[2,8,0] DEUXIÈME ENNÉADE. LIVRE HUITIÈME. DE LA VUE. POURQUOI LES OBJETS ÉLOIGNÉS NOUS PARAISSENT-ILS PETITS ? [2,8,1] D'où vient que, dans l'éloignement, les objets visibles paraissent plus petits, et que, bien que séparés par un grand espace, ils semblent être voisins, tandis que, s'ils sont près de nous, nous les voyons avec leur vraie grandeur et leur vraie distance ? Si les objets paraissent plus petits dans l'éloignement, est-ce parce que la lumière demande à être rassemblée vers l'oeil et accommodée à la grandeur de la prunelle ; que plus la matière de l'objet visible est éloignée, plus la forme paraît s'en séparer en arrivant à l'oeil ; et que, comme il y a une forme de la quantité et de la qualité, c'est la raison {la forme} de cette dernière qui seule arrive à l'oeil? Est-ce parce que nous ne sentons la grandeur que par le passage et l'introduction successive de ses parties une à une, qu'elle doit, par conséquent, être placée à notre portée et prés de nous pour que nous en déterminions la quantité? Est-ce parce que nous ne voyons la grandeur que par accident, et que nous percevons d'abord la couleur? En ce cas, un objet se trouve-t-il près de nous , nous voyons quelle est sa grandeur colorée ; se trouve-t-il loin de nous, nous voyons seulement qu'il est coloré ; mais nous ne distinguons pas assez bien ses parties pour avoir une connaissance exacte de sa quantité, parce que ses couleurs sont moins vives. Qu'y a-t-il d'étonnant que les grandeurs soient dans le même cas que les sons qui s'affaiblissent quand leur forme est moins vive? En effet, pour les sons, c'est la forme que l'ouïe cherche à percevoir; la grandeur n'est sentie que par accident. Mais si l'ouie ne sent la grandeur que par accident, à quelle faculté appartient-il primitivement de percevoir la grandeur dans le son, comme il appartient primitivement au tact de percevoir la grandeur dans l'objet visible? L'ouïe perçoit la grandeur apparente, en déterminant, non la quantité, mais l'intensité des sons ; quant à cette intensité même des sons, elle ne la perçoit pas par accident {parce que c'est son objet propre}. De même, le goût ne sent pas par accident l'intensité d'une saveur douce. A proprement parler, la grandeur du son, c'est son étendue. Or l'intensité du son indique son étendue par accident, mais d'une manière inexacte. En effet l'intensité d'une chose est identique avec cette chose même. Quant à la multiplicité des parties, elle est connue par l'étendue du lieu que l'objet remplit. Une couleur, dira-t-on, ne saurait être moins grande ; elle ne peut être que moins vive. Une chose moins grande et une chose moins vive ont un caractère commun : c'est qu'elles sont moins ce qu'il est dans leur essence d'être. Pour la couleur, être moindre consiste à être faible; pour la grandeur, à être petite. La grandeur liée à la couleur diminue proportionnellement avec elle. Cela est évident quand on perçoit un objet varié ; quand on considère, par exemple, des montagnes couvertes d'habitations, de forêts et de mille autres choses, la vue des détails permet de juger la grandeur de l'ensemble. Mais quand l'aspect des détails ne vient pas frapper l'oeil, celui-ci ne peut plus connaître l'étendue de l'ensemble en mesurant par les détails la grandeur offerte à ses regards. Dans le cas même où les objets sont voisins et variés, si nous les embrassons d'un seul regard sans discerner toutes leurs parties, plus notre vue perd de parties, plus les objets nous paraissent petits. Au contraire, si nous distinguons tous leurs détails, nous les mesurons exactement et nous connaissons leur grandeur. Les grandeurs d'une couleur uniforme trompent l'oeil parce qu'il ne peut mesurer leur étendue par parties, et que, s'il l'essaie, il se perd ne sachant où s'arrêter, faute de différence entre les parties. L'objet éloigné nous parait voisin, parce que l'impossibilité où nous sommes de distinguer les parties de l'espace intermédiaire ne nous permet pas d'en déterminer exactement la grandeur. Quand la vue ne peut parcourir la longueur d'un intervalle en en déterminant la qualité sous le rapport de la forme, elle ne peut pas non plus en déterminer la quantité sous le rapport de la grandeur. [2,8,2] Quelques-uns disent que les objets éloignés nous paraissent moindres parce qu'ils sont vus sous un angle visuel plus petit. Nous avons montré ailleurs que c'était faux. Pour le moment nous nous bornerons aux observations suivantes. Celui qui prétend que l'objet éloigné paraît moindre parce qu'il est aperçu sous un angle visuel plus petit, suppose que le reste de l'oeil voit encore quelque chose en dehors de cet objet, soit un autre objet, soit quelque chose d'extérieur, l'air, par exemple. Mais, quand on suppose que l'oeil ne voit rien en dehors de cet objet, soit que cet objet (par exemple, une grande montagne) , remplissant l'étendue de l'oeil tout entier, ne permette de rien apercevoir au delà, soit qu'il dépasse même des deux côtés l'étendue de l'oeil, comment dans ce cas expliquera-t-on que l'objet paraît plus petit qu'il n'est réellement quoiqu'il remplisse toute l'étendue de l'oeil? Qu'on regarde le ciel, on reconnaîtra facilement la vérité de notre assertion. On ne peut pas d'un seul coup d'oeil voir tout l'hémisphère : le regard ne saurait s'étendre assez pour embrasser un si grand espace. Accordons cependant que cela soit possible, que l'oeil tout entier embrasse tout l'hémisphère : comme la grandeur réelle du ciel est plus vaste que sa grandeur apparente, comment expliquera-t-on par la diminution de l'angle visuel la petitesse de la grandeur apparente du ciel, si l'on admet que c'est la diminution de l'angle visuel qui nous fait paraître plus petits les objets éloignés ?