[6,484] LIVRE VI. (484a) Ainsi donc, Glaucon, avec quelque peine et au terme d'une assez longue discussion, nous avons distingué les philosophes de ceux qui ne le sont pas. Peut-être, dit-il, n'était-il pas aisé d'en venir à bout dans une courte discussion. Peut-être, avouai-je. Et je crois même que la chose eût été portée à un plus haut degré d'évidence si nous n'avions eu à discourir que sur ce point, et qu'il ne restât mainte autre question à traiter, pour bien voir (484b) en quoi la vie de l'homme juste diffère de celle de l'homme injuste. Qu'avons-nous donc à traiter, demanda-t-il, après cela ? Hé! quoi d'autre que ce qui suit immédiatement? Puisque sont philosophes ceux qui peuvent atteindre à la connaissance de l'immuable, tandis que ceux qui ne le peuvent, mais errent dans la multiplicité des objets changeants, ne sont pas philosophes, lesquels faut-il prendre pour chefs de la cité? Que dire ici pour faire une sage réponse? Ceux qui paraîtront capables de veiller sur les lois et les institutions de la cité sont ceux que nous devons (484c) établir gardiens. Bien, dit-il. Mais, poursuivis-je, la question se pose-t-elle de savoir si c'est à un aveugle ou à un clairvoyant qu'il faut confier la garde d'un objet quelconque? Comment, répondit-il, se poserait-elle? Or, en quoi diffèrent-ils, selon toi, des aveugles ceux qui sont privés de la connaissance de l'être réel de chaque chose, qui n'ont dans leur âme aucun modèle lumineux, ni ne peuvent, à la manière des peintres, tourner leurs regards vers le vrai absolu, et après l'avoir contemplé avec la plus grande attention, s'y rapporter pour établir ici-bas les lois du beau, du juste et du bon, s'il est besoin (484d) de les établir, ou veiller à leur sauvegarde, si elles existent déjà? Par Zeus, dit-il, ils ne diffèrent pas beaucoup des aveugles ! Les prendrons-nous donc comme gardiens, de préférence à ceux qui connaissent l'être de chaque chose, et qui, d'ailleurs, ne le leur cèdent ni en expérience ni en aucun genre de mérite? Il serait absurde d'en choisir d'autres que ces derniers, si, pour le reste, ils ne le cèdent en rien aux premiers; car sur le point qui est peut-être le plus important ils détiennent la supériorité. [6,485] Faut-il dire maintenant de quelle manière ils pourront (485a) joindre l'expérience à la spéculation? Certainement. Comme nous le disions au début de cet entretien, il faut d'abord bien connaître le naturel qui leur est propre; et je pense que si nous arrivons là-dessus à un accord satisfaisant, nous conviendrons aussi qu'ils peuvent joindre l'expérience à la spéculation, et que c'est à eux, et non à d'autres, que doit appartenir le gouvernement de la cité. Comment cela? Convenons d'abord, au sujet des naturels philosophes, qu'ils aiment toujours la science, parce qu'elle peut leur (485b) faire connaître cette essence éternelle qui n'est point soumise aux vicissitudes de la génération et de la corruption. Convenons-en. Et qu'ils aiment cette science tout entière, ne renonçant volontiers à aucune de ses parties, petite ou grande, honorée ou méprisée, comme les ambitieux et les amants dont nous avons parlé tout à l'heure. Tu as raison. Considère à présent s'il n'est pas nécessaire que des (485c) hommes qui doivent être tels que nous venons de dire possèdent, en outre, cette qualité. Laquelle? La sincérité, et une disposition naturelle à ne point admettre volontairement le mensonge, mais à le haïr et à chérir la vérité. C'est vraisemblable. Non seulement, mon ami, c'est vraisemblable, mais il est de toute nécessité que celui qui ressent naturellement de l'amour pour quelqu'un, chérisse tout ce qui s'apparente et tient à l'objet de son amour. Tu as raison, dit-il. Or, pourrais-tu trouver quelque chose qui tienne plus étroitement à la science que la vérité? Et comment le pourrais-je? Se peut-il donc que le même naturel soit à la fois ami (485d) de la sagesse et ami du mensonge? Nullement. Par suite, celui qui aime réellement la sagesse doit, dès sa jeunesse, aspirer aussi vivement que possible à saisir toute vérité. Certes. Mais nous savons que quand les désirs se portent avec force vers un seul objet, ils sont plus faibles pour le reste, comme un cours d'eau détourné dans cette unique voie. Sans doute. Ainsi, quand les désirs d'un homme se portent vers les sciences et tout ce qui y touche, je crois qu'ils poursuivent les plaisirs que l'âme éprouve en elle-même, et qu'ils délaissent ceux du corps - du moins s'il s'agit (485e) d'un homme vraiment philosophe et qui ne feint point seulement de l'être. Il y a grande nécessité. Un tel homme est tempérant et nullement ami des richesses; car des raisons pour lesquelles on recherche la fortune, avec son accompagnement de larges dépenses, à tout autre que lui il appartient de faire cas. Certes. [6,486] Il faut encore considérer ce point, si tu veux distinguer (486a) le naturel philosophe de celui qui ne l'est pas. Lequel? Prends garde qu'il n'ait aucune bassesse de sentiments : car la petitesse d'esprit est peut-être ce qui répugne le plus à une âme qui doit tendre sans cesse à embrasser, dans leur ensemble et leur totalité, les choses divines et humaines. Rien de plus vrai. Mais crois-tu qu'un homme doué d'élévation dans la pensée, et à qui il est donné de contempler tous les temps et tous les êtres, puisse regarder la vie humaine comme quelque chose de grand? C'est impossible, dit-il. Ainsi, il ne pensera pas que la mort soit à craindre. (486b) Pas le moins du monde. Donc, un naturel lâche et bas n'aura nul commerce, ce semble, avec la vraie philosophie. Non, à mon avis. Mais quoi ! un homme réglé, exempt d'avidité, de bassesse, d'arrogance et de lâcheté, peut-il être, d'une manière quelconque, insociable et injuste? Nullement. Lors donc que tu voudras distinguer l'âme philosophe de celle qui ne l'est pas, tu observeras, dès les premières années, si elle se montre juste et douce, ou insociable et farouche. Parfaitement. Tu ne négligeras pas non plus ceci, je pense. (486c) Quoi? Si elle a de la facilité ou de la difficulté à apprendre; peux-tu en effet attendre de quelqu'un qu'il s'attache fortement à ce qu'il fait avec beaucoup de peine et peu de succès? Non, jamais. Mais quoi ! s'il est incapable de rien retenir de ce qu'il apprend, s'il est plein d'oubli, se peut-il qu'il ne soit pas vide de science? Non. Se donnant inutilement de la peine, ne penses-tu pas qu'il sera forcé, à la fin, de se haïr lui-même et ce genre d'études. (486d) Comment n'y serait-il pas forcé? Ainsi nous n'admettrons jamais une âme oublieuse parmi les âmes propres à la philosophie, car nous voulons que celles-ci soient douées d'une bonne mémoire. Certainement. Mais le défaut de goût et de décence entraîne inévitablement, dirons-nous, le manque de mesure ? Sans doute. Or, crois-tu que la vérité soit liée à la mesure ou au manque de mesure? A la mesure. Dès lors, outre les autres dons, cherchons dans le philosophe un esprit plein de mesure et de grâce, que ses (486e) dispositions innées porteront aisément vers l'Idée de chaque être. Très bien. Mais ne te semble-t-il pas que les qualités que nous venons d'énumérer se tiennent entre elles, et qu'elles sont toutes nécessaires à une âme qui doit participer, de façon pleine et parfaite, à la connaissance de l'être? [6,487] (487a) Elles lui sont au plus haut point nécessaires, dit-il. T'est-il donc possible de blâmer en quelque endroit une profession que l'on n'exercera jamais convenablement si l'on n'est, par nature, doué de mémoire, de facilité à apprendre, de grandeur d'âme et de bonne grâce; si l'on n'est ami et comme parent de la vérité, de la justice, du courage et de la tempérance? Non, avoua-t-il, Momus lui-même n'y trouverait rien à reprendre. Eh bien ! n'est-ce pas à de tels hommes, mûris par l'éducation et par l'âge, que tu confieras le gouvernement de la cité? Adimante prit alors la parole : Socrate, dit-il, personne (487b) ne saurait rien opposer à tes raisonnements. Mais voici ce qu'on éprouve toutes les fois qu'on t'entend discourir comme tu viens de faire : on s'imagine que par inexpérience dans l'art d'interroger et de répondre on s'est laissé fourvoyer un peu à chaque question, et ces petits écarts s'accumulant, apparaissent, à la fin de l'entretien, sous la forme d'une grosse erreur, toute contraire à ce qu'on avait accordé au début; et de même qu'au trictrac les joueurs inhabiles finissent par être bloqués par les (487c) habiles au point de ne savoir quelle pièce avancer, de même ton interlocuteur est bloqué et ne sait que dire, en cette sorte de trictrac où l'on joue, non avec des pions, mais avec des arguments; et cependant il n'incline pas plus à penser que la vérité soit dans tes discours. Je parle ainsi eu égard à la discussion présente : car maintenant on pourrait te dire qu'on n'a rien à opposer en paroles à chacune de tes questions, mais qu'en fait on voit bien que ceux qui s'appliquent à la philosophie, et qui, après l'avoir étudiée dans la jeunesse pour leur (487d) instruction, ne l'abandonnent pas mais y restent attachés, deviennent la plupart des personnages tout à fait bizarres, pour ne pas dire tout à fait pervers, tandis que ceux qui semblent les meilleurs, gâtés néanmoins par cette étude que tu vantes, sont inutiles aux cités. Et moi l'ayant écouté : Penses-tu, lui demandai-je, que ceux qui tiennent ces propos ne disent pas la vérité? Je ne sais, répondit-il, mais j'aurais plaisir à connaître ton avis là-dessus. Sache donc qu'ils me paraissent dire vrai. (487e) Mais alors, reprit-il, comment est-on fondé à prétendre qu'il n'y aura point de cesse aux maux qui désolent les cités tant que celles-ci ne seront pas gouvernées par ces philosophes que nous reconnaissons, par ailleurs, leur être inutiles? Tu me poses là une question à laquelle je ne puis répondre que par une image. Pourtant, dit-il, il me semble que tu n'as pas coutume de t'exprimer par images ! Bien, repris-je; tu me railles après m'avoir engagé dans une question [6,488] si difficile à résoudre. Or donc, écoute (488a) ma comparaison afin de mieux voir encore combien je suis attaché à ce procédé. Le traitement que les États font subir aux hommes les plus sages est si dur qu'il n'est personne au monde qui en subisse de semblable, et que, pour en composer une image, celui qui les veut défendre est obligé de réunir les traits de multiples objets, à la manière des peintres qui représentent des animaux moitié boucs et moitié cerfs, et d'autres assemblages du même genre. Imagine donc quelque chose comme ceci se passant à bord d'un ou de plusieurs vaisseaux. Le patron, en taille et en force, surpasse tous les membres (488b) de l'équipage, mais il est un peu sourd, un peu myope, et a, en matière de navigation, des connaissances aussi courtes que sa vue. Les matelots se disputent entre eux le gouvernail : chacun estime que c'est à lui de le tenir, quoiqu'il n'en connaisse point l'art, et qu'il ne puisse dire sous quel maître ni dans quel temps il l'a appris. Bien plus, ils prétendent que ce n'est point un art qui s'apprenne, et si quelqu'un ose dire le contraire, ils sont (488c) prêts à le mettre en pièces. Sans cesse autour du patron, ils l'obsèdent de leurs prières, et usent de tous les moyens pour qu'il leur confie le gouvernail; et s'il arrive qu'ils ne le puissent persuader, et que d'autres y réussissent, ils tuent ces derniers ou les jettent par-dessus bord. Ensuite ils s'assurent du brave patron, soit en l'endormant avec de la mandragore, soit en l'enivrant, soit de toute autre manière; maîtres du vaisseau, ils s'approprient alors tout ce qu'il renferme et, buvant et festoyant, naviguent comme peuvent naviguer de pareilles gens ; en outre, ils louent et appellent bon marin (488d), excellent pilote, maître en l'art nautique, celui qui sait les aider à prendre le commandement - en usant de persuasion ou de violence à l'égard du patron - et blâment comme inutile quiconque ne les aide point : d'ailleurs, pour ce qui est du vrai pilote, ils ne se doutent même pas qu'il doit étudier le temps, les saisons, le ciel, les astres, les vents, s'il veut réellement devenir capable de diriger un vaisseau ; quant à la manière de commander, avec ou sans l'assentiment de telle ou telle partie de (488e) l'équipage, ils ne croient pas qu'il soit possible de l'apprendre, par l'étude ou par la pratique, et en même temps l'art du pilotage. Ne penses-tu pas que sur les vaisseaux où se produisent de pareilles scènes [6,489] le vrai (489a) pilote sera traité par les matelots de bayeur aux étoiles, de vain discoureur et de propre à rien? Sans doute, répondit Adimante. Tu n'as pas besoin, je crois, de voir cette comparaison expliquée pour y reconnaître l'image du traitement qu'éprouvent les vrais philosophes dans les cités : j'espère que tu comprends ma pensée. Sans doute. Présente donc, d'abord, cette comparaison à celui qui s'étonne de voir que les philosophes ne sont pas honorés dans les cités, et tâche de lui persuader que ce serait une merveille bien plus grande qu'ils le fussent. (489b) Je le ferai. Ajoute que tu ne te trompais pas en déclarant que les plus sages d'entre les philosophes sont inutiles au plus grand nombre, mais fais observer que de cette inutilité ceux qui n'emploient pas les sages sont la cause, et non les sages eux-mêmes. Il n'est pas naturel, en effet, que le pilote prie les matelots de se laisser gouverner par lui, ni que les sages aillent attendre aux portes des riches. L'auteur de cette plaisanterie a dit faux. La vérité est que, riche ou pauvre, le malade doit aller frapper à la porte du médecin, et que quiconque a (489c) besoin d'un chef doit aller frapper à celle de l'homme qui est capable de commander : ce n'est pas au chef, si vraiment il peut être utile, à prier les gouvernés de se soumettre à son autorité. Ainsi, en comparant les politiques qui gouvernent aujourd'hui aux matelots dont nous parlions tout à l'heure, et ceux qui sont traités par eux d'inutiles et de bavards perdus dans les nuages aux véritables pilotes, tu ne te tromperas pas. Très bien. Il suit de là qu'en pareil cas il est difficile que la meilleure profession soit estimée par ceux qui poursuivent (489d) des fins contraires aux siennes. Mais la plus grave et la plus sérieuse accusation qui frappe la philosophie lui vient à l'occasion de ceux qui prétendent la cultiver et qui, selon toi, font dire au détracteur de cette étude que la plupart de ceux qui s'y appliquent sont tout à fait pervers, et que les plus sages sont inutiles : opinion qu'avec toi j'ai reconnue vraie, n'est-ce pas? Oui. Mais ne venons-nous pas de trouver la raison de l'inutilité des meilleurs d'entre les philosophes? Si fait. De la perversité du plus grand nombre veux-tu qu'après cela nous cherchions la cause nécessaire, et que nous (489e) tâchions de montrer, si nous le pouvons, que cette cause n'est point la philosophie? Certainement. Eh bien ! écoutons et rappelons à notre mémoire la description faite par nous tantôt du caractère qu'il faut avoir reçu de la nature [6,490] pour devenir un homme noble (490a) et bon. D'abord, ce caractère était guidé, si tu t'en souviens, par la vérité, qu'il devait suivre en tout et partout, sous peine, usant d'imposture, de ne participer d'aucune manière à la vraie philosophie. Oui, c'est ce que nous avons dit. Or, sur ce point, l'opinion qui règne aujourd'hui n'est-elle pas tout à fait contraire? Si, dit-il. Mais n'aurons-nous pas raison de répondre pour notre défense que le véritable ami de la science aspire naturellement (490b) à l'être, ne s'arrête pas à la multitude des choses particulières auxquelles l'opinion prête l'existence, mais procède sans défaillance et ne se relâche point de son ardeur qu'il n'ait pénétré l'essence de chaque chose avec l'élément de son âme à qui il appartient de la pénétrer - cela appartient à l'élément apparenté à cette essence - puis, s'étant attaché et uni par une sorte d'hymen à la réalité véritable, et ayant engendré l'intelligence et la vérité, atteint à la connaissance et à la vraie vie, et y trouve sa nourriture et le repos des douleurs de l'enfantement ? Ce serait répondre aussi raisonnablement que possible, dit-il. Mais quoi? un tel homme sera-t-il porté à aimer le mensonge ou, tout au contraire, à le haïr? A le haïr, répondit-il. (490c) Et certes, lorsque la vérité sert de guide, nous ne dirons pas, je pense, que le choeur des vices marche à sa suite. Comment, en effet, le pourrait-on dire? C'est au contraire celui des moeurs pures et justes, que la tempérance accompagne. Tu as raison. Est-il donc besoin maintenant d'énumérer de nouveau, en insistant sur leur nécessité, les autres vertus qui composent le naturel philosophe? Tu t'en souviens, nous avons vu successivement défiler le courage, la grandeur d'âme, la facilité à apprendre et la mémoire. Alors tu nous objectas que, sans doute, tout homme serait forcé de (490d) convenir de ce que nous disions, mais que, laissant de côté les discours, et portant ses regards sur les personnages en question, il dirait qu'il voit bien que les uns sont inutiles, et la plupart d'une perversité accomplie. Cherchant la cause de cette accusation nous en sommes venus à examiner pourquoi la plupart des philosophes sont pervers, et voilà ce qui nous a obligés à reprendre encore une fois la définition du naturel des vrais philosophes. C'est bien cela. (490e) Nous devons maintenant considérer les dégradations de ce naturel : comment il se perd chez le plus grand nombre, comment il n'échappe à la corruption que chez quelques-uns, ceux qu'on appelle non pas pervers mais inutiles; [6,491] nous considérerons ensuite celui qui affecte de (491a) l'imiter et s'attribue son rôle : quels sont les naturels qui, usurpant une profession dont ils sont indignes et qui les dépasse, donnent dans mille écarts, et attachent à la philosophie cette fâcheuse réputation que tu signales. Mais, demanda-t-il, quelles sont les dégradations dont tu parles? J'essaierai, répondis-je, si j'en suis capable, de te les décrire. Tout le monde conviendra avec nous, j'espère, que ces naturels, réunissant toutes les qualités que nous (491b) avons exigées du philosophe accompli, apparaissent rarement et en petit nombre; ne le penses-tu pas? Si fait. Pour ces rares natures, considère à présent combien sont nombreuses et puissantes les causes de destruction. Quelles sont-elles? Ce qui est le plus étrange à entendre, c'est que chacune des qualités que nous avons louées perd l'âme qui la possède et l'arrache à la philosophie : je veux dire le courage, la tempérance et les autres vertus que nous avons énumérées. C'est bien étrange à entendre, avoua-t-il. (491c) Outre cela, repris-je, tout ce à quoi on donne le nom de biens pervertit l'âme et la détourne de la philosophie : beauté, richesse, puissantes alliances dans la cité, et tous autres avantages de cette espèce; tu as sans doute une idée générale des choses dont je parle. Oui, mais j'aurais plaisir à te voir préciser davantage. Saisis donc bien ce principe général : il te paraîtra très clair, et ce que je viens de dire à ce sujet n'aura rien d'étrange pour toi. Comment, demanda-t-il, veux-tu que je fasse? (491d) Tout germe, répondis-je, ou tout rejeton - qu'il s'agisse de plantes ou d'animaux - qui ne trouve pas la nourriture, le climat et le lieu qui lui conviennent, demande, nous le savons, d'autant plus de soins qu'il est plus vigoureux, car le mal est plus contraire à ce qui est bon qu'à ce qui ne l'est pas. Sans doute. Il est donc conforme à la raison qu'une nature excellente, soumise à un régime contraire, devienne pire qu'une nature médiocre. Oui. Ne dirons-nous pas aussi, Adimante, que les âmes les (491e) plus heureusement douées, lorsqu'elles reçoivent une mauvaise éducation, deviennent mauvaises au dernier point? ou bien penses-tu que les grands crimes et la perversité sans mélange viennent d'une médiocre et non pas d'une vigoureuse nature, et qu'une âme faible fasse jamais de grandes choses, soit en bien, soit en mal? Non, je pense comme toi. [6,492] Si donc ce naturel que nous avons attribué au philosophe (492a) reçoit l'enseignement qui lui convient, c'est une nécessité qu'en se développant il parvienne à toutes les vertus; mais s'il a été semé, a grandi et a puisé sa nourriture dans un sol ne lui convenant pas, c'est une nécessité qu'il produise tous les vices, à moins qu'un dieu ne lui porte secours. Crois-tu aussi, comme la multitude, qu'il y ait quelques jeunes gens corrompus par les sophistes et quelques sophistes, simples particuliers, qui les corrompent, au point que le fait soit digne de mention? Ne penses-tu pas plutôt que ceux qui le prétendent sont eux-mêmes les plus grands des sophistes, et qu'ils savent (492b) parfaitement instruire et façonner à leur guise jeunes et vieux, hommes et femmes? Quand donc? demanda-t-il. Lorsque, assis en rangs pressés dans les assemblées, les tribunaux, les théâtres, les camps, et partout où il y a foule, ils blâment telles paroles ou telles actions, et approuvent telles autres, dans les deux cas à grand tumulte et de façon exagérée, criant et applaudissant tandis que les rochers et les lieux d'alentour font écho, et redoublent (492c) le fracas du blâme et de l'éloge. Au milieu de pareilles scènes le jeune homme ne sentira-t-il pas, comme on dit, le coeur lui manquer? Quelle éducation particulière tiendra là-contre, ne sera pas submergée par tant de blâmes et d'éloges et emportée au gré de leur courant? Le jeune homme ne se prononcera-t-il pas comme la multitude au sujet du beau et du laid? Ne s'attachera-t-il (492d) pas aux mêmes choses qu'elle? Ne lui deviendra-t-il pas semblable? Il y a, Socrate, grande nécessité. Et cependant nous n'avons pas encore parlé de la plus grande épreuve qu'il doit subir. Laquelle? Celle que ces éducateurs et ces sophistes-là infligent en fait quand ils ne peuvent persuader par le discours. Ne sais-tu pas qu'ils punissent celui qui ne se laisse point convaincre en le notant d'infamie, en le condamnant à l'amende ou à la peine de mort ? Je le sais fort bien. (422e) Or, quel autre sophiste, quel enseignement particulier opposé à celui-là, pourraient prévaloir? Il n'en est point, ce me semble. Non, sans doute, repris-je; et même tenter pareille chose serait grande folie. Il n'y a pas, il n'y a jamais eu, il n'y aura jamais de caractère formé à la vertu contre les leçons que donne la multitude : j'entends de caractère humain, mon cher camarade, car, comme dit le proverbe, nous devons faire exception pour le divin. [6,493] Sache bien en (493a) effet que si, en de semblables gouvernements, il en est un qui soit sauvé et devienne ce qu'il doit être, tu peux dire sans crainte d'erreur que c'est à une protection divine qu'il le doit. Aussi bien ne suis-je pas d'un avis différent. Alors tu pourrais être encore de mon avis sur ceci. Sur quoi? Tous ces particuliers mercenaires, que le peuple appelle sophistes et regarde comme ses rivaux, n'enseignent pas d'autres maximes que celles que le peuple lui-même professe dans ses assemblées, et c'est là ce qu'ils appellent sagesse. On dirait un homme qui, après avoir observé les mouvements instinctifs et les appétits d'un animal grand et robuste, par où il faut l'approcher et par où le toucher, (493b) quand et pourquoi il s'irrite ou s'apaise, quels cris il a coutume de pousser en chaque occasion, et quel ton de voix l'adoucit ou l'effarouche, après avoir appris tout cela par une longue expérience, l'appellerait sagesse, et l'ayant systématisé en une sorte d'art, se mettrait à l'enseigner, bien qu'il ne sache vraiment ce qui, de ces habitudes et de ces appétits, est beau ou laid, bon ou mauvais, juste ou injuste; se conformant dans l'emploi (493c) de ces termes aux instincts du grand animal; appelant bon ce qui le réjouit, et mauvais ce qui l'importune, sans pouvoir légitimer autrement ces qualifications; nommant juste et beau le nécessaire, parce qu'il n'a pas vu et n'est point capable de montrer aux autres combien la nature du nécessaire diffère, en réalité, de celle du bon. Un tel homme, par Zeus ! ne te semblerait-il pas un étrange éducateur? Certes! dit-il. Eh bien ! quelle différence y a-t-il entre cet homme et celui qui fait consister la sagesse à connaître les sentiments et les goûts d'une multitude composée de gens de (493d) toute sorte, qu'il s'agisse de peinture, de musique ou de politique? Il est clair que si quelqu'un se présente devant cette foule pour lui soumettre un poème, un ouvrage d'art ou un projet d'utilité publique, et qu'il s'en rapporte sans réserve à son autorité, c'est pour lui une nécessité diomédéenne, comme on dit, de se conformer à ce qu'elle approuvera. Or as-tu jamais entendu quelqu'un de ceux qui la composent prouver que ces oeuvres sont vraiment belles autrement que par des raisons ridicules? Non, jamais, et je n'y compte guère. (493e) Tout cela étant bien compris, rappelle-toi ceci : est-il possible que la foule admette et conçoive que le beau en soi existe distinct de la multitude des belles choses, [6,494] ou (494a) les autres essences distinctes de la multitude des choses particulières? Pas le moins du monde. Par suite, il est impossible que le peuple soit philosophe. Impossible. Et il est nécessaire que les philosophes soient blâmés par lui. Oui. Et aussi par ces particuliers qui se mêlent à la foule et désirent lui plaire. C'est évident. D'après cela quelle chance de salut vois-tu pour le naturel philosophe, qui lui permette de persévérer dans sa profession et d'atteindre son but? Conçois-le d'après (494b) ce que nous avons dit plus haut : nous sommes convenus, en effet, que la facilité à apprendre, la mémoire, le courage et la grandeur d'âme appartiennent au naturel philosophe. Oui. Donc, dès l'enfance ne sera-t-il pas le premier en tout, particulièrement si, chez lui, les qualités du corps répondent à celles de l'âme? Si, certainement. Or, quand il sera plus avancé en âge, ses parents et ses concitoyens voudront faire servir ses talents à leurs intérêts. Comment non? (494c) Ils déposeront à ses pieds supplications et hommages, captant et flattant par avance son pouvoir futur. D'ordinaire, en effet, cela se passe ainsi. Que veux-tu donc qu'il fasse en de telles conjonctures, surtout s'il est né dans une grande cité, s'il est riche, noble, agréable et de belle prestance? Ne s'emplira-t-il pas d'un espoir démesuré, s'imaginant, qu'il est capable (494d) de gouverner les Grecs et les barbares? et, là-dessus, ne va-t-il pas s'exalter, se gonfler de suffisance et d'orgueil vide et insensé? Assurément. Et si, lorsqu'il est disposé de la sorte, quelqu'un s'approchant doucement, lui faisait entendre le langage de la vérité, lui disait que la raison lui manque, et qu'il en a besoin, mais qu'il ne peut l'acquérir qu'en se soumettant à elle, crois-tu qu'au milieu de tant de mauvaises influences il consentirait à écouter? Il s'en faut de beaucoup, répondit-il. Si pourtant à cause de ses bonnes dispositions natives et de l'affinité de ces discours avec sa nature, il les écoutait (494e), se laissait fléchir et entraîner vers la philosophie, que pensons-nous que fassent alors les autres, persuadés qu'ils vont perdre son appui et son amitié? Discours, actions, ne mettront-ils pas tout en oeuvre, et auprès de lui pour qu'il ne se laisse point convaincre, et auprès de celui qui veut le convaincre pour qu'il ne le puisse, soit en lui tendant secrètement des pièges, soit en le traduisant publiquement devant les tribunaux? [6,495] Il y a grande nécessité, dit-il. (495a) Eh bien ! se peut-il encore que ce jeune homme devienne philosophe? Non pas. Tu vois donc, repris-je, que nous n'avions pas tort de dire que les éléments qui composent le naturel philosophe, quand ils sont gâtés par une mauvaise éducation, le font déchoir en quelque sorte de sa vocation, et aussi ce qu'on appelle les biens, les richesses et les autres avantages de ce genre. Non, nous n'avions pas tort. Telle est, ô merveilleux ami, dans toute son étendue, la corruption qui perd les meilleures natures, faites pour (495b) la meilleure des professions, et par ailleurs si rares, comme nous l'avons remarqué. C'est de pareils hommes que sortent et ceux qui causent les plus grands maux aux cités et aux particuliers, et ceux qui leur font le plus de bien quand ils suivent la bonne voie; mais un naturel médiocre ne fait jamais rien de grand en faveur ou au détriment de personne, simple particulier ou cité. Rien de plus vrai. (495c) Donc, ces hommes, nés pour la philosophie, s'en étant éloignés et l'ayant laissée seule et inféconde, pour mener une vie contraire à leur nature et à la vérité, d'autres, indignes, s'introduisent auprès de cette orpheline abandonnée de ses proches, la déshonorent, et lui attirent les reproches dont tu dis que la chargent ses détracteurs : à savoir que de ceux qui ont commerce avec elle certains ne sont bons à rien, et la plupart méritent les plus grands maux. C'est bien, en effet, ce qu'on dit. Et non sans raison, poursuivis-je. Car voyant la place (495d) inoccupée, mais pleine de beaux noms et de beaux titres, des hommes de rien, à la manière des échappés de prison qui se réfugient dans les temples, désertent avec joie leur profession pour la philosophie, alors qu'ils sont très habiles dans leur petit métier. Aussi bien, par rapport aux autres arts, la philosophie, même à l'état où elle est réduite, conserve-t-elle une éminente dignité qui la fait rechercher par une foule de gens de nature inférieure, (495e) et chez qui l'exercice d'un métier mécanique a usé et mutilé l'âme en même temps que déformé le corps. Et cela n'est-il pas inévitable? Si fait. A les voir ne dirais-tu pas quelque forgeron chauve et de petite taille qui, ayant gagné de l'argent et s'étant récemment libéré de ses fers, court au bain, s'y décrasse, revêt un habit neuf, et paré comme un fiancé, va épouser la fille de son maître que la pauvreté et l'isolement ont réduite à cette extrémité? [6,496] (496a) C'est bien cela. Or, quels enfants naîtront vraisemblablement de pareils époux? Des êtres bâtards et chétifs? Nécessairement. Eh bien! ces âmes indignes de culture, lorsqu'elles approcheront de la philosophie et auront avec elle un indigne commerce, quelles pensées et quelles opinions, selon nous, produiront-elles? Des sophismes, n'est-ce pas? pour les appeler de leur vrai nom - rien de légitime, rien qui enferme une part d'authentique sagesse. Très certainement, dit-il. Bien faible, ô Adimante, reste donc le nombre de ceux qui peuvent avoir dignement commerce avec la philosophie (496b) : peut-être quelque noble caractère formé par une bonne éducation et sauvé par l'exil, qui, en l'absence de toute influence corruptrice, demeure fidèle à sa nature et à sa vocation; ou quelque grande âme, née dans une humble cité, qui méprise et dédaigne les charges publiques; peut-être encore quelque rare et heureux naturel qui déserte, pour aller à la philosophie, une autre profession qu'à bon droit il estime inférieure. Le frein de notre camarade Théagès peut aussi en retenir quelques-uns. Théagès, en effet, a été doté de toutes les qualités qui éloignent de la philosophie, mais les soins (496c) que réclame son corps maladif le tiennent à l'écart de la vie politique. Quant à nous, il ne convient guère que nous parlions de notre signe démonique, car il est douteux qu'on en puisse trouver un autre exemple dans le passé. Or parmi ce petit nombre, celui qui est devenu philosophe et a goûté la douceur et la félicité que procure la possession de la sagesse, qui a bien vu la folie de la multitude et qu'il n'est pour ainsi dire personne qui fasse rien de sensé dans le domaine des affaires publiques, celui qui sait qu'il n'a point d'allié avec qui il pourrait se porter au secours de la justice sans se (496d) perdre, mais qu'au contraire, comme un homme tombé au milieu de bêtes féroces, se refusant à participer à leurs crimes et par ailleurs incapable de résister seul à ces êtres sauvages, il périrait avant d'avoir servi sa patrie et ses amis, inutile à lui-même et aux autres : pénétré de ces réflexions, il se tient en repos et s'occupe de ses propres affaires : semblable au voyageur qui, pendant un orage, alors que le vent soulève des tourbillons de poussière et de pluie, s'abrite derrière un petit mur, il voit les autres souillés d'iniquités, et il est heureux s'il peut vivre sa vie d'ici-bas pur lui-même d'injustice et d'actions (496e) impies, et la quitter, souriant et tranquille, avec une belle espérance. [6,497] (497a) En vérité, dit-il, il ne s'en ira point sans avoir accompli de grandes choses. Oui, mais il n'aura pas rempli sa plus haute destinée, faute d'avoir rencontré un gouvernement convenable. Dans un gouvernement convenable, en effet, le philosophe va grandir encore, et assurer le salut commun en même temps que le sien propre. Or donc, sur la cause et l'injustice des accusations élevées contre la philosophie, nous avons, ce semble, assez discouru - à moins qu'il ne te reste quelque chose à dire. Non, je n'ai rien à ajouter sur ce point. Mais parmi les gouvernements actuels, quel est celui qui, selon toi, convient à la philosophie? (497b) Aucun, répondis-je. Je me plains précisément de ne trouver aucune constitution politique qui convienne au naturel philosophe : aussi le voyons-nous s'altérer et se corrompre. De même qu'une semence exotique, confiée au sol hors de son pays d'origine, perd d'ordinaire sa force et passe, sous l'influence de ce sol, de son type propre au type indigène, ainsi le caractère philosophe perd sa vertu et se transforme en un caractère tout différent. Mais s'il venait à rencontrer un gouvernement (497c) dont l'excellence répondît à la sienne, on verrait alors qu'il est vraiment divin, et qu'il n'est rien que d'humain dans les autres natures et les autre professions. Tu me demanderas évidemment, après cela, quel est ce gouvernement. Tu te trompes : car je n'allais pas te poser cette question, mais te demander si c'est celui dont nous avons tracé le plan ou bien un autre. Celui-là même, dis-je, à un point près. Nous avons, à la vérité, déjà dit qu'il fallait que fût conservé dans la (497d) cité l'esprit de la constitution, dont tu t'es inspiré, toi législateur, pour établir les lois. Nous l'avons dit. Mais nous n'avons pas suffisamment développé ce point, dans la crainte des objections que vous nous avez faites, nous montrant que la démonstration en serait longue et difficile; d'autant plus que ce qui nous reste à expliquer n'est pas facile du tout. De quoi s'agit-il. De la manière dont la cité doit traiter la philosophie pour ne point périr. Aussi bien, toute grande entreprise ne va pas sans péril, et comme on dit, les belles choses sont, en vérité, difficiles. Achève cependant ta démonstration en éclaircissant (497e) ce point. Si je n'y parviens pas, repris-je, ce ne sera pas la mauvaise volonté mais l'impuissance qui m'en empêchera. Je te fais juge de mon zèle. Vois d'abord avec quelle audace et quel mépris du danger j'avance que la cité doit adopter à l'égard de cette profession une conduite opposée à sa conduite actuelle. Comment donc? [6,498] Aujourd'hui, ceux qui s'appliquent à la philosophie sont des jeunes gens à peine sortis de l'enfance; dans (498a) l'intervalle qui les sépare du temps où ils s'adonneront à l'économie et au commerce, ils abordent sa partie la plus difficile - je veux dire la dialectique - puis abandonnent ce genre d'études : et ce sont ceux-là qu'on regarde comme des philosophes accomplis. Par la suite, ils croient faire beaucoup d'assister à des entretiens philosophiques, lorsqu'ils en sont priés, estimant qu'il ne saurait s'agir là que d'un passe-temps. La vieillesse approche-t-elle? à l'exception d'un petit nombre, leur ardeur s'éteint bien plus que le soleil d'Héraclite, puisqu'elle ne se rallume pas. (498b) Et que faut-il faire? demanda-t-il. Tout le contraire : donner aux adolescents et aux enfants une éducation et une culture appropriées à leur jeunesse; prendre grand soin de leur corps à l'époque où il croît et se forme, afin de le préparer à servir la philosophie; puis quand l'âge vient où l'âme entre dans sa maturité, renforcer les exercices qui lui sont propres; et lorsque les forces déclinent, et que le temps est passé des travaux politiques (498c) et militaires, libérer dans le champ sacré, exempts de toute occupation importante, ceux qui veulent mener ici-bas une vie heureuse et, après leur mort, couronner dans l'autre monde la vie qu'ils auront vécue d'une destinée digne d'elle. En vérité tu me sembles parler avec zèle, Socrate; je crois cependant que tes auditeurs mettront plus de zèle encore à te résister, n'étant pas convaincus le moins du monde, à commencer par Thrasymaque. Ne vas pas nous brouiller, m'écriai-je, Thrasymaque et (498d) moi, qui sommes amis depuis peu - et qui n'avons jamais été ennemis. Nous ne négligerons aucun effort tant que nous ne serons pas arrivés à le convaincre, lui et les autres, ou du moins à leur faire quelque bien en vue de cette vie à venir, où, nés sous une forme nouvelle, ils participeront à de semblables entretiens. Tu parles là d'un temps bien proche ! Et qui n'est rien, repris-je, par rapport à l'éternité. Que, néanmoins, la plupart des gens ne se laissent point persuader par ces discours, il n'y a là rien de surprenant; car ils n'ont jamais vu se produire ce que nous disons, (498e) mais bien plutôt n'ont entendu là-dessus que des phrases d'une symétrie recherchée, au lieu de propos spontanément assemblés comme les nôtres. Mais un homme aussi parfaitement conforme que possible à la vertu - dans ses actions et dans ses paroles - [6,499] voilà ce qu'ils n'ont (499a) jamais vu, n'est-ce pas? Non jamais. Et ils n'ont guère assisté, non plus, bienheureux ami, à de beaux et libres entretiens, où l'on recherche la vérité avec passion et par tous les moyens, dans le seul but de la connaître, et où l'on salue de bien loin les élégances, les subtilités et tout ce qui ne tend qu'à engendrer l'opinion et la dispute dans les débats judiciaires et les conversations privées. Certes non. (499b) Telles sont les réflexions qui nous préoccupaient et nous faisaient craindre de parler; cependant, forcés par la vérité, nous avons dit qu'il ne fallait point s'attendre à voir de cité, de gouvernement, ni même d'homme parfaits avant qu'une heureuse nécessité ne contraigne, bon gré mal gré, ce petit nombre de philosophes qu'on nomme non pas pervers mais inutiles, à se charger du gouvernement de l'État, et à répondre à son appel - ou qu'une inspiration divine ne remplisse les fils des souverains et des rois, ou ces princes eux-mêmes, d'un sincère amour de la vraie philosophie. Que l'une ou l'autre (499c) de ces deux choses, ou toutes les deux, soient impossibles, je déclare qu'on n'a aucune raison de le prétendre; autrement c'est à bon droit qu'on se moquerait de nous, comme de gens qui formulent de vains souhaits, n'est-ce pas? Oi. Si donc quelque nécessité a contraint des hommes éminents en philosophie à se charger du gouvernement d'un État, dans l'étendue infinie du temps passé, ou les y contraint actuellement en quelque contrée barbare que la distance dérobe à nos regards, ou doit les y contraindre (499d) un jour, nous sommes prêts à soutenir que la constitution dont nous parlons a existé, existe, ou existera, quand la Muse philosophique deviendra maîtresse d'une cité. Il n'est pas impossible en effet qu'elle le devienne, et nous ne proposons pas des choses impossibles; mais qu'elles soient difficiles, nous le reconnaissons. J'en conviens avec toi. Mais la multitude n'est pas de cet avis, diras-tu. Peut-être. O bienheureux ami, repris-je, n'accuse point trop la (499e) multitude. Elle changera d'opinion si, au lieu de lui chercher querelle, tu la conseilles, et, réfutant les accusations portées contre l'amour de la science, tu lui désignes ceux que tu nommes philosophes, [6,500] et lui définis, comme tantôt, leur nature et leur profession, afin qu'elle ne s'imagine (500a) pas que tu lui parles des philosophes tels qu'elle les conçoit. Quand elle verra les choses de la sorte, ne penses-tu pas qu'elle s'en formera une autre opinion, et répondra différemment? Ou crois-tu qu'il soit naturel de s'emporter contre qui ne s'emporte pas, et de haïr qui ne hait pas, quand on est soi-même doux et sans haine? Pour moi, prévenant ton objection, j'affirme qu'un caractère aussi intraitable ne se rencontre que chez quelques personnes, et non pas dans la multitude. Sois tranquille, j'en conviens. (500b) Conviens-tu aussi que des mauvaises dispositions du grand nombre à l'égard de la philosophie sont responsables ces étrangers qui s'introduisent chez elle comme d'indésirables libertins dans une partie de plaisir, et qui, s'injuriant, se traitant avec malveillance, et ramenant toujours leurs discussions à des questions de personnes, se conduisent de la façon qui convient le moins à la philosophie? Sans doute. Aussi bien, Adimante, celui dont la pensée s'applique vraiment à la contemplation des essences n'a-t-il pas le (500c) loisir d'abaisser ses regards vers les occupations des hommes, de partir en guerre contre eux, et de s'emplir de haine et d'animosité; la vue retenue par des objets fixes et immuables, qui ne se portent ni ne subissent de mutuels préjudices, mais sont tous sous la loi de l'ordre et de la raison, il s'efforce de les imiter, et, autant que possible, de se rendre semblable à eux. Car penses-tu qu'il y ait moyen de ne pas imiter ce dont on s'approche sans cesse avec admiration? Cela ne se peut. Donc, le philosophe ayant commerce avec ce qui est divin et soumis à l'ordre devient lui-même ordonné et (500d) divin, dans la mesure où cela est possible à l'homme; mais il n'est rien qui échappe au dénigrement, n'est-ce pas? Assurément. Or, si quelque nécessité le forçait à entreprendre de faire passer l'ordre qu'il contemple là-haut dans les mœurs publiques et privées des hommes, au lieu de se borner à façonner son propre caractère, penses-tu qu'il serait un mauvais artisan de tempérance, de justice et de toute autre vertu démotique? Point du tout, répondit-il. Maintenant si le peuple vient à comprendre que nous disons la vérité sur ce point, s'irritera-t-il encore contre (500e) les philosophes, et refusera-t-il de croire avec nous qu'une cité ne sera heureuse qu'autant que le plan en aura été tracé par des artistes utilisant un modèle divin? Il ne s'irritera point, dit-il, si toutefois il parvient à comprendre. [6,501] Mais de quelle manière entends-tu que les (501a) philosophes tracent ce plan? Prenant comme toile une cité et des caractères humains, ils commenceront par les rendre nets - ce qui n'est point facile du tout. Mais tu sais qu'ils diffèrent déjà en cela des autres, qu'ils ne voudront s'occuper d'un État ou d'un individu pour lui tracer des lois, que lorsqu'ils l'auront reçu net, ou eux-mêmes rendu tel. Et avec raison. Après cela, n'esquisseront-ils pas la forme du gouvernement? Sans doute. Ensuite, je pense, parachevant cette esquisse, ils porteront (501b) fréquemment leurs regards, d'un côté sur l'essence de la justice, de la beauté, de la tempérance et des vertus de ce genre, et de l'autre sur la copie humaine qu'ils en font; et par la combinaison et le mélange d'institutions appropriées, ils s'efforceront d'atteindre à la ressemblance de l'humanité véritable, en s'inspirant de ce modèle qu'Homère, lorsqu'il le rencontre parmi les hommes, appelle divin et semblable aux dieux. Bien, dit-il. Et ils effaceront, je pense, et peindront de nouveau, jusqu'à ce qu'ils aient obtenu des caractères humains (501c) aussi chers à la Divinité que de tels caractères peuvent l'être. Certes, ce sera là un superbe tableau ! Eh bien ! demandai-je, aurons-nous convaincu ceux que tu représentais comme prêts à fondre sur nous qu'un tel peintre de constitutions est l'homme que nous leur vantions tout à l'heure, et qui excitait leur mauvaise humeur, parce que nous voulions lui confier le gouvernement des cités? se sont-ils adoucis en nous écoutant? Beaucoup, répondit-il, s'ils sont raisonnables. (501d) Qu'auraient-ils donc encore à nous objecter? Que les philosophes ne sont pas épris de l'être et de la vérité? Ce serait absurde. Que leur naturel, tel que nous l'avons décrit, n'est pas apparenté à ce qu'il y a de meilleur? Non plus. Quoi donc? que ce naturel, rencontrant des institutions convenables, n'est pas plus propre que tout autre à devenir parfaitement bon et sage? ou diront-ils que le sont davantage ceux que nous avons écartés? (501e) Non certes. S'effaroucheront-ils donc encore de nous entendre dire qu'il n'y aura de cesse aux maux de la cité et des citoyens que lorsque les philosophes détiendront le pouvoir, et que le gouvernement que nous avons imaginé sera réalisé en fait? Peut-être moins, dit-il. [6,502] Veux-tu que nous laissions de côté ce « moins », et que nous les déclarions tout à fait radoucis et persuadés, (502a) afin que la honte, à défaut d'autre raison, les oblige d'en convenir? Je le veux bien, concéda-t-il. Tenons-les donc, repris-je, pour convaincus à cet égard. Maintenant, qui nous contestera qu'il puisse se trouver des fils de rois ou de souverains nés philosophes? Personne. Et qui peut dire que, nés avec de telles dispositions, il y a grande nécessité qu'ils se corrompent? Qu'il leur soit difficile de se préserver, nous-mêmes en convenons; (502b) mais que, dans toute la suite des temps, pas un seul ne se sauve, est-il quelqu'un pour le soutenir? Assurément non. Or, il suffit d'un seul qui se sauve, et qui trouve une cité docile à ses vues, pour accomplir toutes ces choses qu'on estime aujourd'hui impossibles. Un seul suffit, en effet. Car ce chef ayant établi les lois et les institutions que nous avons décrites, il n'est certes pas impossible que les citoyens veuillent s'y conformer. Pas le moins du monde. Mais est-il étonnant et impossible que ce que nous approuvons soit aussi approuvé par d'autres? Je ne le crois pas, dit-il. Et certes, nous avons suffisamment démontré, je pense, (502c) que notre projet est le meilleur, s'il est réalisable. Suffisamment, en effet. Nous voilà donc amenés à conclure, ce semble, touchant notre plan de législation, que d'une part il est excellent s'il peut être réalisé, et que d'autre part la réalisation en est difficile, mais non pas, cependant, impossible. Nous y sommes amenés, en effet. Eh bien ! puisque nous sommes parvenus, non sans peine, à ce résultat, il faut traiter ce qui suit, c'est-à-dire de quelle manière, par quelles études et quels exercices, (502d) nous formerons les sauveurs de la constitution, et à quel âge nous devrons les y appliquer. Oui, il faut traiter cette question, approuva-t-il. Mon habileté ne m'a servi de rien, avouai-je, quand j'ai voulu précédemment passer sous silence la difficulté de la possession des femmes, la procréation des enfants et l'établissement des chefs, sachant combien la réglementation la plus conforme à la vérité est mal vue et difficile à appliquer; car maintenant je ne me trouve pas moins obligé d'en parler. Il est vrai que nous en avons (502e) fini avec ce qui regarde les femmes et les enfants; mais pour ce qui est des chefs, il faut reprendre la question au début. [6,503] Nous avons dit, si tu t'en souviens, que, mis à l'épreuve du plaisir et de la douleur, ils devaient faire paraître leur amour pour la cité, et ne jamais se (503a) départir de leur conviction patriotique au milieu des travaux, des dangers, et des autres vicissitudes; qu'il fallait rejeter celui qui se montrerait défaillant, et celui qui sortirait de toutes ces épreuves aussi pur que l'or du feu, l'établir chef et le combler de distinctions et d'honneurs, pendant sa vie et après sa mort. Voilà ce (503b) que j'ai dit en termes détournés et enveloppés, craignant de provoquer la discussion où nous nous trouvons engagés maintenant. C'est très exact, je m'en souviens. J'hésitais, mon ami, à dire ce que j'avance à présent. Mais le parti en est pris, et je déclare que les meilleurs gardiens de la cité doivent être des philosophes. Soit. Observe combien il est probable que tu en aies peu. Car les éléments qui doivent selon nous composer leur naturel se trouvent rarement rassemblés dans le même être; le plus souvent ce naturel est comme déchiré en deux. (503c) Comment l'entends-tu? Ceux qui sont doués de facilité à apprendre, de mémoire, d'intelligence, de sagacité et de toutes les qualités qui s'ensuivent, n'ont pas coutume, tu le sais, de joindre naturellement à la fougue et à l'élévation des idées un penchant qui les porte à vivre dans l'ordre avec calme et constance. De tels hommes se laissent aller où leur vivacité les emporte et ne présentent rien de stable. Tu dis vrai. Mais d'autre part ces caractères fermes et solides, (503d) auxquels on se confie de préférence, et qui, à la guerre, restent impassibles en face du danger, se comportent de même à l'égard des sciences; comme engourdis, ils sont lents à s'émouvoir, lents à comprendre, et somnolent, bâillent à l'envie, quand ils ont à se livrer à un travail de ce genre. C'est cela. Or nous avons dit que les gardiens devaient bel et bien participer de ces deux caractères, sans quoi ils ne pouvaient prétendre ni à une éducation supérieure, ni aux honneurs, ni au pouvoir. Et avec raison. Eh bien ! conçois-tu que cela sera rare? Comment non? Il faut donc les soumettre aux épreuves dont nous (503e) parlions tout à l'heure, travaux, dangers, plaisirs, et de plus - nous l'avons omis alors mais le déclarons maintenant - les exercer dans un grand nombre de sciences, afin de voir si leur nature est à même de supporter les plus hautes études, [6,504] ou si elle perd courage, (504a) comme d'autres font dans la lutte. Il convient en effet de les soumettre à cette épreuve. Mais quelles sont ces « plus hautes études » dont tu parles? Tu te souviens peut-être, répondis-je, qu'après avoir distingué trois parties dans l'âme, nous nous sommes servis de cette distinction pour expliquer la nature de la justice, de la tempérance, du courage et de la sagesse. Si je ne m'en souvenais point, observa-t-il, je ne mériterais pas d'entendre le reste. Te rappelles-tu aussi ce que nous avons dit auparavant? Quoi donc? (504b) Nous avons dit que pour arriver à la connaissance la plus parfaite de ces vertus il y avait une autre route plus longue, et qu'à celui qui l'aurait parcourue elles seraient clairement révélées; mais qu'il était possible aussi de rattacher la démonstration à ce qui avait été dit précédemment. Vous avez prétendu que cela suffisait, et, de la sorte, la démonstration qui fut faite manqua, à mon sens, d'exactitude. Si vous en êtes satisfaits, c'est à vous de le dire. Mais il me semble que tu nous as fait juste mesure, et c'est aussi l'opinion des autres. Mais mon ami, repris-je, en de semblables sujets toute (504c) mesure qui s'écarte tant soit peu de la réalité n'est pas une juste mesure; car rien d'imparfait n'est la juste mesure de rien; pourtant on trouve quelquefois des personnes qui s'imaginent que cela suffit et qu'il n'est nul besoin de pousser les recherches plus loin. Oui, dit-il, c'est le sentiment que la paresse inspire beaucoup de gens. Mais s'il est quelqu'un qui doive se défendre de l'éprouver, observai-je, c'est bien le gardien de la cité et des lois. Apparemment. (504d) Il faut donc, camarade, qu'il suive la plus longue route, et qu'il ne travaille pas moins à s'instruire qu'à exercer son corps; autrement, comme nous l'avons dit, il ne parviendra jamais au terme de cette science sublime qui lui convient tout particulièrement. Ainsi ce dont nous parlons n'est pas ce qu'il y a de plus sublime, et il existe quelque chose de plus grand que la justice et les vertus que nous avons énumérées? Oui, quelque chose de plus grand; et j'ajoute que de ces vertus mêmes il ne suffit point de contempler, comme maintenant, une simple esquisse : on ne saurait se dispenser d'en rechercher le tableau le plus achevé. Ne serait-il pas en effet ridicule de mettre tout en oeuvre (504e) pour atteindre, en des sujets de peu d'importance, au plus haut degré de précision et de netteté, et de ne pas juger dignes de la plus grande application les sujets les plus élevés? Si, dit-il. Mais crois-tu qu'on te laissera passer outre sans te demander quelle est cette science que tu appelles la plus élevée, et quel est son objet? Non pas, repris-je, mais interroge-moi. En tout cas, tu m'as entendu parler plus d'une fois de cette science; [6,505] mais maintenant, ou tu l'as oublié, ou tu songes à me (505a) susciter de nouveaux embarras. Et je penche pour cette dernière opinion puisque tu m'as souvent entendu dire que l'idée du bien est la plus haute des connaissances, celle à qui la justice et les autres vertus empruntent leur utilité et leurs avantages. Tu n'ignores guère, à présent, que c'est là ce que je vais dire, en ajoutant que nous ne connaissons pas suffisamment cette idée. Or si nous ne la connaissons pas, connussions-nous aussi bien que possible tout le reste, tu sais que ces connaissances ne nous seraient sans elle d'aucun profit, non plus, de même, que la possession d'un objet sans celle du bon. (505b) Crois-tu en effet qu'il soit avantageux de posséder beaucoup de choses, si elles ne sont pas bonnes, ou de tout connaître, à l'exception du bien, et de ne rien connaître de beau ni de bon? Non, par Zeus, je ne le crois pas. Et certes, tu sais également que la plupart des hommes font consister le bien dans le plaisir, et les plus raffinés dans l'intelligence. Comment non? Et aussi, mon ami, que ceux qui sont de ce sentiment ne peuvent expliquer de quelle intelligence il s'agit, mais sont forcés de dire, à la fin, que c'est de l'intelligence du bien. Oui, dit-il, et cela est fort plaisant. Et comment ne serait-il pas plaisant de leur part (505c) de nous reprocher notre ignorance à l'égard du bien, et de nous en parler ensuite comme si nous le connaissions? Ils disent que c'est l'intelligence du bien, comme si nous devions les comprendre dès qu'ils auront prononcé ce nom de bien. C'est très vrai. Mais que dire de ceux qui définissent le bien par le plaisir? sont-ils dans une moindre erreur que les autres? Et ne sont-ils pas forcés de convenir qu'il y a des plaisirs mauvais ? Si fait. Il leur arrive donc, je pense, de convenir que les mêmes (505d) choses sont bonnes et mauvaises, n'est-ce pas? Sans doute. Ainsi il est évident que le sujet comporte de graves et nombreuses difficultés. Comment le nier? Mais quoi? n'est-il pas aussi évident que la plupart des gens optent pour ce qui paraît juste et beau, et, même si cela ne l'est pas, veulent cependant le faire, le posséder, ou en tirer réputation, tandis que nul ne se contente de ce qui paraît bon, qu'on recherche ce qui l'est réellement, et que chacun, en ce domaine, méprise l'apparence? Certes, dit-il. (505e) Or, ce bien que toute âme poursuit et en vue duquel elle fait tout, dont elle soupçonne l'existence sans pouvoir, dans sa perplexité, saisir suffisamment ce qu'il est, et y croire de cette foi solide qu'elle a en d'autres choses [6,506] - ce qui la prive des avantages qu'elle pourrait tirer de ces (506a) dernières - ce bien si grand et si précieux, dirons-nous qu'il doit rester couvert de ténèbres pour les meilleurs de la cité, ceux à qui nous confierons tout. Assurément non, répondit-il. Je pense donc que les choses justes et belles posséderont un gardien de peu de valeur en celui qui ignorera par où elles sont bonnes; je prédis même que personne ne les connaîtra bien avant de le savoir. Ta prédiction est fondée. Eh bien ! aurons-nous un gouvernement parfaitement (506b) ordonné, s'il a pour chef un gardien qui connaisse ces choses? Nécessairement, dit-il. Mais toi, Socrate, fais-tu consister le bien dans la science, dans le plaisir, ou dans quelque autre objet? Ah ! te voilà bien ! m'écriai-je; il était clair depuis longtemps que tu ne t'en tiendrais pas à l'opinion des autres là-dessus ! C'est qu'il ne me semble pas juste, Socrate, que tu exposes les opinions des autres et non les tiennes, alors que tu t'es occupé si longtemps de ces questions. (506c) Quoi donc? demandai-je, te paraît-il juste qu'un homme parle de ce qu'il ignore comme s'il le savait ? Non pas comme s'il le savait; mais il peut proposer à titre de conjecture ce qu'il pense. Mais quoi ! n'as-tu pas remarqué à quel point les opinions qui ne reposent pas sur la science sont misérables? Les meilleures d'entre elles sont aveugles - car vois-tu quelque différence entre des aveugles marchant droit sur une route, et ceux qui atteignent par l'opinion une vérité dont ils n'ont pas l'intelligence? Aucune, avoua-t-il. Préfères-tu donc regarder des choses laides, aveugles et difformes, quand il t'est permis d'en entendre, d'autre (506d) part, de claires et de belles? Par Zeus ! Socrate, dit alors Glaucon, ne t'arrête pas comme si tu étais déjà arrivé au terme; nous serons satisfaits si tu nous expliques la nature du bien comme tu as expliqué celle de la justice, de la tempérance et des autres vertus. Et moi aussi, camarade, j'en serais pleinement satisfait; mais je crains d'en être incapable, et si j'ai le courage de le tenter, d'être payé de rires pour ma maladresse. Mais, bienheureux amis, de ce que peut être le bien en soi ne nous occupons pas pour le moment - car l'atteindre (506e) en ce moment, tel qu'il m'apparaît, dépasse à mon sens la portée de notre effort présent. Toutefois, je consens à vous entretenir de ce qui me paraît être la production du bien et lui ressemble le plus, si cela vous est agréable; sinon, laissons là ce sujet. Parle toujours du fils, dit-il; une autre fois tu t'acquitteras en nous parlant du père. [6,507] Je voudrais bien qu'il fût à mon pouvoir de vous (507a) payer cette dette, et au vôtre de la percevoir, et que nous ne dussions pas nous contenter des intérêts. Recevez cependant cet enfant, cette production du bien en soi. Mais prenez garde que je ne vous trompe involontairement, en vous rendant un faux compte de l'intérêt. Nous y prendrons garde autant que nous le pourrons, répliqua-t-il; parle seulement. Je le ferai, mais après m'être mis d'accord avec vous, en vous rappelant ce qui a été dit plus haut et en plusieurs autres rencontres. Quoi? demanda-t-il. (507b) Nous disons, répondis-je, qu'il y a de multiples choses belles, de multiples choses bonnes, etc..., et nous les distinguons dans le discours. Nous le disons en effet. Et nous appelons beau en soi, bien en soi et ainsi de suite, l'être réel de chacune des choses que nous posions d'abord comme multiples, mais que nous rangeons ensuite sous leur idée propre, postulant l'unité de cette dernière. C'est cela. Et nous disons que les unes sont perçues par la vue et non par la pensée, mais que les idées sont pensées (507c) et ne sont pas vues. Parfaitement. Or, par quelle partie de nous-mêmes percevons-nous les choses visibles? Par la vue. Ainsi nous saisissons les sons par l'ouïe, et par les autres sens toutes les choses sensibles, n'est-ce pas? Sans doute. Mais as-tu remarqué combien l'ouvrier de nos sens s'est mis en frais pour façonner la faculté de voir et d'être vu? Pas précisément. Eh bien! considère-le de la façon suivante : est-il besoin à l'ouïe et à la voix de quelque chose d'espèce différente pour que l'une entende et que l'autre soit (507d) entendue, de sorte que si ce troisième élément vient à manquer la première n'entendra point et la seconde ne sera point entendue? Nullement, dit-il. Et je crois que beaucoup d'autres facultés, pour ne pas dire toutes, n'ont besoin de rien de semblable. Ou bien pourrais-tu m'en citer une? Non, répondit-il. Mais ne sais-tu pas que la faculté de voir et d'être vu en a besoin? Comment? En admettant que les yeux soient doués de la faculté de voir, que celui qui possède cette faculté s'efforce de s'en servir, et que les objets auxquels il l'applique soient colorés, s'il n'intervient pas un troisième élément, destiné précisément à cette fin, tu sais que la vue ne (507e) percevra rien et que les couleurs seront invisibles. De quel élément parles-tu donc? demanda-t-il. De ce que tu appelles la lumière, répondis-je. Tu dis vrai. [6,508] Ainsi le sens de la vue et la faculté d'être vu sont unis par un lien incomparablement plus précieux que celui (508a) qui forme les autres unions, si toutefois la lumière n'est point méprisable. Mais certes, il s'en faut de beaucoup qu'elle soit méprisable ! Quel est donc de tous les dieux du ciel celui que tu peux désigner comme le maître de ceci, celui dont la lumière permet à nos yeux de voir de la meilleure façon possible, et aux objets visibles d'être vus? Celui-là même que tu désignerais, ainsi que tout le monde; car c'est le soleil évidemment que tu me demandes de nommer. Maintenant, la vue, de par sa nature, n'est-elle pas dans le rapport que voici avec ce dieu? Quel rapport? Ni la vue n'est le soleil, ni l'organe où elle se forme, et que nous appelons l'oeil. (508b) Non, certes. Mais l'oeil est, je pense, de tous les organes des sens, celui qui ressemble le plus au soleil. De beaucoup. Eh bien ! la puissance qu'il possède ne lui vient-elle point du soleil, comme une émanation de ce dernier. Si fait. Donc le soleil n'est pas la vue, mais, en étant le principe, il est aperçu par elle. Oui, dit-il. Sache donc que c'est lui que je nomme le fils du bien, que le bien a engendré semblable à lui-même. Ce que le (508c) bien est dans le domaine de l'intelligible à l'égard de la pensée et de ses objets, le soleil l'est dans le domaine du visible à l'égard de la vue et de ses objets. Comment? demanda-t-il; explique-moi cela. Tu sais, répondis-je, que les yeux, lorsqu'on les tourne vers des objets dont les couleurs ne sont plus éclairées par la lumière du jour, mais par la lueur des astres nocturnes, perdent leur acuité et semblent presque aveugles comme s'ils n'étaient point doués de vue nette. Je le sais fort bien. (508d) Mais lorsqu'on les tourne vers des objets qu'illumine le soleil, ils voient distinctement et montrent qu'ils sont doués de vue nette. Sans doute. Conçois donc qu'il en est de même à l'égard de l'âme; quand elle fixe ses regards sur ce que la vérité et l'être illuminent, elle le comprend, le connaît, et montre qu'elle est douée d'intelligence; mais quand elle les porte sur ce qui est mêlé d'obscurité, sur ce qui naît et périt, sa vue s'émousse, elle n'a plus que des opinions, passe sans cesse de l'une à l'autre, et semble dépourvue d'intelligence. Elle en semble dépourvue, en effet. (508e) Avoue donc que ce qui répand la lumière de la vérité sur les objets de la connaissance et confère au sujet qui connaît le pouvoir de connaître, c'est l'idée du bien; puisqu'elle est le principe de la science et de la vérité, tu peux la concevoir comme objet de connaissance, mais si belles que soient ces deux choses, la science et la vérité, tu ne te tromperas point en pensant que l'idée du bien en est distincte et les surpasse en beauté; [6,509] comme, (509a) dans le monde visible, on a raison de penser que la lumière et la vue sont semblables au soleil, mais tort de croire qu'elles sont le soleil, de même, dans le monde intelligible, il est juste de penser que la science et la vérité sont l'une et l'autre semblables au bien, mais faux de croire que l'une ou l'autre soit le bien; la nature du bien doit être regardée comme beaucoup plus précieuse. Sa beauté, d'après toi, est au-dessus de toute expression s'il produit la science et la vérité et s'il est encore plus beau qu'elles. Assurément, tu ne le fais pas consister dans le plaisir. Ne blasphème pas, repris-je; mais considère plutôt son image de cette manière. Comment? (509b) Tu avoueras, je pense, que le soleil donne aux choses visibles non seulement le pouvoir d'être vues, mais encore la génération, l'accroissement et la nourriture, sans être lui-même génération. Comment le serait-il, en effet? Avoue aussi que les choses intelligibles ne tiennent pas seulement du bien leur intelligibilité, mais tiennent encore de lui leur être et leur essence, quoique le bien ne soit point l'essence, mais fort au-dessus de cette dernière en dignité et en puissance. Alors Glaucon s'écria de façon comique : Par Apollon ! (509c) voilà une merveilleuse supériorité ! C'est ta faute aussi ! Pourquoi m'obliger à dire ma pensée sur ce sujet? Ne t'arrête pas là, reprit-il, mais achève ta comparaison avec le soleil, s'il te reste encore quelque chose à dire. Mais certes ! il m'en reste encore un grand nombre ! N'omets donc pas la moindre chose. Je pense que j'en omettrai beaucoup. Cependant, tout ce que je pourrai dire en ce moment, je ne l'omettrai pas de propos délibéré. C'est cela. Conçois donc, comme nous disons, qu'ils sont deux (509d) rois, dont l'un règne sur le genre et le domaine de l'intelligible, et l'autre du visible : je ne dis pas du ciel de peur que tu ne croies que je joue sur les mots. Mais imagines-tu ces deux genres, le visible et l'intelligible? Je les imagine. Prends donc une ligne coupée en deux segments inégaux, l'un représentant le genre visible, l'autre le genre intelligible, et coupe de nouveau chaque segment suivant la même proportion; tu auras alors, en classant les divisions obtenues d'après leur degré relatif de clarté ou d'obscurité, dans le monde visible, un premier segment, (509e) celui des images - j'appelle images d'abord les ombres, [6,510] (510a) ensuite les reflets que l'on voit dans les eaux, ou à la surface des corps opaques, polis et brillants, et toutes les représentations semblables; tu me comprends? Mais oui. Pose maintenant que le second segment correspond aux objets que ces images représentent, j'entends les animaux qui nous entourent, les plantes, et tous les ouvrages de l'art. Je le pose. Consens-tu aussi à dire, demandai-je, que, sous le rapport de la vérité et de son contraire, la division a été faite de telle sorte que l'image est à l'objet qu'elle reproduit comme l'opinion est à la science ? (510b) J'y consens fort bien. Examine à présent comment il faut diviser le monde intelligible. Comment? De telle sorte que pour atteindre l'une de ses parties l'âme soit obligée de se servir, comme d'autant d'images, des originaux du monde visible, procédant, à partir d'hypothèses, non pas vers un principe, mais vers une conclusion; tandis que pour atteindre l'autre - qui aboutit à un principe anhypothétique - elle devra, partant d'une hypothèse, et sans le secours des images utilisées dans le premier cas, conduire sa recherche à l'aide des seules idées prises en elles-mêmes. Je ne comprends pas tout à fait ce que tu dis. (510c) Eh bien! reprenons-le; tu le comprendras sans doute plus aisément après avoir entendu ce que je vais dire. Tu sais, j'imagine, que ceux qui s'appliquent à la géométrie, à l'arithmétique ou aux sciences de ce genre, supposent le pair et l'impair, les figures, trois sortes d'angles et d'autres choses de la même famille, pour chaque recherche différente; qu'ayant supposé ces choses comme s'ils les connaissaient, ils ne daignent en donner raison ni à eux-mêmes ni aux autres, estimant qu'elles sont claires pour tous; qu'enfin, partant de là, ils (510d) déduisent ce qui s'ensuit et finissent par atteindre, de manière conséquente, l'objet que visait leur enquête. Je sais parfaitement cela, dit-il. Tu sais donc qu'ils se servent de figures visibles et raisonnent sur elles en pensant, non pas à ces figures mêmes, mais aux originaux qu'elles reproduisent; leurs raisonnements portent sur le carré en soi et la diagonale en soi, non sur la diagonale qu'ils tracent, et ainsi du reste; des choses qu'ils modèlent ou dessinent, et qui (510e) ont leurs ombres et leurs reflets dans les eaux, ils se servent comme d'autant d'images [6,511] pour chercher à voir ces choses en soi qu'on ne voit autrement que par la pensée. (511a) C'est vrai. Je disais en conséquence que les objets de ce genre sont du domaine intelligible, mais que, pour arriver à les connaître, l'âme est obligée d'avoir recours à des hypothèses : qu'elle ne procède pas alors vers un principe - puisqu'elle ne peut remonter au delà de ses hypothèses - mais emploie comme autant d'images les originaux du monde visible, qui ont leurs copies dans la section inférieure, et qui, par rapport à ces copies, sont regardés et estimés comme clairs et distincts. Je comprends que ce que tu dis s'applique à la géométrie (511b) et aux arts de la même famille. Comprends maintenant que j'entends par deuxième division du monde intelligible celle que la raison même atteint par la puissance de la dialectique, en faisant des hypothèses qu'elle ne regarde pas comme des principes, mais réellement comme des hypothèses, c'est-à-dire des points de départ et des tremplins pour s'élever jusqu'au principe universel qui ne suppose plus de condition; une fois ce principe saisi, elle s'attache à toutes les conséquences qui en dépendent, et descend ainsi jusqu'à la conclusion sans avoir recours à aucune donnée sensible, mais aux seules idées, par quoi elle procède, et à quoi (511c) elle aboutit. Je te comprends un peu, mais point suffisamment - car il me semble que tu traites un sujet fort difficile; tu veux distinguer sans doute, comme plus claire, la connaissance de l'être et de l'intelligible que l'on acquiert par la science dialectique de celle qu'on acquiert par ce que nous appelons les arts, auxquels des hypothèses servent de principes; il est vrai que ceux qui s'appliquent aux arts sont obligés de faire usage du raisonnement et non des sens : pourtant, comme dans leurs enquêtes (511d) ils ne remontent pas vers un principe, mais partent d'hypothèses, tu ne crois pas qu'ils aient l'intelligence des objets étudiés, encore qu'ils l'eussent avec un principe; or tu appelles connaissance discursive, et non intelligence, celle des gens versés dans la géométrie et les arts semblables, entendant par là que cette connaissance est intermédiaire entre l'opinion et l'intelligence. Tu m'as très suffisamment compris, dis-je. Applique maintenant à ces quatre divisions les quatre opérations (511e) de l'âme : l'intelligence à la plus haute, la connaissance discursive à la seconde, à la troisième la foi, à la dernière l'imagination (453); et range-les en ordre en leur attribuant plus ou moins d'évidence, selon que leurs objets participent plus ou moins à la vérité. Je comprends, dit-il; je suis d'accord avec toi et j'adopte l'ordre que tu proposes.