[6,3,0] SIXIÈME ENNÉADE. LIVRE TROISIÈME. DES GENRES DE L'ÊTRE. [6,3,1] Nous avons traité de l'essence intelligible ; nous avons dit ce qu'elle nous paraît être et comment on doit la concevoir pour être d'accord avec la doctrine de Platon. Il nous faut maintenant traiter de l'autre nature {de l'essence sensible} : nous aurons à rechercher s'il convient d'établir ici les mêmes genres que pour l'essence intelligible, ou d'en admettre un plus grand nombre et d'en ajouter quelques-uns à ceux que nous avons déjà reconnus; ou bien si les genres diffèrent entièrement dans l'une et dans l'autre essence, ou si quelques-uns seulement sont différents, les autres restant identiques. S'il y en a qui soient identiques dans l'une et dans l'autre essence, cela ne peut s'entendre que par analogie et par homonymie; c'est ce qui deviendra évident quand on connaîtra bien chacune de ces essences. Voici par quoi il nous faut commencer. Ayant à parler des choses sensibles et sachant que toutes sont contenues dans ce monde inférieur, nous devons d'abord porter nos recherches sur ce monde, y établir des divisions d'après la nature des êtres qui le composent et les distribuer en genres, comme nous ferions si nous avions à diviser la voix, dont la nature est infinie {par la diversité des sons qu'elle comprend}, en la ramenant à un nombre déterminé d'espèces. Remarquant ce qu'il y a de commun entre beaucoup de sons, nous les ramènerions à une unité, puis à une unité supérieure, et à une autre supérieure encore, jusqu'à ce que nous eussions réduit ces sons à un petit nombre de classes : alors, nous appellerions espèce ce qui se trouve dans les individus, et genre ce qui se trouve dans les espèces. Pour la voix, il est facile de trouver chaque espèce, de ramener toutes les espèces à l'unité et d'affirmer de toutes {en qualité de genre ou de catégorie} ce qui est l'élément général, c'est-à-dire la voix. Mais pour les choses que nous examinons ici, il n'est pas possible de procéder ainsi {de tout ramener à un seul genre}, comme nous l'avons déjà démontré. Il faut reconnaître dans le monde sensible plusieurs genres, et ces genres doivent différer de ceux du monde intelligible, puisque le monde sensible diffère lui-même du monde intelligible, qu'il n'en est pas le synonyme, mais seulement l'homonyme, c'est-à-dire l'image. Comme ici-bas dans le mélange et le composé {qui nous constituent} il y a deux parties, l'âme et le corps, dont l'ensemble forme l'animal, que l'essence de l'âme appartient au monde intelligible, et par conséquent n'est pas du même ordre que l'essence sensible, il nous faut, quoique cela soit difficile, séparer l'âme d'avec les choses sensibles que nous considérons seules présentement. C'est ainsi que celui qui voudrait diviser les habitants d'une ville d'après leurs dignités et leurs professions devrait laisser de côté les étrangers qui habiteraient cette ville. Quant aux passions qui naissent de l'union de l'âme avec le corps ou que l'âme éprouve à cause du corps, nous examinerons plus tard comment il faut les distribuer : c'est ce que nous ferons lorsque nous aurons traité des choses sensibles. [6,3,2] Parlons d'abord de ce qu'on appelle essence ici-bas. Il faut reconnaître que la nature corporelle ne peut recevoir le nom d'essence que par homonymie ou même qu'elle ne doit pas le recevoir du tout, puisqu'elle implique l'idée d'écoulement {de changement} perpétuel: la dénomination qui lui convient proprement, c'est celle de génération. Il faut reconnaître aussi que les choses qui appartiennent à la génération sont fort diverses ; cependant tous les corps, les uns simples {comme les éléments}, les autres composés {comme les mixtes}, doivent être ramenés à un seul genre ainsi que leurs accidents et leurs effets, en établissant des divisions entre ces choses. — On peut encore distinguer dans les corps, d'un côté la matière, de l'autre la forme imprimée à la matière, et faire un genre de chacune d'elles prise séparément, ou bien les réunir toutes deux dans un même genre, en les appelant, par homonymie, essence, ou plutôt génération. Mais que peut-il y avoir de commun entre la matière et la forme? Comment en outre la matière serait-elle un genre et que comprendrait ce genre? La matière n'est-elle pas en effet partout la même? Et d'ailleurs, dans quel genre placerons-nous le composé qui résulte de l'union de la forme et de la matière? Si nous disons que ce composé même est l'essence corporelle, mais qu'aucun de ses éléments n'est corps, comment ceux-ci seraient-ils rangés dans la même catégorie que le composé? Vit-on jamais placer dans le même genre les éléments d'une chose et cette chose même? Si l'on répond qu'il faut commencer par les corps {par les composés}, c'est comme si l'on nous disait que dans la lecture il faut commencer par les syllabes {et non par les lettres}. Mais si l'on ne peut établir dans le monde sensible des divisions qui soient absolument les mêmes que celles du monde intelligible, pourquoi n'y admettrions-nous pas des divisions analogues? Au lieu de l'être intelligible, nous aurons ici-bas la matière; au lieu du mouvement intelligible, la forme, qui donne à la matière la vie et la perfection ; au lieu de la stabilité intelligible, l'inertie de la matière ; au lieu de l'identité, la ressemblance; au lieu de la différence, la diversité ou plutôt la dissemblance qu'offrent les êtres sensibles. Soit : mais remarquons d'abord que la matière ne reçoit ni ne possède la forme comme sa vie ou son acte propre, qu'au contraire la forme s'introduit du dehors en elle, au lieu d'appartenir à son essence. Remarquons en outre que, tandis que dans le monde intelligible la forme est essentiellement acte et mouvement, dans le monde sensible le mouvement est quelque chose d'étranger et d'accidentel; loin d'être mouvement, la forme imprimée à la matière lui communique plutôt la stabilité et l'immobilité : car la forme détermine la matière qui est naturellement indéterminée; dans le monde intelligible, l'identité et la différence s'entendent d'un seul et même être, à la fois identique et différent; ici-bas, l'être n'est différent que relativement, par participation {à la différence} : car il est quelque chose d'identique et de différent, non par conséquence, comme là-haut, mais par sa nature. Quant à la stabilité, comment l'attribuer à la matière qui prend toutes les grandeurs, qui reçoit du dehors toutes ses formes, sans pouvoir jamais rien engendrer par elle-même au moyen de ces formes? Il faut donc renoncer à cette division. [6,3,3] Quelle division adopterons-nous donc? Il y a d'abord la matière, puis la forme, ensuite le composé qui résulte de leur ensemble, enfin les choses qui se rapportent aux trois précédentes et qui en sont affirmées, les unes simplement comme attributs, les autres en outre comme accidents; et parmi les accidents, les uns sont contenus dans ces choses, les autres les contiennent; les uns en sont des actions, les autres des passions ou des conséquences. La matière est quelque chose de commun qui se trouve dans toutes les substances: elle ne forme cependant pas un genre parce qu'elle n'admet pas de différences, à moins que ses différences ne consistent à avoir ici la forme du feu, et là, celle de l'air. Si l'on croit que, pour constituer un genre, il suffise à la matière d'être ce qui est commun à toutes les choses dans lesquelles elle existe, ou bien d'être à l'égard des matières particulières dans le rapport du tout aux parties, on prend le terme de genre dans un autre sens que celui qu'il a ordinairement : ce sera alors un élément unique, en admettant qu'un élément puisse être un genre. Si l'on y ajoute la forme, de telle sorte qu'elle soit conçue comme unie à la matière ou étant en elle, la matière sera par là séparée des autres formes, mais elle ne comprendra pas toute forme substantielle. Si nous appelons forme le principe générateur de la substance, et raison substantielle la raison qui constitue la forme, nous n'aurons pas encore clairement déterminé ce qu'est l'essence ou la substance. Enfin, si l'on ne donne le nom de substance qu'au composé de la matière et de la forme, il en résultera que ces deux choses {la matière et la forme prises séparément} ne seront pas elles-mêmes des substances. Si l'on admet qu'elles en sont aussi bien que le composé, il faut alors examiner ce qu'il y a de commun entre les trois {la matière, la forme et le composé}. Quant aux choses qui sont simplement affirmées comme attributs, elles doivent être placées dans le genre de la relation, comme étant des principes ou des éléments. Parmi les accidents des choses, les uns sont contenus en elles, comme la quantité et la qualité ; les autres contiennent les choses, comme le lieu et le temps; puis, il y a les actions et les passions, comme les mouvements; puis les conséquences, comme être dans le lieu et être dans le temps : être dans le lieu est la conséquence du composé, et être dans le temps est la conséquence du mouvement. Nous trouvons que les trois premières choses {la matière, la forme et le composé} concourent à former un seul genre, que nous appelons ici-bas par homonymie essence ou substance, genre qui leur est commun et dont le nom s'applique également à elles trois. Ensuite viennent les autres genres, la relation, la quantité, la qualité, la propriété d'être contenu dans le temps, celle d'être contenu dans le lieu, le mouvement, le lieu, le temps. Mais, comme en admettant le temps et le lieu, on n'a pas besoin d'ajouter la propriété d'être contenu dans le temps ni celle d'être contenu dans le lieu, on doit se borner à reconnaître cinq genres {1° substance, 2° quantité et qualité, 3° lieu et temps, 4° mouvement, 5° relation} puisque l'on compte la matière, la forme et le composé pour un seul genre {celui de la substance}. Si l'on ne compte pas la matière, la forme elle composé pour un seul genre, on placera toutes ces choses dans l'ordre suivant : matière, forme, composé, relation, quantité, qualité, mouvement, ou bien on rapportera ces trois dernières choses {quantité, qualité, mouvement} à la relation parce que celle-ci a plus d'extension qu'elles. [6,3,4] {Essence ou Substance.} Qu'y a-t-il de commun dans ces trois choses {la matière, la forme, le composé}? Qu'est-ce qui fait qu'elles sont essence ou substance (j'entends dans les choses inférieures) ? Est-ce parce que la matière, la forme et le composé servent de substratum aux autres choses? Alors, comme la matière est le substratum, le siège de la forme, la forme ne sera pas dans le genre de la substance. Mais, comme le composé remplit aussi la fonction de substratum, de fond, à l'égard des autres choses, la forme unie à la matière sera le sujet des composés, ou plutôt de toutes les choses qui sont postérieures au composé, comme la quantité, la qualité, le mouvement. La substance est-elle ce qui ne se dit d'aucune autre chose ? II paraît en être ainsi : car la blancheur et la noirceur se disent d'une autre chose, d'un sujet blanc ou noir. Il en est de même du double (je ne parle pas ici du double par opposition à la moitié, mais du double qui s'affirme d'un sujet, quand on dit : Ce bois est double). La paternité est encore, ainsi que la science, un attribut d'un autre sujet, duquel elle se dit. Le lieu est ce qui limite, et le temps, ce qui mesure une autre chose. Mais le feu, le bois considéré comme bois, ne sont pas des attributs. Il en est de même de Socrate, de la substance composée {de forme et de matière}, de la forme qui est dans la substance, parce que ce n'est pas une modification d'un autre sujet. En effet, la forme n'est pas un attribut de la matière ; elle est un élément du composé : l'homme et la forme de l'homme sont une seule et même chose. La matière est aussi un élément du composé; sous ce rapport, elle se dit d'un sujet, mais ce sujet n'est pas autre qu'elle. La blancheur, au contraire, considérée en elle-même, n'existe que dans le sujet dont elle se dit. Ainsi, la chose qui n'existe que dans le sujet dont elle se dit n'est pas substance; la substance est au contraire la chose qui est par elle-même ce qu'elle est. Si elle fait partie d'un sujet, alors elle complète le composé, dont les éléments existent chacun en eux-mêmes et n'en sont affirmés que sous un rapport autre que celui d'exister en lui. Considérée comme partie, la substance est relative à une chose autre qu'elle ; mais considérée en elle-même, dans sa nature, dans ce qu'elle est, elle ne s'affirme de rien. Être sujet est donc une propriété commune à la matière, à la forme et au composé. Mais cette fonction de sujet est remplie différemment par la matière à l'égard de la forme, par la forme à l'égard des modifications, et par le composé ; ou plutôt, la matière n'est pas sujet à l'égard de la forme : celle-ci est le complément qui l'achève quand elle n'est encore que matière et qu'elle n'existe qu'en puissance. La forme, à proprement parler, n'est pas dans la matière : car lorsqu'une chose ne fait qu'un avec une autre, on ne peut dire que l'une est dans l'autre {comme un accident dans son sujet}. C'est prises toutes deux ensemble que la matière et la forme sont un sujet pour les autres choses : ainsi l'homme en général et tel homme en particulier constituent le sujet des modifications passives; ils sont antérieurs aux actions et aux conséquences qui se rattachent à eux. La substance est donc le principe d'où sortent et par lequel existent les autres choses, celui auquel se rapportent les modifications passives et dont procèdent les actions. [6,3,5] Tels sont les caractères de la substance sensible. S'ils conviennent aussi sous quelque rapport à la substance intelligible, ce n'est que par analogie et par homonymie. C'est ainsi que le premier est appelé de ce nom par rapport au reste : car il n'est pas premier absolument, mais plutôt à l'égard des choses qui tiennent un rang inférieur; bien plus, les choses qui suivent le premier sont aussi appelées premières à l'égard de celles qui viennent après elles. De même, en parlant des choses intelligibles, le mot sujet se prend dans un autre sens. On se demande également si celles-ci peuvent pâtir, et l'on conçoit que si elles pâtissent, c'est d'une tout autre manière. N'être pas dans un sujet est donc le caractère commun de toute substance, si, par n'être pas dans un sujet, on entend ne pas faire partie d'un sujet et ne pas concourir avec lui à former une unité. En effet, ce qui concourt avec une chose à former une substance composée ne saurait être dans cette chose comme dans un sujet : la forme n'est donc pas dans la matière comme dans un sujet, et l'homme n'est pas non plus dans Socrate comme dans un sujet parce que l'homme fait partie de Socrate. Ainsi, la substance est ce qui n'est pas dans un sujet. Si l'on ajoute que la substance ne se dit d'aucun sujet, il faut ajouter encore en tant que ce sujet est autre chose qu'elle : autrement l'homme, affirmé de tel homme, ne se trouverait pas compris dans la définition de la substance, si {en affirmant que la substance ne se dit d'aucun sujet} nous n'ajoutions : en tant que ce sujet est autre chose qu'elle. Quand je dis : Socrate est homme, c'est comme si je disais : Le blanc est blanc, et non : Le bois est blanc ; en affirmant en effet que Socrate est homme, j'affirme qu'Un certain homme est homme, que L'homme qui est dans Socrate est homme; c'est la même chose que si je disais : Socrate est Socrate, ou : Tel animal raisonnable est animal. Mais, objectera-t-on peut-être, la propriété de la substance ne consiste pas à n'être pas dans un sujet : car la différence {bipède, par exemple} est aussi une des choses qui ne sont pas dans un sujet. — Si l'on considère bipède comme une partie de la substance, on est forcé de reconnaître que bipède n'est pas dans un sujet ; si l'on n'entend pas par bipède telle substance, mais la propriété d'être bipède, alors on ne parle plus d'une substance, mais d'une qualité, et bipède sera dans un sujet. — Mais le temps et le lieu ne paraissent pas être dans un sujet. — Si l'on définit le temps « la mesure du mouvement, » ou le temps sera le mouvement mesuré, et alors il sera dans le mouvement comme dans un sujet, tandis que le mouvement sera lui-même dans la chose mue ; ou bien le temps sera ce qui mesure {l'âme ou l'instant présent}, et alors il sera dans ce qui mesure comme dans un sujet. Quant au lieu, comme il est la limite de ce qui contient, il sera également dans ce qui contient. Il en est tout autrement de la substance que nous considérons ici. Il faut donc faire consister la substance, soit dans une, soit dans plusieurs, soit dans toutes les propriétés dont nous parlons, parce que ces propriétés conviennent à la fois à la matière, à la forme et au composé. [6,3,6] Vous avez indiqué les propriétés de la substance, dira-t-on peut-être, mais vous n'avez pas dit ce qu'elle est. — C'est demander à voir ce qu'est la substance sensible ; or la substance sensible est, et être n'est pas une chose qui se voie. — Quoi donc ! Le feu et l'eau ne seraient pas des substances? — Sans doute, le feu et l'eau sont des substances. Mais est-ce parce qu'ils sont visibles? Non. Est-ce parce qu'ils contiennent de la matière? Non. Est-ce parce qu'ils ont une forme? Non. Est-ce enfin parce qu'ils sont des composés? Non encore. Ils sont des substances parce qu'ils sont. — Mais on dit de la quantité qu'elle est ; on le dit aussi de la qualité. — Oui, sans doute, mais si nous parlons ainsi pour la quantité et la qualité, ce n'est que par homonymie. — Alors, en quoi consiste l'être de la terre, du feu et des autres substances semblables ? Quelle différence y a-t-il entre l'être de ces choses et l'être des autres choses ? — C'est que l'être de la terre, du feu, etc., est d'une manière absolue, signifie d'une manière absolue être, tandis que l'être des autres choses {est relatif}, signifie être blanc, par exemple. — L'être ajouté à blanc n'est-il pas la même chose que l'être pris absolument? — Nullement. L'être pris absolument est l'être au premier degré; l'être ajouté à blanc est l'être par participation, l'être au second degré : car l'être ajouté au blanc rend le blanc être, et le blanc ajouté à l'être rend l'être blanc; c'est pourquoi le blanc est un accident pour l'être, et l'être un accident pour le blanc. Ce n'est pas la même chose que si nous disions : Socrate est blanc, et : Le blanc est Socrate : car dans les deux cas Socrate est le même être ; mais il n'en est pas de même du blanc : car dans le second cas, Socrate est compris dans le blanc ; et dans le premier cas, le blanc est un pur accident. Quand on dit : L'être est blanc, le blanc est un accident de l'être ; mais quand on dit : Le blanc est être, le blanc contient l'être. En somme, le blanc ne possède l'existence que parce qu'il se rapporte à l'être et qu'il est dans l'être. C'est donc de l'être qu'il reçoit son existence. L'être au contraire tient de lui-même son existence et il reçoit du blanc la blancheur, non parce qu'il est dans le blanc, mais parce que le blanc est en lui. Comme l'être qui se trouve dans le monde sensible n'est pas être par lui-même, il faut dire qu'il tient son existence de l'être qui est véritablement, qu'il tient sa blancheur du blanc en soi, et qu'enfin le blanc en soi a l'être parce qu'il participe de l'être intelligible. [6,3,7] Si l'on prétend que les choses matérielles tiennent leur être de la matière, nous demanderons d'où la matière tient elle-même son existence et son être : car nous avons démontré ailleurs que la matière n'occupe pas le premier rang. — Si l'on ajoute que les autres choses ne sauraient subsister sans être dans la matière, nous dirons que cela n'est vrai que pour les choses sensibles. Mais si la matière est antérieure aux choses sensibles, cela n'empêche pas qu'elle ne soit postérieure à beaucoup de choses, à toutes les choses intelligibles : car la matière a une existence plus obscure que les choses qui sont en elle, si ces choses sont des raisons {séminales}, lesquelles participent plus à l'être, tandis que la matière est complètement irrationnelle, est une ombre de la raison, une chute de la raison. — Si l'on objecte que la matière donne l'être aux choses matérielles, comme Socrate donne l'être au blanc qui est en lui, nous répondrons que ce qui possède un degré supérieur d'être peut bien donner un moindre degré d'être à ce qui n'en possède qu'un degré inférieur, mais que la réciproque ne saurait avoir lieu. Or, comme la forme est plus être que la matière, l'être ne s'affirme pas également de la matière et de la forme, et la substance n'est pas un genre qui ait pour espèces la matière, la forme et le composé. Ces trois choses ont plusieurs caractères communs, comme nous l'avons déjà dit, mais elles diffèrent sous le rapport de l'être : car lorsqu'une chose qui possède un degré supérieur d'être s'approche d'une chose qui en possède un degré inférieur {comme la forme s'approche de la matière}, cette chose, bien qu'antérieure dans l'ordre {ontologique}, est postérieure sous le rapport de la substance ; par conséquent, si la matière, la forme et le composé ne sont pas également des substances, la substance n'est plus pour elles une chose commune, un genre. Cependant la substance sera dans un rapport moins étroit avec les choses qui sont postérieures à la matière, à la forme et au composé, bien qu'elle leur donne à toutes la propriété de s'appartenir à elles-mêmes ; c'est ainsi que la vie a divers degrés, l'un plus fort, l'autre plus faible, et que les images d'un même objet sont l'une plus vive, l'autre plus obscure. Si l'on mesure l'être par un degré inférieur d'être, et que l'on omette le degré supérieur qui se trouve dans les autres choses, l'être ainsi considéré sera commun. Mais ce n'est pas là une bonne manière de procéder. En effet, chaque tout diffère des autres, et le moindre degré d'être ne constitue pas une chose qui soit commune à tous; de même que, pour la vie, il n'y a pas quelque chose qui soit commun à la vie végétative, à la vie sensitive et à la vie rationnelle. Il résulte de tout ceci que l'être diffère dans la matière et dans la forme, et ces deux choses dépendent d'une troisième {de l'être intelligible}, qui se communique à elles inégalement. Non seulement, quand le second procède du premier, et le troisième du second, l'être antérieur possède une essence meilleure que l'être postérieur ; mais encore, lorsque deux choses procèdent d'une seule et même chose, on voit la même différence : ainsi l'argile {façonnée par le potier} devient ou non tuile selon qu'elle participe plus ou moins au feu {c'est-à-dire selon qu'elle est plus ou moins cuite}. D'ailleurs, la matière et la forme ne procèdent pas du même principe intelligible: car les intelligibles diffèrent aussi entre eux. [6,3,8] Du reste, il n'est point nécessaire de diviser le composé en forme et en matière maintenant que nous parlons de la substance sensible, substance qu'il faut percevoir par les sens plutôt que par la raison. Il n'est point non plus nécessaire d'ajouter de quoi cette substance est composée : car les éléments qui la composent ne sont pas des substances, ou du moins ne sont pas des substances sensibles. Ce qu'il faut faire ici, c'est d'embrasser dans un seul genre ce qui est commun à la pierre, à la terre, à l'eau et aux choses qui en sont composées, savoir, aux plantes et aux animaux en tant qu'ils sont sensibles. De cette manière, nous considérerons à la fois la forme et la matière : car la substance sensible les contient toutes deux; c'est ainsi que le feu, la terre et leurs intermédiaires sont à la fois matière et forme; quant aux composés, ils contiennent plusieurs substances unies ensemble. Quel est donc le caractère commun de toutes ces substances, ce qui les sépare des autres choses? C'est qu'elles servent de sujets aux autres choses, qu'elles ne sont pas contenues dans un sujet, n'appartiennent pas à une autre chose ; en un mot, tous les caractères que nous avons énumérés ci-dessus conviennent à la substance sensible. Mais, si la substance sensible n'existe pas sans grandeur ni qualité, comment en séparerons-nous les accidents? Si nous ôtons la grandeur, la figure, la couleur, la sécheresse et l'humidité, en quoi ferons-nous consister la substance sensible? Car les substances sensibles sont qualifiées. — Il y a quelque chose à quoi se rapportent les qualités qui font de la simple substance une substance qualifiée : ainsi, ce n'est pas le feu tout entier qui est substance, c'est quelque chose du feu, une de ses parties; or quelle est cette partie si ce n'est la matière? La substance sensible consiste donc dans la réunion des qualités et de la matière, et il faut dire que l'ensemble de toutes ces choses confondues dans une seule matière constitue la substance. Chaque chose prise séparément sera qualité, ou quantité, etc., mais la chose dont l'absence rend une substance incomplète est une partie de cette substance. Quant à la chose qui s'ajoute à la substance déjà complète, elle a sa place propre {elle est un accident}, et elle n'est pas confondue dans le mélange qui constitue la substance. Je ne dis pas que telle chose prise avec les autres est une substance lorsqu'elle complète une masse de telle grandeur et de telle qualité, et qu'elle n'est plus qu'une qualité lorsqu'elle ne complète pas cette masse ; je dis que même ici-bas toute chose n'est pas substance, et que l'ensemble qui embrasse tout est seul substance. Et qu'on ne vienne pas se plaindre de ce que nous composons la substance de non- substances : car l'ensemble même n'est pas une véritable substance {ou essence}, mais offre seulement l'image de l'essence véritable, laquelle possède l'être indépendamment de tout ce qui se rapporte à elle et produit elle-même les autres choses parce qu'elle possède l'existence véritable. Ici-bas, le substratum ne possède l'être qu'incomplètement et est stérile, bien loin de produire les autres choses: il n'est qu'une ombre, et sur cette ombre se projettent des images qui n'ont que l'apparence {au lieu de l'existence réelle}. [6,3,9] Nous terminerons ici ce que nous avions à dire de la substance sensible et du genre qu'elle constitue. Il nous reste à examiner comment on peut la diviser et quelles sont ses espèces. Toute substance sensible est corps; mais il y a les corps bruts et les coçps organisés : les corps bruts sont le feu, la terre, l'eau et l'air; les corps organisés sont ceux des plantes et des animaux, qui se distinguent les uns des autres par leurs formes. On peut diviser en espèces la terre et les autres éléments; on peut aussi classer d'après leurs formes les plantes et les corps des animaux, ou bien ranger dans une classe les animaux qui habitent sur la terre et sont terrestres, dans une autre ceux qui appartiennent à un autre élément. On peut encore dire qu'il y a des corps légers, pesants ou intermédiaires; que les corps pesants se tiennent au milieu du monde, les corps légers autour du monde dans la région supérieure, et les corps intermédiaires dans la région moyenne. Dans chacune de ces divisions les corps sont distingués par leurs figures : il y a ainsi les corps des animaux célestes {des astres}, puis ceux qui appartiennent à tel ou tel autre élément. On peut encore, après avoir distribué les corps d'après les quatre éléments, les mélanger ensuite d'une autre manière et engendrer ainsi les différences qu'ils ont entre eux sous le rapport des lieux, des formes, des mixtions; on donnera ainsi aux corps le nom d'ignés, de terrestres, etc., d'après l'élément qui domine en eux. Quant à la distinction qu'on a faite de substances premières et de substances secondes, nous admettons que tel feu et le feu universel diffèrent l'un de l'autre en ce que l'un est individuel et l'autre universel, mais nous ne voyons pas qu'il y ait entre eux une différence substantielle. En effet le genre de la qualité comprend également le blanc et tel blanc, la science grammaticale et telle science grammaticale. En quoi la science grammaticale a-t-elle moins de réalité que telle science grammaticale, et la science que telle science? La science grammaticale n'est pas postérieure à telle science grammaticale; il faut au contraire que la science grammaticale existe déjà pour qu'existé la science grammaticale qui se trouve en toi, puisque cette dernière est telle science grammaticale parce qu'elle se trouve en toi ; elle est d'ailleurs identique à la science grammaticale universelle. De même, ce n'est pas Socrate qui a fait devenir homme celui qui n'était pas homme, c'est plutôt l'homme universel qui adonné à Socrate d'être homme : car l'homme individuel est homme par participation à l'homme universel. Qu'est d'ailleurs Socrate si ce n'est tel homme? Or en quoi être tel homme contribue-t-il à rendre la substance plus substance? Si l'on répond qu'il y contribue en ce que l'homme universel est seulement une forme, tandis que tel homme est une forme dans la matière, il en résultera seulement que tel homme sera moins homme : car la raison {l'essence} est plus faible quand elle est dans la matière . Si l'homme universel ne consiste pas seulement dans la forme même, mais est encore dans la matière, en quoi serat-il inférieur à la forme de l'homme qui est dans la matière, puisqu'il sera la raison de l'homme qui est dans la matière? L'universel est antérieur par sa nature, et par conséquent la forme est antérieure à l'individu. Or ce qui est antérieur par sa nature est antérieur absolument. Comment donc l'universel serait-il moins substance? Sans doute l'individuel, nous étant plus connu, est antérieur pour nous ; mais il n'en résulte aucune différence dans les choses elles-mêmes. Enfin, si l'on admettait la distinction des substances premières et des substances secondes, la définition de la substance ne serait plus une : car ce qui est premier et ce qui est second ne sont pas compris sous une même définition et ne forment pas un seul et même genre. [6,3,10] On peut encore diviser les corps en chauds et secs, secs et froids, froids et humides, ou de toute autre manière qu'on voudra en prenant deux qualités à la fois, puis faire de ces choses une composition et une mixtion, et s'arrêter au composé ; ou bien encore distinguer les corps en terrestres et habitant sur la terre ; ou bien les distribuer d'après leurs formes et les différences des animaux, en classant non les animaux mêmes, mais leurs corps, qui sont comme leurs instruments. Il est convenable d'établir une différence d'après les formes, comme il est également raisonnable de diviser les corps d'après les qualités, la chaleur, le froid, etc. Si l'on objecte que les corps sont constitués plutôt par leurs qualités, nous répondrons qu'ils sont constitués aussi par leurs mixtions, leurs couleurs et leurs figures. Lorsqu'on traite de la substance sensible, il n'est pas déraisonnable de la diviser d'après les différences qui tombent sous les sens. Cette substance ne possède pas l'existence véritable ; c'est l'ensemble de la matière et des qualités qui constitue l'être sensible, puisque nous avons dit que son existence apparente consiste dans l'union de choses qui sont perçues par les sens, et que c'est d'après le témoignage de leurs sens que les hommes croient à l'existence de ces choses. La composition des corps étant très variée, on peut les classer d'après les formes spécifiques des animaux; telle est, par exemple, la forme spécifique de l'homme unie à un corps : car cette forme est une qualité du corps et il est raisonnable de diviser d'après les qualités. Si l'on nous objecte que nous avons dit plus haut que les corps sont les uns simples, les autres composés, opposant ainsi les simples aux composés, nous répondrons que nous avons dit aussi qu'ils sont bruts ou organisés, sans avoir égard à leur composition. On ne doit pas fonder la division des corps sur l'opposition du simple au composé, mais on peut, comme nous l'avons fait d'abord, placer au premier rang les corps simples, puis, considérant leurs mixtions, partir d'un autre principe pour déterminer les différences qu'offrent les composés sous le rapport de leur figure ou de leur lieu ; de cette manière, on les partagerait en corps célestes, par exemple, et corps terrestres. Nous terminerons ici ce que nous avions à dire de la substance sensible ou génération. [6,3,11] {Quantité.} Passons à la quantité et aux quantitatifs. En traitant de la quantité, nous avons déjà dit qu'elle consiste dans le nombre et la grandeur, en tant que chaque chose a telle quantité, c'est-à-dire dans le nombre des choses matérielles et dans l'étendue du sujet. Ici en effet nous ne traitons pas de la quantité abstraite, mais de la quantité qui fait dire qu'un morceau de bois a trois coudées, que des chevaux sont au nombre de cinq. On doit donc, comme nous l'avons expliqué, appeler quantitatifs l'étendue et le nombre {considérés ainsi au point de vue concret}: mais on ne saurait donner ce nom ni au temps ni au lieu : le temps, étant la mesure du mouvement, rentre dans la relation ; et le lieu, étant ce qui contient le corps, consiste dans une manière d'être, par conséquent dans une relation. On doit d'autant moins appeler quantitatifs le temps et le lieu que le mouvement, bien qu'il soit continu, n'appartient pas non plus au genre de la quantité. Faut-il placer dans le genre de la quantité le grand et le petit ? Oui : car le grand est grand par une certaine grandeur, et la grandeur n'est pas un rapport. Quant au plus grand et au plus petit, ils appartiennent à la relation : car c'est par rapport à une autre qu'une chose est plus grande ou plus petite, de même qu'elle est double. — Pourquoi donc dit-on souvent qu'une montagne est petite et qu'un grain de millet est grand ? — Quand on dit qu'une montagne est petite, on emploie petite au lieu de plus petite : car ceux qui se servent de cette expression avouent eux-mêmes qu'ils n'appellent une montagne petite qu'en la comparant à d'autres montagnes, ce qui implique que petite est ici à la place de plus petite. De même, quand on dit qu'un grain de millet est grand, on n'entend pas grand absolument, mais grand pour un grain de millet ; ce qui implique qu'on le compare aux choses de même espèce, et que grand signifie ici plus grand. Pourquoi donc ne plaçons-nous pas aussi le beau au nombre des relatifs ? C'est que le beau est tel par lui-même, qu'il constitue une qualité, tandis que plus beau est un relatif : Cependant la chose qu'on appelle belle paraîtrait quelquefois laide si on la comparait à une autre, la beauté des hommes, par exemple, mise en regard de celle des dieux; de là vient ce mot {d'Héraclite} : « Le plus beau des singes serait laid si on le comparait à un animal d'une autre espèce. « Quand on dit qu'une chose est belle, on la considère en elle-même ; on l'appellerait peut-être plus belle ou laide si on la comparait à une autre. De là il résulte que, dans le genre dont nous traitons, un objet est grand en lui-même, par la présence de la grandeur, mais non par rapport à un autre. Sans cela, nous serions obligés de nier qu'une chose soit belle, parce qu'il y en a une autre plus belle qu'elle. Nous ne devons donc pas non plus nier qu'une chose soit grande parce qu'il y en a une plus grande qu'elle : car plus grand ne saurait exister sans grand, comme plus beau sans beau. [6,3,12] Il faut donc reconnaître que la quantité admet des contraires. Notre pensée même admet aussi des contraires quand nous disons grand et petit, puisque nous nous représentons alors des contraires, comme lorsque nous disons beaucoup et peu : car beaucoup et peu sont dans le même cas que grand et petit. Quelquefois on dit : il y a à la maison beaucoup de personnes, et par là on entend un plus grand nombre {relativement} ; dans, ce dernier cas, c'est un relatif. On dit de même : il y a peu de monde au théâtre, au lieu de dire : il y a moins de monde {relativement}. Mais quand on emploie le mot beaucoup, on doit entendre par là une grande multitude en nombre. Comment donc la multitude fait-elle partie des relatifs? Elle fait partie des relatifs en ce que la multitude est une extension de nombre, tandis que le contraire de la multitude est une contraction en est de même de la grandeur continue : nous la concevons comme prolongée. La quantité a donc pour double origine la progression de l'unité et la progression du point : si l'une ou l'autre progression s'arrête promptement, on a dans le premier cas peu et dans le second petit : si l'une ou l'autre se prolonge, on a alors beaucoup et grand. — Quelle est donc la limite qui détermine ces choses ? — On peut faire la même question pour le beau, pour le chaud : car il y a aussi plus chaud ; seulement plus chaud est un relatif, tandis que chaud pris absolument est une qualité. De même qu'il y a une raison du beau {une raison qui produit et détermine le beau}, de même il doit y avoir une raison du grand, raison qui étant participée par un objet le rend grand, comme la raison du beau rend beau. Telles sont les choses pour lesquelles la quantité admet des contraires. Pour le lieu, il n'a point de contraires, parce que le lieu n'appartient pas proprement au genre de la quantité. Lors même que le lieu ferait partie de la quantité, le haut ne serait pas contraire à quelque chose, si dans l'univers il n'y avait le bas. Les termes de haut et de bas appliqués à des parties signifient seulement plus haut et plus bas que quelque chose. Il en est de même de droit et de gauche ; ce sont là des relatifs. Les syllabes et le discours sont des quantitatifs : ils peuvent être des sujets par rapport à la quantité ; mais ce n'est que par accident. En effet, la voix par elle-même est un mouvement; elle doit donc être ramenée au mouvement et à l'action. [6,3,13] Nous avons déjà expliqué que la quantité discrète est bien distinguée de la quantité continue par sa définition propre et par la définition commune {de la quantité}. Nous ajouterons que les nombres sont distingués les uns des autres par le pair et l'impair. S'il y a en outre quelques différences parmi les nombres pairs ou les impairs, il faut rapporter ces différences aux objets dans lesquels se trouvent les nombres, ou bien aux nombres qui sont composés d'unités et non plus à ceux qui sont dans les choses sensibles. Si la raison sépare des choses sensibles les nombres qui sont en elles, rien n'empêche alors d'attribuer à ces nombres les mêmes différences {qu'aux nombres composés d'unités}. Quant à la quantité continue, quelles distinctions admet-elle? Il y a la ligne, la surface, le solide : car on peut distinguer l'étendue à une dimension, l'étendue à deux dimensions, l'étendue à trois dimensions {et compter ainsi les éléments numériques de la grandeur continue} au lieu d'établir des espèces. — Dans les nombres considérés ainsi comme antérieurs ou postérieurs les uns aux autres, on ne trouve rien de commun qui constitue un genre. De même dans la première, la seconde et la troisième augmentation {dans la ligne, la surface et le solide}, il n'y a rien de commun; mais en tant qu'on y trouve la quantité, on y trouve aussi l'égalité {et l'inégalité} : quoiqu'il n'y ait pas une étendue qui soit un quantitatif plus qu'une autre, cependant l'une a des dimensions plus grandes que l'autre. C'est donc seulement en tant qu'ils sont tous nombres que les nombres peuvent avoir quelque chose de commun. Peut-être en effet n'est-ce pas la monade qui engendre la dyade, ni la dyade qui engendre la triade, mais est-ce le même principe qui engendre tous les nombres. Si les nombres ne sont pas engendrés, mais existent par eux-mêmes, nous les concevons du moins dans notre pensée comme engendrés : nous nous représentons le nombre moindre comme antérieur, le plus fort comme postérieur. Mais les nombres, en tant que nombres, se ramènent tous à l'unité. — On peut appliquer aux grandeurs le mode de division adopté pour les nombres et distinguer ainsi la ligne, la surface et le solide ou corps, parce que ce sont là des grandeurs qui forment des espèces différentes. Si l'on veut diviser aussi chacune de ces espèces, on divisera les lignes en droites, courbes et spirales ; les surfaces, en planes et curvilignes ; les solides en corps ronds et polyèdres ; on considérera ensuite dans ces figures le triangle, le quadrilatère, etc., comme font les géomètres. [6,3,14] Que dirons-nous de la ligne droite? N'est-elle pas une grandeur ? — La ligne droite est une grandeur, répondra-t-on peut-être, mais une grandeur qualifiée.— Rien n'empêche qu'être droite ne constitue une différence de la ligne en tant que ligne : car être droite n'appartient qu'à la ligne, et d'ailleurs nous tirons souvent de la qualité les différences de l'essence. Si donc la ligne droite est une quantité jointe à une différence, elle n'est pas pour cela composée de la ligne et de la propriété d'être droite ; si elle en est composée, être droite est pour elle la différence propre. Passons au triangle, qui est formé de trois lignes. Pourquoi ne serait-il pas dans la quantité? Serait-ce parce qu'il n'est pas composé de trois lignes simplement, mais de trois lignes disposées de telle manière? Mais le quadrilatère aussi est formé de quatre lignes disposées de telle manière. {Or, être formée de lignes disposées de telle manière n'empêche pas une figure d'être une quantité.} La ligne droite en effet est disposée de telle manière et n'en est pas moins une quantité. Or si la ligne droite n'est pas simplement une quantité, pourquoi ne dirait-on pas aussi de la ligne limitée qu'elle n'est pas simplement une quantité : car la limite de la ligne est le point, et le point n'appartient pas à un autre genre que la ligne. Il en résulte que la surface limitée est aussi une quantité, puisqu'elle est limitée par des lignes, qui appartiennent encore plus à la quantité. Si donc la surface limitée est dans le genre de la quantité, que cette surface soit un triangle, un quadrilatère, un hexagone ou un autre polygone, toutes les figures appartiennent au genre de la quantité. Mais si, parce que nous disons tel triangle, tel quadrilatère, nous placions le triangle et le quadrilatère dans le genre de là qualité, rien n'empêcherait qu'une même chose ne fût placée à la fois dans plusieurs catégories : en tant qu'un triangle est une grandeur et est telle grandeur, il serait compris dans le genre de la quantité; en tant qu'il a telle forme, il serait compris dans le genre de la qualité. On en dirait autant du triangle en soi, parce qu'il a telle forme, de la sphère en soi, parce qu'elle a telle figure. Si l'on suivait cette marche, on arriverait à cette conséquence que la géométrie, au lieu d'étudier les grandeurs, étudierait les qualités. Or cela est inadmissible: car la géométrie s'occupe des grandeurs. Les différences qui existent entre les grandeurs ne leur ôtent pas la propriété d'être des grandeurs, comme les différences des essences ne les empêchent pas d'être des essences. En outre, toute surface est limitée : car il ne saurait y avoir une surface infinie. Enfin, quand je considère une différence qui appartient à l'essence, je l'appelle différence essentielle; de même et à plus forte raison, quand je considère des figures, je considère en elles des différences de grandeur. Si ce n'étaient pas des différences de grandeur, de quoi seraient-elles donc des différences? Si ce sont des différences de grandeur, les grandeurs différentes qui proviennent des différences de grandeur doivent être placées dans les espèces qu'elles forment {quand on les considère sous le rapport de la quantité}. [6,3,15] Mais comment la propriété de la quantité est-elle d'être dite égale et inégale ? Ne dit-on pas de deux triangles qu'ils sont semblables? Ne pourra-t-on dire aussi que deux grandeurs sont semblables? — Sans doute : ce qu'on nomme similitude {en parlant de la qualité} n'empêche pas qu'il y ait similitude et dissimilitude dans le genre de la quantité. Ici, en effet, le mot similitude s'applique aux grandeurs dans un autre sens qu'à la qualité. En outre, si {Aristote} a dit que la propriété spéciale aux quantités est de pouvoir être dites égales et inégales, il n'a pas défendu d'affirmer de quelques-unes qu'elles sont semblables. Mais puisqu'il a dit que la propriété spéciale aux qualités est de pouvoir être dites semblables et dissemblables, il faut, comme nous l'avons déjà expliqué, prendre le terme de semblable dans un autre sens quand on l'applique aux grandeurs. Si les grandeurs qu'on nomme semblables sont identiques, il faut considérer alors les autres propriétés de la quantité et de la qualité qui peuvent se trouver en elles {afin d'en bien saisir la différence}. On peut dire encore que le terme de similitude s'applique au genre de la quantité en tant que celui-ci contient des différences {qui distinguent entre elles les grandeurs semblables}. En général, il faut placer les différences qui complètent l'essence avec ce dont elles sont des différences, surtout quand une différence appartient à un seul sujet. Si une différence complète l'essence d'un sujet et ne complète pas l'essence d'un autre, on doit placer cette différence avec le sujet dont elle complète l'essence, et considérer en lui-même celui dont elle ne complète pas l'essence : et par compléter l'essence, je n'entends pas compléter l'essence en général, mais compléter telle essence, de manière que le sujet appelé tel n'admette plus aucune addition essentielle. Nous avons donc le droit de dire que des triangles, des quadrilatères sont égaux, aussi bien que des surfaces et des solides, et que la propriété de la quantité est de pouvoir être dite égale et inégale. Quant à la question de savoir s'il n'y a que la qualité qui puisse être dite semblable et dissemblable, elle nous reste encore à résoudre. En traitant des choses qualifiées, nous avons déjà expliqué que la matière unie à la quantité et prise avec les autres choses constitue la substance sensible, que cette substance paraît être un composé de plusieurs choses, qu'elle n'est pas proprement une quiddité, mais plutôt une chose qualifiée. La raison {séminale}, celle du feu, par exemple, a plus de rapport avec la quiddité, tandis que la forme que cette raison engendre est plutôt une chose qualifiée : de même, la raison {séminale} de l'homme est une quiddité, tandis que la forme que cette raison donne au corps, n'étant qu'une image de la raison, est plutôt une chose qualifiée. C'est ainsi que si le Socrate que nous voyons était Socrate proprement dit, son portrait composé seulement de couleurs serait également appelé Socrate. De même, quoique ce soit la raison {séminale de Socrate} qui constitue Socrate proprement dit, nous donnons néanmoins le nom de Socrate à l'homme que nous voyons; or les couleurs et la figure du Socrate que nous voyons ne sont que l'image de celles que contient sa raison {séminale}. De même, la raison de Socrate n'est elle-même qu'une image de la raison véritable {de l'idée} de l'homme. Voici ce que nous avions à dire sur ce sujet. [6,3,16] {Qualité.} Quand nous considérons séparément chacune des choses qui composent la substance sensible et que nous voulons désigner la qualité qui se trouve parmi elles, nous ne devons pas l'appeler quiddité, non plus que la quantité et le mouvement, mais la nommer un caractère, employer les expressions tel quel, de cette sorte; c'est ainsi que nous indiquons le beau et le laid, tels qu'ils sont dans le corps. En effet, le beau sensible n'est que l'homonyme du beau intelligible; il en est de même pour la qualité, puisque le blanc et le noir sont aussi complètement différents {de leur raison ou de leur idée}. Mais ce qui se trouve dans une raison séminale et dans une raison telle ou telle est-il identique à ce qui apparaît ou en est-il seulement l'homonyme? Faut-il le compter au nombre des choses intelligibles ou au nombre des choses sensibles? Dans laquelle de ces deux classes faut-il ranger le laid (car pour le beau sensible, il est évident qu'il diffère du beau intelligible) ? Faut-il placer la vertu au nombre des qualités intelligibles ou des qualités sensibles, ou bien placer certaines vertus dans la première classe et certaines autres dans la seconde, puisqu'on peut demander si les arts mêmes, qui sont des raisons, doivent être mis au nombre des qualités sensibles? — Si ces raisons sont unies à une matière, elles ont pour matière l'âme même. — Mais, lorsqu'elles sont unies à une matière, dans quelle condition sont-elles ici-bas? — Il en est de ces raisons comme d'un chant accompagné de la lyre : ce chant, étant formé par une voix sensible, se rapporte aux cordes de la lyre et en même temps il est une partie de l'art {lequel est une raison}. On pourrait également dire que les vertus sont des actes et non des parties {de l'âme}. Sont-ce des actes sensibles? {On est porté à le croire: } car, bien que le beau qui se trouve dans le corps soit incorpore}, nous le mettons parmi les choses qui se rapportent au corps et lui appartiennent. Quant à l'arithmétique et à la géométrie, il en faut reconnaître deux espèces : l'arithmétique et la géométrie de la première espèce s'appliquent aux objets visibles et doivent être rangées parmi les qualités sensibles; l'arithmétique et la géométrie de la seconde espèce sont des études propres à l'âme et doivent être rangées parmi les choses intelligibles. Platon dit qu'il en est de même pour la musique et l'astronomie. Ainsi, les arts qui sont en rapport avec le corps, qui se servent des organes et consultent les sens, sont des dispositions de l'âme, mais de l'âme appliquée aux objets corporels, et, par conséquent, ils doivent être mis au nombre des qualités sensibles. On peut placer aussi dans ce genre les vertus pratiques, qui se renferment dans les devoirs civils, et qui, au lieu d'élever l'âme vers les choses intelligibles, cherchent la perfection dans les actes de la vie politique, les regardent, non comme une nécessité de notre condition, mais comme une occupation préférable à tout le reste. Nous compterons également au nombre de ces qualités le beau qui se trouve dans la raison séminale, et, à plus forte raison, le blanc et le noir. Mais l'âme qui est disposée de telle façon et qui contient de telles raisons {c'est-à-dire des facultés, des vertus, des sciences et des arts qui se rapportent au corps et qui sont des qualités sensibles}, est-elle une substance sensible? — Nous avons déjà expliqué que ces raisons elles-mêmes ne sont pas corporelles ; mais, comme elles se rapportent au corps et aux actions qu'il produit, nous les avons placées au nombre des qualités sensibles. D'un autre côté, comme nous faisons consister la substance sensible dans la réunion de toutes les choses que nous avons énumérées, nous ne mettrons pas la substance incorporelle dans le même genre qu'elle. Quant aux qualités de l'âme, elles sont sans doute toutes incorporelles, mais comme elles sont des passions qui se rapportent aux choses terrestres, nous les plaçons dans le genre de la qualité, ainsi que les raisons de l'âme individuelle. Nous attribuons ainsi à l'âme la passion, mais en partageant celle-ci en deux éléments, dont l'un se rapporte à l'objet auquel elle s'applique, et l'autre au sujet dans lequel elle existe: nous ne regardons pas les passions comme des qualités corporelles, mais nous admettons qu'elles se rapportent au corps. D'un autre côté, quoique nous placions les passions dans le genre de la qualité, nous ne rapportons pas l'âme elle-même à la substance corporelle. Enfin, quand l'âme est conçue sans les passions et sans les raisons dont nous venons de parler, nous la rapportons au monde dont elle descend, et nous ne laissons ici-bas aucune essence intelligible, de quelque sorte qu'elle soit. [6,3,17] Nous diviserons donc les qualités en qualités de l'âme et qualités du corps. Si l'on pense que toutes les âmes existent là-haut {ainsi que leurs qualités immatérielles}, cela n'empêche pas de diviser leurs qualités inférieures d'après les sens, en rapportant ces qualités soit à la vue, soit à l'ouïe, soit au tact, soit au goût, soit à l'odorat ; nous rapporterons également à la vue les différences des couleurs, à l'ouïe, celle des sons, et de même pour les autres sens; quant aux sons, en tant qu'ils ont une qualité, nous les diviserons en doux, durs, agréables, etc. C'est par la qualité que nous distinguons les différences qui appartiennent à la substance, ainsi que les actes, les actions qui sont belles ou laides, et, en général, telles ou telles. Si nous laissons de côté la quantité (car nous y trouvons bien rarement des différences qui constituent des espèces, bien plus nous la divisons elle-même par les qualités qui lui sont propres), nous sommes amenés à nous demander comment nous diviserons la qualité elle-même {puisqu'elle sert à diviser les autres choses}. De quelles différences en effet nous servirions-nous pour établir ces divisions et de quel genre les tirerions-nous? Il semble absurde de diviser la qualité par la qualité. N'est-ce pas comme si l'on appelait substances les différences des substances? Par quoi donc peut-on distinguer le blanc du noir, les couleurs des saveurs et des qualités perçues par le toucher? Veut-on que ce soit par les divers organes des sens que nous déterminions les différences de ces qualités? Dans ce cas il semble que celles-ci n'existeront plus dans les sujets. Comment d'ailleurs un même sens distingue-t-il la différence des qualités qu'il perçoit ? Répondra-t-on que c'est parce que certaines choses exercent une action salutaire ou dissolvante sur les yeux, la langue, etc.? Nous demanderons ce que les sensations qu'elles excitent ont de salutaire ou de dissolvant ; puis, nous ferons observer que cette réponse n'explique pas en quoi ces choses diffèrent. Dira-t-on enfin que ces choses différent par leurs effets et qu'il est raisonnable de les diviser de cette manière? Nous répondrons alors que les choses invisibles, telles que les sciences, peuvent bien se diviser par leurs effets, mais que nous ne voyons pas pourquoi on diviserait ainsi les choses sensibles. Quand nous divisons les sciences par leurs effets, et, en général, quand nous les classons d'après les puissances de l'âme en concluant leur différence de la diversité de leurs effets, notre esprit saisit la différence de ces puissances, et non-seulement il détermine de quels objets elles s'occupent, mais encore il définit leur raison {essence}. Admettons qu'il soit facile de distinguer les arts d'après leurs raisons et d'après les notions qu'ils renferment; pouvons-nous diviser de la même manière les qualités corporelles? Lors même qu'on étudie le monde intelligible, il y a lieu de demander comment les raisons différentes se distinguent les unes des autres : on voit bien que le blanc diffère du noir; mais en quoi en diffère-t-il? [6,3,18] Toutes les questions que nous venons de nous poser montrent qu'il faut sans doute chercher quelles sont les différences des êtres divers afin de les distinguer les uns des autres, mais qu'il est impossible et déraisonnable de chercher quelles sont les différences des différences elles-mêmes. Nous ne saurions trouver des substances de substances, des quantités de quantités, des qualités de qualités, des différences de différences; mais nous devons, toutes les fois que nous le pouvons, diviser les objets extérieurs soit d'après leurs effets, soit d'après tels ou tels caractères. Quand nous ne le pouvons pas, distinguons ces objets les uns des autres comme on distingue le vert foncé du vert pâle. — Mais comment distingue-t-on le blanc du noir? — La sensation ou l'intelligence nous disent que ce sont là des choses différentes sans nous en faire connaître la raison : la sensation, parce que sa fonction n'est pas de faire connaître la raison des choses, mais seulement de nous les signaler de différentes manières; l'intelligence, parce qu'elle discerne les choses par de simples intuitions, sans avoir partout recours au raisonnement, et se borne à dire : Cela est tel ou tel. Il y a d'ailleurs dans chacune des opérations de l'intelligence une différence {un caractère propre et distinctif} qui lui fait discerner les unes des autres les choses différentes, sans que cette différence {propre à chacune des opérations de l'intelligence} ait elle-même besoin d'être discernée à l'aide d'une autre différence. Les qualités sont-elles toutes des différences ou non? — La blancheur, les couleurs, les qualités perçues par le tact et le goût, peuvent devenir des différences entre des objets divers, quoiqu'elles soient elles-mêmes des espèces. — Mais la science de la grammaire et celle de la musique, comment constituent-elles des différences? — La science de la grammaire rend l'esprit grammairien, et celle de la musique musicien, surtout si elles sont naturelles; elles deviennent ainsi des différences spécifiques. Il faut en outre considérer si une différence est tirée du même genre {auquel appartiennent les choses que l'on considère} ou bien d'un autre genre. Si elle est tirée du même genre, elle est pour les choses de ce genre ce qu'est une qualité pour la qualité à laquelle elle sert de différence. La vertu et le vice se trouvent dans ce cas : la vertu est telle habitude, et le vice telle autre habitude; par conséquent, comme les habitudes sont des qualités, les différences de ces habitudes {soit de la vertu, soit du vice} seront des qualités. On objectera peut-être qu'une habitude sans une différence n'est pas une qualité, que c'est la différence qui fait seule la qualité. Nous répondrons qu'on dit que le doux est bon, que l'amer est mauvais; on admet ainsi qu'ils diffèrent par une habitude {une manière d'être}, et non par une qualité.— Et si l'on dit que le doux est grossier et que l'âpre est fin? — Nous répondrons que le grossier ne fait pas connaître ce qu'est le doux, mais indique une manière d'être de ce qui est doux; il en est de même du fin. Il nous reste donc à examiner si la différence d'une qualité n'est jamais une qualité, comme celle d'une substance n'est pas une substance, et celle d'une quantité n'est pas une quantité. — Cinq diffère-t-il de trois par deux? Non : cinq surpasse seulement trois de deux, mais n'en diffère pas. Comment différerait-il de trois par deux, puisque trois contient deux? De même, un mouvement ne diffère pas d'un mouvement par un mouvement, etc. Quant à la vertu et au vice, ce sont deux choses opposées du tout au tout, et c'est ainsi qu'on les distingue. Si l'on tirait une division du même genre, c'est-à-dire de la qualité, au lieu de se baser sur un autre genre, si l'on disait, par exemple, que tel vice se rapporte aux plaisirs, tel autre à la colère, tel autre encore au soin d'acquérir, et que l'on admit qu'une pareille classification fût bonne, il en résulterait évidemment qu'il y a des différences qui ne sont pas des qualités. [6,3,19] Dans le genre de la qualité rentrent encore, comme nous l'avons déjà indiqué, les êtres qui sont dits qualifiés {les qualitatifs}, en tant qu'il y a en eux une qualité {l'homme beau, par exemple, en tant qu'il est doué de beauté}. Ces êtres n'appartiennent cependant pas proprement à ce genre (sans quoi il y aurait ici deux catégories) ; il suffit à leur égard dé ramener à la qualité ce qui fait dire d'eux qu'ils sont tels ou tels. Le non-blanc, s'il indique une couleur autre que le blanc, est une qualité; s'il n'exprime qu'une négation ou une énumération, ce n'est qu'un mot, un nom, un terme qui rappelle l'objet : si c'est un mot, il constitue un mouvement {en tant qu'il est produit par l'organe vocal} ; si c'est un nom ou un terme, il constitue un relatif en tant qu'il est significatif. Si les choses ne sont pas seules classées par genres, si l'on admet que les assertions et les expressions énoncent aussi chacune un genre, nous dirons que les unes affirment les choses en les énonçant seulement, et que les autres les nient. Il vaut peut-être mieux ne pas comprendre les négations dans le même genre que les choses elles-mêmes, puisque souvent nous n'y comprenons pas les affirmations, pour éviter de mélanger plusieurs genres. Passons aux privations. Si les choses dont il y a privation sont des qualités, les privations sont alors elles-mêmes des qualités, comme édenté, aveugle. Mais nu et {son contraire} vêtu ne sont ni l'un ni l'autre des qualités ; ils constituent plutôt des habitudes et rentrent dans les relatifs. La passion, au moment où elle est éprouvée, ne constitue pas une qualité, mais un mouvement ; lorsqu'elle a été éprouvée et qu'elle est devenue durable, elle forme une qualité; enfin, si l'être qui a éprouvé la passion n'en a rien gardé, il faut dire de lui qu'il a été mû, ce qui revient à avoir été en mouvement. Il faut seulement concevoir alors le mouvement abstraction faite du temps : car il ne convient pas de joindre à la conception du mouvement celle du présent. Enfin, {l'adverbe} bien et les autres termes analogues rentrent dans la simple notion du genre de la qualité. Il nous reste à examiner s'il faut rapporter au genre de la qualité être rouge sans y ramener aussi rougissant : car rougir n'y rentre pas, parce que celui qui rougit pâtit ou est mû. Mais s'il cesse de rougir, s'il a rougi, il a une qualité : car la qualité ne dépend pas du temps, mais consiste à être de telle ou telle sorte ; d'où suit qu'ayant rougi est une qualité. De cette manière, nous regarderons comme qualités seulement les habitudes et non les simples dispositions : étant chaud, par exemple, et non s'échauffant, étant malade, et non devenant malade. [6,3,20] Toute qualité a-t-elle un contraire? — Pour le vice et la vertu, il y a entre les extrêmes une qualité intermédiaire qui est le contraire de chacun d'eux ; mais, pour les couleurs, les intermédiaires ne constituent pas des contraires. Si l'on dit que cela a lieu parce que les couleurs intermédiaires sont des mélanges des couleurs extrêmes, il ne fallait pas diviser les couleurs en extrêmes et en intermédiaires et les opposer les unes aux autres, mais plutôt diviser le genre de la couleur en noir et en blanc, puis montrer que les autres couleurs sont composées de ces deux-là, ou bien distinguer une autre couleur qui fut intermédiaire, quoique composée. Si l'on dit que les couleurs intermédiaires ne sont pas contraires aux extrêmes parce que, pour que deux choses soient contraires, il ne suffit pas d'une simple différence, mais il faut une différence aussi grande que possible, nous objecterons que cette différence aussi grande que possible résulte de ce qu'on a déjà interposé des intermédiaires; si l'on faisait abstraction de ceux-ci, on ne saurait plus en quoi faire consister cette différence aussi grande que possible. — Répondra-t-on que le jaune se rapproche plus du blanc que le noir, que le sens de la vue nous l'apprend, qu'il en est de même pour les liquides où le chaud et le froid n'ont pas d'intermédiaire? Nous ne disons pas autre chose évidemment et l'on ne saurait refuser d'accorder ce point-là. Mais nous ajouterons que le blanc et le jaune et d'autres couleurs comparées l'une à l'autre de la même façon diffèrent également d'une manière complète, et sont, par suite de leur différence, des qualités contraires; et elles sont contraires, non parce qu'elles ont des intermédiaires, mais en vertu de leur nature propre. Ainsi la santé et la maladie sont contraires quoiqu'elles n'aient point d'intermédiaires. Dira-t-on qu'elles sont contraires parce que leurs effets diffèrent le plus possible? Mais comment reconnaître que cette différence est aussi grande que possible puisqu'il n'y a pas d'intermédiaires qui offrent les mêmes caractères à un moindre degré? On ne saurait donc affirmer que la différence de la santé et de la maladie est aussi grande que possible. Il s'ensuit qu'il faut faire consister la contrariété dans autre chose que dans une différence aussi grande que possible. Veut-on dire par là une grande différence? Nous demanderons alors si grande signifie ici plus grande par opposition à plus petite, ou grande absolument : dans le premier cas, les choses qui n'ont point d'intermédiaire ne sauraient être contraires; dans le second, comme on accorde facilement qu'il y a une grande distance entre une nature et une autre, et que l'on n'a rien de plus grand pour servir de mesure à cette distance, il faut examiner à quoi on reconnaît la contrariété. D'abord, les choses qui ont de la ressemblance (je ne dis pas seulement parce qu'elles appartiennent au même genre, ni parce qu'elles se confondent par des caractères plus ou moins nombreux, par leurs formes par exemple), ne sont pas des contraires. On ne doit en effet regarder comme contraires que les choses qui n'ont rien d'identique sous le rapport de l'espèce : ajoutons qu'elles doivent en outre appartenir au même genre de qualité. De cette manière nous pouvons mettre au nombre des contraires, bien qu'elles n'aient point d'intermédiaires, les choses qui n'offrent aucune ressemblance entre elles, dans lesquelles on ne trouve que des caractères qui ne se rapprochent pas l'un de l'autre et n'ont aucune espèce d'analogie. En conséquence, les objets qui ont quelque chose de commun sous le rapport des couleurs ne sauraient être des contraires. D'ailleurs, toute chose n'est pas le contraire de toute autre chose, mais une chose est seulement le contraire d'une autre ; et il en est sous ce rapport des saveurs comme des couleurs. En voici assez sur ce sujet. On demande encore si une qualité admet ou non le plus et le moins. Il est évident que les objets qui participent aux qualités y participent plus ou moins. Mais il s'agit de savoir si la justice et la santé admettent des degrés. Si ces habitudes possèdent une certaine latitude, elles ont des degrés. Si elles n'ont point de latitude, elles ne sont point susceptibles de plus et de moins. [6,3,21] {Mouvement.} Passons au mouvement. On reconnaît qu'il est un genre aux caractères suivants : d'abord le mouvement ne se ramène à aucun autre genre ; ensuite, on ne saurait affirmer de lui rien de plus élevé sous le rapport de l'essence ; enfin, il offre un grand nombre de différences qui constituent des espèces. A quel genre voulez-vous ramener le mouvement? Il ne constitue ni la substance ni la qualité des êtres dans lesquels il se trouve. Il ne se ramène même pas à l'action : car il y a dans la passion plusieurs sortes de mouvements ; ce sont au contraire les actions et les passions qui se ramènent au mouvement. Ensuite, de ce que le mouvement n'existe pas en lui-même, qu'il appartient à un être et qu'il est dans un sujet, il ne s'en suit pas qu'il soit un relatif ; sinon, il faudrait placer aussi la qualité dans le genre de la relation : car la qualité appartient à un être et est dans un sujet; il en est de même de la quantité. Dira-t-on que, bien qu'elles soient chacune dans un sujet, l'une en tant que qualité et l'autre en tant que quantité, elles n'en sont pas moins en elles-mêmes des espèces d'êtres? Le même argument s'appliquera au mouvement : quoiqu'il appartienne à un sujet, il est quelque chose avant d'appartenir à un sujet, et nous devons considérer ce qu'il est en lui-même. Le relatif n'est pas ce qui est d'abord quelque chose par lui-même et est ensuite la chose d'une autre chose, mais ce qui naît du rapport même existant entre deux objets et n'est rien autre chose en dehors du rapport auquel il doit son nom : ainsi le double, en tant qu'il est appelé double, n'est engendré et n'existe que dans la comparaison qu'on établit entre lui et la moitié, puisque, n'étant point conçu auparavant, il doit son nom et son existence à la comparaison qu'on établit. Qu'est donc le mouvement ? Tout en appartenant à un sujet, il est par lui-même quelque chose avant d'appartenir à un sujet, comme le sont la qualité, la quantité et l'essence. D'abord, rien ne s'affirme avant lui et de lui en qualité de genre. Dira-t-on que le changement est antérieur au mouvement? Changement est ici identique à mouvement, ou, si l'on fait du changement un genre, il formera un genre à ajouter à ceux qui ont été déjà reconnus. Ensuite, il est évident que, dans cette hypothèse, on fera du mouvement une espèce, et qu'on lui opposera une autre espèce, la génération, par exemple: on dira de celle-ci qu'elle est un changement, et non un mouvement. Pourquoi alors veut-on que la génération ne soit pas un mouvement? Est-ce parce que ce qui est engendré n'existe pas encore et que le mouvement ne saurait exister dans le non-être? Il en résultera que la génération ne sera pas non plus un changement. Est-ce parce que la génération n'est qu'une altération et un accroissement, et qu'elle suppose que certaines choses sont altérées et s'accroissent? Parler ainsi, c'est s'occuper des choses qui précèdent la génération. Pour qu'il y ait ici génération, il faut qu'il y ait production d'une autre forme : car la génération ne consiste pas dans une altération subie passivement, telle qu'être échauffé ou être rendu blanc; ces effets peuvent être produits avant que la génération ne soit réalisée. Que se passe-t-il donc alors dans la génération ? Il y a altération. La génération consiste dans la production d'un animal ou d'une plante, dans la réception d'une forme. Il serait donc plus raisonnable de faire du changement une espèce que du mouvement, parce que le mot changement signifie qu'une chose prend la place d'une autre, tandis que mouvement signifie l'acte par lequel un être passe de ce qui lui est propre à ce qui ne l'est pas, comme dans la translation d'un lieu à un autre. Si l'on n'admet pas cela {pour définir le mouvement}, on reconnaîtra du moins que l'action d'étudier, celle de toucher de la lyre, et, en général, tous les mouvements qui modifient une habitude, rentrent dans notre définition. L'altération ne saurait donc être qu'une espèce de mouvement, puisqu'elle est un mouvement qui fait passer d'un état à un autre. [6,3,22] Admettons que l'altération soit la même chose que le mouvement, en tant que le résultat du mouvement est de rendre une chose autre qu'elle n'était. Qu'est donc le mouvement? Le mouvement est, pour exprimer ma pensée par une expression figurée, le passage de la puissance à l'acte de ce dont elle est la puissance. Supposons en effet qu'une chose qui était d'abord en puissance arrive à prendre une forme, comme ce qui était en puissance une statue, ou passe à l'acte, comme la marche : dans le cas où l'airain passe à l'état de statue, ce passage est un mouvement; dans le cas de la marche, la marche même est un mouvement, comme la danse chez celui qui en est capable. Dans le mouvement de la première espèce, où l'airain passe à l'état de statue, il y a production d'une autre forme qui est réalisée par le mouvement. Le mouvement de la seconde espèce, la danse, est une simple forme de la puissance, et ne laisse rien qui subsiste après lui quand il a cessé. On serait donc fondé à nommer le mouvement une forme active par opposition aux autres formes qui restent dans l'inaction, qu'elles soient ou non permanentes, en ajoutant qu'il est cause des autres formes, quand il a pour conséquence la production de quelque chose. On pourrait dire aussi que ce mouvement dont nous parlons est la vie des corps ; je dis ce mouvement, parce qu'il porte le même nom que les mouvements de l'intelligence et ceux de l'âme. Ce qui prouve encore que le mouvement est un genre, c'est qu'il est fort difficile, pour ne pas dire impossible, de l'embrasser par une définition. — Mais comment est-il une forme lorsqu'il aboutit à ce qui est pire ou qu'il est tout à fait passif? — On peut le comparer alors à l'échauffement produit par les rayons du soleil, échauffement qui fait croître certaines choses et qui produit sur d'autres un effet contraire : dans ces deux cas, le mouvement a quelque chose de commun et est identique en tant que mouvement; c'est aux substances {dans lesquelles il se produit} qu'il doit sa différence apparente. — Le fait de devenir malade et la convalescence sont-ils donc identiques ? — Oui, en tant que mouvements. — Diffèrent-ils par les sujets dans lesquels ils sont ou par quelque autre chose ? — Nous examinerons cette question plus loin, quand nous traiterons de l'altération. Voyons maintenant ce qu'il y a de commun dans tous les mouvements : par là, nous prouverons que le mouvement est un genre. D'abord, le mouvement se dit dans plusieurs sens, de même que l'être considéré comme genre. Ensuite, tous les mouvements par lesquels une chose arrive à un état naturel ou produit une action conforme à sa nature constituent autant d'espèces, comme nous l'avons déjà dit. Quant aux mouvements par lesquels une chose arrive à un état contraire à sa nature, il faut les regarder comme analogues à ce à quoi ils conduisent. — Mais qu'y a-t-il de commun dans l'altération, l'accroissement, la génération et leurs contraires? Qu'y a-t-il enfin de commun entre ces mouvements et le déplacement dans le lieu, quand on considère ces quatre mouvements, en tant que mouvements ? — Ce qu'il y a de commun, c'est que la chose mue n'est plus, après le mouvement, dans l'état où elle était auparavant, qu'elle ne reste pas tranquille et ne se repose pas tant que le mouvement dure, mais qu'elle passe sans cesse à un autre état, s'altère et ne reste point ce qu'elle était : car le mouvement serait vain s'il ne rendait pas une chose autre qu'elle n'était. Aussi l'altérité ne consiste-t-elle pas pour une chose à devenir autre qu'elle n'était, puis à persister dans cet autre état, mais à être sans cesse autre qu'elle n'était. Ainsi, le temps est toujours autre qu'il n'était, parce qu'il est produit par le mouvement : car il est le mouvement mesuré dans sa marche et non dans son point d'arrêt ; il le suit entraîné dans son cours. Enfin, un caractère commun à toutes les espèces de mouvement, c'est d'être la marche par laquelle la puissance et le possible passent à l'acte : car tout objet en mouvement, quelle que soit la nature de ce mouvement, n'arrive à être en mouvement que parce qu'il possédait auparavant la puissance de produire une action ou d'éprouver une passion de telle ou telle nature. [6,3,23] Le mouvement est pour les choses sensibles, qui reçoivent l'impulsion d'autrui, un stimulus qui les agite, les excite, les presse, les force de ne pas sommeiller dans l'inertie, de ne pas rester les mêmes, mais de présenter une image de la vie par leur agitation et par leurs mutations continuelles. Il ne faut pas d'ailleurs confondre les choses qui se meuvent avec le mouvement : la marche n'est pas les pieds, mais un acte de la puissance qui s'applique aux pieds. Or, cette puissance étant invisible, nous n'apercevons que l'agitation des pieds; nous voyons qu'ils ne sont pas dans le même état que s'ils restaient en place, mais qu'ils ont quelque chose de plus, qui est invisible, il est vrai. Ainsi, étant unie à des objets autres qu'elle-même, la puissance n'est aperçue que par accident, parce qu'on remarque que les pieds changent de lieu et ne se reposent pas. De même, nous ne reconnaissons l'altération dans l'objet altéré que parce que nous n'y trouvons plus la même qualité. En qui réside le mouvement quand il agit sur un objet, quand de la puissance intérieure il passe à l'acte? Est-ce dans le moteur? Comment ce qui est mû et qui pâtit pourra-t-il le recevoir? Est-ce dans le mobile? Pourquoi ne demeure-t-il pas en lui? Il faut donc que le mouvement ne soit pas séparé du moteur sans cependant être en lui seul, qu'il passe du moteur dans le mobile sans cesser d'être lié au premier, qu'il aille du moteur au mobile, qu'il en soit comme l'influx. Quand la puissance motrice produit la locomotion, elle nous donne une impulsion et nous fait changer sans cesse de place ; quand elle est calorifique, elle échauffe; quand, rencontrant une matière, elle lui donne son organisation naturelle, elle produit l'accroissement; quand elle ôte quelque chose à un objet, cet objet décroit parce qu'il est capable de décroître ; enfin, quand c'est la puissance générative qui entre en action, il y a génération ; mais si celle-ci est moins forte que la puissance capable de détruire, il y a destruction, non de ce qui est produit déjà, mais de ce qui se produisait. De même, il y a convalescence dès que la force capable de produire la santé agit et domine; maladie, quand la puissance opposée produit un effet contraire. Il en résulte que le mouvement doit être étudié non seulement dans les choses où il est produit, mais encore dans celles qui le produisent ou le transmettent; il en résulte encore que la propriété du mouvement consiste à être un mouvement doué de telle ou telle qualité, et à être tel ou tel dans tel ou tel objet. [6,3,24] Quand il s'agit du mouvement de déplacement, on peut se demander si monter est le contraire de descendre, en quoi le mouvement circulaire diffère du mouvement rectiligne, quelle différence il y a entre jeter un objet à la tête ou le jeter aux pieds. On ne le voit pas clairement : car dans ces cas la puissance locomotrice est unique. — Dira-t-on qu'il y a une puissance qui élève et une autre qui abaisse, que monter est une manière d'être différente de descendre, surtout si ces mouvements sont naturels, s'ils ont pour cause la légèreté et la pesanteur? Dans ces deux cas, il y a quelque chose de commun, c'est de se porter vers son lieu naturel, en sorte que la différence provient alors des choses extérieures. En effet, dans le mouvement circulaire et le rectiligne, si quelqu'un meut le même objet tour à tour circulairement et en ligne droite, quelle différence y a-t-il dans la puissance motrice? On ne saurait tirer la différence que de la figure même du mouvement, à moins qu'on ne dise que le mouvement circulaire est composé, qu'il n'est pas un véritable mouvement et qu'il ne produit par lui-même aucun changement. Dans tous les cas, le mouvement de déplacement est un et n'a que des différences extrinsèques. [6,3,25] En quoi consistent la composition et la décomposition ? Constituent-elles d'autres espèces de mouvement que celles que nous avons déjà reconnues, la génération et la destruction, l'accroissement et le décroissement, le mouvement de déplacement et l'altération? Faut-il les y ramener, ou bien faut-il au contraire faire rentrer quelques-uns de ces mouvements dans la composition et la décomposition? Si la composition consiste à rapprocher une chose d'une autre et à les joindre ensemble, si de son côté la décomposition consiste à séparer les choses qui étaient rapprochées, il n'y a là que des mouvements de déplacement dont l'un unit et l'autre désunit. Si l'on admet qu'il y ait ici mixtion, combinaison, fusion et union (j'entends l'union qui consiste pour deux choses à s'unir et non à être déjà unies), on peut ramener la composition et la décomposition à quelqu'un des mouvements que nous avons précédemment reconnus. En effet, il y a d'abord ici le mouvement de déplacement, puis il se produit une altération : de même que dans l'accroissement il y a d'abord le mouvement de déplacement, ensuite le mouvement dans le genre de la qualité; de même, il y a ici d'abord le mouvement de déplacement, ensuite la composition ou la décomposition, selon que les choses se rapprochent ou s'éloignent. Souvent aussi la décomposition est accompagnée ou suivie d'un mouvement de déplacement, mais les choses qui se séparent éprouvent une modification différente du mouvement de déplacement; de même, la composition est une modification qui suit le mouvement de déplacement, mais qui a une nature différente. Faut-il donc admettre que la composition et la décomposition soient des mouvements qui existent par eux-mêmes et y ramener l'altération? Être devenu dense, dit-on, c'est avoir subi une altération, c'est-à-dire avoir été composé; d'un autre côté, être devenu rare, c'est également avoir subi une altération, c'est-à-dire avoir été décomposé ; lorsqu'on mélange de l'eau et du vin, par exemple, chacune de ces deux choses devient autre qu'elle n'était, et c'est la composition qui a opéré l'altération. — Nous répondrons qu'ici la composition et la décomposition précèdent sans doute certaines altérations, mais que ces altérations sont autre chose que des compositions et des décompositions : les autres altérations ne sont pas des compositions et des décompositions ; la condensation ainsi que la raréfaction ne se ramènent pas non plus à ces mouvements et n'en sont pas composées; sinon, on serait conduit à admettre le vide. Comment d'ailleurs faire consister la noirceur et la blancheur dans la composition et la décomposition ? Cette opinion détruit toutes les couleurs et les qualités, ou du moins la plupart : car si toute altération, c'est-à-dire tout changement de qualité, consiste dans une composition ou une décomposition, le résultat ne sera point la production d'une qualité, mais une agrégation ou une désagrégation. Comment enfin expliquer par des compositions les mouvements qui consistent à enseigner et à étudier? [6,3,26] Examinons maintenant les diverses espèces de mouvements. Voyons pour le mouvement de déplacement, par exemple, s'il faut le diviser en mouvement vers le haut et mouvement vers le bas, mouvement rectiligne et mouvement curviligne, ou bien en mouvement des êtres animés et mouvement des êtres inanimés ? Il y a en effet de la différence entre le mouvement des êtres inanimés et celui des êtres animés, et ces derniers ont même diverses manières de se mouvoir, telles que la marche, le vol, la natation ; on pourrait aussi faire deux espèces de leur mouvement, selon qu'il est conforme ou contraire à leur nature; mais on n'indiquerait pas ainsi les différences extrinsèques des mouvements. Peut-être les mouvements eux-mêmes produisent-ils ces différences et n'existent-ils pas sans elles; cependant c'est la nature qui paraît être le principe des mouvements et de leurs différences extrinsèques. Il serait encore permis de diviser les mouvements en naturels, artificiels, volontaires : naturels, comme l'altération et la destruction ; artificiels, comme bâtir des maisons et construire des vaisseaux; volontaires, comme méditer, apprendre, se livrer à des occupations politiques, et en général, parler ou agir. Enfin, pour l'accroissement, l'altération et la génération, on peut de même distinguer le mouvement naturel et le mouvement contraire à la nature, ou bien établir une division fondée sur la nature des sujets dans lesquels ces mouvements se produisent. [6,3,27] Occupons-nous maintenant de la stabilité ou du repos, qui est le contraire du mouvement. Faut-il en faire un genre ou le ramener à quelqu'un des genres déjà reconnus? D'abord, la stabilité convient plutôt au monde intelligible, et le repos au monde sensible. Examinons donc ce qu'est le repos. S'il est identique à la stabilité, il est inutile de le chercher ici-bas où rien n'est stable, où ce qui paraît stable a seulement un mouvement plus lent. Si le repos est différent de la stabilité, parce que celle-ci appartient à ce qui est complètement immobile, et le repos à ce qui est actuellement fixe, mais est naturellement mobile même lorsqu'il ne se meut pas, il faut établir la distinction suivante. Si l'on considère le repos ici-bas, ce repos est un mouvement qui n'a pas encore cessé, mais est imminent ; si l'on entend par repos la cessation complète du mouvement dans le mobile, il faut examiner s'il y a ici-bas quelque chose qui soit absolument sans mouvement. Comme il est impossible qu'une chose ait à la fois toutes les espèces de mouvement, qu'il y a nécessairement des mouvements qui ne sont pas réalisés en elle (puisqu'on dit qu'il y a en elle tel ou tel mouvement), quand une chose n'éprouve pas de déplacement et se repose par rapport à ce mouvement, ne doit-on pas dire d'elle à cet égard qu'elle ne se meut pas? Le repos est donc la négation du mouvement. Or la négation ne constitue pas un genre. La chose que nous considérons est en repos seulement par rapport au mouvement local : repos exprime donc ici uniquement la négation de ce mouvement. On dira peut-être : pourquoi le mouvement n'est-il pas plutôt la négation du repos ? Nous répondrons alors que le mouvement {est une chose positive}, qu'il apporte quelque chose avec soi, qu'il a de l'efficacité, qu'il donne une impulsion au sujet, qu'il produit ou détruit mille choses ; le repos, au contraire, n'est rien en dehors du sujet qui se repose et signifie seulement que celui-ci n'est pas en mouvement. Pourquoi ne regardons-nous pas aussi la stabilité des choses intelligibles comme une négation du mouvement? C'est que la stabilité n'est pas la privation du mouvement : elle ne commence pas à exister quand le mouvement cesse, elle ne l'empêche pas d'exister en même temps qu'elle. Dans l'être intelligible, la stabilité n'a pas pour condition que ce qui est naturellement porté à se mouvoir cesse de se mouvoir. Il en est tout autrement : en tant que l'être intelligible est compris dans la stabilité, il est stable; en tant qu'il se meut, il se mouvra toujours ; il est donc stable par la stabilité, et il se meut par le mouvement ; le corps, au contraire, est mû sans doute par le mouvement, mais il ne se repose que par l'absence de mouvement, quand il est privé du mouvement qu'il devrait avoir. En quoi d'ailleurs consisterait la stabilité {si l'on supposait qu'elle existât dans les choses sensibles}? Quand quelqu'un passe de la maladie à la santé, il entre en convalescence. Quelle espèce de repos opposerons-nous donc à cette convalescence? Lui opposerons-nous l'état dont cet homme vient de sortir? Cet état est la maladie et non la stabilité. Lui opposerons-nous l'état dans lequel cet homme vient d'entrer? Cet état est la santé, qui n'est pas identique à la stabilité. Dire que la maladie et la santé sont chacune une sorte de stabilité, c'est faire delà maladie et delà santé des espèces de la stabilité, ce qui est absurde. Si l'on dit enfin que la stabilité est un accident de la santé, il en résulterait qu'avant la stabilité la santé ne serait pas santé. Mais que chacun raisonne là-dessus comme bon lui semble. [6,3,28] Nous avons établi qu'agir et pâtir sont des mouvements; que, parmi les mouvements, les uns sont absolus, les autres constituent des actions ou des passions. Nous avons également prouvé que les autres choses qu'on appelle des genres doivent être ramenées aux genres que nous avons reconnus. Nous avons aussi parlé de la relation : nous avons dit que c'est une habitude, une manière d'être d'une chose à l'égard d'une autre, qui résulte du concours de deux choses; nous avons expliqué que, lorsqu'une habitude de la substance constitue un rapport, cette chose est un relatif, non en tant qu'elle est substance, mais en tant qu'elle est une partie de la substance, comme le sont la main, la tête, la cause, le principe ou l'élément. On peut diviser les relatifs suivant la méthode des anciens, dire que les uns sont des causes efficientes, que les autres sont des mesures, que ceux-ci consistent dans l'excès ou le défaut, que ceux-là se distinguent par leurs ressemblances et leurs différences. Voilà ce que nous avions à dire sur les genres de l'être.