[0] UN VIEILLARD DOIT-IL SE MARIER? DIALOGUE. Niccolo Niccoli et Carlo Aretino, hommes très instruits, auxquels je suis attaché par les liens de la plus vive amitié, déjeunaient chez moi peu de jours après mon mariage, ainsi que cela se pratique entre amis. Pendant le repas, cette question fut soulevée : Un vieillard (c'était moi que l'interrogation visait) doit-il se marier? On plaida diversement le pour et le contre : moi je soutins bien entendu ma cause. Enfin, si vous m'en croyez, dis-je, une fois sortis de table, nous pourrons approfondir davantage ce sujet. Ne dit-on pas que les cornemuses résonnent mieux quand leur panse est pleine et gonflée? La table enlevée, on reprit la conversation à son point de départ. Niccolo ne cachait pas son sentiment : — « Pour quel motif veux-tu donc, lui dis-je, qu'un vieillard se prive des douceurs du mariage. » Alors Niccolo prompt à la riposte en ébauchant un sourire : — « Je crois, dit-il, que non seulement tous les hommes sont insensés, mais que vous deux, en particulier, vous n'êtes pas en pleine possession de votre bon sens, qu'il faudrait employer l'ellébore pour purger le genre humain d'une semblable extravagance. Arrivé jusqu'à un âge avancé, tu as fait fi du mariage; libre tu vivais à ta guise, quelle folie de te soumettre maintenant à une servitude volontaire et de chercher ainsi une nouvelle cause d'ennuis que tu ne supporteras certainement pas toujours avec patience, et auxquels il te sera impossible de te soustraire! Assurément, j'approuve Carlo, ici présent de s'être marié à l'âge où l'on accomplit généralement cet acte, au temps indiqué par Aristote dans sa Politique. Mais celui-là (et il me désignait du doigt) il s'est chargé d'une besogne ingrate en entreprenant un métier nouveau, juste au moment où sonnait l'heure de la retraite. Telle chose convient parfaitement à la jeunesse, qu'un homme mûr doit s'empresser de fuir. A d'autres de prôner le mariage, si tel est leur bon plaisir, moi, j'ai toujours été d'avis que, si c'est une grosse affaire à tout âge, c'est une mauvaise affaire au déclin de la vie ; les vieillards ont besoin de soins et c'est folie que de les écraser sous le poids d'une femme. Le vieillard est incapable de se suffire à lui-même et aux charges du ménage; n'est-il pas évident qu'il doit rechercher la tranquillité et nom les fatigues d'un nouveau genre de vie? C'est déjà assez pénible de vieillir, pourquoi s'embarrasser d'un surcroit d'inquiétudes? » — « Tu juges les autres d'après toi, répondis-je, toi qui n'as jamais pu entendre prononcer le nom d'épouse et qui l'as en horreur à l'égal du rocher de Sysiphe, toi qui ne connais aucun des agréments et des charmes qui sont en elle. Si généralement la volupté a du prix, pourquoi l'interdire aux vieillards? Quant à moi, jusqu'à l'heure actuelle, je n'ai ressenti près de ma femme aucune satiété, éprouvé aucun regret. Que dis-je, j'ai trouvé en elle de jour en jour de si grandes consolations et de telle joies, que je regarde les célibataires qui se privent des douceurs du mariage, comme sevrés du bonheur suprême. » — « Tu parles pour toi, reprit Niccolo. Tu t'es adressé à une jeune fille bien élevée, soumise, prévenante, de telle sorte que ce dont il faut te féliciter, c'est de l'heureuse inspiration qui a guidé ton choix, et non pas la sagesse de l'acte en lui-même. Une telle perfection étant l'oiseau rare, nous n'avons pas à nous occuper du fait qui s'est produit, mais de la conduite que tu aurais dû tenir à ton âge. Ton mariage est hors de cause et j'y applaudis de toutes mes forces, mais à la manière dont un individu (tu en as ri toi-même) approuva celui d'un sien ami. Je tiens de toi, j'en ai souvenance, l'histoire de cet Anglais auquel un camarade demandait s'il agirait sagement en épousant une femme qu'il désignait, or, le mariage avait déjà eu lieu secrètement. L'anglais qui était renseigné sur le peu de vertu de la personne en question, lui conseilla de s'abstenir. Alors son interlocuteur lui avoua que la situation était sans remède, attendu qu'il était marié depuis longtemps. L'autre faisant immédiatement volte-face, feignit d'avoir mal entendu le nom indiqué, approuva et félicita vivement alors le mari. Je ne blâme pas ce qui est accompli et je t'estime heureux d'avoir réussi; ce doit être rare. Au fond, je me dis cependant que c'est montrer bien peu de sens à cinquante cinq ans, c'est bien ton âge n'est-ce pas? que de s'aviser de prendre femme pour augmenter à plaisir par de graves préoccupations, le poids déjà si lourd des ans. Qu'arriverait-il si tu avais chez toi une femme dont les goûts fussent opposés aux tiens, une femme acariâtre? Tu rentres, elle t'accueille avec un visage maussade et renfrogné ; tu sors, elle cherche des discussions ; tu reste chez toi, elle t'assourdit et t'importune par un flot de paroles. Quelle fatigue! Quel ennui! Quel torture continuelle! Si elle boit (cela s'est vu), si elle est débauchée, paresseuse, dormeuse? Certes, la mort est préférable à une vie passée en compagnie de pareille mégère. De plus, celle qu'épousera le vieillard sera vierge ou veuve; au début de la vie ou déjà mûre. Est-ce une vierge? Combien sont différentes les allures de l'adolescence, de la jeunesse, et ses désirs et ses inclinations; il semble peu facile, dans ce cas, que la jeune fille puisse sympathiser avec un époux avancé en âge. La dissemblance des goûts fera de leur existence une contradiction perpétuelle, jamais ils ne se placeront au même point de vue pour juger les choses. Elle aimera à rire, à jouer, à plaisanter, lui appréciera le maintien grave et une direction d'idée sérieuse; elle jouira du meilleur appétit, lui aura un estomac délabré ; elle le citera en justice, lui refusera de la suivre à la barre. Incompatibilité d'humeur qui, après avoir amené des querelles, ne tarde pas à dégénérer en haine. Enfin, le vieillard qui s'adresse ainsi à la jeunesse, ne semble-t-il pas par trop lascif? Est-ce une veuve? Si elle est jeune, elle se souviendra des heures écoulées près d'un jeune mari, elle trouvera qu'elle a perdu au change et regrettera le passé. Le souvenir toujours présent de celui qui ne reviendra plus, la vie si attrayante menée à deux alors, rendra le vieil époux plus que désagréable. Reportant en arrière sa pensée, à l'époque des premières noces, elle fera sentir à quel point elle regrette celui qui n'est plus, et cela sans manifester tout haut ses sentiments, mais seulement en montrant que le présent l'écœure. En épousant une vieille femme, d'un âge assorti au sien, vous n'aurez pas de postérité et votre faiblesse réciproque vous rendra à charge l'un à l'autre. Lorsque la maladie frappera l'un de vous, ce sera déjà une lourde charge, mais si vous êtes atteints tous les deux, la misère sera complète. Sans compter que chaque jour pullulent mille tracasseries, inspirant parfois aux époux jeunes ou vieux, le regret de s'être unis. Je n'ai fait allusion qu'aux femmes vertueuses, à celles qui gardent chastement la maison, quant aux autres, elles ne méritent pas le titre d'épouses. Si, à tous les ennuis quotidiens, vient se joindre le soupçon ou la certitude de l'infidélité, il n'y a pas de plus atroce supplice, de plus grande infortune. Quand je repasse ces choses dans ma tête, je me figure qu'il est préférable de vivre en dehors de pareils tracas, que de tenter une aventure regardée comme dangereuse par beaucoup de gens sages. Et cependant, nombreux sont ceux qui, lorsque la vie leur échappe, songent à prendre femme. Pauvres fous! Harassés et aspirant au repos, il se couchent, mais à la place du sommeil ils ne trouvent qu'un lit plein de ronces et d'épines! L'observation me semble bien plus dangereuse encore de la part de ceux qui aiment les lettres, qui les cultivent avec distinction et y trouvent un aliment raffiné pour leur intelligence. L'homme est bien plus libre pour s'adonner à l'étude, s'il n'est pas empêtré dans les embarras du mariage. Autre inconvénient : la naissance des enfants coïncide avec le moment où il n'est plus possible au vieillard de leur inculquer les principes de la vertu et de leur enseigner une règle de conduite pour l'avenir. Souvent, il meurt avant que ses fils n'aient atteint l'âge de raison. Ceux-ci sont alors confiés à la surveillance de tuteurs bien plus empressés à rendre leurs fonctions lucratives, qu'à se conformer à la volonté des parents. C'est ainsi que pendant la vie, aucune véritable consolation ne vous est procurée par vos enfants; mais, même à votre lit de mort, vous n'avez pas à leur égard cette foi dans l'avenir si bien faite pour adoucir les derniers instants. Je sais que les choses ne se passent pas toujours ainsi. A mon sens tu es heureux; et à l'abri des préoccupations qui tourmentent le plus grand nombre, si ce que tu nous as raconté de ta femme est exact. Toutefois, dans les cas douteux, c'est le conseil le plus désintéressé qu'il faut suivre. » A ces mots, j'éclatais de rire et me préparais à réfuter les griefs de Niccolo, lorsque Carlo s'écria : — « Laisse-moi répondre pour toi et tous les vieillards. Leur cause et la tienne seront soutenues avec plus de désintéressement par celui qui est encore éloigné de l'âge mûr et qu'aucune passion, mais la vérité seule, incite à prendre la parole. » "Tu le vois, notre ami Niccolo préconise la loi du célibat, qu'il s'est, sans raison, imposée au nom de craintes chimériques et d'une certaine sauvagerie austère répudiée dans les conditions habituelles de l'existence. Comment ne blâmerions-nous pas une façon de vivre qui, si elle était mise en pratique par tous, aboutirait à l'anéantissement du genre humain en moins d'un siècle. L'union des sexes est indispensable à la conservation de la race ; cette nécessité, Dieu l'a établie non seulement pour l'homme, mais encore pour tous les animaux. Je pense donc qu'on agit avec plus de sagesse en suivant la loi commune, en se pliant aux convenances sociales, en ayant des enfants qui contribueront à la splendeur de la cité, plutôt que de mener seul une existence stérile après avoir fait fi de la coutume générale, de s'être privé de cette parfaite et inaltérable amitié qui est la suite du mariage, ainsi que d'une affection de toutes les heures. Il est honteux et contre nature que l'homme, né pour vivre en société, annihile en lui la faculté génératrice et dédaigne l'association conjugale, la meilleure et la plus agréable de toutes. Les êtres privés de raison sont poussés par l'instinct seul au rapprochement du mâle et de la femelle, en vue de la procréation et de la conservation de leur espèce, et l'homme, doué d'intelligence, dont la fécondité a une bien plus haute portée que celle des brutes, donnerait, en ce point, des signes d'infériorité? Ne pas user de la faculté de reproduire, véritable don du Ciel, ce serait vouloir aboutir à la destruction de la race. Examine un peu, mon cher Niccolo, si tu n'es pas dans l'erreur, s'il n'y a pas d'exagération à vouloir faire adopter par un sage une manière de vivre qui, fatalement, amènerait la disparition des cités, du genre humain, du monde entier. Pourrait-il être taxé de sagesse, celui qui irait ainsi à rencontre de la loi et du but de la nature, de ce principe qui est la base de toute vie bien ordonnée. Il n'est pas exact de prétendre que le mariage détourne des travaux littéraires. Leurs femmes ne furent pas un obstacle aux loisirs studieux de Socrate, de Platon, d'Aristote, de Théophraste et chez nous, de Caton l'Ancien, de Marcus Tullius, de Varron, de Sénèque, et de tant d'autres savants; bien plus, ils ont surpassé en érudition et en mérites de tous genres ceux qui avaient dédaigné le lien conjugal. Celui qui s'abstient du mariage tourne à l'adultère, devient victime de son inconduite, s'enfonce dans la vie la plus odieuse. Ne me cite pas en exemple la pureté de ta vie; il en est bien peu qui soient vertueux au même degré. Afin d'assurer une existence honorable, le mariage doit être désiré. Par ces motifs, quand même on n'en recueillerait pas d'autre avantage, je recommande de prendre femme à tous ceux qui sont en âge d'espérer une descendance, et cela sans m'attarder à l'idée qui présente le mariage comme une véritable servitude. La liberté absolue consiste à vivre à sa guise. Tu la trouveras seulement dans le mariage, car là, loin d'être esclave, tu commandes en maître, tu es délivré de mille pensées excentriques qui assiègent sans cesse les célibataires ; ta femme est là, prête à obéir et à t'être agréable. Les vieillards surtout, je l'affirme, malgré l'opinion contraire que tu émettais il y a un instant, doivent se marier. Exempts de libertinage, d'étourderie, d'inconstance, d'imprévoyance, à l'âge où ils s'engagent, ils sont plus aptes aux affaires, ont plus de prudence et peuvent ainsi recueillir les fruits les plus sûrs et les meilleurs du mariage. Ils savent ce qu'il faut fuir ou rechercher ; leur sagesse sert de guide à l'inexpérience, leur modération sait inspirer la retenue dans les désirs. Si la jeune femme chancelle, ils la retiennent et façonnent à leurs habitudes ce caractère encore indécis". Et Niccolo de rire. "Alors, tu te fais le champion de tous les vieillards sans exception, et cependant bon nombre sont pires que des enfants et n'ont pas plus de raison". "On rencontre des fous à tout âge", reprit Carlo, "autant parmi les jeunes gens que parmi les vieillards, et pour tous, c'est chose également pénible. Mais notre attention ne doit être attirée ici, ni par celui-ci, ni par celui-là, nous plaidons la cause des vieillards en général. Quant à moi, faisant appel à la raison qui doit toujours nous guider, non seulement je ne blâme pas le mariage des hommes mûrs, mais j'y trouve des garanties qui font défaut dans celui du jeune homme. Et d'abord aucune loi, nulle coutume, que je sache, ne défendent aux vieillards de prendre femme. De même que le gouvernail du navire est confié, avec raison, à celui qui est le plus avancé en âge, ainsi, celui qui a une longue expérience de la vie est mieux préparé à diriger un ménage. Telle la vigne dont les sarments rampent à terre ne se relève qu'en accrochant à un support ses vrilles qui lui tiennent lieu de mains, telle la jeunesse si faible est sujette à se laisser choir lorsque l'appui protecteur d'une personne dans la maturité lui manque. Loin de pouvoir diriger les autres, les jeunes gens ont peine à se conduire eux-mêmes. Que savent-ils des choses? Leur raison est-elle suffisamment formée ? Pour ne citer qu'un des inconvénients : il arrive souvent qu'une jeune fille est destinée à épouser un garçon de son âge et qui n'a encore subi aucune épreuve. A-t-il des qualités morales, de la prudence? Se rend-il compte de la manière dont il devra gouverner sa vie ? De l'imprévoyance des époux, à un moment où le vice a tant d'attraits, pourront résulter de grands troubles dans l'avenir. Ces jeunes époux seront l'un pour l'autre une cause perpétuelle d'angoisses en s'adonnant à leurs passions, qui n'auront pas été refrénées par une volonté trop vacillante et un manque de prudence. Prenons un exemple. La plupart des jeunes gens dissipent leur patrimoine et, pour le reste de leur vie, sont réduits à la misère, partagée par leurs enfants ; le besoin fait tomber les femmes dans la débauche. Bon nombre d'entre elles doivent leur chute aux folles dépenses et aux extravagances de leurs jeunes maris ; ce qui prouve combien les parents ont eu tort de leur confier leurs filles. Quelle dilférence pour les vieillards! Leur vie passée est connue, elle s'est étalée au grand jour. De suite on est renseigné sur leur caractère et leur manière de vivre, leur fortune, leurs revenus, leur prudence, leur santé. On sait s'ils sont enclins au vice ou portés à la vertu. A leur âge, il n'y a pas à redouter de voir leurs habitudes se modifier en bien ou en mal. La vieillesse est par excellence, l'âge auquel on est prudent, prévoyant, où l'on ne laisse rien au hasard. L' un dirigera admirablemeni sa femme, relèvera une fortune qui périclitait, fera régner l'ordre au foyer domestique. L'autre par d'utiles conseils, calmera l'effervescence juvénile de sa compagne ; non seulement il conservera la situation acquise, mais il fera en sorte d'accroître la fortune pour ses enfants, comme les fruits, l'homme voit venir l'époque de la maturité ; c'est le bénéfice le plus appréciable de la vieillesse. Qu'on ne me parle pas de ces vieillards souffreteux, cacochymes, d'une humeur morose, plus insupportables souvent que les enfants ; il ne saurait être question d'eux ici. Jeune ou vieux, tout homme qui n'a pas la pleine possession de ses facultés doit être écarté. Toutefois, chez le jeune homme, la folie est plus triste, parce qu elle provient du peu de connaissance qu'il a des choses et de son manque d'habitude pour conduire une maison. La vieillesse étant au plus haut degré l'âge de l'expérience, de la vertu, de la sagesse, comme elle apporte plus de diligence et témoigne plus d'attention pour les intérêts du ménage, je prétends que pour l'avantage de tous, pour l'appui qu'en retire la communauté conjugale, pour le soutien réciproque et la mutuelle assistance qu'il procure, il est désirable que le vieillard s'engage dans le mariage, même lorsqu'il n'a pas d'espoir d'avoir de postérité. J'entends qu'il choisisse non seulement une épouse, mais une épouse dans toute la fleur de la jeunesse. Tout d'abord, le souffle pur et chaste d'une jeune fille regaillardira la vieillesse et la conservera dans son intégrité. A peine sortie de l'enfance, la jeune fille, comme une cire molle, prendra l'empreinte du caractère et de la volonté de son mari, promptement elle s'habituera à satisfaire ses désirs, à régler ses goûts et ses répugnances d'après ce qu'elle aura remarqué chez lui. On éprouve moins de peine à diriger des tiges flexibles que de vigoureux rameaux, et une jeune fille s'accoutumera avec moins de difficulté à la façon de vivre, que ne le ferait une femme rendue plus exigeante par l'âge ou par l'épreuve d'une première union. Obséquieuse, un signe de toi suffira pour qu'elle comprenne, n'ayant aucune mauvaise inclination, elle se fera facilement à tes habitudes, cherchera à te plaire, te respectera, apprendra à discerner le bien du mal. Pour atteindre ce but tes conseils de chaque jour et le genre de vie que vous aurez adopté suffiront. Quant à ce qui est du devoir conjugal, à moins que la vieillesse ne s'y oppose complètement, tu t'en acquitteras avec une modération que ta femme elle-même — si elle est chaste — sera la première à approuver, ne faisant rien que la raison n'autorise et seulement en vue d'avoir des enfants. Nous voyons les jeunes gens élevés dans les monastères, dans l'impossibilité où ils sont de sortir et de s'amuser, en perdre l'habitude et même l'envie, ne plus penser à jouer et n'avoir pour les choses extérieures qu'ils ont perdues de vue aucun attrait. La privation continuelle vient à bout, chez eux, de ce que l'âge et la nature sembleraient réclamer. De même, on rencontre des jeunes filles qui, séparées du commerce des hommes et des femmes, ne sont troublées par aucune tentation charnelle. Il n'est pas surprenant alors que des jeunes vierges mariées à des vieillards, imbues des conseils et des recommandations de leurs époux, dédaignent la séduction de voluptés quelles ignorent et se conforment à la volonté de celui qui leur est supérieur en âge, trouvant sage de se régler d'après les lois de la prudence et de la raison. Elles désireront surtout voir leurs maris bien portants, mettant sa santé au-dessus de tout et la préférant à des plaisirs qui passent rapidement. Elles s'estimeront heureuses d'avoir été unies à des hommes qui, c'est le point principal dans un ménage, peuvent régler la vie d'intérieur et assurer convenablement, suivant leur situation, le train de la maison. Ainsi, à mon avis, il est préférable pour une jeune fille d'épouser plutôt un vieillard qu'un jeune homme. Malgré le vieil adage : Qui se ressemble s'assemble, il sera sage pour elle de s'attacher à un homme que son âge met à l'abri du besoin, qui est prudent, vertueux, dont elle ne recevra que de bons conseils pour se guider dans la vie, plutôt que de se confier à un jeune homme dont la conduite pourra lui donner des transes perpétuelles, qui pourra mal tourner, sera inconstant, sans prudence, sans règle de vie arrêtée et, par-dessus tout, inhabile à élever ses enfants. Et s'il suffit de l'inexpérience d'un seul pour compromettre l'avenir de la famille, que sera-ce si deux étourdis s'unissent dans l'âge des folles passions ? Que de tristesse, quelle désolation dans ce ménage ! Tous les jours on voit des jeunes gens auxquels la sagesse fait complètement défaut, n'ayant aucune notion de la vie, aucune idée de la conduite à tenir; aussi, n'est-il pas nécessaire de s'attarder à le prouver par le raisonnement. Tu soutiens également qu'un vieillard sera privé de diriger l'éducation de ses enfants, que la mort viendra avant qu'il ait pu en faire des hommes vertueux ; pour moi, je ne vois pas pourquoi les jeunes gens seuls auraient ce privilège. Jeune ou vieux, nul ne connaît qu'elle est la limite fixée à sa vie, toutefois, les chances de bon tempérament et de longue existence ne militent-elles pas en faveur de ceux qui ont vigoureusement atteint la cinquantaine ? A travers les incertitudes et les difficultés de la vie, leur santé s'est affermie contre les maladies et, par un exercice continuel, ils ont accoutumé leur corps à endurer la fatigue. Que déjeunes gens terrassés par certaines maladies dont les hommes faits n'ont rien à redouter, car elles ont plus de prises sur les premières années, semblables à la cire que fait fondre un souffle plus chaud. Certes, aucun âge n'est à l'abri, tous sont tributaires d'une foule de maux, cependant le jeune homme est bien plus exposé que le vieillard, soit qu'à son âge il est naturellement frêle et délicat, soit parce que ne gardant aucune mesure, il ne sait rien refuser à ses passions, ce qui le prédispose aux plus graves infirmités. Au contraire, l'homme mûr, d'une santé robuste, éprouvée, trouvera dans son expérience le moyen de lutter contre les maladies, de les supporter mieux, ou de les éviter avec plus de prudence ; cest pour lui un brevet de longue vie. Ce serait donc un tort de ne pas faire cas de celui qui peut se promettre encore vingt ou trente années d'existence ; ce laps de lemps est suffisant et au-delà pour l'éducation des enfants. Ces derniers prendront de l'âge, leur intelligence et leur sagesse se fortifieront sous la prévoyante direction de parents instruits, tels, en un mot, que sont les vieillards. Je vais plus loin, l'éducation dirigée par des vieillards présente un avantage considérable, c'est que les enfants élevés par eux se font remarquer par leur douceur, leur tempérance, leur jugement ; un père jeune ne sait inculquer à ses fils ni science, ni prudence, ni direction de conduite, attendu qu'il en manque lui-même. Mais abrège à ton gré l'existence des vieillards, cela empêche-t-il que leurs enfants ne soient pour eux l'occasion d'une grande, d'une profonde joie? Assurément non. Ils en bénéficient durant cette période charmante de l'enfance où la bonne éducation apprend à vénérer son père, à être prévenant pour lui, obéissant, attentionné, à épier ses moindres signes, à ne lui donner aucun sujet de tristesse. Plus tard, les enfants grandissent, ils secouent le joug de la famille, méprisent la volonté paternelle, tournent en dérision les bons avis, entêtés et rebelles, ils prétendent vivre à leur guise et deviennent pour leurs parents la cause de cruels soucis. Ceux dont la vie s'achève avant ces tristes jours, n'ont recueilli de leurs enfants que de la joie sans aucun mélange d'amertume. En vérité, je ne sais quelle idée tu as Niccolo, do détourner les vieillards du mariage. Ne peuvent-ils avoir des enfants? Ignorent-ils les soins que réclame une famille? Sont-ils capables de gouverner un intérieur? Paraissent-ils trop affaiblis d'intelligence et de corps? Sans aller chercher dans l'antiquité l'exemple de Caton l'ancien, de Marcus Tullius et de tant d'autres personnages illustres, aussi instruits que sages, qui, au déclin de leur vie, épousèrent des jeunes filles, je pourrais citer un de nos contemporains, Galeotto Malatesta, dont le nom et les actions d'éclat aussi bien dans la paix que dans la guerre, ont été admirées d'un bout à l'autre de l'Italie. A la fin de sa carrière, à l'âge de soixante-quatorze ans, il prit pour femme une enfant dont il eut quatre fils qui, dans la suite, s'illustrèrent à leur tour. L'un d'entre eux est Carlo Malatesta que nous avons connu comme étant un des hommes les plus lettrés et le plus habile général de son temps. Assurément leur naturel d'élite les inclinait déjà au bien, mais les leçons de leur père, sa vertu, l'exemple de sa vie qui se déroulait sous leurs yeux, les y conviait aussi fortement. Je me persuade, en effet, que ce qui a beaucoup de valeur et pèse d'un grand poids dans l'éducation des enfants, né d'un père âgé, c'est son exemple, c'est sa vie entière qui les exhorte à la vertu. Il y a certainement des jeunes gens vertueux, mais leur influence se fait moins sentir, parce que leurs qualités semblent, pour ainsi dire, l'apanage d'un autre âge. La maturité, la loyauté, la prudence, l'expérience paraissent, à première vue, le lot de la vieillesse, et, de prime abord nous attribuons aux vieillards une autorité dont leur maturité et leur prévoyance les rend dignes. Cette opinion a une influence heureuse sur la jeunesse. Les enfants désireux d'imiter leur père modèlent leur vie, règlent leurs habitudes sur celle qu'ils ont constamment sous les yeux, ils apprennent à obéir, à se rendre compte des moindres nuances, ils ignorent, n'en ayant pas l'exemple à la maison, ce qu'est une chose honteuse, une obscénité, une parole indécente. Ils voient, au contraire, près d'eux, des modèles d'honnêteté, de contenance, de modestie et de gravité. Pénétrés de ces sentiments dès leurs plus tendres années, si l'appui de leurs parents vient à leur faire défaut, ils conservent pendant toute leur existence la bonne direction imprimée dès leur bas âge. De la sorte, ils deviennent souvent des hommes distingués, ayant un cachet à part, je le répète : Sans s'arrêter aux avantages particuliers, il faudrait dans l'intérêt général, que tous les vieillards se mariassent et même prissent de jeunes femmes, il importe beaucoup à l'Etat d'avoir dans la Cité, nombre de citoyens graves, prudents, honnêtes et dont la sagesse fasse contre-poids à la folie des autres. Ajoute que c'est un grand charme dans la vie que d'avoir à ses côtés une personne à laquelle on puisse se confier complètement, communiquer toutes ses pensées, discuter les décisions à prendre, partager la joie, adoucir les regrets, enfin un autre soi-même : consolation qui ne se rencontre que dans l'amitié parfaite. Il n'y a pas à redouter que l'on épouse ne t'affectionne pas, si elle sait que seule tu l'aimes tendrement, comme il convient entre époux, que tu lui as gardé ta foi, que tu la considères comme ta moitié et non comme une domestique, prévenances pour lesquelles les vieillards se montrent très attentifs. Que de jeunes gens trahissent et déchirent le contrat conjugal. La passion ne bouillonne que trop à leur âge et ne sait pas se contenir dans de justes limites. Souvent une maîtresse est substituée à la femme légitime. On garde le son, comme on dit, pour la maison et on porte au dehors la farine. De là, des discussions, des querelles, des haines qui devraient être inconnues dans le mariage et chez la femme, l'envie de rendre quelquefois outrage pour outrage. Chez le vieillard, combien sont modérés les désirs, leur fidélité conjugale est inaltérable, leur amour uniquement réservé à leur femme, leur raison toujours droite. A cet âge, on n'envie plus le bien du voisin. L'affection mutuelle et les serments gardés procurent une si grande béatitude, qu'aucune autre, en ce monde, ne saurait la surpasser. Il est incontestable que la vieillesse reprend vie et s'égaye au contact d'une jeune épouse. Tu reproches aux vieillards de ne pas valoir grand chose au lit, tandis que nous devons les en féliciter comme de leur principal mérite. Nous ne devons accorder aux plaisirs sensuels, si nous voulons être des hommes et non des brutes, que juste ce qui est nécessaire pour la procréation des enfants ; les animaux, eux-mêmes, ne désirent que cela, aller plus loin, c'est plus que de la bestialité et non le fait d'êtres raisonnables. Il est juste de ne demander à la volupté que le moyen d'arriver au but du mariage. La débauche est stigmatisée comme honteuse et blâmable, non seulement chez les vieillards, mais chez les jeunes gens. La modération des premiers en ce point, doit donc les rendre recommandables. L'homme qui choisit en tout la raison pour guide n'entreprend que ce qui est utile ou indispensable. Si donc il découvre chez sa femme quelque appétit déréglé, ainsi que cela se produit chez les malades qui, étreints par la fièvre, désirent manger une foule de choses dont la saveur est agréable, mais absolument nuisibles, il réfrénera ces envies au nom de la raison, et lui enseignera à ne vouloir que ce que la nature réclame et ce qui est conforme à l'honnêteté. En n'accordant pas qu'un vieillard puisse épouser soit une jeune fille, soit une veuve, soit une femme d'un âge mûr, laisse-moi te le dire, Niccolo, ton jugement me parait en défaut; tous ne peuvent te ressembler. Le vieillard aura parfaitemenf raison d'épouser une jeune fille, il fera d'autant mieux, que cet enfant, à la fleur de l'âge, n'aura encore reçu que les impressions de la famille, il la pliera à son gré, il lui fera adopter sa manière de voir, il la façonnera à ses habitudes, il la dirigera par son exemple et ses leçons. Il lui apprendra à discerner ce qui est bien, il lui enseignera le mérite de la continence, en quoi les femmes chastes diffèrent des débauchées, en un mot les limites qu'on ne doit pas franchir. A moins qu'elle ne soit inintelligente, ces sages conseils auront sur elle un tel empire, que si son tempérament vigoureux s'insurge parfois, elle saura le dompter et n'aura d'autre règle que la volonté de son époux. S'agit-il d’une veuve au lieu d'une vierge? Celle qui a connu un jeune mari se souviendra du temps où il la délaissait, l'abandonnait pour courir après une autre, où une aventurière lui était préférée, où on ne lui réservait que des paroles blessantes, trop heureuse quand les coups n'accompagnaient pas les injures. Bien souvent ses toilettes étaient vendues, ou données en cadeau à une maîtresse. Tout cela lui revient à l'esprit en même temps que l'inconséquence de la jeunesse, les embarras de la vie, la fragilité de la foi conjugale. Quel changement depuis qu'elle est l'épouse d'un vieillard ! C'est avoir trouvé le port après la tempête. L'âge avancé de celle qu'il désire avoir pour compagne, ne devra pas, non plus, faire reculer le vieillard. Sans doute, il n'aura pas d'enfants, mais il la recherchera pour le charme de son esprit, pour que leurs deux faiblesses se prêtent un mutuel appui. Ce qu'un homme robuste ne peul, quelquefois, ne pas pouvoir faire seul, il y parvient en s'adjoignant un être plus faible ; avec un peu de secours, on réussit des choses pour lesquelles oa était impuissant tout seul. Ainsi encore, une main unique est maladroite, mais deux mains s'assistant viennent à bout de grandes difficultés. Ainsi, dans l'union qui nous occupe, ce qui fait défaut à l'un, l'autre y supplée. Tu as prétendu également que, selon les probabilités, les vieillards ont leurs jours comptés. Je ne nie pas que pour eux le terme du voyage soit proche. Mais leur vie n'en est que plus parfaite, ils la terminent avec honneur. N'est-il pas préférable de vivre moins longtemps, mais vertueux, que d'atteindre la longévité des cerfs dans la lâcheté, la sottise, l'ignorance et l'erreur? Souvent, plus l'existence se prolonge, plus elle présente de danger et devient tributaire du vice ; celle des vieillards (je n'appelle ainsi que ceux qui sont dignes de ce nom), tant courte soit-elle est exempte de ce reproche. L'esprit vigilant, la vigueur intellectuelle, la raison ont atteint leur maturité. Elle est, pour ainsi dire, le sanctuaire de la vertu où l'on savoure les fruits d'une vie bien remplie. C'est donc chose claire. Tourne toi de quel côté que tu voudras, te voilà forcé de m'accorder que la vieillesse rend d'utiles services dans le mariage, qu'elle est à la hauteur des exigences de la vie et que nous devons la désirer avec ardeur, si nous voulons vivre dans la vertu et atteindre la perfection. » Avant qu'il eut terminé, Niccolo s'écria : — « Pourquoi donc, Carlo, n'as-tu pas attendu d'être un vieillard pour te marier, puisque l'âge mûr te parait chose si désirable en ménage? — "Je n'interdis nullement", reprit Carlo, " le mariage aux autres périodes de la vie, si les circonstances permettent d'en contracter un avec convenance et commodité. Ce que je soutiens, c'est : qu'il serait injuste de le défendre à la vieillesse, c'est-à-dire à l'âge qui offre le plus de sécurité et de mérite". — « Très bien ! que chacun suive son penchant," ajouta Niccolo, "à chacun sa manière d'envisager la chose. Je me figure que tu n'as si bien soutenu la thèse qu'afin d'être agréable à notre hôte, voulant, je suppose, solder son dîner en bonnes paroles et ne pas rester son débiteur. Terminons cet entretien. Je vais maintenant veiller attentivement sur moi, pour que la folie des autres ne finisse par me gagner. » Cela dit, nous nous séparâmes.