mais en terre, qui rapportait à chaque homme soixante et dix mesures d'orge, douze à chaque femme, et d'autres fruits à proportion. Il était persuadé que ces aliments suffisaient pour se conserver en parfaite santé et que les hommes n'en avaient pas besoin d'autres. On dit que longtemps après parcourant la Laconie au retour d'un voyage qu'il avait fait, voyant les blés coupés depuis peu, et les aires égales il se mit à rire et dit à ceux qui étaient avec lui que la Laconie paraissait être un pays qui venait d'être partagé tout nouvellement entre plusieurs frères. Dès qu'il se proposait de bannir le luxe de Sparte, il fallait qu'il abolît la monnaie d'or et d'argent, et que celle de fer fût seule en usage. Le poids en était grand, et la valeur petite, de sorte que la matière qui faisait la valeur de dix mines tenait beaucoup de place, et qu'il fallait deux boeufs pour la traîner. Ce règlement supprima plusieurs espèces d'injustices à Lacédémone. Car qui aurait voulu ou dérober, ou se laisser corrompre, ou prendre de force ce que l'on ne pouvait pas cacher, ce que l'on possédait sans en être plus estimé, et dont l'on ne pouvait faire aucun usage en le mettant en pièces? Les arts inutiles disparurent avec l'or et l'argent. Il n'y avait point de commerce entre les Lacédémoniens et les autres peuples de la Grèce. Il n'était pas facile de transporter la monnaie de fer, qui loin d'être estimée en Grèce, n'était qu'une occasion de raillerie. Les Lacédémoniens se trouvaient donc dans l'impossibilité d'acheter des marchandises étrangères qui entretiennent le luxe. Les vaisseaux marchands n'entraient point dans leurs ports et l'on ne voyait point aborder en Laconie ni sophiste, ni diseur de bonne aventure, ni marchand de filles, ni orfèvre, ni joaillier, parce qu'il n'y avait point d'argent. Le luxe s'anéantit ainsi peu à peu, n'étant plus soutenu par ce qui l'excite et l'entretient. Ceux qui étaient plus riches que les autres, ne pouvant faire aucun usage de leurs richesses qui demeuraient comme ensevelies : il arriva de là que les meubles d'usage et dont on ne peut pas se passer, comme les lits, les sièges, les tables étaient très bien faits chez eux ; et le gobelet de Lacédémone appelé cothon, était très estimé à l'armée, ainsi que dit Critias. La couleur empêchait que l'on pût s'apercevoir si l'eau qui était dedans était propre ; et les bords étaient faits de manière qu'ils retenaient tout ce qui était trouble dans le gobelet, en sorte que ce qui était de plus pur en sortait. C'était une invention de leur législateur, comme le rapporte Plutarque. Les ouvriers n'étant donc plus occupés à des ouvrages inutiles, employèrent toute leur adresse à perfectionner les nécessaires. [4,4] IV. Pour détruire encore davantage le luxe, et anéantir le désir des richesses, il fit un troisième règlement très beau. C'est celui par lequel il était ordonné de manger ensemble et de ne se nourrir que d'aliments ordonnés par la loi. Il était défendu de manger chez soi sur des lits somptueux, et d'avoir des tables magnifiques, apprêtées par des cuisiniers pour s'engraisser pendant les ténèbres, ainsi que des animaux gourmands, et pour corrompre par ce moyen les moeurs et les corps en se livrant à toute sorte de désirs, en dormant beaucoup, puis ayant recours aux bains chauds et passant ainsi la vie dans l'indolence, qui devient par ce régime comme une maladie habituelle. Ce qu'il fit donc de mieux c'est d'avoir détruit le désir des richesses par la communauté des repas et par leur frugalité ; car il n'y avait aucun moyen de faire usage ni ostentation de magnificence, le pauvre et le riche mangeant ensemble ; de sorte que Sparte était la seule ville du monde, où ce que l'on dit communément de Plutus, qu'il est aveugle, se trouvât vrai. Il y était sans fonction comme une statue sans âme et sans mouvement. Il n'était pas permis de manger chez soi, et d'aller au repas commun n'ayant plus faim. On examinait avec grand soin celui qui ne buvait ni ne mangeait ; on lui reprochait ou son intempérance ou sa délicatesse, qui lui faisait dédaigner les repas publics. Les tables étaient de quinze personnes chacune, ou un peu plus un peu moins. Chacun apportait par mois une mesure de farine, huit pots de vin, cinq mines de fromage, deux et demie de figues, et quelque peu d'argent pour l'apprêt. [4,5] V. Ces repas étant aussi sages et aussi sobres, c'était avec raison que les enfants y allaient comme à une école de tempérance. Ils entendaient parler des affaires publiques. Ils étaient témoins d'une gaieté digne de gens libres. Ils s'accoutumaient à se plaisanter sans aigreur et sans se fâcher ; car c'était le propre des Lacédémoniens de souffrir la raillerie ; si celui qui était raillé n'était pas content, il demandait grâce, et le railleur aussitôt cessait. Telles étaient les lois des Lacédémoniens au sujet des repas, quoiqu'elles fussent faites pour la multitude. Ceux qui avaient été élevés à Lacédémone, étaient beaucoup plus braves, plus tempérants, plus attachés à leur patrie que les autres peuples, dont les âmes et les corps étaient corrompus. On voit par là que cette république faisait profession d'une abstinence parfaite. Il n'y a que les peuples chez lesquels la corruption régnait, qui n'avaient aucune répugnance pour manger de la chair. Car si nous passons aux autres nations qui ont eu un grand respect pour les lois sages, pour l'humanité et pour la piété, nous verrons clairement que l'abstinence des viandes a été observée, sinon de tous au moins de plusieurs, pour la conservation et l'avantage des villes, afin que ceux qui servaient les dieux et leur sacrifiaient pour l'état, pussent les fléchir et effacer les péchés du peuple : c'est ce que fait l'enfant dans les cérémonies des mystères lorsqu'il cherche à apaiser les dieux pour les initiés, en pratiquant exactement ce qui est prescrit. C'est ce que font dans toutes les nations et dans toutes les villes les prêtres qui sacrifient pour tout le monde, et qui par leur piété déterminent les dieux à protéger l'état. L'usage de tous les animaux est interdit à certains prêtres. Il y en a qui ne sont obligés de s'abstenir de certaines espèces. Si donc ceux qui sont préposés pour présider au salut des villes, auxquels le culte des dieux est confié, s'abstiennent des animaux, qui osera dire que l'abstinence des viandes soit dangereuse pour les villes ? [4,6] VI. Chérémon le stoïcien traitant des prêtres égyptiens, dit qu'ils étaient regardés comme des philosophes en Égypte, et qu'ils choisissaient un endroit où ils pussent s'appliquer tout entiers aux choses sacrées. L'ardeur qu'ils avaient pour la contemplation, les engageait à habiter près des statues des dieux. Ils étaient dans une singulière vénération. Ils ne quittaient leur solitude que les jours de grandes fêtes. Dans les autres temps, il était presque impossible d'avoir aucun commerce avec eux. Ceux qui voulaient les aborder devaient d'abord se purifier et s'abstenir de plusieurs choses, conformément aux lois sacrées de l'Égypte. Ils renonçaient à tout travail et à toute sorte de commerce pour s'appliquer uniquement à la contemplation des choses divines ; par là ils acquéraient de l'honneur. Ils vivaient dans une considération qui leur procurait une pleine sûreté. Ils devenaient pieux et savants ; car cette application continuelle aux choses divines les mettait en état de réfréner leurs passions et de mener une vie spirituelle. Ils étaient grands partisans de la frugalité, de la modestie dans le vêtement, de la tempérance, de la patience, de la justice et du détachement des richesses. La difficulté que l'on avait de les aborder les rendait plus respectables. Dans le temps de leurs purifications, à peine voyaient-ils leurs plus proches. Ils n'avaient de commerce pour lors qu'avec ceux qui se purifiaient aussi. Ils habitaient dans des endroits inaccessibles à ceux qui n'étaient pas purifiés et qui n'étaient destinés qu'au service des dieux. Les autres temps ils voyaient leurs confrères mais ils n'avaient aucune liaison avec ceux qui n'étaient pas initiés dans leurs mystères. On les voyait toujours près des statues des dieux ; ou ils les portaient, ou ils allaient en procession. Ils agissaient en tout avec décence et dignité. La vanité n'y avait aucune part. On remarquait que la raison seule les dirigeait. Leur posture même prouvait leur gravité. Ils marchaient avec ordre. Leur regard était assuré. On ne voyait point remuer leurs yeux d'une façon égarée. Ils riaient rarement, et leur joie n'allait même jamais que jusqu'au sourire. Leurs mains étaient toujours cachées par leurs habits. Chacun d'eux avait la marque du rang qu'il tenait dans le sacrifice car il y avait chez eux différents ordres. Leur nourriture était frugale et simple. Les uns ne buvaient point de vin, les autres n'en buvaient que très peu. Ils disaient qu'il attaquait les nerfs, qu'il rendait la tête pesante, ce qui est un obstacle à la recherche de la vérité, enfin qu'il portait à l'amour. Ils s'abstenaient de plusieurs autres choses. Ils n'usaient pas même de pain dans le temps de leurs purifications et dans les autres temps où ils en mangeaient, ils le coupaient en petits morceaux, le mêlaient avec de l'hyssope, parce qu'ils prétendaient que par ce mélange il perdait beaucoup de sa force. Le plus souvent ils ne faisaient pas usage d'huile ; et si par hasard ils en mettaient dans leurs légumes, c'était toujours en petite quantité, et autant seulement qu'il en fallait pour en corriger le goût. [4,7] VII. Il ne leur était pas permis de manger, ni de boire de ce qui croissait hors de l'Égypte, ce qui fermait la porte à une partie considérable du luxe. Encore s'abstenaient-ils des poissons même d'Égypte, des bêtes à quatre pieds, soit qu'elles n'eussent qu'un ongle, soit qu'elles en eussent plusieurs. Ils ne mangeaient pas de celles qui n'avaient point de cornes, ni des oiseaux carnassiers. Il y en avait entre eux plusieurs, qui s'abstenaient de tout ce qui était animé. Aucun d'eux ne mangeait rien pendant le temps de sa purification de ce qui avait été animé. Pour lors même ils ne faisaient point usage des oeufs. Ils ne touchaient point aux vaches, ni aux animaux mâles qui étaient jumeaux, ni à ceux qui avaient quelques défauts, ou qui étaient de diverses couleurs, ou qui avaient quelque difformité, ou qui étaient domptés, comme étant déjà destinés aux travaux. Ils ne mangeaient point aussi de ceux qui avaient quelque rapport de ressemblance avec ceux que l'on respectait en Égypte, ni ceux qui n'avaient qu'un oeil, ni ceux qui avaient du rapport avec l'homme. On avait fait plusieurs observations, qui appartenaient à l'art de ceux qui étaient préposés à marquer les veaux destinés aux sacrifices, ce qui a donné occasion à divers livres. Les oiseaux étaient un des principaux objets de leur attention. Ils ne voulaient pas que l'on mangeât des tourterelles. Ils prétendaient qu'il arrivait souvent que l'épervier après avoir pris une tourterelle, s'accouplait avec elle et lui rendait la liberté comme le prix de sa complaisance ; et afin de ne point s'exposer à manger de celles-là, ils n'en prenaient aucune. C'était là leur discipline générale. Il y avait des usages différents, suivant la différence des prêtres et des dieux, lorsqu'ils se purifiaient. Quand ils se préparaient à leurs cérémonies sacrées, ils étaient un certain nombre de jours, les uns de quarante-deux, les autres plus, les autres moins, mais au moins sept jours pendant lesquels ils s'abstenaient de tout ce qui était animé, même des légumes et du commerce des femmes. Quant aux garçons même dans les autres temps, ils n'en faisaient aucun usage. Ils se lavaient trois fois le jour dans de l'eau froide, en se levant, avant le dîner et avant que de se coucher. S'il leur arrivait d'avoir quelque rêve voluptueux, ils se baignaient aussitôt après leur réveil. Dans les autres temps, ils n'usaient pas du bain si fréquemment. Leur lit était de branches de palmier ; leur oreiller était un demi cylindre de bois bien poli. Ils s'exerçaient pendant toute leur vie à supporter la soif et la faim, et à manger très peu. [4,8] VIII. Une grande preuve de leur tempérance est que ne faisant aucun exercice, ils n'étaient jamais malades et qu'ils avaient toute la vigueur dont ils avaient besoin. Ils satisfaisaient à toutes les fonctions de leur ministère, qui supposaient une force peu commune. Ils étaient occupés la nuit à observer les cieux, et quelquefois à se purifier. Le jour était employé au culte des dieux. Ils chantaient leurs louanges trois ou quatre fois, le matin et le soir, lorsque le soleil était au milieu de sa course, et lorsqu'il se couchait. Le reste du temps ils étudiaient l'arithmétique et la géométrie : toujours occupés à faire des découvertes et des expériences, ils passaient les nuits d'hiver à ces exercices, étudiant aussi la philologie, n'ayant aucune attention pour s'enrichir, et ayant secoué le joug du luxe qui est toujours un mauvais maître. Leur travail assidu était une preuve de leur patience, et de la modération avec laquelle ils réprimaient leurs désirs. Ils regardaient comme un des plus grands crimes de voyager hors de l'Égypte, parce qu'ils avaient en horreur les moeurs et le luxe des étrangers. Ils croyaient qu'il n'était permis de voyager qu'à ceux qui y étaient contraints pour les affaires du roi. Ils s'entretenaient continuellement de la nécessité d'observer les coutumes qu'ils avaient reçues de leurs pères ; et pour peu qu’ils fussent convaincus de s'en être éloignés, ils étaient dégradés : la vraie méthode de philosopher était chez leurs prophètes et chez leurs écrivains sacrés. Quant aux autres prêtres, les porte-cierges et les sacristains, ils menaient une vie pure, mais non pas tout à fait si austère. C'est ainsi que l'écrit un auteur très ami de la vérité, très exact et des plus célèbres parmi les stoïciens. [4,9] IX. Ceux qui étaient ainsi accoutumés à de pareils exercices, et à se rendre la divinité familière, étaient persuadés que l'homme n'était pas le seul des êtres qui fût rempli de la divinité : ils croyaient que l'âme n'habitait pas seulement dans l'homme, mais qu'il y en avait une dans presque toutes les espèces des animaux. C'est pourquoi ils représentaient Dieu sous la figure des bêtes, même des sauvages et des oiseaux, aussi bien que sous celle de l'homme. Vous voyez chez eux des dieux qui ressemblent à l'homme jusqu'au col, et qui ont le visage ou d'un oiseau, ou d'un lion, ou de quelque autre animal. Quelquefois Dieu est représenté chez eux ayant une tête humaine, et les autres parties d'autres animaux. Ils veulent nous faire voir par là que suivant l'intention des dieux, il y a société entre les hommes et les animaux, et que c'est en conséquence de la volonté de ces êtres suprêmes que les animaux sauvages s'apprivoisent et vivent avec mous. C'est pourquoi le lion est respecté chez eux comme un dieu ; et il y a une province de l'Égypte que l'on appelle Léontopolis du nom de cet animal, comme il y en a une autre appelée Busiris et une autre que l'on nomme Lucopolis, à cause du boeuf et du loup. Ils adoraient la puissance de Dieu sous la figure de différents animaux. Entre les éléments, ils respectaient surtout l'eau et le feu, comme ayant plus de part à notre conservation : on les voyait dans leurs temples ; et encore aujourd'hui à l'ouverture de la chapelle de Sérapis, on lui fait un sacrifice par le feu et par l'eau. Celui qui chante l'hymne, verse l'eau et montre le feu ; tandis que celui qui est à la porte, adresse la parole à Dieu en langue égyptienne. Ils avaient un respect particulier pour tout ce qu'ils croyaient avoir quelque rapport avec ce qui était sacré. Ils adorent un homme dans le canton d'Anubis. On lui sacrifie et on brûle des victimes sur son autel après quoi il mange ce qui lui a été apprêté. Il n'est pas plus permis de manger des animaux que des hommes. Ceux qui ont excellé par leur sagesse et qui ont eu le plus de communication avec la divinité, ont découvert que quelques animaux sont plus agréables à certains dieux que les hommes, comme l'épervier au Soleil. Cet oiseau est tout sang et tout esprit. Il prend l'homme en compassion : il pleure lorsqu'il rencontre un cadavre, il jette de la terre sur ses yeux, dans la persuasion où il est que la lumière du soleil y habite. Ces mêmes hommes ont aussi remarqué que l'épervier vivait très longtemps ; qu'après sa mort il avait la faculté de prédire l'avenir; que dès qu'il était dégagé de son corps, il devenait très raisonnable, connaissait ce qui devait arriver, animait les statues des dieux et mettait leurs temples en mouvement. Quelque ignorant peu instruit dans les choses divines aura horreur du scarabée: Les Égyptiens au contraire l'honoraient comme l'image vivante du Soleil. Tout scarabée est mâle, et jette sa semence dans un endroit humide en forme sphérique : il la remue de ses pieds de derrière, en tournant ainsi que fait le soleil dans le ciel ; et il est vingt-huit jours à faire ce même exercice, ce qui est le cours périodique de la lune. Les Égyptiens font d'autres raisonnements à peu près dans le même goût sur le bélier, sur le crocodile, sur le vautour, sur l'ibis, enfin sur les autres animaux ; et ce n'est qu'à force de réflexions et par une suite de leur profonde sagesse, qu'ils en sont venus à respecter les animaux. Un ignorant n'a pas la moindre idée des raisons qui ont engagé les Égyptiens à ne point suivre le torrent, et à honorer ce que le vulgaire méprisait. [4,10] X. Ce qui a autant contribué encore que ce que nous venons de dire, à leur donner du respect pour les animaux, c'est qu'ils ont découvert que lorsque l'âme des bêtes est délivrée de leur corps, elle est raisonnable et prévoit l'avenir, rend des oracles et est capable de faire tout ce que l'âme de l'homme peut faire lorsqu'elle est dégagée du corps. C'est par cette raison qu'ils respectaient les animaux et s'abstenaient d'en manger autant qu'il leur était possible. Il y avait beaucoup de raisons qui déterminaient les Égyptiens à respecter les dieux sous la forme des animaux. Nous serions trop longs si nous voulions les approfondir toutes. Nous nous contenterons de ce que nous en avons déjà dit. Il ne faut cependant point omettre que lorsqu'ils embaument les corps des gens de condition, ils en séparent les entrailles, les mettent dans une caisse. Entre plusieurs cérémonies qu'ils pratiquent en rendant les derniers devoirs aux morts, ils tournent cette caisse du côté du Soleil ; et un de ceux qui a embaumé les entrailles fait cette prière qu'Euphante a traduite de l'Égyptien : O Soleil notre Seigneur et tous les autres dieux qui donnez la vie aux hommes, recevez-moi, et livrez-moi aux dieux de l'enfer avec lesquels je vais habiter. J'ai toujours respecté les dieux de mes pères ; et tant que j'ai vécu dans le monde, j'ai honoré ceux qui ont engendré mon corps. Je n'ai tué aucun homme. Je n'ai point violé de dépôt, ni fait aucune faute irréparable ; et si j'ai commis quelque péché dans ma vie, soit en mangeant, soit en buvant ce qui n'était pas permis, ce n'est pas moi qui ai péché mais ceci. Il montrait en même temps la caisse dans laquelle étaient les entrailles ; et après avoir fini cette prière, il jetait la caisse dans la rivière et embaumait le reste du corps qui était regardé comme pur. Les Égyptiens croyaient donc être obligés de se justifier auprès de la divinité pour les fautes qu'ils avaient commises par le manger et par le boire. [4,11] XI. Parlons présentement des nations qui sont plus connues. Les juifs s'abstenaient de plusieurs animaux avant la persécution qu'ils souffrirent sous Antiochus qui viola leurs lois, et ensuite sous les Romains, lorsque le temple fut pris et qu'il fut accessible à tous ceux qui voulaient y entrer. Jusqu'alors l'entrée en avait été interdite. La ville même fut détruite. Les juifs ne faisaient aucun usage du cochon ; et encore aujourd'hui ils s'en abstiennent. Il y avait chez eux trois sectes de philosophes. Les premiers étaient les Pharisiens, les seconds les Saducéens, les troisièmes les Esséniens, les plus respectables de tous. Joseph parle dans plusieurs endroits de la façon de vivre de ces derniers dans le second livre de son Histoire juive qui est en sept livres, dans le dix-huitième de ses Antiquités qui contiennent dix-huit livres et enfin dans son second livre contre les Grecs, lequel ouvrage n'en renferme que deux. Les Esséniens sont juifs d'origine : ils ont beaucoup d'amitié les uns pour les autres et ils s'aiment beaucoup plus qu'il n'aiment les autres hommes. Ils ont horreur des plaisirs, comme de quelque chose de mauvais et ils font consister la vertu dans la tempérance et dans la victoire sur les passions. Ils dédaignent de se marier : mais ils se chargent des enfants des autres, pour les élever dans leur façon de vivre ; et ils en usent avec eux comme s'ils étaient leurs parents. Ils ne condamnent cependant pas le mariage, ni la génération qui en est le fruit : mais ils blâment beaucoup l'amour immodéré des femmes. Ils méprisent les richesses. C'est une chose admirable que la façon dont ils vivent en commun. On ne trouve chez eux personne qui ait plus de bien qu'un autre. C'est une loi, que quiconque entre dans cette secte lui donne tous ses biens de sorte qu'il n'y a ni pauvre ni riche parmi eux. Tous leurs biens sont réunis. On prendrait les Esséniens pour des frères. L'usage des parfums est regardé chez eux comme quelque chose de honteux ; et si quelqu'un avait été parfumé, même malgré lui, il se lave bientôt. Ils croient qu'il est raisonnable de ne se piquer pas d'une propreté trop recherchée et d'être toujours habillé de blanc. Ils choisissent ceux qui doivent faire leurs affaires et on fournit à chacun ses besoins sans aucune distinction. Ils n'habitent pas une seule ville : il n'y en a point où il n'y ait plusieurs de cette secte ; et lorsqu'ils arrivent d'ailleurs dans une ville, ceux de leur parti les préviennent. On ne les laisse manquer de rien ; et dès qu'on les voit, ils sont traités comme s'il y avait longtemps qu'on les connût : c'est pourquoi lorsqu'ils voyagent, ils ne portent rien avec eux, n'étant obligés à aucune dépense. Ils ne changent jamais d'habits ni de souliers qu'ils ne soient déchirés ou usés par le temps. Ils n'achètent ni ne vendent rien ; mais chacun d'eux donne à son confrère ce qui lui manquer et reçoit de lui ce qui lui est utile. Il ne leur est néanmoins pas défendu de recevoir sans rien rendre. [4,12] XII. Ils ont un respect singulier pour la divinité. Avant que le soleil soit levé, ils ne disent rien de profane; ils lui adressent quelques prières, qu'ils ont apprises de leurs pères, comme pour supplier de se lever. Leurs directeurs ensuite les envoient travailler aux arts qu'ils savent. Ils sont occupés au travail avec beaucoup d'attention jusqu'à la cinquième heure, après laquelle ils s'assemblent dans un même endroit : ils vont ensuite se laver dans de l'eau froide, couverts d'un voile de lin. Après cette purification, chacun d'eux se retire dans sa cellule. Il n'est point permis à ceux qui ne sont pas de leur secte, d'y entrer. Ainsi purgés ils vont au réfectoire, qui ressemble à un lieu sacré ; ils s'assoient en gardant un grand silence: le boulanger leur donne à chacun leur pain par ordre, et le cuisinier leur donne un plat où il n'y a qu'un seul mets. Le prêtre fait la prière, et quoique les vivres dont ils font usage soient purs, il ne leur est pas permis d'y toucher avant que la prière soit faite. Lorsque le repas est fini, le prêtre fait une nouvelle prière : ainsi avant que de manger et après avoir mangé ils rendent grâces à Dieu. Ils quittent ensuite leurs vêtements qui sont comme sacrés, pour retourner à l'ouvrage jusqu'au soir : ils observent les mêmes cérémonies en soupant ; et s'ils ont quelques hôtes, ils les font souper avec eux. On n'entend jamais de clameurs dans leurs maisons ; jamais il n'y a de tumulte: ils parlent chacun avec ordre ; leur silence paraît aux étrangers un mystère redoutable. Ils n'ont pas de peine à l'observer, à cause de leur abstinence continuelle et de leur sobriété, qui fait qu'ils ne boivent et ne mangent précisément que ce qui est nécessaire pour vivre, Ceux qui veulent entrer dans cette société n'y sont pas reçus tout d'un coup : il faut que pendant un an entier ils pratiquent ce même genre de vie dans le dehors. On leur donne une pioche, une ceinture et un habit blanc. Si pendant ce temps là ils donnent des preuves de leur tempérance, on les initie davantage aux cérémonies de la secte. Ils sont admis aux bains : ils ne sont cependant pas encore reçus à manger en commun. On les éprouve encore pendant deux ans et après qu'ils ont laissé voir qu'ils sont dignes d'être reçus dans la société, ils y sont admis. [4,13] XIII. Avant que d'être reçus à la table commune, ils font un serment terrible par lequel ils s'engagent premièrement d'être pieux envers Dieu, ensuite justes à l'égard des hommes ; de ne faire jamais tort à personne, ni de propos délibéré, ni par l'ordre d'autrui ; de haïr les injustes, de prendre toujours le parti des gens de bien, d'être fidèles à tout le monde et surtout aux puissances, puisque c'est par la permission de Dieu que nous avons des supérieurs. Si celui qui doit être reçu est constitué en dignité, il jure de ne jamais abuser de son pouvoir, de n'être jamais mieux vêtu ni plus orné que ses inférieurs, d'aimer toujours la vérité, d'avoir de l'éloignement pour les menteurs, de conserver ses mains pures de tout larcin et son âme de tout gain injuste, de n'avoir rien de caché pour ceux de sa secte, de n'en découvrir aucun des secrets aux autres, quand même on emploierait la menace de mort. Ceux qui sont reçus, jurent encore de transmettre aux autres les dogmes de leur secte tels qu'ils les ont reçus, de s'abstenir du vol, de conserver les Livres de leur parti et les noms des anges : tels sont leurs serments. Ceux qui y manquent sont chassés de la société et périssent misérablement ; car liés par leurs engagements et par l'habitude, ils ne peuvent pas prendre de nourriture chez les autres, et réduits à manger de l'herbe, ils meurent bientôt de faim : c'est pourquoi on les a vus touchés de pitié à l'égard de ceux qui avaient été chassés, et qui étaient réduits à la dernière misère. Ils les ont reçus de nouveau, les croyant assez punis de leurs fautes, de s'être vus près de mourir. Ils donnent une pioche à ceux qui sont prêts d'entrer dans leur société parce que lorsqu'ils vont aux commodités, ils font une fosse d'un pied de profondeur, qu'ils couvrent de leur manteau par respect pour les rayons de la divinité. Ils vivent avec une si grande frugalité qu'ils n'ont besoin d'aller aux commodités que le septième jour et ils sont dans l'usage de passer cette journée à louer Dieu et à se reposer. Ils étaient parvenus par cette habitude de vie à une si grande fermeté, que la torture, les roues, le feu, enfin les plus grands tourments ne purent les contraindre à blasphémer leur législateur ou à manger ce que leur coutume leur défendait. Ils le firent bien voir dans la guerre contre les Romains. On ne les vit point chercher à fléchir leurs bourreaux, ni jeter aucune larme : au contraire ils riaient dans les plus grands tourments et raillaient ceux qui les tourmentaient. Ils rendaient l'âme avec tranquillité, bien persuadés qu'elle ne mourrait pas ; car c'est un dogme bien établi chez eux, que les corps sont mortels, que la matière est sujette au changement, que les âmes sont immortelles, qu'elles sont composées d'un air très léger et attirées vers les corps par un mouvement naturel ; et que lorsqu'elles sont dégagées des liens de la chair elles se regardent comme délivrées d'une longue servitude, qu'alors elles sont dans la joie et se transportent vers le ciel. Accoutumés à ce genre de vie et s'occupant ainsi de la vérité et de la piété, il est très vraisemblable de croire que plusieurs d'entre eux ont connu l'avenir, ayant été élevés dès leur tendre jeunesse dans la lecture des livres sacrés, des écrits des Prophètes, et dans l'usage de différentes purifications. Rarement se trompent-ils dans leurs prédictions. Telle est la secte des Esséniens chez les Juifs. [4,14] XIV. Il leur est défendu à tous de manger du cochon, du poisson sans écailles que les Grecs appellent cartilagineux, et des animaux qui n'ont qu'un ongle. Il leur était défendu aussi de tuer ceux qui se réfugiaient dans leurs maisons comme suppliants, et à plus forte raison de les manger. Leur législateur n'a pas voulu qu'ils tuassent le père et la mère avec les petits. Il leur a ordonné d'épargner et de ne pas tuer même dans les terres ennemies les animaux dont l'homme se sert pour travailler. Il ne craignait pas que la race de ceux que l'on ne sacrifie pas, n'augmentât trop et ne causât la famine. Il savait que ceux qui peuplent beaucoup, vivent peu de temps, qu'il en meurt un grand nombre lorsque les hommes n'en ont point de soin et qu'enfin ceux qui multiplient beaucoup, ont parmi les animaux des ennemis qui les détruisent. La preuve en est, que nous nous abstenons de plusieurs, comme des lézards, des vers, des mouches, des serpents, des chiens, sans craindre qu'ils nous affament. D'ailleurs il y a de la différence entre tuer les animaux et les manger. Nous en tuons plusieurs dont nous ne mangeons aucuns. [4,15] XV. On rapporte que les Syriens s'abstenaient autrefois des animaux, et que par conséquent ils ne les offraient point aux dieux en sacrifice ; qu'ils les sacrifièrent dans la suite pour obtenir la fin de quelques maux ; qu'ils furent longtemps sans en manger. Ce ne fut que dans la suite des temps qu'ils en mangèrent , ainsi que le rapportent Néanthe de Cyzique et Asclépiade de Chypre; ce qui arriva dans le temps de Pygmalion de Phénicie roi de Chypre, à l'occasion de la prévarication suivante, de laquelle fait mention Asclépiade, dans l'ouvrage qu'il a écrit sur la Chypre et la Phénicie. Autrefois l'on ne sacrifiait rien d'animé aux dieux. Il n'y avait aucune loi à ce sujet parce que ces sacrifices étaient censés défendus par la loi naturelle. On prétend que la première victime qui fut sacrifiée, ce fut à l'occasion d'une âme, que l'on demandait pour une âme. L'hostie fut consumée entièrement. Il arriva dans la suite qu'un jour que la victime brûlait, un morceau de la chair tomba à terre : le prêtre le ramassa, et s'étant brûlé, il mit sans y penser ses doigts dans sa bouche pour apaiser la douleur ; le goût de la viande lui fit plaisir : il en mangea et en donna à sa femme; ce qui étant venu à la connaissance de Pygmalion il fit précipiter du haut d'un rocher le prêtre avec la prêtresse, et nomma un autre prêtre, qui peu de temps après en faisant le même sacrifice, mangea aussi de la chair et fut puni de même. Dans la suite ces sacrifices continuant d'être en usage, et les prêtres ne résistant point à la tentation de manger de la viande, on cessa de les punir. Quant à l'abstinence des poissons, elle subsista jusqu'au temps de Ménandre le Comique qui s'exprime ainsi: Prenez les Syriens pour modèle ; quand la gourmandise les engage à manger du poisson, aussitôt leurs pieds et leurs mains deviennent enflés : pour apaiser la divinité, ils se revêtent d'un sac, se mettent sur du fumier dans un grand chemin, croyant avoir trouvé le moyen de réparer leurs fautes par cet abaissement. [4,16] XVI. Chez les Perses on appelle Mages ceux qui s'appliquent aux choses divines et les ministres des dieux : c'est ce que signifie le terme mage dans la langue du pays. L'ordre des mages est tellement respecté en Perse, que Darius fils d'Hystaspe ordonna que l'on mit sur son tombeau entre autres titres, qu'il avait été docteur en magie. Il y avait de trois sortes de mages, ainsi que le rapporte Eubule qui a fait l'Histoire de Mithra en plusieurs livres. Les plus parfaits des mages, ceux qui sont dans la première classe, ne mangent rien d'animé et ne tuent rien de ce qui a vie. Ils persistent constamment à s'abstenir des animaux, suivant l'ancien usage. Ceux de la seconde classe usent de la viande à la vérité : mais ils ne tuent aucuns des animaux familiers. Les mages de la troisième classe en épargnent aussi quelques-uns. Le dogme de la métempsycose est reçu chez ceux de la première classe, comme l'indique assez ce qui se passe dans les mystères de Mithra ; car pour faire voir le rapport qu'il y a entre nous et les animaux, ils ont coutume de nous désigner par le nom des animaux. Ils appellent lions ceux qui participent à leurs mystères. Ils donnent le nom de lionnes aux femmes qui sont de leur secte. Ils appellent corbeaux les ministres de leurs mystères. Ils en agissent de même à l'égard de leurs pères : ils les appellent aigles et éperviers. Ceux qui entrent dans les mystères appelés des lions, prennent la figure de toute sorte d'animaux. Pallas en rend raison dans l'ouvrage qu'il a fait sur Mithra. Il y dit que le sentiment commun est que cela a rapport au cercle du zodiaque ; mais que la vérité est que les mages veulent par là désigner énigmatiquement et exactement les révolutions des âmes humaines, qui suivant leur sentiment, entrent successivement dans le corps de divers animaux. Les Latins donnaient à quelques divinités le nom des animaux. Ils appelaient Diane, louve ; le Soleil, taureau, lion, dragon, épervier ; Hécate, cheval, taureau, lionne, chienne : le nom de Phérébate a été donné suivant plusieurs théologiens à Proserpine parce qu'elle nourrit des tourterelles. Cet oiseau lui est consacré. Les prêtresses de Maïa lui en font une offrande. Maïa est la même que Proserpine ; elle a été ainsi appelée parce qu'elle est la nourrice du genre humain, ainsi que Cérès. On a consacré le coq à celle-ci : c'est pourquoi les prêtres de cette déesse s'abstiennent des oiseaux domestiques. Il est ordonné à ceux qui sont initiés dans les mystères d'Eleusine de s'en abstenir aussi, de même que des poissons, des fèves, des pêches et des pommes. Ils ont une égale répugnance à toucher le tronc de ces arbres qu'un cadavre. Quiconque a étudié la matière des visions sait que l'on doit s'abstenir de toute sorte d'oiseaux si l'on veut être délivré du joug des choses terrestres et trouver une place parmi les dieux du ciel. Mais la méchanceté, comme nous l'avons déjà remarqué plusieurs fois est ingénieuse à faire son apologie surtout lorsqu'elle n'a affaire qu'à des ignorants: c'est pourquoi ceux qui ne sont que médiocrement vicieux regardent comme de vains discours ce que nous avons dit contre l'usage de la viande. Ils croient que ce sont des contes de vieilles et des propos superstitieux. Ceux qui ont fait plus de progrès en méchanceté sont non seulement dans la disposition de parler avec indignité de ceux qui sont dans notre système, mais aussi de traiter de superstition et de vanité la doctrine opposée à leur gourmandise : mais ils sont assez punis des dieux et des hommes par ces mêmes dispositions. Pour nous, après avoir encore parlé d'une nation étrangère célèbre par sa justice et par sa piété, nous passerons à d'autres choses. [4,17] XVII. II y a chez les Indiens diverses professions. On en voit qui s'appliquent uniquement aux choses divines. Les Grecs donnent le nom des gymnosophistes à ceux-ci. Il y en a de deux sortes : les Brahmanes sont les premiers ; ensuite sont les Samanéens. Les Brahmanes reçoivent de leurs pères par tradition leur doctrine et cette espèce de sacerdoce. Les Samanéens se choisissent parmi ceux qui se proposent de vaquer aux choses divines. Leur genre de vie a été traité par Bardesane de Babylone, qui vivait du temps de nos pères, et qui était avec Dendamis et les Indiens qui furent envoyés à l'Empereur. Les Brahmanes sont tous d'une même famille. Ils sortent d'un même père et d'une même mère. Les Samanéens sont de diverses familles, toutes ce pendant indiennes. Le Brahmane n'est point soumis à l'empire du Roi. Il ne paie aucun impôt. Quelques-uns de ces philosophes habitent sur les montagnes, d'autres près du Gange. Ceux des montagnes vivent des fruits d'automne, de lait de vache caillé avec des herbes ; ceux du Gange ne mangent que des fruits d'automne dont il y a une très grande quantité près de ce fleuve. La terre y produit continuellement des fruits nouveaux, et beaucoup de riz qui vient tout seul, dont ils font usage. S'il arrive que les fruits leur manquent, ils regardent comme la dernière intempérance, et même comme une impiété, d'user d'aucune autre nourriture, et surtout de manger des animaux. Les plus religieux et les plus pieux font les plus attachés à ce genre de vie. Ils sont occupés une partie du jour et la plus grande partie de la nuit à chanter les louanges des dieux et à les prier. Chacun d'eux a une petite cellule où il demeure seul, autant que cela est possible. Car les Brahmanes n'aiment pas à habiter en commun, ni à parler beaucoup; et si par hasard cela leur arrive, ils entrent en retraite, et sont plusieurs jours sans parler : ils jeûnent très souvent. Les Samanéens, comme nous l'avons déjà dit, se prennent au choix. Lorsque quelqu'un veut être reçu dans l'ordre, il se présente devant les magistrats de la ville : il abandonne sa patrie et tous ses biens ; on le rase ensuite pour le dépouiller de tout ce qui est superflu sur le corps. Il prend après cela l'habit et va chez les Samanéens sans retourner ni chez sa femme, ni chez ses enfants, s'il en a, et n'en étant pas plus occupé que s'ils ne lui appartenaient pas. Le roi prend soin de leurs enfants et leur procure ce qui leur est nécessaire. Les parents se chargent de la femme : c'est ainsi que vivent les Samanéens. Ils demeurent hors des villes. Ils passent tout le jour à s'occuper de la divinité. Ils ont des maisons et des temples bâtis aux frais du roi, dans lesquels il y a des économes qui reçoivent ce que le roi a réglé pour la nourriture de ceux qui y habitent. On leur apprête du riz, du pain, des fruits, des légumes. Ils entrent dans le réfectoire au son d'une trompette; alors ceux qui ne sont pas Samanéens se retirent. Les Samanéens se mettent en prière. Tandis qu'ils prient, on entend de nouveau la trompette, et leurs domestiques leur apportent à chacun un plat ; car ils ne mangent jamais deux d'un même plat. Dans ce plat il y a du riz ; et si quelqu'un d'eux demande quelqu'autre chose, on lui sert des légumes et quelques fruits. Après un repas qui dure fort peu de temps, ils retournent aux mêmes occupations qu'ils avaient interrompues. Ils sont tous sans femme et ils ne possèdent aucun bien. Eux et les Brahmanes sont en si grande vénération que le roi vient chez eux pour leur demander en grâce, de faire des prières pour lui, lorsque le pays est attaqué par les ennemis ; et il veut avoir leur avis sur ce qu'il doit faire. [4,18] XVIII. Ils sont disposés à l'égard de la mort de façon qu'ils regardent le temps de la vie comme une malheureuse nécessité à laquelle il faut se prêter malgré soi pour se conformer à l'intention de la nature. Ils souhaitent avec empressement que leurs âmes soient délivrées de leurs corps. Il arrive souvent, que lorsqu'ils paraissent se bien porter et n'avoir aucun sujet de chagrin, ils sortent de la vie : ils en avertissent les autres ; personne ne les en empêche. Au contraire on les regarde comme très heureux, et on leur donne quelque commission pour les amis qui sont morts: tant ils sont persuadés que les âmes subsistent, toujours et conservent entre elles un commerce continuel. Après qu'ils ont reçu les commissions qu'on leur a données, ils livrent leurs corps pour être brûlés, parce qu'ils croient que c'est la façon la plus pure de séparer l'âme du corps. Ils finissent en louant Dieu. Leurs amis ont moins de peine à les conduire à la mort, que les autres hommes n'en ont à voir partir leurs concitoyens pour de grands voyages. Ils pleurent d'être réduits à vivre encore et ils envient le sort de ceux qui ont préféré à cette vie-ci la demeure éternelle. Nul de ceux que l'on appelle sophistes, et dont il y a un si grand nombre chez les Grecs ne leur vient dire : que deviendrions-nous si tous les hommes nous imitaient ? On ne peut pas les accuser d'avoir introduit le désordre dans le monde par ce mépris de la mort ; car outre que tout le monde ne suit pas leur exemple, ceux qui les imitent ont plus donné de preuves de leur amour pour la justice, qu'ils n'ont introduit de confusion chez les hommes. La loi ne leur a imposé aucune nécessité : en permettant aux autres de manger de la viande, elle a laissé à ceux-ci la liberté de faire ce qu'ils voudraient. Elle les a respectés, comme étant plus parfaits. Les punitions ne sont pas faites pour eux, parce qu'ils ne connaissent pas l'injustice. Quant à ceux qui demandent : qu'arriverait-il si tous les hommes imitaient ces philosophes ? Il faut répondre ce que disait Pythagore: si tous les hommes devenaient rois, qu'en arriverait-il ? Ce n'est pas cependant une raison de fuir la royauté. Si tout le monde était vertueux, les magistrats et les lois seraient inutiles dans l'état. Personne n'est cependant venu encore à cet excès de folie, de soutenir que chaque particulier ne doit pas travailler à se rendre vertueux. La loi tolère plusieurs choses dans le vulgaire, qu'elle interdit au philosophe et au citoyen vertueux. Elle n'admet point dans la magistrature certains artisans, dont elle permet cependant la profession. Tels font les arts serviles, et ceux qui ne se concilient pas facilement avec la justice et les autres vertus. Elle ne défend pas au commun des hommes d'avoir commerce avec les courtisanes: mais en exigeant d'elles une amende, elle fait assez voir qu'elle regarde ce commerce honteux pour les honnêtes gens. Elle ne défend point de passer sa vie dans les cabarets ; cependant un homme qui aurait médiocrement soin de sa réputation, se le reprocherait. On doit raisonner de même à l'égard de l'abstinence de la chair. Ce qui est accordé par tolérance au vulgaire, n'est pas permis pour cela à celui qui aspire à la perfection de la vertu. Le vrai philosophe doit se conformer aux lois que les dieux, et les hommes qui se sont proposés les dieux pour modèles, ont établies. Or les lois sacrées des nations et des villes ont recommandé la sainteté, et interdit l'usage de toutes les viandes aux prêtres et de quelques-unes au peuple, ou par piété, ou à cause des inconvénients qui résultaient de cette nourriture. On ne peut donc rien faire de mieux que d'imiter les prêtres, et d'obéir aux législateurs ; et si l'on veut aspirer à la plus grande perfection, on s'abstiendra de manger de tous les animaux. [4,19] XIX. Il s'en est peu fallu que je n'aie omis ce passage d'Euripide, qui assure que les prophètes de Jupiter en Crète s'abstiennent de manger de la chair des animaux. Voici comme il fait parler le choeur à Minos, fils d'une Tyrienne de Phénicie, descendant d'Europe et du grand Jupiter roi de Crète fameuse par cent villes. J'arrive en abandonnant les temples des dieux construits de chênes, de cyprès par le moyen du fer. Nous menons une vie pure. Depuis le temps que j'ai été fais prêtre de Jupiter Idéen, je ne prends plus de part aux repas nocturnes des fêtes de Bacchus. Je ne me repais plus de viandes crues, j'offre des flambeaux à la mère des dieux : je suis prêtre des Curètes, couvert d'habits blancs. Je m'éloigne des endroits où naissent les hommes. Je fuis aussi les lieux où on les enterre et je me garde bien de manger de ce qui a eu vie. [4,20] XX. Les prêtres faisaient consister la pureté à ne point mêler les choses contraires. Ce mélange-là était regardé chez eux comme quelque chose d'impur. Ils croyaient que la nourriture des fruits était conforme â la nature, ce qu'ils ne pensaient pas à l'égard des aliments que nous procurent les animaux morts. Ils étaient persuadés que ce qui était conforme à la nature, ne pouvait pas souiller, et que l'on ne pouvait pas tuer les animaux et séparer leurs âmes de leurs corps sans se souiller, ni priver de sentiment ce qui est sensible et en faire un cadavre. On ne saurait être pur qu'on ne renonce à bien des choses et il n'y a de pureté que dans ceux qui ont usage des choses conformes à la nature. Les plaisirs même de l'amour souillent l'âme, ne les eût-on qu'en songe parce que par-là la plus noble partie de nous mêmes est emportée par le plaisir. Les passions souillent aussi parce que lorsque l'âme en est agitée, la partie déraisonnable qui est comme la femelle se confond avec la raison, qui en est comme le mâle. Le mélange des choses de différentes natures doit être regardé comme quelque chose d'impur ; d'où vient que dans les teintures qui se font par des mélanges, lorsqu'on mêle ensemble différentes espèces, cela s'appelle souillure. C'est pour quoi le poète a dit : de même qu'une femme qui souille l'ivoire avec la pourpre. Les peintres donnent le nom de corruption aux mélanges et dans l'usage commun, ce qui n'est pas mélangé s'appelle pur, sans corruption et naturel. L'eau mêlée avec de la terre se gâte et n'est point pure. Lorsqu'elle coule, elle rejette tous les corps étrangers. Lorsqu'une eau descend d'une source qui coule toujours et qui n'est pas bourbeuse, comme parle Hésiode, la boisson en est très saine, parce qu'elle est claire et sans mélange. On appelle pure une femme qui n'a jamais eu commerce avec un homme. La corruption n'est autre chose que le mélange des contraires. Ainsi joindre ce qui est mort avec ce qui est vivant et se nourrir de ce qui a eu vie, communique nécessairement la corruption, de même que le mélange du corps avec l'âme. Dès qu'un homme naît, son âme est souillée par son union avec le corps. Lorsqu'il meurt l'âme est aussi souillée, parce qu'elle sort d'un cadavre. Elle l'est encore par la colère, par les désirs, par les passions qui sont excitées par la nature des aliments ; et de même que l'eau qui coule à travers les rochers est plus pure que celle qui passe à travers les terres fangeuses, puisqu'elle entraîne avec elle moins de limon : aussi l'âme qui exerce ses fonctions dans un corps décharné, qui n'est pas rempli des sucs des chairs étrangères, se gouverne beaucoup mieux, est plus parfaite, plus pure et plus intelligente, comme l'on dit que le thym le plus sec et le plus piquant, est celui qui fournit de meilleur miel aux abeilles. La pensée est souillée, ou plutôt celui qui pense, lorsque la fantaisie et l'imagination se mêlent avec la pensée, et que leurs opérations se confondent. La purification consiste à se séparer de toutes ces choses étrangères et à ne prendre que des aliments qui laissent toujours l'âme dans l'état naturel : comme le vrai aliment de la pierre, de la plante et du corps est ce qui les conserve et ce qui les fait augmenter. Autre chose est de se nourrir, autre chose est de s'engraisser ; autre chose est de se procurer les choses nécessaires, autre chose est de donner dans le luxe. Il y a différentes sortes de nourritures, et différentes espèces à nourrir. Il faut à la vérité tout nourrir : mais il ne faut chercher à engraisser que ce qu'il y a de principal en nous. La nourriture de l'âme raisonnable est ce qui conserve la raison et son entendement. C'est donc là ce qu'il faut chercher à nourrir et a engraisser, plutôt que le corps par l'usage de la chair. C'est l'entendement qui doit être heureux éternellement. Un corps trop gras rend l'âme moins heureuse parce qu'il augmente ce qui est mortel en nous, et qu'il est un obstacle pour arriver à la vie éternelle. Il souille l'âme, qu'il rend pour ainsi dire corporelle en l'attirant à des choses étrangères. La pierre d'aimant communique son âme au fer qui est près d'elle, de sorte que de très pesant il devient léger, et accourt à l'aimant, attiré par les esprits de cette pierre. Quelqu'un qui ne sera occupé que de Dieu, cherchera-t-il à ne se remplir que des aliments qui nuisent à la perfection de l'âme ? Ou plutôt en réduisant à très peu de choses son nécessaire, ne tâchera-t-il pas les unir à Dieu encore plus intimement que le fer ne t'attache l'aimant ? Plût à Dieu que nous puissions, sans périr, nous abstenir même des fruits de la terre ! Nous serions vraiment immortels, comme dit Homère, si nous n'avions besoin ni de manger ni de boire : ce poète nous avertit par là, que si la nourriture nous fait vivre, elle est en même temps une preuve de mortalité. Si nous n'avions pas besoin de nous nourrir, nous serions d'autant plus heureux que nous serions plus près de l'immortalité. Présentement que nous sommes mortels, nous nous rendons encore plus mortels, s'il est permis de parler ainsi par l'usage que nous faisons des choses mortelles. L'âme ainsi que dit Théophraste, ne se contente pas de payer au corps le loyer de son habitation : mais elle s'y livre toute entière. Il serait à souhaiter que nous puissions vivre sans boire ni sans manger, et sans que notre corps dépérît : pour lors nous approcherions très près de la divinité. Mais qui ne déplorera le sort malheureux des hommes, qui sont enveloppés dans des ténèbres si épaisses qu'ils aiment leurs maux, se haïssent eux-mêmes, et celui qui est véritablement leur père ; ensuite ceux qui les avertissent de sortir de cet état d'ivresse dans lequel ils sont plongés? Mais en voilà assez sur ce sujet ; passons présentement à quelques autres questions. [4,21] XXI. Ceux qui pour répondre aux exemples tirés de diverses nations que nous avons rapportés nous opposent les Nomades, les Troglodytes les Ichtyophages, ne savent pas que c'est par nécessité que ces peuples en sont venus à manger de la chair : leur pays ne produisait aucun fruit et était si stérile qu'on n'y voyait pas même de l'herbe, ce n'était que des fables. Une preuve sensible de la méchanceté de leur terrain, c'est qu'ils ne pouvaient pas faire de feu, faute de matière combustible. Ils mettaient leurs poissons sécher sur des pierres et sur le rivage. Ce fut donc par nécessité qu'ils mangèrent des animaux. Il y a outre cela des nations naturellement si féroces que ce n'est point par elles que les gens sensés doivent juger de la nature humaine. Autrement on mettrait en question non seulement si l'on peut manger des animaux, mais aussi si l'on peut manger des hommes, et faire plusieurs autres actes de cruauté. On rapporte que les Massagètes et les Derbices regardent comme très malheureux ceux de leurs parents qui meurent d'une mort naturelle ; et pour prévenir ce malheur, lorsque leurs meilleurs amis deviennent vieux, ils les tuent et les mangent. Les Tibaréniens précipitent ceux qui sont prêts d'entrer dans la vieillesse. Les Hyrcaniens et les Caspiens les exposent aux oiseaux et aux chiens. Les Hyrcaniens n'attendent pas même qu'ils soient morts : mais les Caspiens leur laissent rendre le dernier soupir. Les Scythes les enterrent vivants; et ils égorgent sur le bûcher ceux que les morts ont aimés davantage. Les Bactriens jettent aux chiens les vieillards vivants. Stasanor qu'Alexandre avait nommé gouverneur de cette province, fut sur le point de perdre son gouvernement, parce qu'il voulut abolir cette coutume. Comme ces mauvais exemples ne doivent pas nous faire renoncer aux devoirs de l'humanité, aussi ne devons-nous pas suivre les exemples des nations, que la nécessité a déterminées à manger de la chair. Nous ferions bien mieux d'imiter les peuples vertueux, qui n'ont cherché qu'à plaire aux dieux ; car de vivre sans suivre les principes de la prudence, de la sagesse et de la piété, c'est plutôt mourir pendant longtemps que mal vivre, ainsi que disait Démocharès. [4,22] XXII. Il nous reste à rapporter encore quelques témoignages d'hommes célèbres en faveur de l'abstinence. Car un des reproches que l'on nous fait, est que nous en manquons. Nous savons que Triptolème est le plus ancien législateur des Athéniens. Voici ce qu'en dit Hermippe dans le second livre des législateurs. On prétend que Triptolème fit des lois pour les Athéniens. Le philosophe Xénocrate assure qu'il y en a encore trois qui subsistent à Eleusine. Les voici : respectez vos parents, honorez les dieux par l'offrande des fruits, ne faites point de mal aux animaux. Les deux premières sont fondées en bonnes raisons. Il faut faire tout le bien dont nous sommes capables, à nos pères et mères. C'est leur rendre ce qui leur est dû : ils sont nos bienfaiteurs. C'est aussi un devoir de rendre aux dieux les prémices des biens qu'ils nous ont donnés. Quant au troisième, Xénocrate est en doute de ce que pensait Triptolème lorsqu'il ordonnait de s'abstenir des animaux. Est-ce, dit il, qu'il croyait que c'était une chose trop cruelle, de tuer ce qui est de même espèce que nous ? Ou voyant que les hommes faisaient mourir, pour servir à leur nourriture, les animaux les plus utiles, voulait-il adoucir leurs moeurs, en essayant de les engager à ne faire aucun mal aux animaux qui vivent avec eux et surtout à ceux qui sont d'un caractère doux ? Peut-être aussi qu'après avoir ordonné d'offrir aux dieux les fruits de la terre, il s'est imaginé que cette loi serait mieux observée, si l'on ne sacrifiait pas des animaux aux dieux. Xénocrate rapporte plusieurs autres raisons de cette loi, qui ne sont pas trop vraisemblables. Il nous suffit qu'il en résulte, que Triptolème a défendu de toucher aux animaux. Ceux qui dans la suite violèrent cette loi, ne le firent que par une grande nécessité et ne commirent ce péché que comme malgré eux, ainsi que nous l'avons déjà remarqué. Parmi les lois de Dracon, il y en a une conçue en ces termes. Règlement qui doit être éternellement observé par ceux qui habiteront à jamais l'Attique : on respectera les dieux et les héros du pays suivant les lois reçues, chacun selon son pouvoir ; on publiera leurs louanges ; on leur offrira les prémices des fruits et des gâteaux de toutes les saisons.