[101] CI. JUSQU'OU PEUT ALLER L'IGNORANCE D'UN HOMME. On lisait un jour, à haute voix, devant les Prieurs de Florence, une lettre où il était question d'un homme peu en faveur auprès de la République. Le nom du personnage (Paolo, par exemple) y était souvent répété, et on lui accolait parfois l'épithète de susdit. Alors un des assistants, tout à fait illettré, croyant que c'était une formule honorifique et que l'épithète de susdit valait à elle seule un grand éloge, comme qui dirait très sage, très savant, se mit à vociférer : « C’est une chose indigne que d'appeler susdit un malfaiteur, un ennemi de sa patrie. » [102] CII. AUTRE BALOURDISE. Un de mes compatriotes, nommé Matteozio, fit aussi rire tout le monde. Il avait été chargé, un jour de fête, de présider, avec quelques autres, l'organisation du dîner des Prêtres ; à la fin du repas, lorsqu'il s'agit de remercier ces ecclésiastiques, dont plusieurs étaient venus de fort loin, Matteozio, à qui échut ce devoir, comme au plus âgé, prit la parole : « Mes Peres, » dit-il, « excusez-nous s'il vous a manqué quelque chose; nous ne vous avons pas traités selon vos mérites, mais selon nos moyens, et comme il convenait à Votre Ignorance. » Cet homme inculte, qui cherchait quelque mot bien ronflant, crut faire aux convives un beau compliment, comme s'il eût dit : Votre Prudence ou Votre Sagesse. [103] CIII. D'un vieillard a longue barbe. Antonio Lusco, le plus instruit et le plus aimable des hommes, nous a raconté un jour, après dîner, une histoire bien amusante. C'est un usage commun, si quelqu'un a fait un pet, que ceux qui sont là disent : "A la barbe de celui qui ne doit rien à personne". A Vicence, un vieillard, porteur d'une barbe majestueuse, fut appelé en justice par un créancier, devant le Gouverneur de la ville (c'était Ugolotto Biancardo, homme docte et sévère). Le vieillard, fort agité, se mit à crier bien haut et sur tous les tons qu'il n'était le débiteur de personne, qu'il ne devait rien à qui que ce fut : — « Va-t'en d'ici au plus vite, » lui dit Ugolotto, éloigne de nous cette barbe puante dont l'odeur infecte nous incommode. » Le vieillard, tout interdit, demanda pourquoi sa barbe puait si fort : — « C'est, » lui répondit le Gouverneur, « parce qu'elle est pleine de tous les pets qu'ont jamais lâchés les hommes; tu sais bien qu'on les envoie tous a la barbe de celui qui ne doit rien à » personne. » Cette plaisanterie rabattit le caquet du vieillard et fit rire tous les assistants. [104] CIV. SOTTISE D'UN NOTAIRE, RACONTÉE PAR CARLO DE BOLOGNE. Nous étions plusieurs à dîner dans le palais du Pape, notamment quelques-uns de ses Secrétaires. On se mit à parler des gens dont le savoir et l'habileté gisent dans des formules toutes faites, qui ne s'occupent pas de leur raison d'être et se bornent à dire : "Nos pères nous ont laissé cela écrit de cette façon". « Ces gens-là, » nous dit le spirituel Carlo de Bologne, « ressemblent de bien près à certain Notaire, mon concitoyen (et il nous dit le nom du personnage). Deux hommes vinrent le trouver pour lui faire dresser un contrat de vente ; il prit la plume, et se mettant a écrire, leur demanda leurs noms; l'un dit qu'il s'appelait Jean, l'autre Philippe. Le Notaire s'écria aussitôt : « L'instrument » (c'est le terme qu'ils emploient), « ne peut pas être dressé entre vous. » Et comme ils lui demandaient pourquoi : — « L'acte ne peut se faire, » répondit-il, « et avoir de valeur légale que si le vendeur s'appelle Conrad et l'acheteur Tite. » (Il ne connaissait que ces noms, inscrits dans son formulaire.) Ils eurent beau dire qu'ils ne pouvaient prendre d'autres noms que les leurs, le Notaire persista dans son refus, ses formules étant ainsi faites, et les envoya promener, puisqu'ils ne voulaient pas changer de noms. Ils allèrent en trouver un autre et laissèrent là cet imbécile qui se serait cru coupable de faux, s'il eût changé un seul mot à ses formules. [105] CV. D'un docteur florentin envoyé à une reine et qui lui demanda de coucher avec elle. On se mit ensuite à causer, tout en badinant, de la sottise de quelques personnages envoyés en Ambassade auprès des Princes. On en cita plusieurs : « N'avez-vous pas entendu parler, » dit Antonio Lusco, « de ce Florentin, ton compatriote, » ajouta-t-il en me regardant avec un sourire, « que la République envoya naguère, comme Ambassadeur, à la Reine Jeanne de Naples ? Ce Francesco (c'était son nom), Docteur es lois, quoique très ignorant, après avoir exposé à la Reine l'objet de sa mission, fut invité à revenir le lendemain; il entendit dire dans l'intervalle que la Reine ne faisait pas fi des hommes, surtout quand ils étaient beaux garçons. Introduit de nouveau auprès d'elle, il lui parla d'abord de choses et d'autres, puis l'informa qu'il avait besoin de l'entretenir en particulier. Elle le fit passer dans une chambre éloignée, pensant qu'il avait quelque mission secrète qu'il ne pouvait exposer devant tout le monde, et là, cet imbécile, qui avait de lui-même la meilleure opinion, demanda à la Reine de coucher avec elle. La Reine ne se troubla aucunement, et après avoir bien dévisagé son homme : « Cette requête, » dit-elle avec douceur, « est-elle une de celles que les Florentins vous ont chargé de m'adresser ? » L'Ambassadeur rougit et ne sut que répondre : — « Allez vous-en donc et revenez chargé de cette mission-là, » ajouta-t-elle ; et elle le congédia sans plus se fâcher. [106] CVI. D*UN HOMME QUI CONNUT LE DIABLE SOUS LA FORME d'UNE FEMME. Un très savant personnage, Cincio, Romain, m'a plusieurs fois rapporté une histoire dont il ne faut pas rire, et qu'un de ses voisins, qui n'était pas un sot, racontait comme lui étant arrivée. La voici : Cet homme s'était une fois levé au clair de lune, croyant être proche du petit jour (car la nuit était sereine), pour aller à sa vigne ; on sait que les Romains ont l'habitude d'apporter beaucoup de soin à la culture de leurs vignes. Comme il sortait par la porte d'Ostie (il dut même réveiller les gardiens pour se faire ouvrir), il s'aperçut qu'une femme le précédait. Pensant que cette femme allait faire ses dévotions à Saint-Paul, et sentant s'allumer un désir libertin, il hâta le pas pour l'atteindre : elle était seule, il en viendrait facilement à bout. Au moment où il allait la rejoindre, elle quitta le droit chemin et prit un sentier. Notre homme doubla le pas dans la crainte de perdre cette bonne occasion de femme qui s'offrait ; tout près de là, dans un détour, il l'atteignit et la saisit dans ses bras : elle ne dit mot, il la jeta par terre et la prit de force. La chose faite, le fantôme s'évanouit en laissant une odeur de soufre. L'homme, sentant sous lui la terre couverte de gazon, se leva un peu effrayé et rentra chez lui. Tout le monde crut qu'il avait été victime d'une illusion diabolique. [107] CVII. AUTRE HISTOIRE CONTÉE PAR ANGELOTTO. Angelotto, évêque d'Anagni, était présent quand Cincio conta cette histoire; il en ajouta une autre toute semblable : « Un de mes parents, » dit-il, et il cita le nom, « se promenait de nuit à travers la ville déserte; il rencontra une femme, à ce qu'il crut, et même une belle femme, selon l'apparence ; il assouvit sur elle sa passion. Aussitôt après, celle-ci, pour l'épouvanter, se changea en un homme hideux : « Qu'as-tu fait là ? » s'écria-t-elle, « nigaud, je t'ai joliment attrapé. — Soit, répondit l'autre, intrépide, « mais, moi, "tibi culum maculaui". » [108] CVIII. D'un avocat qui avait reçu d'un plaideur des figues et des pèches. Nous blâmions l'ingratitude de ces gens qui sont si prompts à faire travailler les autres et si lents a reconnaître leurs services. Antonio Lusco, homme plein d'esprit et de finesse, prit alors la parole : « Vincenzo, l'un de mes amis, » dit-il, « Avocat d'un homme excessivement riche mais aussi avare, avait maintes fois plaidé pour lui dans ses procès et n'avait jamais pu en tirer un denier. Survint une affaire difficile, dans laquelle son client le pria de le défendre; le jour de l'audience, il reçut de lui, en cadeau, des figues et des pèches. Il se rendit au Tribunal ; ses adversaires eurent beau entasser contre lui les arguments, il resta bouche close; à leurs attaques réitérées, il ne répondit pas un traître mot. Tout le monde s'étonnait, le client surtout, qui lui demanda ce que signifiait ce silence : — « Les figues et les pèches que vous m'avez envoyées, » répondit-il, m'ont si fort glacé les lèvres, que je ne puis prononcer un seul mot. » [109] CIX. D'UN RUSÉ MÉDECIN. Un Médecin ignorant, mais très fin, visitait des malades en compagnie d'un élève. Il leur tâtait le pouls (comme c'est l'usage) et, s'il s'apercevait que leur état avait empiré, il en rejetait sur eux la faute en leur reprochant d'avoir mangé des figues, une pomme ou quelque autre chose défendue. Comme ces malades avouaient le plus souvent, le Médecin paraissait avoir le don de seconde vue, puisqu'il devinait si bien les écarts de regime de ses clients. Son élève, que cette perspicacité plongeait dans l'étonnement, finit par lui demander s'il reconnaissait cela aux battements particuliers du pouls, au toucher, ou par quelque autre procédé plus savant. Le Médecin, désireux de récompenser sa déférence, daigna lui dévoiler le secret : "Quand j'entre dans la chambre de mon malade," dit-il, "je jette autour de moi un rapide coup d'oeil, et si je vois sur le plancher des restes de fruit ou de n'importe quoi, par exemple des écorces de châtaignes ou des pelures de figues, des coquilles de noix, des trognons de pommes, quoi que ce soit enfin, je suppose que mon malade en a mangé, j'accuse sa gourmandise d'avoir aggravé la maladie, et j'écarte de moi toute responsabilité en cas d'accident." Peu de temps après, l'élève s'étant mis, lui aussi, à exercer la Médecine, entreprit de faire à ses malades les mêmes reproches; il les accusait de s'être écartés de l'ordonnance, d'avoir mangé ceci ou cela, selon qu'il pouvait conjecturer par les restes qu'il apercevait. Une fois, il fut appelé auprès d'un pauvre paysan, à qui il promit de rendre bien vite la sante, s'il observait exactement le régime. Après lui avoir prescrit certaine quantité de nourriture, il s'en alia et promit de revenir le lendemain. Lorsqu'il revint, le mal s'était beaucoup aggravé : trop ignorant et trop sot pour en trouver la cause, il jeta les yeux de tous côtés et ne vit de déchet d'aucune sorte. Il était bien embarrassé; enfin, en regardant sous le lit, il y vit le bât d'un âne. II se mit aussitôt a crier : « Enfin, je vois pourquoi vous allez si mal ; vous avez fait un tel excès, que je ne serais pas étonné de vous trouver mort; malade comme vous l'êtes, vous avez mangé un âne ! » Le bât de l'âne lui indiquait qu'on avait dû faire cuire l'animal, comme un os révèle un plat de viande. Ce ridicule personnage, pris en flagrant délit de sottise, fit rire tout le monde à ses dépens. [110] CX. De deux personnes qui plaident une affaire d'argent. Il y a, sur le territoire de Bologne, une ville qui s'appelle Medicina. On y envoya comme Podestat (c'est le titre officiel) un homme grossier et ignorant, devant lequel vinrent deux plaideurs qui avaient à débattre des intérêts d'argent. Le premier, se disant créancier, prétendait que l'autre lui devait de l'argent et que cette dette était certaine. Le Podestat se tourna vers le débiteur : « Tu agis bien mal, » lui dit-il, « en ne payant pas ce que tu dois. » Celui-ci déclara qu'il ne devait rien, qu'il s'était complètement libéré; aussitôt, le Magistral, s'adressant au créancier, lui reprocha de réclamer ce qui ne lui était pas dû. Le créancier affirma de nouveau la dette et en expliqua les motifs : le Magistral s'emporta plus fort contre le débiteur, et lui reprocha de nier une chose si évidente. Celui-ci donna toutes sortes de raisons pour prouver qu'il avait payé ; le Podestat tança vertement son adversaire d'oser réclamer le payement d'une dette éteinte. Apres avoir ainsi réprimandé alternativement tantôt l'un et tantôt l'autre, ce juge imbécile s'écria : « Les deux parties ont gagné et perdu ; elles peuvent se retirer ! » et il leva la séance sans rien décider. Cette histoire fut racontée entre amis un jour que l'on reprochait à un personnage, bien connu de nous, de changer souvent d'avis sur le même sujet. [111] CXI. D'UN MÉDECIN IGNORANT QUI, A L'EXAMEN DE L'URINE D'UNE FEMME, JUGEA QU'IL LUI FALLAIT FAIRE L'AMOUR. Une femme de chez nous, nommée Giovanna, et que j'ai connue, était souffrante. Un Médecin aussi avisé que peu savant, appelé auprès d'elle pour la soigner, demanda, comme c'est l'usage, qu'on lui mit de côté l'urine. On chargea de ce soin une jeune fille encore pucelle, qui n'y pensa plus et montra au Médecin sa propre urine au lieu de celle de la malade. Le Médecin s'écria aussitôt : « Cette femme a besoin de faire l'amour. » L'ordonnance fut rapportée au mari qui, après s'être copieusement garni l'estomac à souper, vint se coucher près de sa femme. Celle-ci, a qui sa faiblesse rendait la chose très pénible, et qui ignorait la prescription du Médecin, surprise par l'étrangeté du fait, criait a chaque instant: « Que fais-tu, mon ami, tu vas me tuer. — Tais-toi, » répliqua le mari, « le Médecin a dit que c'était le meilleur moyen de te guérir; tu vas être délivrée, rendue a la santé. » Et il ne se trompait pas; il opéra quatre fois et le lendemain la fièvre avait disparu. Ainsi la fraude dont ce Médecin avait été victime fut cause de la guérison. [112] CXII. D'UN MARI QUI FIT L'AMOUR A SA FEMME MALADE ET LUI RENDIT LA SANTÉ. « Semblable aventure est arrivée à Valence à l'un de mes compatriotes, » dit quelqu'un pendant qu'on y était. « Une toute jeune fille avait épousé un très jeune Notaire; peu de temps après avoir été menée chez son mari, elle tomba gravement malade et tout le monde crut qu'elle allait mourir. Les Médecins l'avaient condamnée, et la pauvre jeune femme, sans voix, les yeux clos, inanimée, ressemblait à une morte. Le mari se désolait de se voir enlever si tôt une femme qu'il avait eu à peine le temps de posséder et qu'il aimait passionnément, comme c'est tout naturel. Il résolut donc de lui faire l'amour encore une fois, avant qu'elle n'expirât, et, après avoir éloigné tout le monde, en prétextant je ne sais quoi de secret, il opéra. Aussitôt la femme, comme si son mari lui avait infuse dans le corps une vie nouvelle, commença a reprendre ses esprits; elle entrouvrit les yeux, la parole lui revint et elle appela son mari d'une voix douce. Le mari, tout joyeux, lui demanda ce qu'elle voulait : elle demanda à boire. Peu après, on lui donna à manger et elle se rétablit. L'exercice du droit marital avait amené ce résultat. » D'où il faut conclure que ce remède est souverain pour les maladies des femmes. [113] CXIII. D'UN HOMME ILLETTRÉ QUI DEMANDA A L'ARCHEVÊQUE DE MILAN LA DIGNITÉ D'ARCHIPRÊTRE. Nous nous plaignions parfois du malheur des temps, pour ne pas dire de l'insuffisance des hommes qui occupent les premières dignités de Église; on laisse de côté les gens de savoir et de mérite, et ce sont les ignorants, les gens sans valeur qui obtiennent les places les plus élevées. « Ce n'est pas plus spécialement le cas des Souverains Pontifes », dit là-dessus Antonio Lusco, « que celui des autres Princes; nous les voyons tous prendre en extrême affection les sots et les drôles, et ne faire aucun cas des hommes les plus recommandables. Il y avait autrefois », ajouta-t-il, chez Cane, l'ancien Seigneur de Vérone, un bon vivant appelé Nobili, absolument dépourvu d'éducation et de savoir, mais que ses propos plaisants rendaient agréable à Cane ; pour cette raison, comme il était clerc, il avait reçu de lui divers bénéfices. Un jour que le Prince envoyait à l'ancien Archevêque, gouverneur de la ville de Milan, une Ambassade composée de grands personnages, Nobili se joignit à eux. Leur mission remplie, lorsque les Ambassadeurs voulurent se retirer, Nobili, qui avait fait rire l'Archevêque en lui débitant des sottises, obtint de lui la permission de demander ce qu'il voudrait. Il demanda alors une très importante charge d'Archiprêtre. L'Archevêque ne put s'empêcher de rire de cette sotte prétention : « Vois donc un peu ce que tu demandes », lui dit-il; "c'est charge trop lourde pour tes épaules, car tu es absolument illettré et ignorant. — C'est vrai », répondit aussitôt Nobili avec effronterie, mais je fais comme chez nous. A Vérone, ce ne sont pas les gens lettrés qui obtiennent des bénéfices ; on ne les donne qu'aux ignorants et aux imbéciles. » — Nous trouvâmes plaisante la réponse de cet homme qui, parce qu'on agissait sottement à Vérone, prétendait qu'il dût en être de même partout. [114] CXIV. D'UNE COURTISANE QUI SE PLAIGNAIT DU MAUVAIS TOUR D'UN BARBIER. Il y a à Florence des magistrats qu'on appelle Préposés aux bonnes moeurs, leur principale fonction est de rendre la justice aux courtisanes, et de veiller à ce qu'elles puissent exercer leur métier dans toute la ville sans être molestées. Une fille de joie vint un jour les trouver et se plaindre de l'outrage et du tort que lui avait fait un barbier : elle l'avait mandé, au bain, pour se faire raser par en bas, et il lui avait si bien entamé les chairs avec son rasoir, qu'elle n'avait pu, de plusieurs jours, recevoir qui que ce fut. Elle l'accusait donc de lui avoir porté un sérieux préjudice, et demandait qu'on lui tint compte du gain qu'il lui avait fait perdre. Quelle doit être la sentence? [115] CXV. D'UN RELIGIEUX AUQUEL UNE VEUVE SE CONFESSAIT. Un Religieux, de ceux qu'on dit vivre dans l'Observance, recevait, à Florence, la confession d'une fort jolie veuve. Tout en parlant, elle se pressait contre lui et, pour pouvoir parler tout bas, approchait de plus en plus son visage. Il advint que ce souffle juvénile, réchauffa le Moine; un certain monsieur, qui avait la tête basse, commença à la relever et lui causa un vrai supplice. Torturé par l'aiguillon de la chair, et se démenant comme un diable, il fit signe à la jeune femme de se retirer : « Infligez-moi donc une pénitence, » lui dit-elle. « — Une pénitence ! » s'écria le pauvre homme; « c'est vous qui me la faites faire! » [116] CXVI. D'UN HOMME QUI FAIT SEMBLANT D'ETRE MORT DEVANT SA FEMME. A Montevarchio, bourg qui n'est pas loin d'ici, un jardinier de ma connaissance, revenant des champs en l'absence de sa jeune femme qui était allée laver du linge eut la curiosité de savoir ce qu'elle dirait et ce qu'elle ferait s'il était mort; il s'allongea donc par terre dans la cour, sur le dos, dans la position d'un cadavre. La jeune femme revenant à la maison chargée de linge, et voyant son mari mort, à ce qu'il semblait, hésita un instant si elle le pleurerait tout de suite ou si elle commencerait par manger : elle était encore à jeun, midi sonne. La faim la talonnait, elle se décida à prendre son repas, et ayant fait griller un morceau de lard sur des charbons, elle le mangea à la hâte, sans boire, pour aller plus vite. Elle eut grand' soif alors, d'autant que la viande était salée, prit la cruche et descendit l'escalier pour aller tirer du vin à la cave. Comme elle remontait, survint tout à coup une voisine qui venait chercher du feu; aussitôt la femme, laissant tomber la cruche, en dépit de sa soif, se mit à jeter des cris comme si son mari venait, à l'instant, de rendre l'âme, et à déplorer son trépas, à grands flots de paroles. A ses gémissements et à ses sanglots, accourut tout le voisinage, hommes et femmes, surpris d'une mort si soudaine. L'homme, en effet , était la gisant, les yeux fermés, et il retenait si bien sa respiration, qu'il paraissait réellement mort. Enfin, quand il trouva que la plaisanterie avait assez duré, au milieu des hurlements de sa femme, qui ne cessait de s'écrier : « Mon pauvre homme ! que faire maintenant ? — Rien de bon, ma chère femme », dit-il en ouvrant les yeux, « si tu ne vas pas tout de suite boire. » Tous les assistants passèrent des larmes aux éclats de rire, surtout lorsqu'on apprit l'histoire et pourquoi la femme avait soif. [117] CXVII. D'une jeune niaise de Bologne. Une jeune femme de Bologne, nouvellement mariée, se plaignait à une très respectable Dame, ma voisine, de ce que son mari la battait, fort et souvent. Cette Dame lui demanda pourquoi : — « C'est, » répondit-elle , «parce qu'il ne peut pas souffrir que je reste immobile comme une souche quand il use des droits du mariage. — Mais pourquoi, » répliqua la Dame, "ne faites-vous pas au lit ce que vous demande votre mari ? pourquoi n'obéissez-vous pas à sa volonté ? » — Parce que je ne sais pas comment cela se fait, Madame, » dit l'innocente ; « personne ne m'a jamais montré comment il faut s'y prendre : si je le savais, je ne me laisserais pas rouer de coups par mon mari. » Admirable simplicité de cette enfant, qui ne savait pas ce que la nature même se charge d'apprendre à toutes les femelles. J'ai, plus tard, raconté pour rire cette histoire à ma femme. [118] CXVIII. RÉPONSE D'UN CONFESSEUR A BARNABO A PROPOS D'UNE FEMME. Barnabo, Prince de Milan, aimait fort les femmes. Un jour que, seul dans son jardin, loin de tout regard indiscret, il caressait un peu vivement une femme dont il était épris, survint à l'improviste un Religieux, son Confesseur, devant qui s'ouvraient toutes les portes du Palais, grâce à sa haute réputation de sagesse et de sainteté. Le Prince rougit, et se fâcha d'abord de l'arrivée inopinée du Confesseur ; puis, s'étant un peu remis, et espérant provoquer une réponse qui lui donnerait prise contre l'importun : « Que feriez-vous, » lui dit-il, « si vous teniez au lit une aussi jolie femme ? — Ce que je devrais faire, je le sais bien, » répondit le Religieux, "mais ce que je ferais, je ne le sais trop". Cette réponse calma le courroux du Prince, l'autre avouant qu'il était homme, lui aussi, et sujet à faillir. [119] CXIX. D'un serviteur oublieux qu'on charge d*un poids considérable. Roberto, de la famille des Albizzi, homme aussi bienveillant qu'instruit, avait un domestique niais, oublieux, lourd d'esprit, qu'il gardait chez lui plutôt par humanité que pour les services qu'il en tirait. Il lui donna un jour une commission pour un de ses amis, nommé Dego, qui habitait près du pont de la Trinité. Lorsqu'il y fut arrivé : « Qu'y a-t-il de nouveau ? » lui demanda Dego. Le valet avait oublié la commission de son maître et cherchait ce qu'il avait à dire, tout absorbé, l'air stupide. Dego voyant que notre homme se taisait, et le connaissant bien : — « Je sais, » dit-il, « ce que tu viens chercher; » et il lui montra un énorme mortier de pierre. « Prends-le; » ajouta-t-il, « et porte-le au plus tôt à ton maitre, qui le demande. » Roberto, voyant de loin venir son domestique, le mortier sur les épaules, comprit que son ami avait voulu le punir de son manque de mémoire , et quand le valet fut assez près : « Que le diable t'emporte, nigaud! » lui dit-il; « tu n'as pas compris ce que je t'ai dit. Retourne-t'en tout de suite; ce n'est pas un mortier si grand qu'il me faut, apporte-m'en un plus petit. » Le pauvre diable, couvert de sueur et pliant sous le faix, avoua qu'il s'était mépris, retourna chez Dego et fit un troisième voyage pour rapporter un autre mortier. Ainsi était punie sa sottise. [120] CXX. D'UN HOIIME QUI VEUT DÉPENSER MILLE FLORINS POUR SE FAIRE CONNAITRE, ET LA RÉPONSE QU'ON LUI FAIT. Un Florentin, de nos compatriotes, jeune homme de peu de cervelle, disait à un de ses amis qu'il voulait dépenser mille florins pour courir le monde et se faire connaître. L'autre, qui savait son homme sur le bout du doigt, lui répondit: — « Dépenses-en plutôt deux mille pour ne pas être connu. »