[3,0] LIVRE TROISIÈME. [3,1] I. - C. PLINE SALUE SON CHER CALVISIUS RUFUS. Je ne crois pas avoir jamais vécu de jours plus agréables que ceux que je viens de passer chez Spurinna, au point que, dans ma vieillesse, s'il m'est donné de vieillir, il n'est personne à qui je voudrais davantage ressembler. Il n'y a pas en effet de manière de vivre plus ordonnée que la sienne, et j'aime, ainsi que le cours fixe des astres, une vie bien réglée chez les hommes, surtout chez les vieillards. Car si aux jeunes gens ne messied pas encore un peu d'abandon et presque de négligence, la tranquillité et l'ordre conviennent aux vieillards, pour qui l'activité paraît hors de raison et l'ambition déplacée. Spurinna observe scrupuleusement cette règle; je dis plus : il accomplit ces menus actes, menus, si leur retour quotidien ne leur donnait du prix, en une succession fixe et comme en une révolution périodique. Le matin il ne quitte pas son divan; à la deuxième heure il demande ses chaussures, fait une marche de trois milles, ne donnant pas moins d'exercice à son esprit qu'à son corps. S'il reçoit des amis, ce sont de longues conversations sur les sujets les plus élevés; s'il est seul, on lui lit quelque livre; cette lecture a lieu quelquefois même lorsqu'il y a des amis, si cela ne leur déplaît pas. Ensuite un repos; puis il reprend un livre ou la conversation qu'il préfère aux livres; après il monte en voiture, emmène avec lui sa femme, personne d'une vertu exemplaire, ou quelqu'un de ses amis, comme moi dernièrement. Quelle douceur, quel charme dans ce tête-à-tête ! Quelle simplicité antique ! Quelles belles actions, quels hommes éminents font le sujet de ces entretiens ! De quelles hautes leçons on se sent pénétrer, bien qu'il ait imposé cette règle à sa modestie, d'éviter les airs dogmatiques ! Quand on a parcouru sept milles, il en fait encore un à pied, prend un nouveau repos ou revient à son cabinet et à sa plume. Car il écrit, et même en grec aussi bien qu'en latin, des poésies lyriques très savantes. Ses vers ont une douceur, une grâce, une gaieté merveilleuses, dont l'agrément est rehaussé par la vie si pure de l'auteur. Quand on lui annonce l'heure du bain (c'est la neuvième en hiver, la huitième en été), s'il n'y a pas de vent, il se déshabille et se promène un moment au soleil; puis il joue à la balle longtemps et avec ardeur; c'est encore un genre d'exercice qui lui sert à combattre la vieillesse. En sortant du bain, il se met au lit et diffère un moment son repas; en l'attendant, il écoute une lecture moins grave et reposante. Pendant tout ce temps, ses amis ont la liberté soit d'en faire autant, soit de s'occuper autrement, à leur choix. On sert le dîner aussi soigné que frugal dans de l'argenterie vraie et ancienne; il se sert aussi de vaisselle de Corinthe, qui l'amuse sans l'attacher. Souvent le dîner est entremêlé de comédies, afin d'assaisonner les plaisirs du goût par les joies de l'esprit. Le repas empiète un peu sur la nuit, même en été; et personne ne se plaint de sa longueur, tant il y règne d'affabilité. C'est ainsi qu'après soixante-dix-sept ans il conserve intactes la vue et l'ouïe, c'est ainsi qu'il garde un corps agile et vigoureux et n'a d'un vieillard que la sagesse. Voilà le genre de vie que je souhaite, dont je jouis d'avance en imagination, et que j'adopterai avec joie, aussitôt que l'âge me permettra de sonner la retraite. En attendant je suis harassé de mille travaux, auxquels l'exemple de Spurinna apporte encore et consolation et encouragement. Car lui aussi, tant que le devoir l'a exigé, a rempli des charges publiques, exercé des magistratures, gouverné des provinces et par un long labeur acheté ses loisirs présents. Je me propose donc la même carrière, le même but; j'en prends dès aujourd'hui l'engagement devant vous; si vous voyez que jamais je me laisse emporter plus loin, citez-moi, en vertu de cette lettre, à votre barre et condamnez-moi au repos, quand je n'encourrai plus le reproche de paresse. Adieu. [3,2] II. - C. PLINE SALUE SON CHER VIBIUS MAXIMUS. Ce que j'aurais offert volontiers à vos amis, si j'en avais les mêmes moyens que vous, je crois être en droit aujourd'hui de vous le demander pour les miens. Arrianus Maturus tient le premier rang parmi les Altinates. Quand je dis le premier rang, je ne parle pas de la fortune dont il est comblé, mais de son honnêteté, de sa justice, de sa dignité, de sa sagesse. Ses conseils dirigent mes affaires, et son goût mes études. Il a toute la droiture, toute la sincérité, toute l'intelligence que l'on peut désirer. Son affection pour moi, égale, je ne puis dire plus, la vôtre. Comme il n'a point d'ambition, il s'est tenu dans l'ordre des chevaliers, quoiqu'il eût pu parvenir aux plus hautes dignités. Je n'en regarde pas moins comme un devoir pour moi de le pousser, de l'élever aux honneurs. Je serais donc très heureux de lui obtenir quelque distinction, sans qu'il y songeât, à son insu et peut-être même malgré lui; mais une distinction qui eût de l'éclat, sans causer d'embarras. C'est une faveur de ce genre que je vous demande pour lui, à la première occasion qui se présentera à vous. Vous aurez en moi, vous aurez en lui un débiteur plein de reconnaissance; car, quoiqu'il n'ambitionne pas ces sortes de grâces, il les accueille comme s'il les convoitait. Adieu. [3,3] III. - C. PLINE SALUE SA CHÈRE CORELLIA HISPULLA. J'avais pour votre père, homme d'une dignité et d'une vertu parfaites, peut-être autant de vénération que d'attachement; je vous ai donné à vous, en souvenir de cette amitié et à cause de votre mérite, mon entière affection. Il est donc impossible que tous mes voeux et même, autant qu'il sera en mon pouvoir, que tous mes efforts ne visent pas à rendre votre fils semblable à son grand-père, je dis à son grand-père maternel, quoique, par un bonheur singulier, son aïeul paternel lui aussi ait joui de la réputation et du respect, et que son père et son oncle aient brillé d'une gloire éclatante. Votre fils se formera à leur image à tous à condition qu'on lui enseigne les principes de la vertu; et le choix de celui qui les lui donnera est de la plus haute importance. Jusqu'ici son jeune âge l'a retenu près de vous, ses maîtres l'ont instruit à la maison, où les erreurs étaient peu ou même pas du tout à craindre. Aujourd'hui les études de l'enfant doivent dépasser le seuil domestique; aujourd'hui il faut chercher avec soin un maître d'éloquence latine, dont l'école ait une réputation d'austérité, de réserve, et surtout de moralité bien établie. Notre cher enfant a reçu de la nature et du sort, outre tous les autres dons, une exquise beauté physique, qui exige, pour cet âge si exposé, non seulement un maître, mais encore un gardien et un guide. Je crois donc pouvoir vous recommander Julius Genitor. Il est mon ami; cependant mon jugement n'est pas obscurci par mon affection, qui est née de mon jugement; c'est un homme irréprochable et sérieux, peut-être même un peu austère et un peu rude, pour le laisser-aller de notre temps. Quant à la valeur de son éloquence, vous pouvez en croire de nombreux témoignages; car le talent oratoire se manifeste de lui-même au grand jour et on l'apprécie sur-le-champ; mais pour la vie privée, elle a des retraites profondes et des abîmes ténébreux. Sous ce rapport, acceptez-moi comme caution de Génitor; votre fils ne lui entendra rien dire dont il ne puisse tirer profit, n'apprendra rien, qu'il eût été mieux d'ignorer; ce maître ne lui rappellera pas moins souvent que vous et moi de quels titres de noblesse il a reçu le lourd héritage, de quels noms, de quels noms illustres il doit soutenir la gloire. Confiez-le donc, avec la protection des dieux, à un précepteur, qui lui enseignera d'abord les bonnes mceurs et ensuite l'éloquence, dont l'étude ne va pas sans les bonnes mœurs. Adieu. [3,4] IV. - C. PLINE SALUE SON CHER CECILIUS MACRINUS. Quoique mes amis alors présents et les propos du public semblent avoir approuvé ma conduite, j'ai cependant le plus vif désir de connaître votre sentiment à vous. Car autant avant d'agir j'aurais souhaité requérir votre avis, autant même après le fait accompli, je désire ardemment d'avoir votre appréciation. Voulant entreprendre à mes frais un monument public en Toscane, j'y avais fait un saut, après avoir obtenu un congé à titre de préfet du trésor, quand des députés de la province de Bétique venant porter plainte contre le proconsulat de Cecilius Classicus me demandèrent au Sénat comme avocat. Mes excellents et tout dévoués collègues s'étant entretenus auparavant des besoins de notre charge commune tentèrent de m'excuser et de me faire dispenser. On prit un sénatus-consulte infiniment honorable pour moi, décidant que les provinciaux m'auraient pour défenseur, s'ils obtenaient mon propre consentement. Les députés rappelés devant le Sénat me demandèrent de nouveau, et cette fois à moi en personne, d'être leur avocat, implorant mon dévouement, dont ils avaient fait l'épreuve contre Massa Bebius et alléguant le pacte scellé entre eux et moi par leur défense. Le Sénat accueillit leur prière avec ces marques d'approbation manifeste qui précèdent d'ordinaire ses décrets. Alors moi : « Je cesse, dis-je, pères conscrits, de croire que j'aie apporté de bonnes raisons de mon refus. » On loua et la modestie et la formule de cette réponse. J'ai été amené à cette décision non seulement par l'accord unanime du Sénat, quoique ce motif soit le plus puissant de tous, mais encore par quelques autres raisons d'ordre inférieur, qui sont pourtant des raisons. Je me remémorais que nos ancêtres vengeaient même des hôtes privés, en déposant des accusations de leur propre initiative; et il ne me paraissait que plus honteux de manquer aux lois de l'hospitalité publique. De plus en me rappelant à quels dangers même je m'étais exposé dans ma première assistance prêtée à ces mêmes peuples de la Bétique, je me croyais obligé de conserver le mérite du premier service par un second. Car ainsi vont les choses, que l'on annule les anciens bienfaits, si l'on n'y met le comble par de nouveaux. Vous avez beau obliger cent fois, si vous refusez une, c'est de ce refus seul qu'on se souviendra. J'étais invité encore par la mort de Classicus qui écartait ce que ce genre d'affaires offre de plus affligeant, le danger que court un sénateur. Je voyais donc mon assistance bénéficier d'autant de reconnaissance que s'il vivait, sans encourir aucun ressentiment. Enfin je faisais le compte que, en m'acquittant de ce ministère encore cette fois, qui était la troisième, il me serait plus facile de me récuser, si le hasard me présentait quelque accusation que je ne dusse pas soutenir; car toute obligation ayant. des bornes, notre complaisance prépare la meilleure excuse à la liberté de nos refus. Vous connaissez les motifs de ma décision; il vous reste à vous prononcer pour ou contre; votre sincérité, si vous ne partagez pas mon avis, ne me fera pas moins de plaisir que votre suffrage, si vous m'approuvez. Adieu. [3,5] V. -- C. PLINE SALUE SON CHER BÉBIUS MACER. Je suis très heureux que la lecture des livres de mon oncle vous passionne au point de vouloir les posséder tous et d'en réclamer la liste complète. Je remplirai le rôle de catalogue et même je vous indiquerai l'ordre de leur composition, car cette connaissance ne déplaît pas non plus aux curieux de lettres. L'art de lancer le javelot à cheval, un livre; il l'a composé avec autant de talent que de soin, lorsqu'il était aux armées comme commandant d'une aile de cavalerie. La vie de Pomponius Secundus, deux livres; il en était particulièrement aimé; il écrivit cet ouvrage comme pour s'acquitter. d'une dette envers la mémoire de son ami. Les guerres de Germanie, vingt livres; il y a raconté toutes les guerres que nous avons soutenues contre les Germains. Il les commença pendant son service en Germanie; un songe lui en donna l'idée; pendant son sommeil il vit debout devant lui le fantôme de Drusus Néron, qui, après avoir soumis une grande partie de la Germanie, y mourut; il lui recommandait. de veiller sur sa mémoire et le priait de le sauver d'un injurieux oubli. L'homme de lettres, trois livres, divisés en six volumes à cause de leur étendue; il y prend l'orateur au berceau et le conduit à sa perfection. Les difficultés de ta grammaire, huit livres, qu'il écrivit pendant les dernières années du règne de Néron, quand tous les genres d'études un peu libres et un peu sérieuses eurent été rendues périlleuses par la servitude. La suite d'Aufidius Bassus, trente et un livres. L'histoire naturelle, trente-sept livres; ouvrage étendu, savant, presque aussi varié que la nature elle-même. Vous êtes surpris que tant de volumes et tant de recherches minutieuses aient été menés à bonne fin par un homme si occupé; vous serez plus étonné encore, quand vous saurez qu'il a plaidé pendant quelque temps, qu'il est mort à cinquante-six ans, et que, dans la période comprise entre ces deux moments, il a été tiraillé et accaparé, tant par les plus hautes fonctions, que par l'amitié des princes. Mais il avait un esprit vigoureux, une ardeur incroyable, une grande puissance de veille. Il commençait ces veilles aux fêtes de Vulcain, non pour les placer sous d'heureux auspices, mais pour allonger le temps de l'étude, et aussitôt la nuit complète; en hiver dès la septième heure, ou au plus tard dès la huitième, souvent dès la sixième (il est vrai qu'il se livrait à volonté au sommeil, qui venait ou s'interrompait parfois au milieu même de son travail). Avant le jour, il se rendait auprès de l'empereur Vespasien, qui, lui aussi, travaillait la nuit, et de là à ses fonctions officielles. Revenu chez lui, il donnait à l'étude le reste de son temps. Souvent après son repas, qu'il prenait dans la journée toujours léger et simple à la manière des anciens, en été, s'il avait quelque moment de loisir, il s'étendait au soleil, se faisait lire un livre, prenait des notes, en tirait des extraits. Car il n'a jamais lu, sans extraire des citations; il disait qu'aucun livre n'était assez mauvais pour ne pas contenir quelque partie utile. Après sa pause au soleil, il prenait d'ordinaire un bain froid, puis faisait une collation et un petit somme; ensuite, comme s'il commençait une nouvelle journée, il étudiait jusqu'au repas du soir; pendant ce repas, nouvelle lecture, nouvelles notes prises en courant. Je me souviens qu'un de ses amis, le lecteur ayant mal prononcé quelques mots, le reprit et le fit recommencer, alors mon oncle lui dit : « Mais vous aviez compris? » L'autre dit oui d'un signe de tête : « Pourquoi donc le faire recommencer? Nous avons perdu plus de dix lignes par votre interruption. » Tant il était avare de son temps. Il se levait de table en été encore de jour, en hiver dans le courant de la première heure de nuit, avec la régularité d'une loi imposée. Voilà sa vie au milieu des occupations et du tumulte de la ville; dans la retraite seul le temps du bain était pris aux études; quand je dis du bain, j'entends le temps qu'il passait dans l'eau, car pendant qu'on le frictionnait et l'essuyait, il écoutait une lecture ou dictait. En voyage comme s'il eût été libéré de tout autre soin, il s'adonnait à l'étude seule; à ses côtés, il avait son secrétaire muni d'un livre et de tablettes, et les mains protégées en hiver par des manches tombant sur les mains, pour que la rigueur même de la température ne dérobât pas un instant au travail. C'est pourquoi même à Rome, il allait en litière. Il me revient qu'un jour, il me blâma de me promener à pied : « Vous auriez pu ne pas perdre ces heures-là, » car c'était du temps perdu, à ses yeux, que celui qu'on ne consacrait pas à l'étude. C'est grâce à cette activité qu'il a pu achever tous ces volumes que je viens de vous citer et qu'il m'a laissé cent soixante cahiers d'extraits écrits sur les deux faces de la feuille d'une écriture très menue, ce qui en accroît le nombre. Il racontait lui-même que, pendant sa procuration d'Espagne, il aurait pu vendre ces cahiers à Larcius Licinius quatre cent mille sesterces et encore alors ils étaient un peu moins abondants. Ne vous semble-t-il pas, quand vous songez à toutes ses lectures, à tous ses écrits, qu'il n'a pas pu participer aux fonctions publiques ni aux devoirs qu'impose l'amitié du souverain? Inversement, quand vous apprenez combien il a dépensé de temps à l'étude, ne trouvez-vous pas qu'il aurait pu écrire et lire davantage? Car quels travaux n'auraient rencontré un obstacle dans ces fonctions, ou n'auraient pu être accomplis par une si constante application? Aussi ne puis-je m'empêcher de rire, quand on m'appelle laborieux, moi qui, comparé à lui, suis la paresse même. Mais suis-je le seul, alors que mon temps est accaparé tantôt par les services publics, tantôt par ceux de l'amitié? Parmi ceux qui consacrent toute leur vie aux lettres, quel est celui qui, mis en parallèle avec mon oncle, ne rougirait, comme s'il s'était livré au sommeil et à la mollesse? J'ai allongé ma lettre, malgré ma résolution de répondre seulement à votre requête, en vous disant quels livres il avait laissés. J'espère cependant que ces détails ne vous seront pas moins agréables que ses livres eux-mêmes, car ils peuvent vous inciter non seulement à les lire, mais, en vous piquant d'émulation, à produire quelque oeuvre qui les égale. Adieu. [3,6] VI. - C. PLINE SALUE SON CHER ANNIUS SEVERUS. D'un héritage qui m'est échu, je viens d'acheter une statue en bronze de Corinthe, petite, il est vrai, mais jolie et expressive, autant que je m'y connais, moi qui, en toute chose et en celle-ci surtout, ne suis qu'un bien médiocre connaisseur; cependant cette statuette je la comprends moi-même. Elle est nue, aussi ne cache-t-elle pas ses défauts, si elle en a, et étale-t-elle toutes ses beautés. Elle représente un vieillard debout; les os, les muscles, les nerfs, les veines, les rides même semblent vivre; les cheveux sont rares et tout en arrière, le front large, le visage ratatiné, le cou maigre; les muscles des bras sont détendus, les seins flasques, le ventre rentré. De dos aussi il montre le même âge, autant que le dos peut l'indiquer. Quant au bronze, à en juger par sa vraie couleur, il est vieux et antique. Enfin tous les détails sont tels qu'ils peuvent retenir les regards des connaisseurs, charmer ceux des profanes. Voilà ce qui m'a engagé, quoique bien novice, à l'acheter. D'ailleurs je l'ai achetée, non pour la garder chez moi, car je n'ai encore chez moi aucun bronze de Corinthe , mais pour l'exposer dans ma ville natale en un lieu fréquenté, et de préférence dans le temple de Jupiter. Elle paraît en effet un don digne d'un temple, digne d'un dieu. Veuillez donc vous charger, comme vous le faites pour toutes mes commissions, de ce soin, et dès maintenant commandez un piédestal, du marbre qui vous plaira; on y inscrira mon nom et mes titres, si vous croyez conve- nable de les y ajouter. Quant à la statuette, je vous l'enverrai par la première personne que cela ne gênera pas trop, ou plutôt, si vous préférez, je vous l'apporterai moi-même.. Car je me propose, pourvu que les devoirs de ma charge me le permettent, de faire un saut chez vous. Vous vous réjouissez de la promesse de ma venue, mais vous allez froncer le sourcil, quand j'ajouterai "Ce n'est que pour peu de jours"; les mêmes raisons qui retardent mon départ ne me permettent pas une longue absence. Adieu. [3,7] VII. - C. PLINE SALUE SON CHER CANINIUS RUFUS. On a annoncé récemment que Silius Italicus s' s'est laissé mourir de faim dans sa campagne de Naples. La cause de sa mort est la mauvaise santé. Il lui était venu une tumeur incurable, dont l'ennui l'a poussé à chercher la mort avec une fermeté inébranlable; il avait été du reste, jusqu'à ce jour, heureux et favorisé du sort, sauf qu'il perdit le plus jeune de ses deux fils; mais il a laissé l'aîné et le meilleur en pleine prospérité et même consulaire. Il avait compromis sa réputation sous Néron (on le soupçonnait d'avoir assumé spontanément le rôle d'accusateur), mais il avait usé en homme sage et obligeant de la faveur de Vitellius; il avait rapporté de la gloire de son proconsulat d'Asie, et avait lavé la tache de ses anciens agissements par une retraite honorable. Il s'est mêlé aux premiers citoyens de Rome sans exercer de pouvoir, sans exciter l'envie. On venait le saluer, on lui rendait des hommages et souvent, étendu sur son lit de repos, dans une chambre toujours pleine d'amis, que n'attirait pas sa fortune, il passait les jours à de doctes entretiens, quand il n'avait pas à écrire. Il composait des vers avec plus d'application que de talent et parfois il les soumettait au jugement de ses contemporains par des lectures publiques. A la fin, averti par l'âge, il quitta Rome pour se fixer en Campanie; et pas même l'avènement d'un nouvel empereur ne l'en fit bouger. C'est un grand honneur pour le prince qui a laissé cette liberté, un grand honneur pour celui qui a osé en profiter. Il aimait tout ce qui est beau, au point qu'on lui reprochait la manie d'acheter. Il possédait plusieurs villas dans la même région, et, passionné pour les nouvelles, il se dégoûtait des anciennes. Dans toutes il avait beaucoup de livres, beaucoup de statues, beaucoup de portraits. Pour ces derniers, non content de les posséder, il leur rendait encore un culte, surtout à celui de Virgile, dont il célébrait l'anniversaire plus religieusement que le sien propre, surtout à Naples, où il ne manquait pas de visiter son tombeau aussi pieusement qu'un temple. C'est dans cette tranquillité qu'il vécut plus de soixante-quinze ans, avec une santé plus délicate que maladive, et, dernier consul créé par Néron, il mourut aussi le dernier de ceux que Néron avait nommés consuls. Chose encore remarquable, il mourut le dernier des anciens consuls créés par Néron, et c'est sous son consulat que Néron périt. Cette pensée me remplit de pitié pour la fragilité humaine. Y a-t-il en effet rien de si limité, de si bref que la vie humaine la plus longue? Ne vous semble-t-il pas que Néron vivait hier? Et pourtant de tous ceux qui ont exercé le consulat sous son règne, il n'en reste plus un seul. Mais pourquoi m'en étonner? Naguère L. Pison, père de ce Pison qui, en Afrique, périt de la main de Valerius Festus, victime du crime le plus abominable, disait souvent qu'il ne voyait plus dans le sénat aucun de ceux dont il avait pris l'avis étant consul. Malgré la multitude des hommes, la longévité a des bornes si étroites, que je crois non seulement excusables, mais plutôt louables, les larmes fameuses versées par un roi. Xerxès, dit-on, après avoir contemplé son immense armée, pleura, à la pensée qu'une fin si prochaine était suspendue sur tant de milliers d'hommes. Mais c'est une raison de plus pour que ces instants fugitifs et périssables, nous les prolongions, sinon par des actions d'éclat (l'occasion en est en d'autres mains), du moins par nos travaux littéraires et, puisqu'il ne nous est pas donné de vivre longtemps, laissons des oeuvres qui attestent que nous avons vécu. Vous n'avez pas besoin, je le sais, d'aiguillon; cependant mon affection pour vous m'invite à vous stimuler même dans votre course, comme vous le faites pour moi. Noble émulation, quand deux amis rivalisent d'exhortations mutuelles pour s'enflammer du désir de l'immortalité. Adieu. [3,8] VIII. - C. PLINE SALUE SON CHER SUÉTONE. Vous montrez votre déférence habituelle envers moi, quand vous mettez tant de circonspection à me prier de transférer le tribunat, que j'ai obtenu pour vous de l'illustre Neratius Marcellus, à Cesennius Silvanus, votre parent. Or si j'étais heureux de vous voir vous-même tribun, je ne le serai pas moins de voir un autre, le devenir grâce à vous. Il ne me paraît guère logique d'envier à celui pour lequel on désire les honneurs le titre de bienfaiteur de sa famille, qui est de tous les honneurs le plus beau. J'y vois encore cet avantage : puisqu'il est louable soit de mériter, soit de répandre des faveurs, vous allez gagner cette double gloire, du même coup, en conférant à un autre ce que vous avez vous-même mérité. Bien plus ma vanité elle-même y trouvera son compte, je crois, si, grâce à votre exemple, nul n'ignore que mes amis sont en état non seulement d'exercer le tribunat, mais même de le donner. Je consens donc volontiers à votre désir si honorable. Votre nom n'a pas encore été porté sur le rôle; ainsi il nous est loisible d'y substituer celui de Silvanus. Et je souhaite que votre présent lui fasse autant de plaisir, que le mien vous en a fait. Adieu. [3,9] IX. - C. PLINE SALUE SON CHER CORNELIUS MINICIANUS. Je peux enfin vous donner ici le détail de toute la peine que m'a coûté l'affaire de la province de Bétique. Car elle était multiple, aussi les plaidoiries furent-elles nombreuses et diverses. Pourquoi cette diversité, pourquoi plusieurs plaidoiries? Cecilius Classicus, homme vil et ouvertement pervers, y avait exercé le proconsulat avec autant de cruauté que d'avidité la même année que Marius Priscus l'exerçait en Afrique. Or, Priscus était originaire de la Bétique et Classicus de l'Afrique. D'où ce mot que colportaient les habitants de la Bétique (car souvent la douleur même donne de l'esprit) et qui n'était pas sans saveur : "J'ai prêté la peste, on m'a rendu la peste." Mais Marius fut poursuivi publiquement par une seule ville et par de nombreux particuliers, tandis que toute une province fondit sur Classicus. Il prévint le procès par une mort fortuite ou volontaire, car cette mort, malgré un mauvais renom, laisse cependant des doutes. Si en effet il paraît vraisemblable qu'il ait voulu quitter la vie, devant l'impossibilité de se justifier, on s'étonne d'autre part qu'il ait cherché à éviter par la mort la honte d'une condamnation, puisqu'il n'avait pas eu honte de commettre des actes condamnables. La Bétique n'en persistait pas moins à le mettre en accusation, même après sa mort. La loi avait prévu le cas; mais elle était tombée en désuétude; on la restaura alors après un long abandon. Les peuples de la Bétique allèrent plus loin : ils accusèrent en même temps que Classicus ses complices et ses agents, et réclamèrent une instruction distincte contre chacun d'eux. Je plaidais pour la Bétique et j'avais à mes côtés Lucceius Albinus, orateur à la parole abondante et fleurie; nous étions déjà liés d'une amitié mutuelle; cette mission partagée a rendu plus vive encore mon affection pour lui. La gloire, il est vrai, surtout celle qui tient aux lettres, a quelque chose d'égoïste; entre nous cependant nulle rivalité, nulle jalousie, mais tous deux liés au même joug nous mettions nos efforts au service non de notre amour propre, mais de notre cause. Son importance et son succès nous ont paru exiger que nous n'assumions pas un tel fardeau chacun en un seul plaidoyer. Nous craignions que le temps, que la voix, que les forces ne nous fissent défaut, si nous voulions rassembler, comme en un seul faisceau, tant d'accusations, tant de prévenus; que l'attention des juges ne vînt à être lassée et même brouillée par cette foule de noms et de causes; et puis, que le crédit de chaque accusé s'ajoutant et s'associant à celui des autres, chacun ne bénéficiât des forces de tous; enfin, que le plus puissant ne livrât le plus faible, comme victime expiatoire, et ne se sauvât en sacrifiant les autres. En effet, la faveur et la brigue ne triomphent jamais mieux que lorsqu'elles peuvent s'abriter sous le masque de la sévérité : nous avions présent à l'esprit l'exemple fameux de Sertorius qui invita le plus vigoureux et le plus faible des soldats à arracher la queue d'un cheval ---. Vous savez le reste. Nous aussi nous pensions que nous ne viendrions à bout d'une troupe si nombreuse d'accusés, qu'en les attaquant l'un après l'autre. Nous avons jugé bon d'établir d'abord la culpabilité de leur chef Classicus. C'était la meilleure préparation à l'accusation de ses complices et de ses agents, car complices et agents ne pouvaient être convaincus d'un crime dont, lui, il aurait été innocent. Nous en avons tout de suite adjoint deux à Classicus, Bebius Probus et Fabius Hispanus, l'un et l'autre puissants par leur influence, Hispanus même par son talent oratoire. L'affaire de Classicus fut expédiée brièvement et sans peine. Il avait laissé un mémoire écrit de sa propre main, relatant les sommes, qu'il avait reçues pour chaque motif, pour chaque procès. Il avait même adressé à Rome, à une petite amie, des lettres pleines de vantardises et de fanfaronnades telles que : « Triomphe ! triomphe ! libéré de mes dettes j'accours auprès de toi; j'ai dés maintenant ramassé quatre millions de sesterces par la vente d'une partie des habitants de la Bétique. » Le cas d'Hispanus et de Probus nous a coûté beaucoup de sueur; avant d'aborder leur accusation, j'ai cru nécessaire de m'appliquer à établir que l'exécution d'un ordre était un crime; car sans cela, il aurait été vain de prouver qu'il y avait eu des exécuteurs. D'ailleurs leur système de défense ne consistait pas à nier, mais à invoquer l'excuse de la contrainte : ils étaient des provinciaux et obligés de céder par crainte à toute injonction des proconsuls. Claudius Restitutus, qui me répondit, et qui a la pratique du barreau, l'esprit vif, toujours prêt à la riposte, déclare volontiers que jamais il ne fut si troublé ni si déconcerté que lorsqu'il se vit d'avance enlever et arracher les armes dans lesquelles il mettait toute sa confiance. Voici le succès de notre tactique : le sénat décida que les biens possédés par Classicus avant son gouvernement seraient séparés des autres; et que les premiers seraient laissés à sa fille, les autres rendus aux peuples dépouillés. De plus les sommes qu'il avait payées à ses créanciers seraient restituées; Hispanus et Probus furent exilés pour cinq ans; tant on reconnut de gravité à des faits dont on se demandait d'abord s'ils étaient réellement coupables. Peu de jours après ce furent Clavius Fuscus, gendre de Classicus, et Stilonius Priscus, tribun de cohorte sous Classicus, que nous accusâmes avec un succès inégal Priscus se vit interdire l'Italie pour deux ans, Fuscus fut absous. Dans la troisième audience nous avons jugé préférable de réunir plusieurs accusés, afin d'éviter qu'une durée excessive des débats ne produisît un peu de lassitude et d'ennui chez les juges et que leur rigueur n'en fût énervée. Il ne restait d'ailleurs que des accusés de moindre importance, réservés à dessein pour ce moment, à l'exception toutefois de la femme de Classicus, contre laquelle on avait assez d'indices pour la soupçonner, mais pas assez de preuves pour la convaincre. Quant à sa fille, qui se trouvait aussi parmi les accusés, les soupçons mêmes étaient sans fondement. Aussi, quand, au terme de cette audience, j'en vins à son nom (comme il n'y avait plus lieu de craindre à la fin des débats comme au début de diminuer par là le poids de toute l'accusation) je crus de mon devoir de ne pas opprimer l'innocence et je le déclarai librement et sur tous les tons. Tantôt j'interrogeais les députés : m'avaient-ils apporté un fait qu'ils pussent se promettre de prouver contre elle? tantôt je demandais conseil au sénat : pensait-il que je dusse, si j'avais quelque talent d'orateur, en menacer comme d'un poignard la gorge d'une innocente? Je terminai toute la tirade par cette conclusion : "On dira peut-être vous vous érigez donc en juge? Non vraiment, je ne juge pas, mais je n'oublie pas que j'ai été choisi parmi des juges pour remplir le rôle d'avocat." Telle a été la fin de cette vaste affaire : quelques acquittements, un plus grand nombre de condamnations, même quelques exils, les uns temporaires, les autres à perpétuité. Le même sénatus-consulte a pleinement rendu hommage à notre zèle, à notre conscience, à notre fermeté, seul prix digne et juste pour une si lourde tâche. Vous pouvez vous imaginer notre fatigue, après tant de plaidoiries, tant de discussions, tant de témoins à interroger, à encourager, à réfuter. Représentez-vous d'autre part la difficulté et l'ennui de résister à toutes les sollicitations secrètes des amis des accusés, de lutter contre leur opposition déclarée. Je veux vous citer une seule de mes répliques. Quelques-uns des juges eux-mêmes se récriaient contre moi en faveur d'un accusé fort en crédit : « Son innocence, m'écriai-je, ne sera pas diminuée, si je dis tout. » Imaginez d'après cet exemple quels combats, quelles inimitiés même j'ai dû affronter; mais pour peu de temps, car la droiture blesse sur le moment ceux à qui elle résiste, mais ensuite elle recueille leur respect et leurs louanges. Je ne pouvais mieux vous rendre toute cette affaire présente. Vous direz : « Elle n'en valait pas la peine; qu'ai-je besoin d'une si longue lettre? » Alors ne me demandez pas sans cesse ce qui se passe à Rome; et souvenez-vous qu'une lettre n'est pas longue, lorsqu'elle embrasse tant de journées, tant d'audiences, tant d'accusés et de causes enfin. Je crois vous avoir ràpporté tout cela avec autant de brièveté que d'exactitude. J'ai dit trop vite : « Avec exactitude », car il me revient une circonstance que j'ai omise; c'est un peu tard, cependant même hors de sa place, vous l'aurez. Homère en use ainsi et beaucoup d'autres à son exemple; c'est du reste fort beau; quant à moi. je n'y ai pas mis cette adroite intention; l'un des témoins, ou mécontent d'avoir été cité malgré lui, ou suborné par quelque prévenu, afin de désarmer l'accusation, se porta partie contre Norbanus Licinianus, l'un des députés de la province et commissaire enquêteur, prétendant que dans l'affaire de Casta (c'était la femme de Classicus) il s'était laissé acheter. La loi veut que l'on termine l'accusation principale avant de poursuivre la prévarication, parce que les débats mêmes de l'accusation sont le meilleur moyen d'apprécier la bonne foi de l'accusateur. Et pourtant Norbanus n'a été garanti ni par les dispositions de la loi, ni par son titre de député, ni par sa fonction de commissaire; tant était violente l'indignation qu'avait allumée cet homme, uu vrai scélérat. d'ailleurs,. qui avait profité des temps de Domitien ainsi que beaucoup d'autres, et avait été choisi par sa province comme commissaire non pour son honnêteté et sa conscience, mais à cause de sa haine contre Classicus, qui l'avait banni. Il demandait qu'on lui accordât un délai et que les chefs d'accusation lui fussent communiqués. Il n'obtint ni l'un ni l'autre et fut obligé de répondre sur-le-champ; il répondit; son naturel méchant et pervers m'amène à douter, s'il le fit avec audace ou avec fermeté, mais il est certain que ce fut avec une grande présence d'esprit. On lui reprocha beaucoup de faits qui lui nuisirent plus que la prévarication, et même deux consulaires, Pomponius Rufus et Libo Frugi l'accablèrent en venant témoigner que sous Domitien il avait soutenu en justice les accusateurs de Salvus Liberalis. Il fut condamné et relégué dans une île. Aussi dans mon accusation contre Casta, ai-je insisté principalement sur le fait que son accusateur avait succombé sous l'accusation de prévarication; mais j'ai insisté vainement; car on vit une chose contradictoire et extraordinaire, l'accusateur fut condamné pour prévarication, et l'accusée absoute. Vous désirez connaître ma conduite dans cette conjoncture? Je représentai au sénat que Norbanus seul m'avait fourni tous mes documents sur l'affaire de la province, et que je devais reprendre l'instruction à fond, si lui était reconnu prévaricateur; par conséquent, pendant toute la durée de son procès, je demeurai tranquille. Après cela, Norbanus continua d'assister à toutes les séances et conserva jusqu'à la fin ou la même fermeté ou la même audace. Je me demande si je ne commets pas encore quelque omission; justement, j'allais en commettre une nouvelle. Le dernier jour, Salvius Liberalis se fâcha vivement contre tous les autres députés, leur reprochant de n'avoir pas poursuivi tous les accusés que la province leur avait désignés et, comme il a du feu et. de l'éloquence, il les mit dans l'embarras. J'ai défendu ces hommes pleins de dignité, et aussi de reconnaissance. Ils proclament qu'ils me doivent sùrement d'avoir échappé à cette terrible tempête. Ce sera ici la fin de ma lettre, la fin pour tout de bon; je n'ajouterai pas une syllabe, même si je m'aperçois encore de quelque oubli. Adieu. [3,10] X. - C. PLINE SALUE SON CHER SPURINNA ET COTTIA. Oui, j'avais composé un ouvrage sur votre fils, et, je ne vous en ai pas parlé, pendant mon dernier séjour chez vous, parce que d'abord je ne l'avais pas écrit pour vous en parler, mais pour satisfaire à ma tendresse et à mon affliction, ensuite, parce que je pensais qu'en apprenant, Spurinna, comme vous me l'avez dit, que j'avais donné une lecture publique, vous apprendriez aussi le sujet de cette lecture. J'ai craint en outre de vous gâter ces jours de fête, en y mêlant le souvenir de ce deuil si cruel. Maintenant encore je me demande si je vous enverrai, pour répondre à votre insistance, seulement ce que j'ai lu, ou si j'y joindrai encore d'autres écrits que j'ai l'intention de réserver pour un autre volume. Il ne suffit pas à mon affection, de consacrer un seul petit livre à cette mémoire qui m'est si chère et si sacrée, car sa gloire, sera sauvegardée et répandue plus loin, si on a soin de la diviser et de la distribuer. Mais tandis que j'hésitais pour savoir si je vous montrerais tout ce que j'ai composé ou si j'en réserverais encore quelques parties, il m'a semblé plus franc et plus amical de vous livrer tout; d'autant plus que vous me promettez de garder ces écrits chez vous, jusqu'à ce qu'il me plaise de les publier. Il me reste à vous prier d'user de la même franchise, si vous jugez quelques additions, changements, ou suppressions à faire, pour me les signaler. Il est bien difficile dans le chagrin d'appliquer son attention à ces détails, oui, bien difficile; pourtant au graveur, au peintre, qui ferait le portrait de votre fils, vous indiqueriez les traits qu'il devrait rendre, ou retoucher; agissez de même avec moi, instruisez-moi, dirigez-moi, car je m'efforce de tracer une image non pas fragile et périssable, mais immortelle, comme vous le pensez du moins; or elle sera d'autant plus durable, qu'elle aura plus de vérité, plus de beauté, plus de perfection. Adieu. [3,11] XI. - C. PLINE SALUE SON CHER JULIUS GÉNITOR. La nature a donné à notre cher Artémidore tant de bonté, qu'il exagère toujours les services de ses amis. Ainsi il publie partout celui que je lui ai rendu, en l'accompagnant d'éloges vrais, mais qui dépassent mon mérite. La vérité est que, au temps où les philosophes furent chassés de Rome, j'allai le trouver dans sa campagne de la banlieue, et, circonstance qui rendait ma visite plus marquante, c'est-à-dire plus périlleuse, j'étais préteur. Bien mieux, il avait alors besoin d'une somme assez ronde, pour solder des dettes contractées pour les plus nobles motifs; des amis puissants et riches tergiversaient; je l'empruntai moi-même et la lui donnai sans intérêt. Je fis même cela, alors que sept de mes amis avaient été ou mis à mort ou exilés, mis à mort Senecion, Rusticus, Helvidius, exilés Mauricus, Gratilla, Arria, Fannia, alors que, à demi consumé par la foudre tombée si souvent autour moi, je prévoyais à des indices sûrs que j'étais menacé aussi de la même fin. Je ne crois pas cependant pour ces motifs avoir mérité les louanges exagérées, dont il me comble, mais avoir seulement évité le déshonneur. Car j'ai d'abord aimé et admiré, autant que la différence d'âge me le permettait, C. Musonius, son beau-père; quant à Artémidore, dés le temps où je servais, en Syrie, comme tribun militaire, je me suis attaché à lui par une intime camaraderie, et j'ai donné ce premier gage d'assez heureuses dispositions, que j'ai paru comprendre un sage ou l'homme qui approche le plus d'un sage et lui ressemble le plus. Parmi tous ceux qui de nos jours prennent le titre de philosophes on en trouverait à peine un ou deux aussi sincères, aussi vrais. Je passe sur son endurance à supporter également les hivers et les étés, sur sa puissance de travail qui ne le cède à personne, sur sa sobriété ennemie de tout plaisir dans sa nourriture comme dans sa boisson, sur la réserve qu'il impose à ses yeux comme à ses désirs. Ce sont de grandes qualités, chez d'autres; chez lui, bien minimes, comparées à ses autres vertus, qui lui ont valu l'honneur d'être choisi pour gendre par C. Musonius parmi une foule de rivaux des plus hautes conditions. Je ne puis rappeler ces souvenirs, sans être flatté des éloges dont il me comble, soit dans le monde, soit auprès de vous; mais je crains qu'il ne dépasse la mesure; car sa bonté (me voilà revenu à mon début), ne la garde pas d'habitude. La seule erreur en effet dans laquelle tombe parfois cet homme pour tout le reste si sensé, erreur d'ailleurs honorable, mais erreur cependant, c'est qu'il estime ses amis au delà de leur valeur. Adieu. [3,12] XII. - C. PLINE SALUE SON CHER CATILIUS SEVERUS. J'irai dîner chez vous; mais voici dès maintenant mes conditions pour ce repas : qu'il y règne la simplicité et l'économie; seule l'abondance de propos socratiques y sera permise et même en cela qu'on use de modération. Gare aux salutations de clients dès l'aube; Caton lui-même ne les a pas rencontrés impunément, quoique C. César lui adresse des reproches qui enveloppent un compliment. Il dépeint en effet les clients rencontrés découvrant la tête de Caton, et rougissant de le voir ivre, puis il ajoute : « On eût dit non pas que Caton avait été pris en faute par eux, mais qu'eux avaient été surpris par Caton. » Pouvait-on reconnaître plus de dignité à Caton, qu'en le représentant respectable encore, malgré son ivresse? Pour notre dîner donc que la mesure en soit la règle dans les apprêts, et la dépense, mais aussi la durée. Nous ne sommes pas en effet de ceux, que même des ennemis ne sauraient blâmer, sans les louer en même temps. Adieu. [3,13] XIII. - C. PLINE SALUE SON CHER VOCONIUS ROMANUS. Voici le discours que j'ai adressé naguère au meilleur des princes pour le remercier de mon consulat, je vous l'envoie sur votre demande expresse, mais je vous l'aurais envoyé, même si vous ne l'aviez pas demandé; ne considérez pas moins, je vous prie, la difficulté que la beauté du sujet. Dans les autres en effet l'attention du lecteur est soutenue par la nouveauté même, dans celui-ci tout est connu, banal, rebattu. Dès lors, le lecteur ayant pour ainsi dire tout loisir et toute tranquillité, ne s'occupe que du style, où il est plus difficile de donner satisfaction, quand il est seul l'objet de la critique. Plût aux dieux que l'on s'arrêtât du moins en même temps au plan, aux transitions, aux figures. Car une invention brillante, un style magnifique sont quelquefois le fait même des ignorants, mais une disposition judicieuse, des figures variées n'appartiennent qu'aux esprits cultivés. D'ailleurs en ne doit pas toujours viser à l'élévation et au sublime; car, comme dans la peinture rien ne donne plus d'éclat à la lumière que les ombres, de même dans le discours il convient de baisser aussi bien que de hausser le ton. Mais que vais-je dire à un maître? Ceci, bien plutôt : annotez ce qui, à votre goût, demande correction. Ce sera le moyen de mieux me persuader que vous approuvez le reste, si je vois que quelques parties encourent votre désapprobation. Adieu. [3,11] XIV. - C. PLINE SALUE SON CHER ACILIUS. Voici un attentat horrible et qui mériterait mieux qu'une lettre; Larcius Macedo, ancien préteur, a été assassiné par ses esclaves. C'était, il est vrai, un maître hautain et cruel, qui ne se souvenait pas assez, on plutôt qui se souvenait trop que son propre père avait été esclave. Il prenait un bain dans sa villa de Formies; tout à coup ses esclaves l'entourent, l'un le saisit à la gorge, l'autre le frappe au visage, un autre lui meurtrit de coups la poitrine, le ventre et même, j'ai honte de le dire, les parties. Quand ils le croient mort, ils le jettent sur les dalles brûlantes, pour s'assurer s'il vivait. Lui, soit qu'il eût perdu le sentiment, soit qu'il feignît de ne rien sentir, restant étendu immobile, leur fit croire qu'il était bien mort. Alors seulement, prétendant qu'il avait été suffoqué par la chaleur, ils l'emportent; des esclaves restés fidèles le reçoivent, les concubines accourent avec des cris et des hurlements. Alors à la fois réveillé par le bruit et ranimé par la fraîcheur du lieu, il entr'ouvre les yeux, fait quelques mouvements, avouant ainsi (il ne risquait plus rien) qu'il vit. Les esclaves fuient de tous côtés; on en arrête un grand nombre, on recherche les autres. Le maître, ranimé avec peine pour quelques jours, mourut, non sans avoir eu la consolation de voir les coupables punis, vengé de son vivant, comme on venge les morts. Voyez à quels périls, à quels affronts, à quelles moqueries nous sommes exposés ! Et il n'y a pas lieu de se croire en sûreté, parce qu'on a été indulgent et humain; car ce n'est proint par raison, mais par folie criminelle que les esclaves égorgent leurs maîtres. Mais en voilà assez. Ce qu'il y a encore de nouveau? Vous le demandez? Rien. Sinon je l'ajouterais volontiers, car ma page n'est pas pleine, et ce jour de fête permet, de broder plus longuement. J'ajouterai un détail qui me vient à propos à l'esprit au sujet de ce même Macedo. Un jour qu'il se baignait dans un bain public à Rome, il lui arriva une aventure curieuse, et même, ainsi que l'événement l'a montré, prophétique. Un esclave de Macedo avait légèrement poussé un chevalier romain pour l'inviter à livrer passage; celui-ci se retourna et donna, non pas à l'esclave, qui l'avait touché, mais à Macedo lui-même, un soufflet si violent, qu'il faillit tomber. Ainsi le bain a été pour lui, avec une certaine gradation, l'occasion d'abord d'un outrage, puis de la mort. Adieu. [3,15] XV. - C. PLINE SALUE SON CHER SILIUS PROCULUS. Vous me demandez de lire vos ouvrages dans ma retraite et d'examiner s'ils méritent d'être publiés, vous employez la prière, vous alléguez des exemples, et vous me suppliez de dérober à mes études quelque peu de mes loisirs, pour les consacrer aux vôtres; vous ajoutez que M. Tullius encourageait avec une admirable bonté les talents des poètes. Mais vous n'avez besoin ni de prières ni d'exhortations, car j'ai pour la poésie elle-même la plus religieuse vénération, et pour vous l'affection la plus vive. Je satisferai donc à vos désirs, avec autant de diligence que de plaisir. Je crois dès maintenant pouvoir vous répondre que votre livre est beau, qu'il ne mérite pas l'oubli, autant qu'il m'a été donné d'en juger par les parties que vous avez lues devant moi, si pourtant votre débit ne m'en a point imposé, car vous lisez d'une manière ravissante et parfaite. Je me flatte cependant que mes oreilles ne me séduisent pas au point de détruire chez moi toute finesse de goût par leurs enchantements; elles peuvent bien en émousser un peu et en tordre la pointe, mais non l'arracher et la supprimer. Ce n'est donc pas à la légère que dès maintenant je décide de l'ensemble, quant aux parties j'en jugerai en les lisant. Adieu. [3,16] XVI. - C. PLINE SALUE SON CHER NEPOS. J'ai remarqué, je crois, que parmi les actions et les paroles des hommes et des femmes illustres, les unes ont plus de renommée, les autres plus de vraie grandeur. Je viens d'être confirmé dans cette opinion, par l'entretien que j'eus hier avec Fannia. C'est la petite-fille de cette noble Arria, qui fut pour son mari, condamné à mourir, une consolation et un exemple. Fannia me rapportait de sa grand'mère beaucoup d'autres traits non moins grands que celui-là, mais moins connus; je pense que vous éprouverez, en les lisant, autant d'admiration, que j'en ai ressenti en les entendant raconter. Cecina Petus, mari d'Arria, était malade, son fils aussi, tous deux en danger de mort, à ce qu'il semblait. Le fils mourut; il était d'une rare beauté, d'une réserve égale, et plus cher encore à ses parents par ses qualités que par le titre de fils. La mère prépara les funérailles et conduisit les obsèques si secrètement que son mari n'en sut rien. Bien plus, chaque fois qu'elle entrait dans sa chambre, elle feignait que son fils vivait et même qu'il se portait mieux; à son mari qui lui demandait souvent comment allait l'enfant, elle répondait : « Il a bien reposé, il a pris volontiers de la nourriture. » Puis, quand les larmes longtemps contenues l'emportaient et lui échappaient, elle sortait; alors elle s'abandonnait à sa douleur; rassasiée de pleurs, elle séchait ses yeux, composait son visage et rentrait, comme si elle eût laissé au dehors son deuil. Il est beau certes de saisir, comme elle, un poignard, de s'en percer la poitrine, de retirer le fer, de le tendre à son mari, avec ces paroles immortelles et presque divines : « Cela ne fait pas mal, Petus. » Mais pourtant dans cet acte, dans ces paroles, elle était soutenue par la perspective de la gloire et de l'immortalité. N'est-il pas plus grand, sans espoir d'immortalité, sans récompense de gloire, de retenir ses larmes, de cacher son deuil, et de soutenir le rôle de mère, après avoir perdu son fils? Scribonianus avait pris les armes en Syrie contre l'empereur Claude; Petus avait suivi son parti et après la mort de Scribonianus, on le traînait à Rome. On allait l'embarquer; Arria suppliait les soldats de l'emmener avec lui « Vous devez bien, disait-elle, donner à un homme consulaire quelques modestes esclaves pour le servir à table, l'habiller, le chausser; je remplirai seule tous ces offices. » Sur leur refus, elle loua une petite barque de pêcheur et suivit le grand navire avec sa frêle embarcation. Il est d'elle encore ce mot à la femme de Scribonianus; celle-ci en présence de l'empereur se décidait à dénoncer les complices : « Moi ! dit Arria, vous écouter ! vous qui avez vu Scribonianus égorgé dans vos bras, et qui vivez ! » Il est clair par là qu'elle ne s'était pas décidée à l'improviste à sa glorieuse mort. Bien plus, comme Thraseas, son gendre, cherchait par ses prières à la dissuader de mourir et lui disait entre autres choses : « Voulez-vous donc que votre fille, si un jour je suis obligé de me donner la mort, se sacrifie avec moi? » - « Si elle a vécu avec vous, répondit-il, aussi longtemps et dans une aussi parfaite union que moi avec Petus, j'y consens. » Cette réponse avait accru les craintes de sa famille, et on redoublait la surveillance autour d'elle; elle le comprit et dit : « Vous perdez votre temps, car vous pouvez m'obliger à une mort pénible, mais non pas m'empêcher de mourir. En disant ces mots elle bondit de son siège et se précipita tête baissée contre le mur de la pièce d'un tel élan qu'elle s'écroula. Ranimée, elle déclara : « Je vous avais bien avertis que je trouverais un moyen, quelque dur qu'il fût, de mourir, si vous m'en refusiez un plus facile. » Ces paroles ne vous paraissent-elles pas plus fortes encore que le : « Cela ne fait pas mal, Petus, » auquel elles ont préparé la voie? Et pourtant celle-ci jouit d'une grande renommée, celles-là ne sont connues nulle part. Ma conclusion confirmera mes prémices parmi les actions des hommes les unes ont plus de renommée, les autres plus de vraie grandeur. Adieu. [3,17] XVII - C. PLINE SALUE SON CHER JULIUS SERVIANUS. Tout va-t-il bien, qu'aucune lettre de vous ne me soit arrivée depuis longtemps? Peut-être tout va-t-il bien, mais êtes-vous fort occupé? Peut-être n'êtes-vous pas occupé, mais les occasions d'écrire sont-elles rares ou nulles? Otez-moi de cette inquiétude, que je ne puis plus supporter; rassurez-moi, même en prenant la peine de m'envoyer un courrier. Je lui paierai son voyage, je lui donnerai même un pourboire, mais qu'il m'apporte les nouvelles que je souhaite. Moi, ma santé est bonne, si l'on peut appeler bonne santé vivre dans l'incertitude et l'anxiété, attendre sans cesse et craindre pour la tête la plus chère tous les malheurs qui menacent l'homme. Adieu. [3,18] XVIII. - C. PLINE SALUE SON CHER VIBIUS SEVERUS. Les devoirs d'un nouveau consul m'obligeaient à remercier le prince au nom de l'État; après m'en être acquitté dans le sénat selon la coutume et les règles du lieu et du moment, j'ai pensé qu'en bon citoyen il me convenait de reprendre ce discours en un ouvrage plus étendu et plus copieux. Mon intention était d'abord, par un sincère éloge, de rendre à notre cher empereur ses vertus plus précieuses, et ensuite de tracer aux princes futurs non par des leçons, mais par l'exemple, la route la plus sûre pour atteindre à la même gloire. Car enseigner aux princes leurs devoirs est une noble tâche, mais lourde et quelque peu présomptueuse; tandis que vanter les vertus d'un excellent prince et par cet éloge montrer, comme du haut d'un phare, la lumière qui doit les guider, c'est rendre le même service sans aucune prétention. Voici d'autre part une circonstance qui m'a causé un sensible plaisir : quand j'ai voulu lire ce livre à mes amis ce n'est pas avec des billets, ni des programmes, mais par des formules : « Si cela ne vous gêne pas, » « si vous êtes tout à fait libre » (jamais en effet à Rome on n'est tout à fait libre ni débarrassé de toute gêne, quand il s'agit d'entendre une lecture), que je les ai invités; cependant ils sont venus nombreux deux jours de suite, même par le temps le plus affreux; et quand, par discrétion, je voulus arrêter ma lecture, ils me forcèrent d'ajouter une troisième journée. Dois-je attribuer cet honneur à mes mérites ou au goût des lettres? Aux belles-lettres plutôt, qui, presque éteintes, se raniment. Mais pour quel sujet a-t-on montré tant d'empressement? chose admirable ! Les sujets que, même dans le sénat, où il fallait bien les subir. nous avions tant de peine à écouter même un court instant, aujourd'hui trouvent des lecteurs et des auditeurs qui ne se lassent pas de trois jours, et cela non parce que ces discours sont plus éloquents qu'autrefois, mais écrits avec plus de liberté et par suite aussi avec plus de plaisir. Il faut donc ajouter encore ce titre à la louange de notre cher empereur, que ces harangues, aussi odieuses que fausses, sont devenues sous son règne aussi agréables que sincères. Pour moi, je n'ai pas moins admiré le goût des auditeurs que leur empressement; j'ai remarqué en effet que les passages les moins fleuris obtenaient le plus d'estime. Je me souviens du reste que j'ai lu à peu de personnes ce que j'ai écrit pour tout le monde; je ne me réjouis pas moins cependant de cette sévérité des auditeurs, me flattant que leur jugement sera partagé par le public; et si autrefois dans les théâtres les spectateurs ont appris aux acteurs à mal chanter, aujourd'hui je commence à espérer que ces mêmes spectateurs leur enseigneront à bien chanter. Tous ceux en effet qui écrivent pour plaire, prendront pour règle ce qui plaît. Et j'ai confiance que dans un pareil sujet il m'était permis d'employer un style plus fleuri, puisque ce sont les parties de mon ouvrage les plus sobres, et les plus concises plutôt que les parties plus ornéés' et plus brillantes qui peuvent paraître empruntées et peu naturelles. Je n'en souhaite pas moins ardemment qu'il vienne enfin le jour (puisse-t-il être déjà arrivé !) où le style mâle et sévère chassera ces recherches agréables et jolies des sujets mêmes où elles ont un droit de propriété bien établi. Voilà mes faits et gestes de trois jours; en vous en rendant compte, j'ai voulu que, malgré votre absence, vous goûtiez le même plaisir au nom des belles-lettres et au mien que si vous aviez été présent. Adieu. [3,19] XIX. - C. PLINE SALUE SON CHER CALVISIUS RUFUS. Je vous prends, selon mon habitude, pour conseiller au sujet de ma fortune. Une propriété voisine et même enclavée dans mes terres est à vendre. Bien des raisons me tentent, d'autres non moins fortes m'en détournent. Je suis sollicité d'abord par le bel effet que produirait la réunion, ensuite, l'économie jointe à l'agrément de pouvoir visiter les deux domaines d'un seul effet, d'un seul voyage, les confier à un seul intendant, presque aux mêmes exploitants, de soigner et d'embellir l'une des deux villas, d'entretenir seulement l'autre. Je fais entrer dans ce calcul la dépense pour le mobilier, la dépense des portiers, des jardiniers, des ouvriers et même des équipages de chasse, frais dont l'importance varie beaucoup, si on les réunit en un seul endroit ou si on les disperse en plusieurs. En revanche je crains qu'il n'y ait quelque imprudence à exposer une si vaste propriété aux mêmes variations de climat, aux mêmes hasards. Il semble plus sûr de se précautionner contre les caprices de la fortune par la diversité de situation de nos biens. N'y a-t-il pas aussi beaucoup de charme à changer de pays et d'air et à voyager d'un de ses domaines à l'autre? Et puis, voici le point capital de ma délibération la terre est fertile, grasse, bien arrosée; le bien se compose de terres labourables, de vignobles, de forêts, dont le bois fournit un revenu modique, mais assuré; mais l'indigence des cultivateurs épuise cette fécondité du sol. Le propriétaire précédent a vendu plusieurs instruments de travail et tout en diminuant pour le présent les dettes des fermiers, il a tari les forces productives pour l'avenir, et l'absence de production a de nouveau grossi les dettes. Il faudra donc que je leur fournisse des esclaves, d'autant plus chers, que je les veux bons; car je n'emploie nulle part d'esclaves enchaînés, et personne ne le fait ici. Je n'ai plus à vous instruire que du prix auquel on peut acheter ce domaine, trois millions de sesterces; ce n'est pas qu'il n'en ait valu jadis cinq, mais la rareté actuelle des fermiers et la misère des temps ont fait baisser d'abord les revenus et ensuite les prix des terres. Vous vous demandez si je puis réunir facilement même ces trois millions. Il est vrai que la plus grande partie de ma fortune est en terres. J'ai pourtant quelque argent prêté à intérêts, et je ne me gênerai pas pour emprunter; je puiserai dans la bourse de ma belle-mère, dont j'use comme de la mienne. D'ailleurs, ne vous en faites pas de souci, pourvu que les autres considérations ne vous arrêtent pas; examinez-les donc, je. vous prie avec la plus grande attention. Car dans la gestion d'une fortune, comme en toutes choses, vous avez infiniment d'expérience et de sagesse. Adieu. [3,20] XX. - C. PLINE SALUE SON CHER MESIUS MAXIMUS. Vous avez lu souvent (vous en souvenez-vous) quelles luttes provoqua la loi sur le vote secret et combien d'honneur et de blâme, elle apporta à son auteur. Eh bien, le sénat vient, sans aucun débat, d'adopter cette même mesure comme la meilleure. Tous, le jour des comices, ont réclamé des tablettes. Il est certain que par les derniers votes exprimés publiquement et à haute voix nous avions dépassé les abus des assemblées du peuple. On ne savait ni parler à son tour, ni garder un silence réservé, ni enfin se tenir avec dignité à sa place. C'était partout des clameurs discordantes; chacun s'élançait vers son candidat préféré; des cortèges, des rassemblements sans nombre s'agitaient dans l'espace vide avec la plus indécente confusion; tant nous nous étions écartés des habitudes de nos pères, chez qui l'ordre, la réserve, le calme repondaient à la majesté du lieu et au respect qu'il exige. Quelques vieillards, encore vivants, m'ont souvent décrit l'ordre des comices, le voici : proclamation du nom du candidat suivie d'un profond silence; ensuite le candidat se présentait lui-même; il racontait sa vie, citait, pour obtenir leurs témoignages ou leurs éloges, soit le chef sous qui il avait servi comme légat, soit celui dont il avait été questeur, soit les deux, s'il le pouvait, et il y ajoutait quelques-uns de ses protecteurs; ceux-là disaient quelques mots graves et brefs, qui produisaient plus d'effet que des prières. Quelquefois le candidat attaquait la naissance, l'âge ou même la moralité de son concurrent, le sénat l'écoutait avec la gravité austère des censeurs; et le mérite l'emportait ainsi plus souvent que la faveur. Ces coutumes aujourd'hui corrompues par l'excès de la brigue ont conduit à chercher un remède dans le vote secret; ce fut en effet pendant quelque temps un remède efficace, parce qu'il était nouveau et imprévu. Mais je crains qu'avec le temps le remède même ne donne naissance à des maux nouveaux. N'y a-t-il pas danger que dans le secret du scrutin l'impudence ne se glisse? car combien de personnes gardent-elles le même souci de l'honneur eu secret qu'en public? Bien des gens ont des égards pour l'opinion, peu pour leur conscience. Mais je m'inquiète trop vite de l'avenir; en attendant, grâce au scrutin secret nous aurons les magistrats les plus dignes de l'être. Car il en a été dans ces comices comme dans les procès jugés par les récupérateurs; pris pour ainsi dire au dépourvu, nous avons décidé en toute sincérité. Je vous écris cela d'abord pour vous apprendre quelque nouvelle, ensuite pour vous entretenir quelquefois des affaires publiques; l'occasion d'en parler est plus rare pour nous que pour les anciens; nous devons d'autant moins la négliger quand elle se présente. Et puis en serons-nous toujours, grands dieux, à ces questions banales : « Que devenez-vous? Vous portez-vous bien? » Mettons aussi dans nos lettres des préoccupations moins communes, moins mesquines, moins bornées à nos intérêts privés. Il est vrai que tout ne dépend que de la volonté d'un homme qui dans l'intérêt public s'est chargé seul des soucis et des peines de tous. Cependant, par une heureuse combinaison, de cette source généreuse découlent jusqu'à nous quelques ruisseaux, où nous pouvons boire nous-mêmes et dont nos lettres doivent, si j'ose dire, présenter la coupe à nos amis éloignés. Adieu. [3,21] XXI. - C. PLINE SALUE SON CHER CORNELIUS PRISCUS. J'apprends la mort de Valerius Martial et j'en suis affligé : c'était un écrivain plein de talent, d'esprit et de verve dont le style a beaucoup de finesse, de malice, et non moins de sincérité. Je lui avais fait hommage, à son départ de l'argent du voyage; je devais cela à l'amitié, je le devais aussi aux petits vers, qu'il a composés sur moi. C'était un usage chez les anciens d'accorder ou des honneurs ou de l'argent à ceux qui avaient écrit l'éloge soit de quelque particulier soit d'une ville; de notre temps, hélas, avec d'autres coutumes belles et nobles, celle-là s'est perdue la première. Car depuis que nous avons cessé de faire des actions louables, nous considérons la louange aussi comme déplacée. Vous me demandez quels sont les petits vers dont je me suis montré reconnaissant? Je vous renverrais au volume lui-même, si je n'en savais quelques-uns par coeur; au cas où ils vous plairaient, vous chercherez les autres dans le recueil. Le poète s'adresse à la Muse; il lui recommande de chercher ma maison des Esquilles et de s'y présenter avec respect : « Ne va pas, Muse, choisissant mal ton temps, frapper, dans l'ivresse du matin, à cette porte savante, garde-t'en bien. Il consacre ses jours entiers à l'austère Minerve, s'appliquant, pour plaire aux oreilles des cent juges, à des discours dignes d'être comparés par les générations futures à ceux de l'orateur d'Arpinum. Il est plus sûr de t'y rendre aux flambeaux du soir; c'est ton heure, l'heure du délire de Bacchus, l'heure des roses et des cheveux parfumés. C'est l'heure où me lisent même les rigides Catons. » Ne devais-je pas à celui qui a parlé de moi en ces termes les marques de mon affection à son départ et de ma douleur à sa mort, comme à celle d'un ami très cher? Il m'a donné tout `ce qui était en son pouvoir, prêt à me donner davantage, s'il l'avait pu. D'ailleurs, que peut-on donner à l'homme de plus précieux que la renommée, la gloire, et l'immortalité? Mais, dira-t-on, les poésies de Martial ne seront pas immortelles; peut-être, mais il les a écrites dans la pensée qu'elles le seraient. Adieu.