[7,788] LIVRE VII CHAPITRE I. L'ATHÉNIEN : Après la naissance des enfants mâles et femelles, il serait tout à fait logique de parler de leur élevage et de leur éducation. Il est en tout cas impossible de n'en rien dire; mais il paraît plus naturel de le faire sous forme de leçons et de remontrances que sous forme de lois. Dans la vie privée et dans l'intérieur des maisons, il se passe une foule de petites choses qui échappent aisément aux regards du public et ont pour cause le chagrin, le plaisir et les passions auxquelles chacun s'abandonne, mais qui, contrairement aux intentions du législateur, rendent les moeurs des citoyens infiniment variées et dissemblables entre elles, et cela est un mal pour les États. Car à cause de leur petitesse et de leur fréquence, il ne convient ni n'est à propos de faire des lois pour les punir ; mais elles gâtent même les lois écrites, parce que les hommes s'accoutument dans ces menues actions souvent renouvelées à violer la loi, de sorte qu'on est très embarrassé de faire des lois à ce sujet, et qu'il est, d'autre part, impossible de n'en pas parler. Mais il faut que j'essaye d'expliquer ma pensée en l'éclairant par des exemples ; car elle semble encore plongée dans les ténèbres. CLINIAS : Tu n'as rien dit que de fort juste. L'ATHÉNIEN : La bonne éducation doit nécessairement se montrer capable de donner aux corps et aux âmes toute la beauté et l'excellence possible, nous l'avons déjà dit, et avec raison. CLINIAS : Certainement. L'ATHÉNIEN : Pour acquérir cette beauté, il faut tout simplement, à mon avis, que le corps des enfants se développe de la manière la plus régulière dès la première enfance. CLINIAS : Cela est certain. L'ATHÉNIEN : Mais quoi ? Ne voyons-nous pas que, chez tous les animaux, la première pousse est de beaucoup la plus grande et la plus forte, de sorte que beaucoup ont pu soutenir que la taille de l'homme à partir de cinq ans ne double pas dans les vingt années qui suivent. CLINIAS : C'est vrai. [7, 789] L'ATHÉNIEN : Mais ne savons-nous pas aussi qu'une croissance rapide qui n'est pas accompagnée d'exercices nombreux et proportionnés produit mille maux dans le corps ? CLINIAS : Si fait. L'ATHÉNIEN : Dès lors, le moment où il a le plus besoin d'exercices est celui où il reçoit le plus de nourriture. CLINIAS : Quoi donc, étranger ? Est-ce aux enfants qui viennent de naître et aux plus jeunes que nous imposerons le plus de travaux ? L'ATHÉNIEN : Non pas à ce moment, mais encore plus tôt, lorsqu'ils sont nourris dans le sein de leur mère. MÉGILLOS Que dis-tu là, mon très bon ? Est-ce des embryons que tu parles ? L'ATHÉNIEN : Oui. Il n'y a rien d'étonnant à ce que vous ignoriez la gymnastique propre aux enfants de cet âge. Je veux, si étrange qu'elle soit, vous l'expliquer. CLINIAS : Fais-le donc. L'ATHÉNIEN : C'est une chose qu'il est plus facile d'observer à Athènes, à cause des amusements dont l'usage est chez nous excessif. Chez nous, en effet, non seulement les enfants, mais aussi des gens âgés élèvent des petits d'oiseaux et dressent ces sortes de bêtes à combattre les unes contre les autres. Et ils sont loin de croire que les exercices auxquels ils les soumettent en les agaçant soient suffisants : car, outre cela, ils les mettent sous leur aisselle et s'en vont faire des promenades de plusieurs stades, en tenant les plus petits dans leurs mains, les plus grands entre leur bras, non pour accroître eux-mêmes leur force physique, mais celle de leurs nourrissons, et ils font voir par là à qui est capable de ces observations que tous les corps tirent profit des secousses et des mouvements auxquels on les soumet, lorsqu'ils ne vont point jusqu'à la lassitude, soit qu'on se donne soi-même ces mouvements, soit qu'on les reçoive des voitures, des bateaux, des chevaux que l'on monte ou d'autres corps qui se remuent en quelque manière que ce soit, et que ces exercices, aidant à digérer les aliments et les boissons, font acquérir au corps la santé, la beauté et la vigueur. S'il en est ainsi, que devons-nous faire après cela ? Voulez-vous qu'affrontant le ridicule, nous mettions dans la loi que la femme enceinte devra faire des promenades, et, une fois l'enfant né, le façonner comme un morceau de cire, tandis qu'il est malléable, et l'emmailloter dans des langes jusqu'à l'âge de deux ans ; et faire aussi une loi pour obliger les nourrices sous peine d'amende à porter les bébés aux champs ou dans les temples, ou chez leurs parents, jusqu'à ce qu'ils soient assez forts pour se tenir debout, à prendre bien garde, alors qu'ils sont encore jeunes, qu'en appuyant violemment le pied, ils ne se tordent les jambes, et à se donner la peine de les porter, jusqu'à ce que l'enfant ait accompli sa troisième année ? [7, 790] Faudra-t-il prendre les nourrices les plus fortes possible et en prendre plus d'une ? et pour chacune de ces prescriptions qui ne seront pas exécutées inscrirons-nous dans la loi une amende pour les récalcitrantes ? ou devons-nous bien nous en garder, parce que ce que je viens de dire nous arriverait souvent et amplement ? CLINIAS : Quoi ? L'ATHÉNIEN : Que nous serions en butte au ridicule, sans compter que les nourrices, avec leur esprit de femmes et d'esclaves, ne consentiraient pas à nous obéir. CLINIAS : Mais en vue de quoi avons-nous dit qu'il ne fallait pas laisser de côté ces détails ? L'ATHÉNIEN : C'est dans l'espoir que les maîtres et les hommes libres, après nous avoir entendus, feraient cette juste réflexion que, si l'administration domestique n'est pas réglée comme il faut dans les États, c'est en vain que l'on croirait pouvoir assurer à la communauté la stabilité des lois, et que, dans cette conviction, on observerait les lois que nous venons d'énoncer, et qu'en les observant et administrant comme il faut à la fois sa maison et l'État, on assurerait son bonheur. CLINIAS : Ce que tu dis est très raisonnable. L'ATHÉNIEN : Ne quittons donc pas cette sorte de législation avant d'avoir défini les pratiques propres à former l'âme des tout jeunes enfants, connue nous avons commencé à le faire pour le corps. CLINIAS : C'est bien ce qu'il faut faire. CHAPITRE II. L'ATHÉNIEN : Prenons donc pour principe d'éducation, tant pour l'âme que pour le corps des tout jeunes enfants, qu'il faut autant que possible les allaiter et les remuer durant toute la nuit et tout le jour, que cela est utile à tous, notamment dans la première enfance, et qu'il serait bon qu'ils fussent toujours dans la maison comme dans un bateau, qu'il faut en tout cas s'approcher le plus possible de ce mouvement continuel pour les nouveau-nés. On peut conjecturer que c'est l'expérience qui a fait connaître et employer ces mouvements aux nourrices des petits enfants et aux femmes qui opèrent la guérison du mal des Corybantes ; car lorsqu'une; mère veut endormir un bébé qui a peine à s'assoupir, au lieu de le laisser en repos, elle l'agite et ne cesse pas de le bercer dans ses bras, et, au lieu de garder le silence, elle lui chante une chanson ; en un mot, elle charme son oreille, comme on fait avec la flûte et comme on guérit des transports frénétiques, par les mouvements de la danse et par la musique. CLINIAS : Quelle est, donc, à ton avis, étranger, la principale cause de ces effets ? L'ATHÉNIEN : Elle n'est pas difficile à imaginer. CLINIAS : Comment cela ? L'ATHÉNIEN : L'état où se trouvent alors les enfants et les furieux est un effet de la crainte, et la crainte vient d'un mauvais état de l'âme. [7, 791] Quand donc on imprime à ces états de l'âme une secousse du dehors, ce mouvement extérieur maîtrise la crainte intérieure et l'agitation frénétique, et fait ainsi renaître le calme et la tranquillité, en apaisant les violents battements de coeur qui s'élèvent en ces rencontres, et, par un changement tout à fait heureux, fait dormir les enfants et fait passer les gens éveillés, au moyen des danses et des chants et avec l'aide des dieux apaisés par ces sacrifices, de la fureur au bon sens. Et voilà, pour le dire en deux mots, la raison probable de ces sortes d'effets. CLINIAS : C'est certain. L'ATHÉNIEN : Mais si ces frayeurs ont un tel pouvoir, il faut penser que toute l'âme où loge la crainte dès la jeunesse, s'accoutume de plus en plus à vivre sous son empire, et cela, tout le monde peut le dire, c'est un apprentissage de lâcheté, non de courage. CLINIAS : Sans contredit. L'ATHÉNIEN : Nous pouvons dire, au contraire, que c'est s'entraîner au courage dès le jeune âge que de surmonter les craintes et les frayeurs qui peuvent nous assaillir. CLINIAS : Parfaitement. L'ATHÉNIEN : Disons donc que c'est une chose qui contribue grandement à nous faire acquérir une partie de la vertu que cette gymnastique que nous faisons faire aux tout petits par ces mouvements. CLINIAS : Oui, disons-le. L'ATHÉNIEN : Il est certain aussi que l'humeur douce et l'humeur chagrine entrent pour beaucoup l'une et l'autre dans la bonne ou la mauvaise disposition de l'âme. CLINIAS : Sans aucun doute. L'ATHÉNIEN : Comment pourrait-on implanter aussitôt dans le nouveau-né l'humeur que nous lui souhaitons, voilà ce qu'il faut essayer de dire, et expliquer comment et dans quelle mesure on pourra y parvenir. CLINIAS : Sans contredit. CHAPITRE III. L'ATHÉNIEN : Je tiens, moi, pour certain qu'une éducation efféminée rend les enfants moroses, emportés et très sensibles aux moindres contrariétés, et qu'au contraire, un esclavage dur et sauvage leur inspire une bassesse indigne d'un homme libre, les rend misanthropes, et fait d'eux des voisins incommodes. CLINIAS : Comment faut-il donc que l'État s'y prenne pour élever des êtres qui ne comprennent pas encore ce qu'on leur dit et ne sont pas encore capables de goûter aucune instruction ? L'ATHÉNIEN : Voici. Tout animal qui vient de naître a coutume de pousser des sons et des cris, et l'animal humain plus que les autres ; car aux cris il ajoute les larmes. CLINIAS : C'est vrai. [7, 792] L'ATHÉNIEN : C'est là-dessus que se fondent les nourrices, quand elles présentent divers objets à l'enfant pour voir ce qu'il désire. S'il se tait à la vue d'un objet, elles concluent qu'elles ont bien fait ; s'il continue à pleurer et à crier, qu'elles ont fait fausse route. C'est par des cris et des pleurs, signes de mauvais augure, que les petits enfants font connaître ce qu'ils aiment et ce qu'ils haïssent. Et ce temps ne dure pas moins de trois années : c'est une partie considérable de la vie qui se passe plus ou moins bien. CLINIAS : Tu as raison. L'ATHÉNIEN : Ne croyez-vous pas tous les deux que l'enfant morose et chagrin est sujet à se plaindre et qu'il se lamente généralement plus qu'il ne convient à un enfant bien né ? CLINIAS : Je le crois pour ma part. L'ATHÉNIEN : Mais quoi ? Si l'on essayait pendant ces trois ans d'user de tous les moyens pour que notre nourrisson éprouve le moins possible de douleurs, de craintes et de toute espèce de chagrin, n'est-il pas à croire qu'on lui ferait une âme plus courageuse et plus paisible ? CLINIAS : Évidemment, étranger, si surtout si on lui procurait beaucoup de plaisirs. L'ATHÉNIEN : Ici, je ne suis plus de l'avis de Clinias, mon admirable ami. S'y prendre ainsi, c'est le plus sûr moyen de le gâter, d'autant plus que nous sommes au début de l'éducation. Mais voyons si je dis quelque chose de sensé. CLINIAS : Explique ce que tu veux dire. L'ATHÉNIEN : Je dis que ce n'est pas un sujet de peu d'importance que celui dont nous nous entretenons. Mais vois, toi aussi, Mégillos, et sois juge entre nous. Je soutiens, moi, que pour bien vivre il ne faut point courir après les plaisirs ni fuir toutes les douleurs, mais embrasser le juste milieu que je viens d'appeler l'état paisible. C'est cette disposition que nous nous accordons tous, et avec raison, à reconnaître sur la foi des oracles, comme le partage de la divinité. C'est cette disposition que doit poursuivre, selon moi, celui d'entre nous qui veut se rendre semblable aux dieux. Par conséquent, il ne faut pas nous précipiter nous-mêmes dans les plaisirs, d'autant plus que nous ne serons pas à l'abri des douleurs, ni souffrir que qui que ce soit, vieux ou jeune, homme ou femme, vive dans cette disposition, et moins que personne, autant que possible, l'enfant qui vient de naître ; car c'est à ce moment décisif que le caractère se forme sous l'influence de l'habitude. Et si je ne craignais pas d'avoir l'air de badiner, je dirais qu'il faut prendre un soin tout particulier des femmes enceintes pendant l'année de leur grossesse, afin qu'elles ne s'abandonnent pas alors à des plaisirs ou à des chagrins multiples et fous, mais qu'elles passent tout ce temps à conserver en elles le calme et la douceur. [7, 793] CLINIAS : Tu n'as pas besoin, étranger, de demander à Mégillos lequel de nous deux a raison ; car je suis le premier à t'accorder que tout le monde doit éviter un genre de vie où la douleur et le plaisir seraient sans mélange et suivre toujours le juste milieu. Tu avais raison, et tu dois être satisfait de mon aveu. L'ATHÉNIEN : Fort bien, Clinias. Maintenant faisons tous les trois attention à ceci. CLINIAS : A quoi ? CHAPITRE IV. L'ATHÉNIEN : C'est que toutes les pratiques dont nous parlons sont ce qu'on appelle communément des lois non écrites, et que celles que l'on nomme lois des ancêtres ne sont pas autre chose que l'ensemble des pratiques de ce genre, et encore que nous avons parlé juste, en disant qu'il ne faut pas leur donner le nom de lois ni les passer sous silence, parce qu'elles sont les liens de tout gouvernement et qu'elles tiennent le milieu entre toutes les lois écrites, celles que nous avons établies et promulguées et celles que nous établirons ; qu'en un mot, ce sont des coutumes ancestrales très anciennes, qui, établies et passées en usage pour sauvegarder l'État, recèlent les lois qui furent écrites en ces temps anciens, mais qui, si elles s'écartent de la bonne voie, sont comme les constructions des architectes, quand les étais s'effondrent au milieu de l'édifice et en font tomber et coucher les unes sous les autres toutes les parties, même les parties qui ont été solidement bâties plus tard sur les anciennes qui se sont écroulées. Dans cette pensée, Clinias, tu devras lier de toute manière les parties de ta nouvelle cité, sans laisser de côté, si tu le peux, aucun détail ni grand ni petit dans ce qu'on appelle lois ou habitudes ou pratiques, parce que c'est avec tout cela qu'on unit la cité, et que ni lois ni coutumes ne sont stables les unes sans les autres. Aussi ne faut-il pas s'étonner si une foule d'usages et d'habitudes qui paraissent sans importance viennent allonger la rédaction de nos lois. CLINIAS : Tu as raison et nous entrons dans tes sentiments. L'ATHÉNIEN : Si donc on exécute exactement ces prescriptions à l'égard des garçons et des filles jusqu'à l'âge de trois ans, et qu'on ne les observe pas par manière d'acquit, elles se révéleront importantes pour le bien de ces jeunes nourrissons. A trois ans, à quatre, à cinq et même encore à six ans, les enfants ont besoin de jouer. Dès ce moment, il faut les prémunir contre la mollesse en les punissant sans les humilier, et, comme je disais des esclaves, qu'il ne faut pas, en punissant outrageusement, [7, 794] exciter la colère de ceux que l'on châtie, ni les laisser s'abandonner à la licence faute de les punir, il faut procéder de même à l'égard des gens de condition libre. A cet âge, les enfants ont des jeux naturels, qu'ils trouvent pour ainsi dire d'eux-mêmes, quand ils sont ensemble. Les enfants de chaque bourgade, âgés de trois jusqu'à six ans, se réuniront ensemble dans les temples de ces bourgades, et leurs nourrices veilleront sur eux pour maintenir l'ordre et bannir la licence. Ces nourrices mêmes et toute la bande des enfants auront pour surveillante une des douze femmes dont nous avons parlé et qui ont été choisies chaque année par les gardiens des lois. Ces femmes seront choisies par celles qui sont chargées de surveiller les mariages, lesquelles en prendront une dans chaque tribu, de même âge qu'elles. Celle qui aura été nommée se rendra chaque jour au temple pour exercer sa charge. Elle ne manquera pas de punir les délinquants. S'ils sont esclaves de l'un ou de l'autre sexe, des étrangers ou des étrangères, elle se servira pour cela d'esclaves publics ; si ce sont des citoyens qui contestent la légitimité de la punition, elle les conduira en justice devant les astynomes ; si ce sont des citoyens qui ne protestent pas, elle les punira elle-même. Passé l'âge de six ans, on séparera les deux sexes, et désormais les garçons resteront avec les garçons, les filles avec les filles. On les tournera les uns et les autres vers les exercices appropriés à leur sexe : les garçons apprendront à monter à cheval, à manier l'arc, le javelot et la fronde ; pour les filles, si elles y consentent, on leur enseignera les mêmes choses, au moins jusqu'à la théorie. On insistera particulièrement sur l'usage des armes, car la plupart des gens ont aujourd'hui des idées fausses à ce sujet. CLINIAS : Quelles idées ? CHAPITRE V. L'ATHÉNIEN : C'est que la nature a mis une différence entre notre côté droit et notre côté gauche pour l'usage que nous en faisons dans nos actions, au moins en ce qui concerne les mains ; car pour les pieds et les autres membres inférieurs, il ne paraît pas qu'on fasse une distinction entre eux au point de vue des travaux, tandis que pour les mains nous sommes devenus presque manchots par la faute des nourrices et des mères. La nature les ayant faites toutes deux à peu prés équivalentes, c'est nous qui les avons rendues différentes par nos habitudes et une mauvaise façon de nous en servir. Il est vrai qu'il y a des ouvrages où cela n'a pas beaucoup d'importance ; par exemple, il n'importe guère qu'on tienne la lyre de la main gauche et l'archet de la droite, et ainsi des autres choses semblables. [7, 795] Mais, si l'on s'autorise de ces exemples pour en user de même à l'égard d'autres choses où il ne faudrait pas le faire, on peut dire que c'est une sottise. Nous en avons la preuve dans l'usage des Scythes, qui ne se servent pas uniquement de la gauche pour éloigner l'arc et de la droite pour tirer la flèche à eux, mais qui se servent indifféremment des deux mains pour les deux gestes. On pourrait citer une foule d'autres cas du même genre, celui par exemple des cochers et ceux de bien d'autres, où l'on pourrait voir que c'est aller contre la nature que de rendre la main gauche plus faible que la droite. Cela, je l'ai dit, importe peu, s'il s'agit d'archets de corne et d'instruments du même genre ; mais il importe beaucoup, s'il faut se servir pour la guerre d'instruments de fer, arcs, javelots et autres armes, et beaucoup plus encore, s'il faut combattre de part et d'autre avec des armes lourdes. Alors celui qui a appris à s'en servir l'emporte de beaucoup sur celui qui n'a pas appris, et celui qui s'y est exercé sur celui qui ne s'y est pas exercé. Quand un athlète s'est parfaitement exercé au pancrace, au pugilat ou à la lutte, il n'est pas embarrassé pour combattre de la main gauche, il ne devient pas manchot et ne se tourne pas péniblement et maladroitement, quand son adversaire le force à changer de place et à combattre dans cette nouvelle position. C'est cette même aptitude qu'on est en droit d'attendre de celui qui lutte avec des armes lourdes et toutes les autres : il faut que celui qui a deux bras pour se défendre et pour attaquer n'en laisse pas un oisif et inhabile, autant qu'il dépend de lui. Et si quelqu'un naissait conformé comme Géryon ou Briarée, il faudrait qu'il fût capable de lancer cent traits avec ses cent mains, C'est aux magistrats des deux sexes à s'occuper de toutes ces choses et à faire en sorte, les femmes en surveillant les jeux et l'élevage des enfants, les hommes en les instruisant, que tous et toutes deviennent agiles des pieds et des mains et fassent tous leurs efforts pour ne point gâter par de mauvaises habitudes les dons de la nature. CHAPITRE VI. On peut dire qu'il y a deux sortes de sciences utiles à pratiquer : la gymnastique, qui a rapport au corps, et la musique, qui tend à former l'âme. La gymnastique a deux parties, la danse et la lutte ; la musique en a deux aussi, l'une qui imite les paroles de la Muse et qui garde toujours un air de grandeur et de noblesse, l'autre qui est destinée à donner la vigueur, la légèreté et la beauté aux membres et aux parties du corps, en apprenant à chacune à se plier et à se tendre, tandis qu'un mouvement cadencé soutient comme il faut et accompagne toutes les parties de la danse. [7, 796] En ce qui concerne la lutte, les traités qu'Antaios et Kerkyon en ont composés par une vaine émulation, comme ceux d'Epeios et d'Amycos sur le pugilat, n'étant d'aucune utilité pour prendre part à la guerre, ne méritent pas qu'on en fasse l'éloge. Mais à l'égard de la lutte droite, qui apprend à fléchir le cou, les mains et les flancs, et qui travaille avec émulation et décence à nous donner de la force et de la santé, il ne faut pas la négliger, parce qu'elle est utile pour tout cela, et, quand nous traiterons ce point dans nos lois, nous commanderons aux maîtres de donner sur tout cela des leçons à leurs élèves avec bienveillance, et aux élèves de les recevoir avec reconnaissance. Nous ne négligerons pas non plus d'imiter tout ce qui mérite d'être imité dans les choeurs, comme les danses armées des Curètes qui se pratiquent ici, ou celle des Dioscures à Lacédémone. De même chez nous, la vierge qui règne sur Athènes, ayant pris plaisir au jeu de la danse, a jugé qu'elle ne devait pas prendre ce divertissement les mains vides, mais se parer de toutes ses armes pour exécuter sa danse. Il siérait parfaitement aux jeunes gens et aux jeunes filles de suivre son exemple et d'honorer ainsi les goûts de la déesse ; cela leur serait utile pour la guerre et rehausserait l'éclat de leurs fêtes. Il faut aussi que les enfants, dès leurs premières années et tant qu'ils n'iront pas encore à la guerre, quand ils se rendent en procession aux temples de tous les dieux, se parent toujours de leurs armes et soient montés sur des chevaux, et que dans la marche ils accompagnent leurs prières aux dieux et aux enfants des dieux de pas de danse, tantôt plus rapides, tantôt plus lents. C'est encore à la même fin que doivent tendre les combats gymniques et les exercices qui les précèdent ; car dans la paix comme dans la guerre, ils sont utiles à l'État et aux particuliers. Les autres travaux corporels, soit plaisants, soit sérieux, ne conviennent pas à des hommes libres, Mégillos et Clinias. CHAPITRE VII. Sur la gymnastique dont j'ai dit dans nos premiers entretiens qu'il fallait nous occuper, j'ai à peu près tout dit et il n'y a rien à ajouter. Si cependant, vous avez mieux à proposer, dites-le. CLINIAS : Il ne serait pas facile, étranger, de laisser de côté ce que tu as dit et de trouver mieux à dire sur la gymnastique et la lutte. L'ATHÉNIEN : Nous croyions avoir épuisé le sujet des dons des Muses et d'Apollon qui se rattache à la gymnastique, et qu'il ne nous restait plus qu'à traiter de cette dernière. Mais nous voyons à présent en quoi ils consistent et que nous aurions dû l'expliquer d'abord. Parlons-en donc maintenant. CLINIAS : Oui, il faut en parler. [7, 797] L'ATHÉNIEN : Écoutez donc encore, bien que vous m'ayez déjà entendu précédemment. Mais lorsqu'il s'agit d'un sentiment extraordinaire et peu commun, celui qui parle et celui qui écoute doivent être bien sur leurs gardes, et c'est le cas à présent. Ce que je vais dire est en effet audacieux ; toutefois, je m'enhardirai et ne reculerai pas devant le risque. CLINIAS : Quel est donc, étranger, ce sentiment dont tu parles ? L'ATHÉNIEN : J'affirme que dans tous les États personne ne se doute que les jeux sont de première importance pour maintenir ou non la stabilité des lois une fois établies ; que, lorsque les jeux sont réglés et que les mêmes enfants jouent toujours aux mêmes jeux et identiquement de la même manière et prennent plaisir aux mêmes amusements, on peut croire que les lois qui ont un objet sérieux resteront intactes ; que si, au contraire, on touche à ces mêmes jeux et qu'on y introduise des innovations et des changements continuels ; si les jeunes gens ne s'attachent pas toujours aux mêmes choses ; s'ils n'ont pas toujours la même règle pour juger de ce qui est décent ou indécent dans les gestes du corps et les autres usages ; s'ils glorifient spécialement le jeune homme qui trouve toujours quelque chose de nouveau et qui introduit des parures, des couleurs et des modes différentes des habitudes établies, nous pouvons dire, et à très juste titre, qu'il n'y a pas de fléau plus funeste à l'État, parce que ces changements transforment les moeurs de la jeunesse et lui font mépriser ce qui est ancien et estimer ce qui est nouveau. Or, je le répète, lorsqu'on parle et pense de la sorte, c'est pour un État un mal sans pareil. Écoutez combien ce mal est grand, à mon avis. CLINIAS : Tu veux parler de ce mépris qu'on a dans les États pour ce qui est ancien ? L'ATHÉNIEN : Sans doute. CLINIAS : Nous écouterons donc ton discours non seulement avec attention, mais avec toute la bienveillance possible. L'ATHÉNIEN : Je le présume. CLINIAS : Parle seulement. L'ATHÉNIEN : Eh bien, allons, redoublons d'attention à nous écouter les uns les autres. Nous trouverons que le changement en toutes choses, hormis les mauvaises, est de beaucoup le mal le plus dangereux, soit dans toutes les saisons, soit dans les vents, soit dans le régime du corps, soit dans les moeurs de l'âme, et je ne dis point dangereux en un point, et non dans un autre, mais en tout, hormis, comme je le disais tout à l'heure, dans ce qui est mauvais. Si nous considérons le corps, nous verrons qu'il s'habitue à tous les aliments, à toutes les boissons, à tous les travaux, qu'il en est d'abord troublé, [7, 798] mais qu'avec le temps ces aliments produisent en lui des chairs qui leur sont propres, et qu'il finit par les aimer, s'y habituer, s'y familiariser et par se trouver très bien de tout ce régime au point de vue du plaisir et de la santé. Et si jamais on est contraint de quitter encore quelque régime approuvé, on est d'abord complètement troublé par des maladies, et l'on a peine à s'en remettre, en s'accoutumant derechef à un nouveau régime. Il faut croire que les choses se passent de même pour l'esprit des hommes et la nature de leurs âmes ; car quelles que soient les lois dans lesquelles ils ont grandis, quand elles sont, par une chance divine, restées immuables pendant de longues années, en sorte que personne ne se souvient ni n'a entendu dire qu'elles aient jamais été autrement qu'elles ne sont à présent, l'âme se sent pénétrée de respect et craint de changer quoi que ce soit à ces anciennes lois. Il est donc du devoir du législateur de trouver quelque expédient pour procurer cet avantage à l'État. Voici celui que j'imagine. Tout le monde est persuadé, comme je le disais précédemment, que les jeux des enfants n'étant réellement. que des jeux, il ne faut pas attacher une très grande importance aux changements qu'on y fait et qu'il n'en résulte pas un grand dommage. Aussi, au lieu de les en détourner, on y cède et on s'y prête. On ne réfléchit pas que ces enfants, quand ils font quelque innovation dans leurs jeux, une fois devenus des hommes, seront différents de ceux qui les ont précédés, et qu'étant autres, ils aspireront à un autre genre de vie, et qu'ainsi ils seront portés à désirer d'autres usages et d'autres lois, et qu'aucun d'eux n'appréhendera de voir arriver ce que j'appelais tout à l'heure le plus grand mal des États. A la vérité, les autres changements, ceux qui s'arrêtent à l'extérieur, ont des effets moins funestes ; mais pour les changements fréquents qui se produisent dans les moeurs et dans l'éloge et la critique qu'on en fait, ils sont de la dernière importance, et il faut s'en garder avec le plus grand soin. CLINIAS : Sans contredit. CHAPITRE VII. L'ATHÉNIEN : Mais quoi? avons-nous toujours foi en nos précédents discours, où nous avons soutenu que tout ce qui regarde les rythmes et la musique en général sont des imitations des moeurs humaines plus ou moins bonnes ? Qu'en pensez-vous ? CLINIAS : Nous n'avons pas du tout changé d'opinion. L'ATHÉNIEN : En conséquence, il nous faut mettre tout en oeuvre pour empêcher nos enfants de prendre goût à d'autres genres d'imitation, soit pour la danse, soit pour le chant, et pour que personne ne les y engage en leur proposant toutes sortes de plaisirs. CLINIAS : C'est très juste. [7, 799] L'ATHÉNIEN : Quelqu'un de nous a-t-il pour cela un moyen meilleur que celui dont usent les Égyptiens ? CLINIAS : De quel moyen veux-tu parler ? L'ATHÉNIEN : De celui qui consiste à consacrer toutes les danses et tous les chants, en fixant d'abord les fêtes et les distribuant sur toute l'année, et en faisant régler à quelles époques et en l'honneur de quels dieu, enfants de dieux et démons, il faut les célébrer ; puis, dans chaque sacrifice offert aux dieux, quel hymne il faut chanter et de quels choeurs il faut accompagner chaque sacrifice, et, le tout une fois réglé, faire faire à tous les citoyens en commun des sacrifices aux Moires et à tous les autres dieux et consacrer par des libations chaque chant, à chacun des dieux et des démons. Si, contrairement à ces prescriptions, quelqu'un essaye d'introduire en l'honneur de quelque dieu d'autres hymnes et d'autres danses, les prêtres et les prêtresses, de concert avec les gardiens des lois, sont chargés de les en empêcher, en quoi ils agissent suivant la religion et suivant la loi ; si le coupable refuse d'obéir, il s'expose, pendant toute sa vie, à être traduit en justice par tout citoyen qui le voudra. CLINIAS : Fort bien. L'ATHÉNIEN : Puisque le discours nous a conduits jusque-là, faisons nous-mêmes ce qu'il sied que nous fassions. CLINIAS : Que veux-tu dire ? L'ATHÉNIEN : Quand un jeune homme et, à plus forte raison, un vieillard a vu ou entendu quelque chose d'extraordinaire et tout à fait contraire à l'habitude, il ne se rend pas tout d'un coup à ce qui cause sa surprise, et, au lieu de courir à ce qui en est l'objet, il s'arrête, comme un voyageur qui arrivé à un carrefour et mal renseigné sur sa route, qu'il voyage seul ou en compagnie, se consulte lui-même et les autres sur ce qui l'embarrasse et ne se remet en route qu'après s'être assuré de sa route et du terme où elle conduit. C'est à présent notre cas, et nous devons faire de même. Car, étant tombés au sujet des lois sur un discours paradoxal, il faut l'examiner à fond, et ne pas prononcer facilement, à l'âge où nous sommes arrivés, sur un point de cette importance, en affirmant que nous pouvons sur-le-champ dire quelque chose de net. CLINIAS : Ce que tu dis là est très vrai. L'ATHÉNIEN : Aussi nous prendrons du temps pour y réfléchir et nous n'affirmerons rien qu'après un mûr examen ; mais, pour n'être point forcés d'interrompre inutilement la suite de la législation que nous établissons à présent, poussons jusqu'à la fin de nos lois. Peut-être, si Dieu le veut, après avoir entièrement achevé notre exposition, verrons-nous clair dans la question qui nous embarrasse. CLINIAS : C'est fort bien dit, étranger : procédons comme tu viens de l'indiquer. L'ATHÉNIEN : Qu'il soit donc admis, dirons-nous, si étrange que cela paraisse, que les chants sont autant de lois. Nous voyons que les anciens ont donné ce nom de lois aux airs qu'on joue sur la cithare ; [7, 800] peut-être n'étaient-ils pas très éloignés de penser comme nous le faisons à présent, et peut-être l'un d'eux, soit en songe, soit en état de veille, entrevit par une sorte de divination la vérité de ce que nous disons. Posons donc à ce sujet la règle que voici dans les chants prescrits par l'État, dans les cérémonies religieuses et dans tout ce qui regarde les choeurs, il sera interdit de rien changer au chant et à la danse tout autant que de violer toute autre de nos lois. Celui qui nous obéira n'aura aucune punition à craindre; mais si quelqu'un ne nous écoute pas, il sera, comme nous l'avons dit tout à l'heure, puni par les gardiens des lois, les prêtresses et les prêtres. Considérons ce point comme réglé en paroles. CLINIAS : Soit. CHAPITRE IX. L'ATHÉNIEN : Mais comment légiférer là-dessus sans se rendre ridicule ? Voyons si le moyen le plus sûr ne serait pas d'imprimer par la parole dans l'esprit des citoyens une sorte d'image sensible. En voici un exemple. Si, après un sacrifice, lorsque les victimes ont été brûlées suivant la loi, si quelqu'un, disons-nous, fils ou frère de celui qui offre le sacrifice, s'étant approché à titre privé des autels et des victimes, proférait toute sorte de blasphèmes, ne penserions-nous pas qu'il jetterait la consternation dans l'esprit du père et de sa famille et qu'ils verraient là de mauvais propos et des paroles de mauvais augure ? CLINIAS : Assurément. L'ATHÉNIEN : Eh bien ! c'est précisément ce qui, dans nos pays, arrive, si j'ose dire, à presque tous les États. Quand un magistrat fait un sacrifice public, alors on voit arriver, non pas un choeur, mais une multitude de choeurs, qui, se tenant, non pas loin, mais parfois tout près des autels, déversent sur les victimes toutes sortes de blasphèmes, et serrent le coeur de ceux qui les écoutent par les paroles, les rythmes, les airs les plus lugubres, et celui qui tire instantanément le plus de larmes de la cité est celui qui remporte la victoire. N'abolirons-nous pas un pareil usage, et, si parfois il est nécessaire que les citoyens écoutent de pareilles lamentations, dans les jours qui ne sont pas purs, mais néfastes, ne faudrait-il pas plutôt faire venir du dehors des choeurs que l'on gagerait, comme ceux qu'on loue pour accompagner les morts avec une harmonie carienne ? Il conviendrait d'en user de même pour ces chants plaintifs. Ce qui siérait aussi à ces chants, ce ne sont pas les couronnes et les parures dorées, mais au contraire la robe longue. Je n'en dirai pas davantage sur ce sujet, je vous redemanderai seulement si cette première empreinte donnée à nos chants vous plait, de la poser en loi. CLINIAS : Qu'entends-tu par là ? [7, 801] L'ATHÉNIEN : Les paroles de bon augure. Tous nos chants seront en tout point de bon augure. Est-il besoin que je prenne de nouveau votre avis là-dessus, où en ferai-je une loi tout de suite ? CLINIAS : Oui, fais-la : cette loi a pour elle tous les suffrages. L'ATHÉNIEN : Et après les paroles de bon augure, quelle sera notre seconde loi sur la musique ? Ne sera-ce pas que nous fassions toujours des prières aux dieux à qui nous sacrifions ? CLINIAS : Sans contredit. L'ATHÉNIEN : Nous mettrons, je pense, pour troisième loi que les poètes, sachant que les prières sont des demandes faites aux dieux, devront faire grande attention à ne jamais demander par mégarde un mal comme un bien, car l'effet d'une telle prière serait, je pense, d'exciter la risée. CLINIAS : Certainement. L'ATHÉNIEN : Mais notre discours ne nous a-t-il pas persuadé tout à l'heure qu'il ne doit pas y avoir de place dans la cité, ni pour l'argent, ni pour l'or ? CLINIAS : Si fait. L'ATHÉNIEN : Qu'avons-nous donc voulu enseigner par ce discours ? N'est-ce point que la race des poètes n'est pas toujours capable de bien connaître ce qui est bien et ce qui ne l'est pas. Si donc un poète a commis une telle méprise dans ses paroles ou dans son chant, il sera cause que les citoyens feront des prières maladroites et demanderont dans des choses très importantes le contraire de ce qu'il faut demander, et nous ne trouverons pas, nous l'avons dit, beaucoup de fautes plus grandes que celle-là. Posons donc cette prescription comme une des lois et un des caractères de notre musique. CLINIAS : Quelle prescription ? explique-toi plus clairement. L'ATHÉNIEN : C'est que le poète ne fasse rien de contraire aux usages de l'État, à ce qu'il tient pour juste, beau et honnête, et qu'il ne lui soit pas permis de montrer ses ouvrages à aucun particulier avant de les faire voir et agréer aux juges nommés pour cela et aux gardiens des lois. Ces juges sont ceux que nous avons choisis pour régler la musique, et celui qui préside à l'éducation. Eh bien ! je vous renouvelle ma question, mettrons-nous cette loi, ce modèle, ce caractère avec les deux autres ? Que vous en semble ? CLINIAS : Mettons-le, cela ne fait pas de doute. CHAPITRE X. L'ATHÉNIEN : Nous ne pouvons mieux faire après cela que de mêler aux prières des hymnes et des chants à la louange des dieux, et, après les dieux, d'adresser de même aux démons et aux héros les prières et les louanges qui conviennent à chacun d'eux. CLINIAS : Sans contredit. L'ATHÉNIEN : Après cela, nous pourrions tout de suite, sans que personne y trouve à redire, porter la loi que voici : Tous ceux des citoyens qui seront arrivés au terme de leur vie après avoir accompli, au physique ou au moral, des actions belles et difficiles et observé fidèlement les lois, auront droit, comme il convient, à des éloges. CLINIAS : Sans contredit. [7, 802] L'ATHÉNIEN : Pour ceux qui sont encore vivants, il serait hasardeux de les honorer par des louanges et des hymnes, avant qu'ils aient parcouru toute leur carrière et l'aient couronnée par une belle fin. Tout cela sera commun aux hommes et aux femmes qui se seront manifestement distingués par leurs vertus. A l'égard des chants et des danses, voici comment il faut les établir. Les anciens nous ont laissé beaucoup de belles créations musicales et aussi de belles danses. Rien ne nous empêche d'y choisir ce qui convient et s'ajuste à notre plan de gouvernement. On élira pour faire ce choix des examinateurs âgés d'au moins cinquante ans; ils trieront parmi les poèmes anciens ce qui leur paraîtra bon ; quant à ce qui leur paraîtra insuffisant ou tout à fait impertinent, ils le rejetteront absolument, ou le remanieront et le corrigeront, en recourant à des gens habiles en poésie et en musique, dont ils mettront à profit les talents créateurs, sans rien concéder, sinon peu de choses, aux plaisirs et aux passions ; et leur expliquant le mieux qu'ils pourront les intentions du législateur, ils institueront les danses, les chants et toute la chorée comme il leur paraîtra bon. Toute pièce de musique où l'on a substitué l'ordre au désordre et d'où l'on a banni la muse flatteuse en vaut infiniment mieux. Pour l'agrément, il est commun à toutes les muses. En effet, celui qui, dés l'enfance jusqu'à l'âge de la maturité et de la raison, a été élevé suivant la muse tempérante et réglée, s'il vient à entendre la muse contraire, ne peut la souffrir et la trouve indigne d'un homme libre ; si, au contraire, il a été élevé suivant la muse vulgaire et flatteuse, il soutient que la muse contraire est froide et sans agrément. Aussi, comme je le disais tout à l'heure, il n'y a point, sous le rapport du plaisir ou du désagrément, de différence entre ces deux muses ; mais l'une a cet avantage de rendre ses nourrissons meilleurs, tandis que l'autre ne manque jamais de les rendre pires. CLINIAS : C'est bien dit. L'ATHÉNIEN : Il faudrait encore séparer les chants qui conviennent aux femmes de ceux qui conviennent aux hommes, en leur donnant une forme distincte, et il serait indispensable d'y assortir les airs et les rythmes. Car il y aurait de quoi se récrier, si l'on n'accordait pas l'air tout entier avec les paroles et si l'on faussait le rythme, faute d'appliquer à chaque chant ce qui lui convient. Il faut aussi en fixer les formes par une loi, car il faut attribuer à l'un et à l'autre sexe ce que la nécessité impose, et, comme chaque sexe se distingue par une nature différente, c'est en se fondant sur cette différence qu'il faut faire ce discernement. Aussi il faut déclarer propre aux hommes ce qui a grand air et penche du côté du courage, et donner à la femme ce qui incline du côté de la modestie et de la retenue, comme étant plus féminin. [7, 803] Voilà pour ce qui concerne l'ordre. Parlons maintenant de la manière d'enseigner et de transmettre ces préceptes et disons comment, pour qui et quand il faut exécuter chacun d'eux. Quand un constructeur de vaisseaux jette les fondements d'un bâtiment, il commence par esquisser les formes de la carcasse. Il me semble que je procède comme lui. En essayant de distinguer les formes de chaque genre de vie, suivant la diversité des âmes, je pose réellement les fondements de ma construction, et j'examine comme il faut par quel moyen et quelles moeurs nous pourrons atteindre le plus heureusement le terme de cette navigation qu'est la vie. A la vérité, les affaires humaines ne méritent pas qu'on y prête une grande attention, et cependant il le faut, et cela est fâcheux. Mais puisque l'entreprise en est au point où elle est, si nous pouvions la terminer par quelque moyen convenable, nous aurions peut-être de quoi en être satisfaits. Que veux-je donc dire par là ? On pourrait peut-être me le demander et l'on n'aurait pas tort. CLINIAS : C'est mon avis. L'ATHÉNIEN : Je dis qu'il faut s'appliquer sérieusement à ce qui mérite nos soins et ne pas s'appliquer à ce qui ne les mérite pas, que Dieu par sa nature est digne de toute sorte de religieux empressements, mais que l'homme, comme je l'ai dit plus haut, est un jouet fabriqué par Dieu et que c'est là la plus excellente de ses qualités. Il faut donc se conformer à cette destination et c'est en jouant les jeux les plus beaux, que tout homme et toute femme doivent occuper leur vie, et prendre des sentiments tout opposés à ceux qu'ils ont à présent. CLINIAS : Comment cela ? L'ATHÉNIEN : Ils croient aujourd'hui qu'il faut s'occuper des choses sérieuses en vue des amusements, et ils sont persuadés que la guerre, qui est une affaire sérieuse, doit être dirigée en vue de la paix. En réalité la guerre n'est point de nature à nous amuser et ne peut d'autre part ni ne pourra jamais nous donner d'instruction digne de ce nom, et c'est ce qui, selon moi, est la chose la plus digne de nos soins. Aussi est-ce dans la paix qu'il faut que chacun passe la plus grande partie de sa vie, et de la façon la plus vertueuse. Quelle est donc la vraie manière de passer sa vie en jouant ? et à quels jeux faut-il s'adonner ? Il faut faire des sacrifices, chanter, danser, afin de se rendre les dieux propices, de repousser les ennemis et d'être victorieux dans les batailles. Par quelles sortes de chants et de danses on peut obtenir ces deux avantages, j'en ai donné les modèles et tracé pour ainsi dire les routes qu'il faut suivre, persuadé que le poète a raison quand il dit : [7, 804] "Télémaque, tu trouveras toi-même en ton esprit une partie de ce qu'il faut dire ; un dieu t'inspirera le reste ; car je ne pense pas que tu sois né et que tu sois grand malgré les dieux ." Il faut que nos nourrissons pensent de même et croient que ce que nous avons dit est suffisant, et qu'un démon ou un dieu leur suggérera ce qui leur reste à apprendre au sujet des sacrifices et des choeurs, par exemple pour quels dieux en particulier et à quel moment ils célébreront des jeux et se rendront les dieux propices pour passer leur vie conformément à leur nature, comme il convient à des êtres qui ne sont guère que des automates et n'ont que peu de part à la vérité. MÉGILLOS Tu ravales bien bas la nature humaine, étranger. L'ATHÉNIEN : Ne t'en étonne pas, Mégillos, mais excuse-moi. Si j'ai parlé comme je l'ai fait, c'est sous l'impression que me cause la vue de la divinité. Je te passe donc que le genre humain n'est point méprisable, si cela te fait plaisir, et qu'il mérite quelque attention. CHAPITRE XI. Poursuivons ce discours. Nous avons parlé de la construction des gymnases et des écoles publiques qu'on bâtira en trois endroits dans le milieu de la ville. En dehors de la ville, autour des murs, on bâtira aussi des manèges de chevaux en trois endroits, et l'on ménagera un vaste emplacement pour que les jeunes gens apprennent et s'exercent à tirer de l'arc et à lancer des traits de loin. Si je ne me suis pas suffisamment expliqué, édictons maintenant cette loi : qu'il y ait pour chacun de ces exercices des maîtres que nous attirerons chez nous en les payant, s'ils sont étrangers ; ils donneront à ceux qui fréquenteront nos écoles toutes les instructions qui se rapportent à la guerre et à la musique. On ne laissera pas le père libre d'envoyer ses enfants à l'école ou de négliger leur éducation, si cela lui plaît. Il faut, comme on dit, que tous, hommes et enfants, y soient astreints dans la mesure du possible, vu que les enfants appartiennent à l'État plutôt qu'à leurs parents. Je ferais la même loi pour les femmes et je les obligerais à faire exactement tous les exercices des hommes, et je ne crains pas que l'on m'objecte que l'équitation et à la gymnastique, si elles conviennent aux hommes, ne conviennent pas aux femmes. Je suis persuadé du contraire par des faits anciens que j'ai entendu rapporter, et je puis dire que je sais qu'aujourd'hui même il y a autour du Pont des milliers et des milliers de femmes, [7,805] appelées Sauromatides, qui, suivant les prescriptions de la loi, s'exercent non seulement à l'équitation, mais encore au maniement de l'arc et des autres armes, tout comme le font les hommes. En outre, voici là-dessus la réflexion que je fais : je dis que si la chose est possible, il n'y a rien de plus insensé que l'usage actuellement reçu dans nos pays, où les hommes ne pratiquent pas tous unanimement les mêmes exercices que les femmes ; car on peut dire qu'il n'y a pas d'État qui ne soit ou ne devienne la moitié de ce qu'il serait, si toute sa population participait aux mêmes charges et aux mêmes travaux. C'est là une faute énorme de la part du législateur. CLINIAS : Il y a apparence. Cependant, étranger, il y a dans ce que tu viens de dire une foule de prescriptions en désaccord avec les constitutions habituelles des États. L'ATHÉNIEN : J'ai dit qu'il fallait laisser aller le discours, et, le discours terminé, choisir alors ce qui serait jugé le meilleur. CLINIAS : Tu l'as dit, en effet, et fort judicieusement, ce qui fait que je me reproche à moi-même de t'avoir interrompu. Continue donc à nous dire ce qu'il te plaira. CHAPITRE XII. L'ATHÉNIEN : M'est avis, Clinias, comme je l'ai déjà dit, que, si les faits ne prouvaient pas suffisamment que mon idée est réalisable, on pourrait peut-être y faire des objections. Mais il faudra chercher autre chose, si l'on refuse absolument de me passer cette loi ; car les objections n'éteindront pas mon zèle à la recommander et je soutiendrai toujours qu'il faut que le sexe féminin prenne part, autant qu'il est possible, à l'éducation et aux autres exercices réservés au sexe masculin. Voici en effet une réflexion qu'il faut faire à ce sujet. Si les femmes ne partagent pas entièrement la vie des hommes, n'est-il pas nécessaire que leur vie soit ordonnée autrement ? CLINIAS : Assurément, c'est indispensable. L'ATHÉNIEN : Mais entre les genres de vie en usage aujourd'hui, lequel préférerons-nous à cette communauté que nous prescrivons à présent pour elles ? Sera-ce celui des Thraces et de beaucoup d'autres nations, où les femmes labourent, font paître des troupeaux de boeufs et de moutons et servent de domestiques absolument comme des esclaves ? Ou bien fera-t-on comme nous et tous ceux qui habitent nos régions ? Voici, en effet, comment les choses se passent chez nous. Nous ramassons, comme on dit, toutes nos richesses dans une seule pièce, nous les remettons aux femmes pour qu'elles les mettent en réserve, et nous leur confions le gouvernail en ce qui concerne la navette et le travail de la laine. [7,806] Ou bien prendrons-nous, Mégillos, le milieu entre ces deux extrêmes, comme à Lacédémone, où les jeunes filles doivent prendre part aux exercices de gymnastique et de musique, où les femmes, déchargées du travail de la laine, n'en mènent pas moins une vie active, qui n'est ni vile ni vulgaire ? car elles s'occupent avec les hommes des soins de l'administration domestique et de l'éducation des enfants, mais sans prendre part aux exercices de la guerre, en sorte que, s'il fallait un jour combattre pour leur patrie et pour leurs enfants, elles ne sauraient, comme les amazones, lancer des flèches ou d'autres traits avec adresse, ni prendre le bouclier et la lance, à l'exemple de Pallas, s'opposer généreusement au ravage de leur patrie, et pouvoir tout au moins faire peur à l'ennemi, en se montrant en bon ordre. Il est clair qu'en menant ce genre de vie, elles n'oseront même pas imiter les femmes des Sauromates, qui, comparées à des femmes ordinaires, pourraient passer pour des hommes. Loue donc qui voudra vos législateurs sur cet article. Pour moi, je ne saurais dire autre chose que ce que j'ai dit ; car je veux un législateur complet, et non une moitié de législateur, qui laisse les femmes vivre dans la mollesse et suivre un régime de vie somptueux et sans ordre, et qui, uniquement occupé de l'homme, ne laisse à l'État que la moitié, au lieu du double d'une vie heureuse. MÉGILLOS : Que ferons-nous, Clinias ? Souffrirons-nous que l'étranger coure ainsi sus à Sparte ? CLINIAS : Oui, puisque nous lui avons accordé la permission de tout dire, il faut le laisser aller, jusqu'à ce que nous soyons arrivés au terme de notre législation. MÉGILLOS : Tu as raison. CHAPITRE XIII. L 'ATHÉNIEN C'est donc à moi, semble-t-il, d'essayer d'en développer la suite. CLINIAS : Assurément. L'ATHÉNIEN : Quel pourrait être le genre de vie des citoyens dans un État où ils sont pourvus d'un nécessaire honnête, où l'exercice des métiers a été remis à d'autres, où la culture du sol a été laissée à des esclaves, qui leur payent sur les produits de la terre une portion suffisante à des gens qui vivent sobrement, où il y a des salles à manger communes, les unes à part pour les hommes, et les autres attenantes à celles-là pour leur famille, c'est-à-dire leurs filles et les mères de leurs filles, où des magistrats des deux sexes sont chargés de regarder et de voir chaque jour comment on se conduit dans ces assemblées, de les congédier et de s'en retourner chez eux avec les autres convives, [7,807] après avoir fait des libations aux dieux à qui la nuit et le jour présent sont consacrés ? Des gens ainsi pourvus n'auront-ils plus aucune besogne obligatoire ou strictement bienséante à remplir ? faudra-t-il que chacun d'eux vive comme une bête uniquement occupée à s'engraisser ? Nous pouvons dire que cela ne serait ni juste ni honnête, et qu'un homme qui vivrait ainsi ne saurait manquer d'avoir ce qui lui revient. Or ce qui revient à un animal paresseux et qui n'a d'autre souci que de s'engraisser, c'est d'être mis en pièces par un autre animal, un animal maigre, courageux et endurci au travail. Si nous voulions arriver sur ce point à une exactitude complète, comme nous l'avons fait tout à l'heure, nous ne pourrions y réussir avant que chacun de nous ait une femme, des enfants, des maisons particulières et toutes les choses qui s'y rapportent. Pour ce qui vient après cela et tient le second rang, ce dont nous traitons à présent, si nous pouvions l'avoir, nous aurions lieu d'être satisfaits. Je dis donc que, pour des gens qui vivent ainsi, il reste un devoir qui n'est pas le plus petit ni le plus négligeable, mais bien le plus important de tous et qui nous est commandé par une loi juste. La vie réputée la meilleure, celle d'un homme qui prend un soin absolu de son corps et de son âme en vue de la vertu, est deux fois plus occupée, et même beaucoup davantage, que celle de l'athlète qui néglige toute autre occupation pour conquérir la victoire aux jeux pythiques ou olympiques. Il ne faut entreprendre en surcroît aucun autre ouvrage qui empêcherait de donner à son corps les exercices et la nourriture qui lui conviennent, et à son âme la science et les bonnes habitudes. Tous les moments du jour et de la nuit suffisent à peine à qui s'applique à cet objet, pour en acquérir la juste mesure et la perfection. Cela étant ainsi, il faut établir pour tous les hommes libres un ordre d'occupations pour tout le temps de leur vie sans interruption, à partir de l'aurore jusqu'au lendemain, au lever du soleil. Il ne paraît pas séant pour le législateur de multiplier les petites prescriptions de détail relatives à l'administration domestique et à tous les autres objets semblables auxquels doivent veiller la nuit ceux qui sont chargés de garder continuellement et exactement toutes les parties de la cité. D'ailleurs, qu'un citoyen quelconque passe toute la nuit à dormir [7,808] et ne se montre point toujours le premier éveillé et levé à tous ses domestiques, tout le monde doit tenir cette pratique pour honteuse et indigne d'un homme libre, qu'on donne à ce devoir le nom de loi ou d'usage, peu importe. De même, qu'une maîtresse de maison se fasse éveiller par des servantes et ne soit pas la première à éveiller ses femmes, il faut qu'entre eux les esclaves des deux sexes, les enfants, et, s'il se peut, la maison tout entière proclament cela comme une honte. Tout le monde doit veiller la nuit pour s'occuper des multiples détails de l'administration publique et de l'administration domestique, les magistrats dans la ville, les maîtresses et les maîtres dans leurs maisons particulières. Si l'on suit la nature, il n'est pas bon de dormir longtemps, ni pour nos corps, ni pour nos âmes, ni pour toutes les actions que nous avons à faire ; car on n'est bon à rien quand on dort, pas plus que si l'on était mort. Quiconque se préoccupe surtout de vivre et de penser, se tient éveillé le plus longtemps possible et s'en tient à ce qui est utile à sa santé, et il faut peu de sommeil à qui a pris une bonne habitude. Des magistrats qui veillent la nuit dans les États sont redoutables aux méchants, ennemis ou citoyens, ils sont vénérés et estimés par les hommes justes et sages, et sont utiles à eux-mêmes et à tout l'état. CHAPITRE XIV. Outre les avantages que je viens de signaler, la nuit passée de la sorte contribue encore à donner du courage à tous les habitants d'une ville. Dès le point du jour, les enfants devront se rendre chez leurs maîtres. Si les moutons ni les autres bestiaux ne peuvent vivre sans bergers, les enfants non plus ne peuvent vivre sans gouverneur, ni les esclaves sans maîtres. Mais de tous les animaux, l'enfant est le plus difficile à manier, et il est d'autant plus rusé, plus revêche et plus pétulant qu'il porte en lui un germe de raison qui n'est pas encore développé. Aussi faut-il le brider, si je puis dire, par beaucoup de mors, en lui donnant d'abord, dès qu'il est sorti des mains des nourrices et de sa mère, des gouverneurs pour surveiller ses jeux et sa faiblesse enfantine, puis des maîtres pour lui donner toutes sortes de leçons et de connaissances. De plus, tout homme libre devra châtier et l'enfant lui-même comme on châtie un homme libre, et son gouverneur et son maître, comme on châtie un esclave, s'il surprend l'un d'eux en faute. Si, les ayant surpris, il ne les punit pas comme ils le méritent, que sa négligence soit d'abord pour lui le plus grand sujet d'opprobre, [7,809] ensuite que celui des gardiens des lois qui aura été choisi pour commander les enfants remarque soigneusement celui qui, rencontrant les personnes dont je viens de parler, ne les punit pas alors qu'il le doit, ou ne les punit pas comme il faut ; qu'en même temps il surveille d'un regard aigu et avec un soin particulier l'éducation des enfants, redresse leur caractère, et les tourne sans cesse vers le bien conformément aux lois. Mais ce magistrat lui-même, comment notre loi le formera-t-elle convenablement ? Jusqu'ici elle n'en a rien dit de clair et de suffisant : elle a touché certains points, omis les autres. Or il faut, autant que possible, ne rien laisser de côté de ce qui le regarde; il faut l'instruire sur tout, pour qu'il puisse l'expliquer et en instruire les autres. Ce qui regarde la chorée a déjà été traité et nous avons dit sur quel modèle il faut choisir, corriger et consacrer les chants et les danses. Mais pour les écrits en prose, nous n'avons pas dit, ô excellent gardien de la jeunesse, ce qu'ils doivent être et de quelle manière doivent en user tes nourrissons. A l'égard de la guerre, nous t'avons indiqué les sciences et les exercices qui leur sont nécessaires ; mais pour ce qui concerne les lettres d'abord, et, en second lieu, la lyre et le calcul, que nous avons déclarés nécessaires; pour ce que chacun doit savoir en ce qui regarde la guerre, l'administration domestique et celle de l'État; et en outre ce qu'en vue de ces mêmes administrations il est utile de connaître au sujet des révolutions des corps célestes, astres, soleil et lune, pour bien régler l'État, je veux dire pour distribuer les jours selon les mois et les mois selon les années, afin que les saisons, les fêtes et les sacrifices occupant chacun la place qui leur convient dans l'ordre de la nature et tenant la ville animée et éveillée, on rende aux dieux les honneurs qui leur sont dus et qu'on donne aux hommes une intelligence plus complète sur ces objets, tous ces points la, cher ami, n'ont pas encore été suffisamment éclaircis pour toi par le législateur. Donne donc ton attention à ce que je vais dire ensuite. Au sujet des lettres, nous avons dit que tu n'as pas encore les instructions suffisantes : la faute en est au discours, parce qu'il ne t'a pas expliqué distinctement si, pour être un bon citoyen, il faut en avoir une connaissance exacte ou n'y pas toucher du tout, et il en est de même en ce qui regarde la lyre. Nous déclarons donc qu'il faut s'appliquer aux lettres et à la lyre. Aux lettres l'enfant âgé de dix ans consacrera environ trois ans ; [7,810] pour la lyre, le temps convenable pour en commencer l'étude est la treizième almée; on la poursuivra pendant trois ans. Le père ne pourra y tenir l'enfant ni plus ni moins de trois ans, et l'enfant lui-même, qu'il ait du goût ou de l'aversion pour cette étude, ne pourra y consacrer ni plus ni moins de temps que la loi ne le prescrit. Celui qui n'obéira pas sera privé des honneurs réservés à l'enfance, dont nous parlerons dans la suite. Mais pendant ces temps-là que faut-il que les enfants apprennent et que les maîtres leur enseignent? C'est cela même qu'il faut te dire d'abord. Les enfants devront s'appliquer aux lettres jusqu'à ce qu'ils sachent écrire et lire. S'il en est à qui la lourdeur d'esprit ne permet pas de réussir à le faire couramment et proprement dans les années prescrites, on ne s'en mettra pas en peine. Quant aux ouvrages des poètes qui ne se prêtent pas aux accords de la lyre, et dont les uns sont en mesure et les autres sans coupes rythmiques, et qui, privés de rythme et d'harmonie, sont faits seulement pour être récités, écrits dangereux que nous ont laissés la plupart d'entre eux, que prétendez-vous en faire, excellents gardiens des lois que vous êtes ? Comment le législateur pourra bien vous prescrire d'en user, s'il veut faire une bonne loi ? Je m'attends qu'il se trouvera lui-même dans lui grand embarras. CLINIAS : Qu'est-ce donc qui t'embarrasse réellement pour que tu te parles ainsi à toi-même ? L'ATHÉNIEN : Tu fais bien de m'interrompre, Clinias. Comme nous faisons en commun ce plan de législation, il est indispensable que je vous explique ce qui me paraît facile et ce qui ne l'est pas. CLINIAS : Mais encore, que veux-tu dire à présent, et qu'est-ce qui te fait parler de la sorte ? L'ATHÉNIEN : Je vais te le dire : c'est qu'on ne se résout pas de gaieté de coeur à heurter de front le sentiment d'une infinité de gens. CLINIAS : Quoi donc ! Penses-tu n'avoir fait jusqu'ici que quelques prescriptions sans importance en opposition avec l'opinion générale ? L'ATHÉNIEN : C'est vrai, ce que tu dis là. Tu veux donc, ce me semble, que je suive la même route : elle déplaît à beaucoup de gens, mais plaît peut-être à autant d'autres, qui, en tout cas, ne sont pas inférieurs en mérite, s'ils le sont en nombre. C'est avec ceux-ci que tu m'exhortes à affronter le danger et à m'avancer hardiment sur la route ouverte par nos précédents discours et à ne pas me relâcher. CLINIAS : C'est bien cela. CHAPITRE XV. L'ATHÉNIEN : Je ne me relâcherai donc pas. Je dis que nous avons un très grand nombre de poètes qui ont composé des hexamètres, des trimètres et des vers de toutes sortes de mesures, les uns sur des sujets sérieux, les autres sur des sujets badins ; que des milliers de gens prétendent que, pour bien élever les jeunes gens, il faut les en nourrir, les en rassasier, [7,811] étendre et multiplier leurs connaissances par de telles lectures, jusqu'à les leur faire apprendre par coeur en entier ; que d'autres, extrayant dans tous des passages importants, et ramassant ensemble des tirades entières, soutiennent qu'il faut les apprendre par coeur et s'en charger la mémoire, si l'on veut devenir bon et habile en acquérant beaucoup d'expérience et de connaissances. C'est à ces gens-là que tu m'engages à déclarer avec franchise en quoi ils ont raison et en quoi ils ont tort. CLINIAS : Oui. L'ATHÉNIEN : Comment pourrais-je résumer d'un mot ma pensée sur tous ces points, pour être suffisamment clair ? Voici, je crois : c'est que, chacun de ces poètes - et en ceci tout le monde sera d'accord avec moi - a dit beaucoup de bonnes choses et beaucoup de mauvaises, et, s'il en est ainsi, je conclus que l'apprentissage de tant de choses est dangereux pour les enfants. CLINIAS : Quels conseils donneras-tu donc au gardien des lois ? L'ATHÉNIEN : Sur quoi veux-tu que je le conseille ? CLINIAS : Sur le modèle qu'il doit avoir devant les yeux pour permettre à tous les jeunes gens d'apprendre certaines choses et pour leur en interdire d'autres ? Parle, n'hésite pas. L'ATHÉNIEN : Mon bon Clinias, il me semble que la chance m'a favorisé. CLINIAS : A propos de quoi ? L'ATHÉNIEN : C'est que je ne suis pas du tout embarrassé pour trouver un modèle ; car en me reportant aux discours que nous avons tenus depuis ce matin jusqu'à ce moment, et qui, je crois, nous ont été inspirés par les dieux, il m'a paru qu'ils ressemblaient fort à de la poésie. Par conséquent, il n'y a rien de surprenant dans ce qui m'arrive, je veux dire dans la grande joie que je ressens en embrassant d'une seule vue l'ensemble de nos discours. Car des nombreux discours que j'ai appris ou entendus, soit en vers, soit en prose, ce sont ceux-là qui m'ont paru les plus sensés de tous et les plus dignes d'être entendus par les jeunes gens, et je ne saurais, je crois, proposer de meilleurs modèles au gardien des lois et au maître d'école et mieux faire que d'engager les maîtres à les apprendre aux enfants, et si, en parcourant les poèmes ou les ouvrages en prose, ou écoutant des discours simplement prononcés comme les nôtres et non écrits, le gardien des lois en rencontre qui se rapportent et ressemblent aux nôtres, qu'il ne néglige pas du tout ces discours apparentés aux nôtres, mais qu'il les mette par écrit et force d'abord les maîtres eux-mêmes à les louer et à les apprendre, et s'il en est qui ne les approuvent pas, qu'il rejette leur ministère [7,812] et ne confie l'instruction et l'éducation des enfants qu'à ceux qui en font le même cas que lui. Je n'ai maintenant plus rien à dire au sujet des maîtres d'école et des lettres. CLINIAS : Relativement à notre plan, je ne crois pas, étranger, que nous nous écartions du but que nous nous sommes proposé. Mais si notre plan est entièrement réussi, il est sans doute difficile de l'affirmer. L'ATHÉNIEN : Nous le verrons mieux, je crois, Clinias, lorsque, comme je l'ai déjà dit plusieurs fois, nous aurons terminé l'exposé de notre législation. CLINIAS : Bien. CHAPITRE XVI. L'ATHÉNIEN : Après le maître d'école, n'est-ce pas au maître de cithare qu'il faut nous adresser ? CLINIAS : Sans doute. L'ATHÉNIEN : Pour les maîtres de cithare, je crois, si nous nous souvenons des discours tenus précédemment, que nous leur avons assigné la tâche qui leur revient dans l'enseignement et toutes les parties de l'éducation qui sont de leur ressort. CLINIAS : De quels discours parles-tu ? L'ATHÉNIEN : Nous avons dit, je crois, que les chanteurs sexagénaires de Dionysos devaient être particulièrement bien doués pour juger des rythmes et des combinaisons harmoniques, afin qu'étant en état de discerner la bonne et la mauvaise imitation dans les chants qui expriment les affections de l'âme et de distinguer ceux qui représentent la vertu de ceux qui représentent le contraire, ils rejettent certaines mélodies, et chantent les autres aux jeunes pour en pénétrer leurs âmes, les invitant à les suivre et à les accompagner au moyen de ces imitations en vue d'acquérir la vertu. CLINIAS : Rien de plus vrai que ce que tu dis. L'ATHÉNIEN : C'est dans cette vue que le maître et son élève doivent user des sons de la lyre, à cause de la clarté que leur donnent les cordes, en accordant ces sons aux airs du musicien. Quant aux sons différents et variés exprimés sur la lyre, lorsque les cordes rendent une mélodie et que l'auteur des chants en a composé une autre, lorsque, par l'opposition des tons forts et des faibles, des rapides et des lents, des aigus et des graves, on fait résulter un accord de la discordance même, et que l'on ajuste de même toutes les variétés de rythmes aux sons de la lyre, il ne faut pas parler de tout cela à des enfants qui doivent s'approprier rapidement en trois années ce que la musique a d'utile. Car ces parties opposées, se troublant les unes les autres, sont difficiles à apprendre, et il faut que nos jeunes gens aient toute facilité d'apprendre ; car les sciences indispensables qu'ils sont chargés d'acquérir ne sont ni en petit nombre ni de peu d'importance, comme la suite de cet entretien le fera voir plus tard. Ainsi notre maître de musique bornera ses soins à ce qui vient d'être dit. Pour ce qui est des chants et des paroles que les maîtres de choeur doivent enseigner à leurs élèves, [7,813] nous nous en sommes expliqués nettement dans ce qui précède et nous avons dit que chaque fête devait avoir ses chants propres et consacrés pour procurer aux citoyens un plaisir bienvenu. CLINIAS : C'est vrai, tu nous l'as expliqué. L'ATHÉNIEN : Très vrai, en effet. Et maintenant que le magistrat choisi pour présider à la musique, ayant reçu ces chants de notre main, s'en occupe et y réussisse grâce à la fortune bienveillante. Pour nous, revenant sur la danse et sur tous les exercices corporels, ajoutons quelque chose à ce qui en a déjà été dit, et comme nous avons ajouté ce qui restait à enseigner sur la musique, ajoutons-le aussi pour la gymnastique. Les garçons et les filles doivent apprendre à danser et à faire de la gymnastique, n'est-il pas vrai ? CLINIAS : Oui. L'ATHÉNIEN : Il faudra pour les garçons des maîtres et pour les filles des maîtresses de danse, pour les faire travailler aussi bien que les garçons. CLINIAS : Il faut bien l'admettre. L'ATHÉNIEN : Rappelons donc l'homme qui aura le plus d'occupations, l'instituteur de la jeunesse, qui, chargé de veiller à la musique et à la gymnastique, n'aura pas beaucoup de loisir. CLINIAS : Mais comment pourra-t-il, vieux comme il est, veiller à tant de choses ? CHAPITRE XVII. L'ATHÉNIEN : Il le pourra facilement, cher ami ; car la loi lui a déjà permis et lui permettra encore de s'adjoindre pour cette surveillance ceux des citoyens et des citoyennes qu'il voudra, et il connaîtra ceux qu'il faut prendre et ne se résoudra jamais à faire un mauvais choix. Il sera assez sage pour respecter une fonction dont il sentira la grandeur, et il se dira en lui-même que, si les jeunes gens ont été et sont bien élevés, tout ira pour le mieux; sinon... cela ne vaut pas la peine de dire et nous ne disons pas ce qui arriverait dans une cité nouvelle, craignant ceux qui aiment fort à consulter les devins. Nous avons déjà dit bien des choses touchant la danse et tous les mouvements gymnastiques, car nous considérons comme gymnastiques tous les travaux corporels qui regardent la guerre, comme l'art de tirer de l'arc et de lancer toute sorte de traits, celui de combattre avec des armes légères ou pesantes, les évolutions tactiques, la science des marches et des campements et tout ce qui a rapport à l'équitation. Il faudra pour tout cela des maîtres publics, qui recevront un salaire de l'État. Ils auront pour disciples tous les habitants de la cité, enfants et hommes faits, jeunes filles et femmes, qu'on instruira dans tous ces genres d'exercices. Pendant qu'elles sont encore jeunes filles on exercera les femmes à danser en armes et à combattre ; [7,814] devenues femmes, elles apprendront les évolutions, les ordres de bataille, comment il faut mettre bas et prendre les armes, ne fût-ce que pour le cas où il faudrait quitter la ville en masse pour aller avec l'armée tout entière en expédition au dehors, afin qu'elles soient capables tout au moins de garder les enfants et le reste de la ville ; ou si, au contraire, car il ne faut jurer de rien, c'étaient des ennemis du dehors, barbares ou grecs, qui fondraient sur la ville avec de grandes forces et une grande violence et la mettraient dans la nécessité de combattre désespérément pour elle-même, ce serait un bien mauvais gouvernement que celui où les femmes auraient été élevées si honteusement qu'elles ne fussent point disposées à mourir et à courir tous les dangers, comme les oiseaux qui combattent pour leurs petits contre n'importe quelle bête de proie, si forte qu'elle soit, et qu'elles courussent aussitôt vers les dieux et remplissent leurs autels et leurs temples, répandant ainsi l'opinion que la race humaine est, de sa nature, la plus lâche de toutes les espèces d'animaux. CLINIAS : Non, par Zeus, étranger, ce ne serait pas du tout beau, sans parler du mal qui en résulterait, qu'une pareille chose eût lieu dans un État. L'ATHÉNIEN : Mettons donc dans la loi que les femmes ne devront pas négliger à ce point les exercices de la guerre et que tous les citoyens et les citoyennes devront s'en occuper. CLINIAS : Pour ma part, je suis, en effet, d'accord avec toi. L'ATHÉNIEN : Nous avons touché quelque chose de la lutte ; mais, à mon avis, nous n'avons pas dit ce qu'il y a de plus important. Il est vrai qu'il n'est pas facile de l'expliquer par la parole sans le faire voir par les mouvements du corps. Nous ne jugerons donc lorsque l'action, se joignant au discours, jettera quelque clarté sur les autres exercices dont nous avons parlé et nous fera voir que, de tous les mouvements, la lutte connue nous la comprenons est réellement celle qui se rapproche le plus des luttes de la guerre et qu'il faut s'y appliquer en vue de la guerre, au lieu d'apprendre la guerre en vue de la lutte. CLINIAS : C'est bien dit. CHAPITRE XVIII. L'ATHÉNIEN : Arrêtons ici notre entretien sur la valeur de la palestre. A l'égard des autres mouvements qu'on peut faire avec le corps, dont la plus grande partie pourrait bien être comprise sous le nom de danse, il faut faire attention qu'il y a deux genres de danse, l'un qui imite les beaux corps avec gravité, l'autre qui imite les laids par des gestes bas et ridicules, qu'en outre le genre bas se subdivise en deux espèces et le genre sérieux en deux autres. L'une de ces dernières est celle qui imite les beaux corps et les âmes courageuses des hommes engagés dans la guerre et dans les travaux violents; l'autre, celle qui représente l'état d'une âme sage dans la prospérité et dans les plaisirs modérés ; [7,815] on pourrait fort bien étant donné sa nature, la qualifier de pacifique. Quant à l'autre la guerrière, qui est toute différente de la pacifique, on peut justement l'appeler pyrrhique, puisqu'elle imite les parades par lesquelles on se gare des coups et des traits de toute sorte en se détournant, en reculant, en sautant en l'air ou en se baissant, et aussi les mouvements contraires à ceux-là, c'est-à-dire les gestes actifs qui tendent à imiter le lancement des flèches, des javelots et des coups de toute sorte. Ici, quand on imite les beaux corps et les belles âmes, la beauté consiste dans la rectitude et la tension vigoureuse des membres du corps et de leurs mouvements le plus souvent directs ; toute autre contenance contraire ne peut être appelée belle. A l'égard de la danse pacifique, il faut considérer si en chaque partie l'on s'applique, correctement ou contrairement à la nature, à danser en beauté dans les choeurs en observant toujours ce qui convient à des gens qui obéissent docilement à la loi. Il faut donc d'abord séparer la danse dont le caractère est douteux de celle qui a un caractère incontestable. Quelle est donc celle-ci et comment faut-il distinguer l'une de l'autre ? Toute danse bachique et les autres semblables, qui tirent, dit-on, leurs noms des nymphes, des pans, des silènes et des satyres, où l'on contrefait des personnages ivres, quand on célèbre des purifications ou des initiations, tout ce genre de danse n'est ni pacifique ni guerrier et il n'est pas facile d'en définir la nature. Il me semble pourtant qu'on pourrait très bien le séparer des autres, du guerrier d'un côté, du pacifique de l'autre, et dire qu'un tel genre de danse n'a aucun rapport à la politique, et le laisser à sa place, pour revenir au genre guerrier et au genre pacifique, comme étant incontestablement de notre ressort. Les exercices de la muse pacifique, où l'on honore par des danses les dieux et les enfants des dieux, forment un genre complet qui doit sa naissance au sentiment du bonheur. Il se divise en deux espèces : l'une, qui se rencontre, lorsqu'on a échappé aux travaux et aux dangers et retrouvé les avantages de la sécurité, offre des plaisirs plus grands ; l'autre, qui a lieu, lorsque le bonheur dont on jouit se soutient et s'augmente, offre des plaisirs moins vifs. Pour tout homme qui se trouve dans de telles conditions, les mouvements du corps sont plus vifs, si les plaisirs sont plus grands, et plus lents, si les plaisirs sont plus petits ; [7,816] en outre, l'homme qui est le mieux réglé et le plus exercé à la patience fait des mouvements moins violents, et celui qui est lâche et ne s'est pas entraîné à la modération fait des mouvements variés, plus vifs et plus violents. En général, il n'est personne soit qu'il chante, soit qu'il parle, qui puisse aisément maintenir son corps au repos, et c'est l'imitation des paroles par les gestes qui a produit tout l'art de la danse. Aussi, dans toutes ces rencontres, les uns font des mouvements réguliers, les autres des mouvements irréguliers. Quand on songe combien sont justes et conformes à la nature beaucoup de noms anciens, on ne peut que les approuver ; mais, en particulier, celui, quel qu'il soit, qui en a donné un aux danses de ceux qui sont dans la prospérité et qui restent modérés dans les plaisirs ne pouvait en trouver un plus juste et plus musical et c'est avec raison qu'il a donné à toutes ces danses le nom d'emmélies et qu'il a rangé les belles danses en deux classes, l'une, la guerrière, appelée pyrrhique, l'autre, la pacifique, appelée emmélie, donnant ainsi à l'une et à l'autre le nom qui convient et qui est conforme à sa nature. C'est au législateur à en tracer les modèles et au gardien des lois de chercher à les exécuter, et, lorsqu'il en aura trouvé le moyen, d'assortir la danse avec les autres parties de la musique et d'attribuer à chaque fête et à chaque sacrifice ce qui leur convient ; puis, lorsqu'il aura rangé et consacré tout cela, il ne touchera plus désormais à rien de ce qui appartient à la danse ou au chant, et tout l'État et les citoyens, participant aux mêmes plaisirs et semblables entre eux dans la mesure d du possible, mèneront une existence heureuse et prospère. CHAPITRE XIX. Nous avons fini d'expliquer ce que doivent être les choeurs où l'on imite les beaux corps et les âmes généreuses. Pour ce qui est des paroles, du chant, de la danse par lesquels on imite les corps et les esprits mal faits, enclins à plaisanter pour provoquer le rire, et généralement de toutes imitations comiques, il est nécessaire d'en considérer et d'en reconnaître la nature ; car si l'on ne connaît pas le ridicule, il n'est pas possible de connaître le sérieux, ni les contraires, si l'on ne connaît pas tous leurs contraires; c'est indispensable pour en bien juger. Mais on ne mêlera pas les deux choses, si l'on veut avoir la moindre part à la vertu. Il faut connaître l'une et l'autre pour ne jamais, par ignorance, laisser place au ridicule, ni dans ses actes, ni dans ses paroles, quand on y est pas obligé. C'est aux esclaves et à des étrangers gagés qu'il faut commander ces sortes d'imitations. Aucune personne libre, femme ou homme, ne doit jamais s'y intéresser si peu que ce soit, ni laisser voir qu'il en fait une étude ; ces imitations doivent toujours apparaître comme des nouveautés. [7,817] C'est ainsi que nous réglons par la loi et la raison tous les divertissements qui tendent à provoquer le rire et que nous appelons tous du nom de comédie. Pour les poètes qu'on appelle sérieux, c'est-à-dire pour les poètes tragiques, si jamais quelques-uns venaient chez nous et nous posaient cette question : "Étrangers, pouvons-nous fréquenter chez vous, dans votre ville et votre pays, pour y apporter et représenter nos pièces ? Qu'avez-vous décidé sur ce point ?" Que répondrions-nous, pour bien faire, à ces hommes divins ? Pour moi, voici la réponse que je leur ferais : « O les meilleurs des étrangers, nous sommes nous-mêmes auteurs de la tragédie la plus belle et la meilleure que nous puissions faire. Notre plan de gouvernement n'est qu'une imitation de ce que la vie a de plus beau et de meilleur, et nous prétendons que cette imitation est la tragédie la plus vraie. Vous êtes poètes, et nous aussi dans le même genre. Nous sommes vos rivaux et vos concurrents dans le plus beau drame, celui qu'une loi vraie est seule capable de produire, comme nous en avons l'espoir. Ne comptez donc pas que nous vous permettrons jamais si facilement de dresser votre théâtre sur notre place publique, d'y introduire des acteurs doués d'une belle voix, qui parleront plus fort que nous, qui harangueront les enfants et les femmes et tout le peuple, et, au lieu de tenir sur les mêmes institutions le intime langage que nous diront le plus souvent tout le contraire, car on pourrait dire que nous sommes complètement fous, nous et toute la cité, si nous vous permettions de faire ce que vous demandez à présent, avant que les magistrats aient examiné si le contenu de vos pièces est bon et convenable à dire en public, ou s'il ne l'est pas. Commencez donc, enfants des Muses voluptueuses, par montrer vos chants aux magistrats, pour qu'il les comparent aux nôtres, et, s'ils jugent que vous dites les mêmes choses ou de meilleures, nous vous donnerons un choeur ; sinon, mes amis, nous ne saurions le faire. » Tels seront donc touchant les chants et la danse et l'étude qu'il en faut faire les usages réglés par la loi, d'un côté pour les esclaves, de l'autre par les maîtres, si vous êtes de mon avis. CLINIAS : Comment ne le serions-nous pas à présent ? CHAPITRE XX. L'ATHÉNIEN : Il reste encore trois sciences à apprendre aux hommes libres. La première est le calcul et la science des nombres ; la deuxième, celle qui mesure la longueur, la surface et la profondeur ; [7,818] la troisième, celle qui nous instruit des révolutions des astres et de l'ordre qu'ils gardent entre eux dans leur marche. Une connaissance complète et précise de toutes ces sciences n'est pas nécessaire à la plupart des hommes, mais à quelques-uns seulement. Lesquels ? c'est ce que nous dirons plus tard, à la fin de notre entretien, où cette indication sera mieux à sa place. Pour la multitude, on se bornera à l'indispensable. On a grande raison de dire qu'il est honteux pour la plupart des hommes d'ignorer les sciences, mais qu'il n'est pas facile ni même possible de chercher à les posséder toutes. Cependant on ne peut négliger ce qu'il est indispensable d'en connaître, et c'est ce qu'avait en vue l'auteur de ce proverbe qui dit que Dieu lui-même ne saurait combattre la nécessité, entendons celles des nécessités auxquelles les dieux sont sujets ; car pour les nécessités humaines qu'on a généralement en vue lorsqu'on cite ce dicton, c'est de beaucoup le plus sot propos qu'on puisse tenir. CLINIAS : Quelles sont donc, étranger, par rapport aux sciences, les nécessités qui ne sont pas humaines, mais divines ? L'ATHÉNIEN : Ce sont celles sans la pratique ou la connaissance desquelles on ne passera jamais aux yeux des hommes pour un dieu, ou un démon, ou un héros capable de prendre sérieusement soin de l'humanité. Or on est bien éloigné de devenir un homme divin, si l'on ignore ce que c'est qu'un, deux, trois et en général les nombres pairs et impairs, si l'on ne sait pas du tout calculer, si l'on est incapable de compter les nuits et les jours, si l'on n'a aucune connaissance de la révolution de la lune, du soleil et des autres astres. Qu'il ne soit pas nécessaire d'apprendre tout cela, si l'on veut avoir quelque notion des plus belles sciences, ce serait une grande folie de le penser. Mais que faut-il apprendre de chacune de ces sciences, combien et quand, et que faut-il apprendre avec autre chose ou sans autre chose et à part, enfin comment faut-il combiner ces études, c'est ce qu'il faut bien savoir d'abord pour aborder le reste et l'apprendre sous la direction de ces connaissances préparatoires. Telle est la nécessité naturelle contre laquelle nous disons qu'aucun des dieux ne combat actuellement et ne combattra jamais. CLINIAS : Ce que tu viens de dire, étranger, me semble fort justement dit et en conformité avec la nature. L'ATHÉNIEN : C'est, vrai, Clinias, mais il est difficile de légiférer sur tout cela, en s'attachant à l'ordre que nous venons de proposer. Mais remettons à un autre temps, si vous le trouvez bon, le soin de préciser nos lois sur ce point. CLINIAS : Il nous semble, étranger, que tu crains l'inexpérience à laquelle nous sommes habitués en ces matières. Mais tu as tort de craindre. Essaye de t'expliquer sans rien cacher pour cela. [7,819] L'ATHÉNIEN : C'est vrai, je crains ce que tu dis ; mais je crains encore davantage ceux qui ont touché à toutes ces sciences, mais qui les ont mal étudiées ; car l'inexpérience absolue n'est pas terrible ni invincible, et ce n'est pas le plus grand des maux ; mais la multiplicité des expériences et des connaissances mal digérées cause de bien autres dommages. CLINIAS : Tu dis vrai. CHAPITRE XXI. L'ATHÉNIEN : Disons donc que les hommes libres seront obligés d'apprendre de ces sciences tout ce que les enfants des Égyptiens, tous tant qu'ils sont, apprennent avec les lettres. On commencera à leur enseigner le calcul, par manière de jeu et de divertissement, en leur faisant faire ces exercices imaginés précisément pour l'enfance et qui consistent à partager également des pommes et des couronnes entre un nombre plus ou moins grand de leurs camarades, ou à répartir à leur tour ou successivement et dans l'ordre habituel les rôles de boxeurs ou de lutteurs réservés pour remplacer le vaincu ou appariés pour le combat. On les amusera aussi en mêlant des coupes d'or, de cuivre, d'argent et d'autres matières semblables, ou en les distribuant toutes à la fois, comme je l'ai dit. En appliquant au jeu les emplois indispensables des nombres, on aidera ceux qui les auront appris à ranger et à conduire une armée ou une expédition, à diriger leurs affaires domestiques, et on les rendra certainement plus utiles à eux-mêmes et plus éveillés. Ensuite, quand il s'agira de mesurer des longueurs, des largeurs, des profondeurs, ils seront délivrés de cette ridicule et honteuse ignorance qui se rencontre naturellement chez tous les hommes relativement à tout cela. CLINIAS : Qu'elle est cette espèce d'ignorance dont tu parles ? L'ATHÉNIEN : O mon cher Clinias, je dois avouer que moi-même, je n'ai appris que fort tard l'état d'esprit où nous sommes à cet égard. J'en ai été frappé ; il m'a semblé qu'il convenait moins à des hommes qu'à de jeunes porcs, et j'en ai rougi, non seulement pour moi-même, mais encore pour tous les Grecs. CLINIAS : A propos de quoi ? Explique ce que tu veux dire, étranger. L'ATHÉNIEN : Je vais m'expliquer ; mais je le ferai mieux en t'interrogeant. Réponds-moi un peu. As-tu idée de la longueur ? CLINIAS : Certainement. L'ATHÉNIEN : Et de la largeur ? CLINIAS : Assurément. L'ATHÉNIEN : Sais-tu aussi qu'outre ces deux dimensions il y en a une troisième, la profondeur ? CLINIAS : Sans doute. L'ATHÉNIEN : Ne crois-tu pas que toutes ces dimensions sont commensurables entre elles ? CLINIAS : Si. [7,820] L'ATHÉNIEN : Tu crois, je pense, qu'il est naturellement possible de mesurer une longueur par une longueur, une largeur par une largeur et une profondeur de même. CLINIAS : Certainement. L'ATHÉNIEN : Mais si, en certains cas, cela ne se pouvait ni par force ni par douceur, et si ces dimensions étaient les unes commensurables, les autres non, et que tu les jugeasses toutes commensurables, que penserais-tu de ta science à cet égard ? CLINIAS : Qu'elle serait médiocre, évidemment. L'ATHÉNIEN : Mais quoi ? Ne sommes-nous pas persuadés, nous autres Grecs, tous tant que nous sommes, que la longueur et la largeur sont en quelque manière commensurables avec la profondeur, ou la largeur et la longueur entre elles ? CLINIAS : Assurément. L'ATHÉNIEN : Mais si ces dimensions sont absolument incommensurables, et si, comme je le disais, nous autres Grecs, nous les croyons commensurables, n'y a-t-il pas lieu d'en rougir pour tous et de leur dire : « O les meilleurs des Grecs, voilà une de ces choses dont nous parlions qu'il est honteux d'ignorer, car il n'y a rien de beau à ignorer les choses nécessaires ? CLINIAS : Sans doute. L'ATHÉNIEN : Il y a d'autres choses de même nature que celles-là, qui donnent lieu aussi à beaucoup de méprises semblables. CLINIAS : Lesquelles ? L'ATHÉNIEN : C'est ce qui concerne la nature des choses commensurables et incommensurables. Il faut, sous peine d'être tout à fait médiocre, la discerner à force d'étude, se proposer sans cesse des problèmes les uns aux autres, s'en faire une occupation beaucoup plus agréable que le trictrac des vieillards et rivaliser dans le zèle que méritent de telles études. CLINIAS : Peut-être ; en tout cas, je ne vois pas une très grande différence entre le trictrac et ce genre d'études. L'ATHÉNIEN : Pour moi, Clinias, j'affirme que c'est une étude nécessaire à la jeunesse ; elle n'est ni nuisible ni pénible. On la cultive en s'amusant et elle est utile, sans nuire aucunement à l'État. Si quelqu'un en juge autrement, écoutons-le. CLINIAS : Tu as raison, je n'en doute pas. L'ATHÉNIEN : Mais si après cela, ces sciences nous paraissent telles qu'on vient de le dire, il va sans dire que nous les admettrons ; si elles nous paraissent différentes, nous les rejetterons. CLINIAS : C'est clair : il n'y a rien à objecter. En conséquence, étranger, mettons dès maintenant ces sciences au nombre de celles qui sont nécessaires, afin de ne laisser aucun vide dans les lois. L'ATHÉNIEN : Mettons-les mais comme des gages qu'on pourra détacher de notre législation, si elles ne plaisent plus du tout, à nous qui les admettons, ou à vous qui les recevez. CLINIAS : Ta condition est raisonnable. CHAPITRE XXII. L'ATHÉNIEN : Quant à l'étude de l'astronomie que j'impose à la jeunesse, vois, quand je me serai expliqué, si elle doit nous plaire ou non. CLINIAS : Tu n'as qu'à parler. L'ATHÉNIEN : On a sur les astres un préjugé tout à fait étrange et qui n'est pas tolérable. [7,821] CLINIAS : Quel préjugé ? L'ATHÉNIEN : On dit qu'il ne faut point chercher à connaître le plus grand des dieux et tout cet univers, ni en scruter curieusement les causes, et que c'est même une impiété. Il me semble tout au contraire qu'on ferait très bien de s'y appliquer. CLINIAS : Comment dis-tu ? L'ATHÉNIEN : Ce que je dis heurte l'opinion commune et semble peu convenable dans la bouche d'un vieillard. Mais quand on est persuadé qu'une science est belle, vraie, utile à l'État et tout à fait agréable à la Divinité, il n'est plus possible de la passer sous silence. CLINIAS : Cela me paraît juste; mais trouverons-nous de telles qualités dans l'astronomie ? L'ATHÉNIEN : Mes bons amis, nous autres Grecs, nous tenons presque tous sur les grands dieux, le Soleil et la Lune, des discours dépourvus de vérité. CLINIAS : Quels discours ? L'ATHÉNIEN : Nous disons que ces astres, et certains autres avec eux, ne suivent jamais la même route, et nous leur donnons le nom de planètes. CLINIAS : C'est vrai, par Zeus, étranger, ce que tu dis-là. Moi même, j'ai souvent remarqué dans ma vie que l'étoile du matin, celle du soir et quelques autres ne suivent jamais le même cours et que le Soleil et la Lune font de même, comme nous le savons tous. L'ATHÉNIEN : C'est pour cela, Mégillos et Clinias, que je prétends que nos concitoyens et les jeunes gens doivent s'instruire de ce qui concerne les dieux qui parcourent le ciel, du moins suffisamment pour ne point blasphémer à leur sujet et pour en parler toujours pieusement dans leurs sacrifices et leurs prières. CLINIAS : C'est juste, pourvu d'abord qu'il soit possible d'apprendre ce que tu dis. En outre, si nous n'en parlons pas à présent comme il convient, et si on peut nous enseigner à en bien parler, je te concède, moi aussi, qu'il faut apprendre une science si importante et si précieuse. Essaye donc de nous montrer qu'il en est ainsi que tu le dis, et nous essayerons, nous, de te suivre et de nous instruire. L'ATHÉNIEN : La science dont je parle n'est pas, il est vrai, facile à apprendre, mais elle n'est pas non plus très difficile et n'exige pas un temps trop long, et la preuve, c'est que ne l'ayant pas apprise dans mon jeune âge ni depuis longtemps, je pourrais vous l'enseigner à tous les deux dans un temps assez court. Si elle était difficile, je ne pourrais jamais, à mon âge, l'enseigner à des gens du vôtre. [7,822] CLINIAS : Tu dis vrai. Mais en quoi consiste cette science que tu trouves si merveilleuse, qu'il convient d'enseigner à la jeunesse, et que nous, nous ne connaissons pas ? Essaye au moins de t'expliquer là-dessus aussi clairement que tu pourras. L'ATHÉNIEN : Je vais essayer. C'est une erreur de croire, mes excellents amis, que la lune, le soleil et les autres astres errent jamais dans leur course ; c'est tout le contraire qui est vrai. Chacun d'eux n'a qu'une route et non plusieurs, il parcourt toujours la même en ligne circulaire ; c'est seulement en apparence qu'il en parcourt plusieurs. On se trompe également en prenant le plus lent pour le plus rapide et inversement le plus rapide pour le plus lent. Si la nature a réglé les choses comme je le dis et que nous nous les figurions autrement, supposez qu'aux jeux olympiques nous fussions dans une erreur semblable à propos des chevaux qui courent ou des hommes qui parcourent le long stade, appelant le plus lent celui qui est le plus rapide et le plus rapide celui qui est le plus lent, et que dans nos panégyriques nous chantions le vaincu, comme s'il était le vainqueur, nous ne serions, je pense, ni justes ni agréables aux coureurs en répartissant ainsi nos éloges ; mais, si nous faisions les mêmes fautes à l'égard des dieux, pouvons-nous croire que ce qui aurait été là-bas à l'égard des hommes ridicule et injuste ne le serait pas ici à l'égard des dieux, et qu'ils seraient contents de nous entendre chanter sur eux de fausses louanges ? CLINIAS : C'est très vrai, si les choses sont telles que tu dis. L'ATHÉNIEN : Si donc nous prouvons qu'elles sont telles, il faudra apprendre de tout cela au moins de quoi nous détromper; mais si nous ne le prouvons pas, il faudra les laisser de côté. Convenons de ce règlement sous cette condition. CLINIAS : Je suis tout à fait de cet avis. CHAPITRE XXIII. L'ATHÉNIEN : Nous pouvons dire à présent que nous sommes arrivés au terme de notre législation sur l'étude des sciences. Il faut prendre la même idée à propos de la chasse et de tous les exercices du même genre ; car la tâche du législateur semble bien aller plus loin que de s'acquitter de la rédaction des lois ; il y a, outre les lois, autre chose qui tient le milieu entre l'avertissement et la loi, chose dont il nous est arrivé de parler plusieurs fois au cours de notre entretien, par exemple à propos de l'éducation des tout jeunes enfants. Ce ne sont pas là des choses à exprimer dans la loi, et, si on en parle, ce serait une grande folie de regarder ce qu'on en dit comme autant de lois. Et quand les lois et toute la constitution auront été établies sur le plan que nous aurons tracé, on n'aura pas fait un éloge complet du citoyen qui se sera distingué par sa vertu, quand on aura dit que celui qui a été un excellent serviteur et un parfait observateur de la loi, celui-là est l'homme vertueux. Disons que celui-là le sera plus parfaitement encore, qui, pendant sa vie tout entière, se soumettra aux vues du législateur, non seulement en ce qu'il ordonne, [7,823] mais encore en ce qu'il approuve ou qu'il blâme. Voilà le plus bel éloge qu'on puisse faire d'un citoyen, et le vrai législateur ne doit pas se borner à faire des lois ; il faut qu'il entremêle aux lois des conseils sur ce qu'il juge honnête ou malhonnête, et que le parfait citoyen n'observe pas moins fermement ces conseils que les prescriptions de la loi sanctionnées par des châtiments. La matière qui se présente à nous maintenant nous servira en quelque sorte de témoignage et fera mieux voir ce que nous voulons. Ce que l'on comprend à présent sous le nom unique de chasse embrasse bien des variétés ; il y a, en effet, beaucoup d'espèces de chasse pour les animaux qui vivent dans l'eau, beaucoup aussi pour les volatiles, et un très grand nombre pour les animaux terrestres ; et dans la chasse aux animaux, il faut comprendre une chasse qui mérite d'être mentionnée, celle que les hommes se font entre eux, soit par la voie de la guerre, soit par celle de l'amitié, celle-ci digne de louange et celle-là, de blâme. De même les vols des brigands et des armées contre des armées sont aussi des espèces de chasse. Un législateur qui fait des lois sur la chasse ne peut s'abstenir de s'expliquer sur tout cela, mais il ne peut pas non plus faire des prescriptions sur tout et tout régler par des lois menaçantes. Que doit-il donc faire à cet égard ? Il doit, lui, le législateur, louer et blâmer les diverses chasses, ayant en vue les travaux et les exercices des jeunes gens, et les jeunes gens, de leur côté, doivent l'écouter, lui obéir, ne point s'en laisser détourner par le plaisir ni par la fatigue, et avoir un plus grand respect, une obéissance plus ponctuelle pour ce qu'il recommande par ses éloges que pour les menaces et les peines édictées dans chacune de ces lois. Cela dit, le législateur passera à l'éloge et au blâme exactement mesurés des divers genres de chasse, approuvant ceux qui rendront meilleures les âmes des jeunes gens et blâmant ceux qui produisent l'effet contraire. Adressons-nous ensuite aux jeunes gens sous forme de souhaits : Mes amis, puissiez-vous ne jamais sentir de goût ni de passion pour la chasse de mer, ni pour la pêche à l'hameçon, ni surtout pour cette pêche des animaux aquatiques qui se pratique sans peine avec des nasses éveillées ou dormantes ! Puissiez-vous ne sentir jamais l'envie de la chasse aux hommes sur mer et de la piraterie, qui ferait de vous des hommes cruels et sans lois ! Quant aux larcins dans le pays et dans la ville, que jamais la pensée même de vous y livrer ne vous vienne à l'esprit. [7,824] Qu'aucun jeune homme ne cède non plus à l'attrait de la chasse aux oiseaux, qui ne convient pas à des hommes libres. Il ne reste à nos futurs athlètes que la chasse et la capture des animaux terrestres. Et encore celle qu'on appelle la chasse de nuit, où les chasseurs se relayent, qui ne provoque aucune activité, ne mérite pas qu'on l'approuve, non plus que celle qui a des intervalles de repos, où l'on maîtrise la force sauvage des animaux avec des filets et des toiles, au lieu de les vaincre par la force ouverte. La seule chasse qui reste pour tous et qui est la meilleure est celle des quadrupèdes qui se pratique avec des chevaux et des chiens, où le chasseur paye de sa personne, où ceux qui ont à coeur de déployer un courage divin ne domptent le gibier que par la course, les coups et les traits lancés de leurs propres mains. Voilà ce qu'on peut nettement louer ou blâmer dans les différents genres de chasse. Voici maintenant la loi : que personne n'empêche ces chasseurs vraiment sacrés de chasser partout et comment ils voudront. Quant au chasseur de nuit, qui met sa confiance dans des lacets et dans des toiles, que jamais personne ne le laisse chasser nulle part. Pour le chasseur d'oiseaux, qu'on le laisse chasser sur les friches et les montagnes, mais que le premier venu l'en empêche sur les terres cultivées ou les terres consacrées aux dieux. Le chasseur aux animaux aquatiques aura le droit de pécher partout, sauf dans les ports, les rivières, les étangs et les lacs sacrés, mais sans se servir de certaines compositions de sucs. Nous pouvons dire à présent que nous en avons fini avec tous les règlements qui se rapportent à l'éducation. CLINIAS : Fort bien.