[3,676] LIVRE III. Chap. I. (L'ATHÉNIEN) En voilà assez sur ce sujet. Passons aux gouvernements. Qu'est-ce qui, croyons-nous, leur a donné naissance ? N'est-ce point de cette manière qu'on la découvrirait le plus aisément et le mieux ? (CLINIAS) De quelle manière ? (L'ATHÉNIEN) De la manière dont il faut considérer l'accroissement des États et leurs changements successifs, soit en bien, soit en mal. (CLINIAS) Eh bien ! quelle est-elle ? (L'ATHÉNIEN) C'est, je pense, de remonter au loin dans l'infinité du temps et aux changements qui s'y sont produits. (CLINIAS) Comment l'entends-tu ? (L'ATHÉNIEN) Dis-moi, crois-tu pouvoir supputer depuis combien de temps il existe des États et des hommes organisés en société ? (CLINIAS) C'est un calcul qui n'est pas du tout facile. (L'ATHÉNIEN) Mais tu sais du moins que ce temps est immense et prodigieux ? (CLINIAS) Pour cela, oui. (L'ATHÉNIEN) Ne s'est-il pas formé dans ce temps des milliers et des milliers d'États, tandis que dans le même laps de temps il y en avait tout autant qui étaient détruits, que chacun de ces Etats a souvent passé par toutes sortes de gouvernements et que tantôt, de petits qu'ils étaient, ils sont devenus grands, et tantôt de grands, petits, de bons, mauvais, et de mauvais, bons ? (CLINIAS) Nécessairement. (L'ATHÉNIEN) Essayons, si nous pouvons, de saisir la cause de ces changements. Peut-être nous découvrira-t-elle l'origine première et la formation des gouvernements. (CLINIAS) C'est bien dit, et il faut que tu t'appliques à nous développer ta pensée là-dessus, et nous à te suivre. [3,677] (L'ATHÉNIEN) Eh bien ! croyez-vous que les anciennes traditions contiennent quelque part de vérité ? (CLINIAS) Que disent-elles ? (L'ATHÉNIEN) Que le genre humain a été plusieurs fois détruit par des inondations, des maladies et beaucoup d'autres accidents, qui ne laissèrent subsister qu'un petit nombre d'hommes. (CLINIAS) Il n'y a dans tout cela rien qui ne soit tout à fait vraisemblable. (L'ATHÉNIEN) Eh bien, maintenant représentons-nous une de ces nombreuses catastrophes, par exemple, celle qui fut autrefois causée par le déluge. (CLINIAS) Quelle idée faut-il s'en faire ? (L'ATHÉNIEN) Que ceux qui échappèrent alors à la destruction furent sans doute des bergers, habitants des montagnes, sur le sommet desquelles se conservèrent de faibles étincelles du genre humain. (CLINIAS) C'est évident. (L'ATHÉNIEN) Ces gens-là étaient forcément ignorants de tous les arts et des intrigues où l'avarice et l'ambition mettent aux prises les habitants des villes, et de tous les méfaits qu'ils imaginent les uns contre les autres. (CLINIAS) C'est du moins vraisemblable. (L'ATHÉNIEN) Posons donc pour certain que les villes situées en rase campagne et sur les bords de la mer furent en ce temps-là détruites de fond en comble. (CLINIAS) Posons-le. (L'ATHÉNIEN) Ne dirons-nous pas aussi que tous les instruments et toutes les découvertes importantes touchant les arts, la politique ou toute autre science s'en allèrent à-vau-l'eau en ce temps là ? Comment en effet, mon excellent ami, si ces connaissances s'étaient toujours conservées dans l'état où elles sont à présent, comment aurait-on inventé quoi que ce soit de nouveau ? (CLINIAS) Les gens de ce temps-là ne se doutaient pas que des milliers et des milliers d'années s'étaient écoulées avant eux ; et, il n'y a pas plus de mille ou de deux mille ans que les découvertes de Dédale, celles d'Orphée, celles de Palamède ont vu le jour, que Marsyas et Olympos ont inventé la musique, Amphion la lyre, et d'autres, une foule infinie d'autres choses, nées pour ainsi dire d'hier et d'avant-hier. (L'ATHÉNIEN) Savez-vous, Clinias, que tu as oublié un ami qui n'est véritablement que d'hier ? (CLINIAS) Veux-tu parler d'Épiménide ? (L'ATHÉNIEN) Oui, de lui-même ; car il a de beaucoup dépassé tout le monde chez vous par son esprit inventif, mon ami, et ce qu'Hésiode avait depuis longtemps présagé dans ses écrits, il l'a, lui, effectivement réalisé, à ce que vous dites. (CLINIAS) C'est en effet ce que nous disons. Chap. II. (L'ATHÉNIEN) Dès lors ne pouvons-nous pas nous faire une idée de la condition de l'homme en ce temps de destruction ? Le monde n'était plus qu'un immense et effrayant, désert, une étendue immense de terre ; et, comme tous les autres animaux avaient péri, quelques troupeaux de boeufs et ce qui était resté de la race des chèvres, qui, elles aussi, étaient en petit nombre, [3,678] telles étaient les ressources que les bergers eurent d'abord pour assurer leur subsistance. (CLINIAS) Sans doute. (L'ATHÉNIEN) Et pour ce qui est de l'État, de la politique et de la législation, dont nous nous occupons à présent, peut-on croire qu'ils en eussent gardé, le moindre souvenir ? (CLINIAS) Pas du tout. (L'ATHÉNIEN) N'est-ce pas de cet état de choses que s'est formé tout ce que nous voyons à présent, Etats, gouvernements, arts et lois, et bien des vices et bien des vertus ? (CLINIAS) Comment cela ? (L'ATHÉNIEN) Devons-nous croire, mon admirable ami, que les hommes de ce temps là, qui n'avaient aucune expérience des biens et des maux propres aux villes, fussent tout à fait bons ou tout à fait méchants ? (CLINIAS) Ta question est bien posée, et nous comprenons ce que tu veux dire. (L'ATHÉNIEN) N'est-ce pas avec le progrès du temps et la multiplication de notre espèce que les choses en sont venues au point où nous les voyons ? (CLINIAS) C'est très juste. (L'ATHÉNIEN). - Non pas tout d'un coup, naturellement, mais peu à peu, en un temps considérable. (CLINIAS). - C'est fort vraisemblable. (L'ATHÉNIEN). - En effet, à l'idée de descendre des hauteurs dans les plaines, tous, j'imagine, sentaient se renouveler leur terreur (CLINIAS). — Évidemment. (L'ATHÉNIEN). — Ne leur était-ce pas une joie, en ce temps-là, du fait de leur petit nombre, de se voir entre eux ? Mais les moyens de transport, qui les auraient reliés alors les uns aux autres par terre ou par mer, n'avaient-ils pas péri avec les métiers, autant dire à peu près tous? Ainsi donc, il ne leur était guère possible, je pense, de se mêler les uns aux autres : le fer, le cuivre, tous les minerais avaient disparu pêle-mêle, de sorte qu'il y avait toute sorte de difficultés pour en extraire à nouveau, et on était à court de bois de charpente. Car si des outils avaient pu subsister quelque part dans les montagnes, ils avaient bientôt disparu par usure, et il ne devait pas s'en fabriquer d'autres jusqu'à ce que l'art des mineurs revint parmi les hommes. (CLINIAS). Le moyen, en effet ? (L'ATHÉNIEN). — Et combien de générations plus tard pensons-nous que cela s'est produit ? (CLINIAS). — Apparemment, un grand nombre. (L'ATHÉNIEN). Mais alors, les métiers qui ont besoin de fer, de cuivre et de tous les métaux, ne dirons-nous pas qu'ils avaient disparu aussi à cette époque, pour le même temps et un plus long encore ? (CLINIAS). — Et comment (L'ATHÉNIEN). — Ce sont donc aussi la discorde et la guerre qui étaient mortes en ce temps-là sur plusieurs points. (CLINIAS). — De quelle manière ? (L'ATHÉNIEN). Tout d'abord, ils s'aimaient et se regardaient avec bienveillance dans leur isolement ; ensuite, ils n'avaient pas à se disputer la nourriture. [3,679] Les pâturages ne manquaient pas, sauf peut-être au début pour quelques-uns, et c'est de cela surtout qu'ils vivaient à cette époque ; car le lait et la viande ne leur faisaient aucunement défaut ; et de plus la chasse leur fournissait des vivres d'une qualité et d'un nombre appréciables. D'ailleurs vêtements, couvertures, habitations, ustensiles qui s'emploient au feu ou sans feu existaient en abondance ; en effet, les arts plastiques et tous ceux qui relèvent du tissage se passent complètement de fer, et la divinité avait donné aux hommes ces deux sortes de métiers pour leur procurer toutes ces ressources, afin que, le jour où ils viendraient à manquer de métal, ceux de notre race pussent naître et se développer. Dans cette situation, ils n'étaient pas tellement pauvres, ni poussés par la pauvreté à entrer en contestation ; mais ils ne seraient jamais devenus riches, étant dépourvus d'or et d'argent comme ils l'étaient en ce temps-là. Or, quand une société ne connaît jamais ni la richesse ni la pauvreté, c'est bien dans celle-là que pourraient apparaître les plus généreux caractères: ni démesure ni injustice, ni non plus jalousies ou rivalités n'y prennent naissance. Ils étaient donc bons, pour ces raisons et du fait de leur prétendue simplicité : ce qu'ils entendaient dire de beau ou de laid, ils estimaient, en gens simples, que c'était la vérité pure et ils y croyaient. Nul n'aurait su, comme aujourd'hui, à force de sagesse, y flairer un mensonge; mais, tenant pour vrai ce que l'on disait des dieux et des hommes, ils vivaient en s'y conformant ; et voilà comment ils étaient absolument tels que nous venons de les décrire. (CLINIAS) Mégillos et moi, nous sommes la-dessus d'accord avec toi. Chap. III. (L'ATHÉNIEN) Ne pouvons-nous pas dire que, pendant plusieurs générations, les hommes qui vivaient de cette manière ont dû être moins industrieux que ceux qui avaient vécu avant le déluge et que ceux d'aujourd'hui, et qu'ils ont été plus ignorants dans tous les arts et particulièrement dans l'art de la guerre, tel qu'il se pratique à présent dans les combats de terre et de mer ; qu'ils connaissaient moins les procès et ce qu'on appelle les factions, qui n'ont lieu que dans la société civile, où l'on a imaginé des artifices de toute sorte pour se faire du mal et se nuire les uns aux autres ; mais qu'ils étaient plus simples, plus courageux et en même temps plus tempérants et plus justes en tout ? Nous en avons déjà exposé les raisons. (CLINIAS) Ce que tu dis là est vrai. (L'ATHÉNIEN) Voilà ce que nous avions à dire à ce sujet ; ajoutons-y encore tout ce qui s'y rattache, [3,680] en vue de connaître comment les lois devinrent nécessaires aux hommes de ce temps-là, et quel fut leur législateur. (CLINIAS) Bien. (L'ATHÉNIEN) N'est-il pas vrai que ces hommes n'avaient pas besoin de législateurs et qu'on ne faisait guère de lois en ces temps-là ? car l'écriture était encore inconnue de ceux qui vivaient à cette époque, et la coutume et ce qu'on appelle les lois des ancêtres étaient les seules règles de conduite. (CLINIAS) C'est en tout cas vraisemblable. (L'ATHÉNIEN) Quant au gouvernement d'alors, voici quelle en fut la forme. (CLINIAS) Quelle fut-elle ? (L'ATHÉNIEN) On donne partout, je crois, le nom de patriarcat à cette forme de gouvernement qui subsite encore aujourd'hui en maint endroit chez les Grecs et chez les barbares. Homère lui-même rapporte qu'elle existait au séjour des Cyclopes : "Chez eux, dit-il, il n'y avait ni assemblées délibérantes, ni lois. Ils habitent les cimes de hautes montagnes dans des cavernes creusées ; chacun est juge de ses enfants et de sa femme, et ils ne s'inquiètent pas les uns des autres." (CLINIAS) On peut dire que vous avez en lui un poète génial. Nous avons parcouru de lui d'autres passages très plaisants, mais en petit nombre, car nous autres, Crétois, nous ne faisons guère usage de poésies étrangères. (MÉGILLOS) Nous, au contraire, nous le pratiquons, et il nous paraît supérieur aux poètes du même genre, bien qu'il ne décrive pas les moeurs laconiennes, mais plutôt les moeurs ioniennes dans tous ses poèmes. Il semble bien a ici témoigner en faveur de ton assertion, en faisant remonter, au moyen d'une fable, l'antiquité des cyclopes jusqu'à l'état sauvage. (L'ATHÉNIEN) Oui, il témoigne en ma faveur. Prenons donc son témoignage comme une preuve qu'il existe parfois des gouvernements de cette nature. (CLINIAS) Fort bien. (L'ATHÉNIEN) Les gouvernements ne se forment-ils pas de ces gens dispersés en maisons et en familles isolées par la détresse de ces cataclysmes, où le plus ancien gouverne, parce qu'il a hérité l'autorité de son père et de sa mère, et où les autres, rassemblés en un seul troupeau comme des poussins, le suivent, et vivent sous les lois du père et la plus juste de toutes les royautés ? (CLINIAS) Assurément. (L'ATHÉNIEN) Dans la suite, ils se rassemblent en plus grand nombre pour former en commun des États plus grands ; [3,681] ils s'adonnent à l'agriculture et cultivent d'abord le pied des montagnes et, pour écarter les bêtes fauves, ils font des haies d'épines en guise de remparts, et de tout cela il se forme une habitation unique, vaste et commune à tous. (CLINIAS) Que les choses se passent ainsi, c'est en tout cas vraisemblable. (L'ATHÉNIEN) Et ceci, ne l'est-il pas aussi ? (CLINIAS) Quoi ? (L'ATHÉNIEN) Ces familles prenant de l'extension par l'accession des petites familles primitives, il est naturel que chacune de celles-ci se soit présentée avec le plus ancien comme chef et certaines habitudes particulières, dues à leur vie séparée, habitudes qui différaient entre elles, parce que ces familles avaient reçu de leurs pères et de leurs éducateurs des principes différents touchant le culte des dieux et les rapports sociaux ; aussi les unes avaient des moeurs mieux réglées ou plus de courage que les autres ; et parce que les chefs de famille imprimaient ainsi naturellement leurs principes dans l'âme de leurs enfants et de leurs petits-enfants, chaque famille dut, connue je l'ai dit, se présenter avec ses usages particuliers dans la grande communauté. (CLINIAS) Il n'en pouvait être autrement. (L'ATHÉNIEN) Et il était forcé que chaque famille fût attachée à ses propres usages et les préférât à ceux des autres. (CLINIAS) C'est vrai. (L'ATHÉNIEN) Nous voilà, ce semble, parvenus à l'origine de la législation, sans que nous nous en soyons aperçus. (CLINIAS) Sans aucun doute. Chap. IV. (L'ATHÉNIEN) Après cela, ceux qui se sont réunis ensemble ont dû choisir en commun parmi eux des hommes chargés d'examiner les usages de toutes les familles, d'y prendre ceux qui leur plaisaient le plus, de les faire connaître aux chefs et aux conducteurs des peuples, comme à autant de rois, et de s'en remettre à eux du soin de choisir. Ils sont eux-mêmes appelés législateurs. Puis, après avoir constitué des chefs et passé du patriarcat à une sorte d'aristocratie ou de royauté, le peuple a dû se gouverner d'après cette nouvelle constitution. (CLINIAS) C'est en effet par une suite naturelle qu'ils ont dû en arriver là. (L'ATHÉNIEN) Parlons encore d'une troisième forme de gouvernement, où l'on trouve toutes les espèces de constitutions et tous les accidents auxquels les États sont sujets. (CLINIAS) Quelle est cette forme-là ? (L'ATHÉNIEN) Celle qui vient après la deuxième et qu'Homère a signalée, quand il dit que la troisième se produisit ainsi : "(Dardanos) fonda Dardanie, en un temps où la sainte Ilion, habitée par des hommes mortels, n'avait pas encore été bâtie dans la plaine, mais où ils vivaient encore au pied de l'Ida riche en sources." [3,682] Ces vers et ceux qu'il a composés sur les Cyclopes lui ont sans doute été inspirés par un dieu et sont tout à fait dans la nature; car les poètes sont des êtres divins, et, quand ils chantent, animés par l'inspiration, ils touchent, avec l'aide des Grâces et des Muses, à une foule de choses qui ne manquent pas de se réaliser. (CLINIAS) C'est vrai. (L'ATHÉNIEN) Entrons plus avant encore dans ce récit qui vient de s'offrir à nous ; nous y trouverons peut-être une indication pour ce que nous cherchons. N'est-ce pas ce qu'il faut faire ? (CLINIAS) Certainement. (L'ATHÉNIEN) On descendit donc, disons-nous, des hauteurs pour bâtir Ilion dans une grande et belle plaine sur une colline peu élevée, baignée par plusieurs cours d'eau descendus du haut de l'Ida. (CLINIAS) C'est ce qu'on dit en effet. (L'ATHÉNIEN) Ne pensez-vous pas que ceci n'arriva que de longues années après le déluge ? (CLINIAS) Il n'en pouvait être autrement. (L'ATHÉNIEN) Il semble en tout cas que les hommes d'alors avaient bien perdu le souvenir du cataclysme dont nous parlions tout à l'heure, quand ils placèrent ainsi leur ville au-dessous de plusieurs rivières qui dévalaient des hauteurs et qu'ils se crurent en sûreté sur des collines d'une hauteur médiocre. (CLINIAS) II est clair qu'il s'était écoulé de longues années depuis cet événement. (L'ATHÉNIEN) Je pense que beaucoup d'autres villes furent fondées à cette époque, vu l'accroissement de la population. (CLINIAS) Sans doute. (L'ATHÉNIEN) De ce nombre furent celles qui firent une expédition contre Ilion, et qui la firent sans doute par mer ; car alors personne ne craignait plus d'user de la mer. (CLINIAS) Il paraît que oui. (L'ATHÉNIEN) Les Achéens durent attendre dix ans avant de renverser Troie. (CLINIAS) C'est vrai. (L'ATHÉNIEN) Pendant cet intervalle de dix ans que dura le siège de Troie, il arriva dans le pays de chacun des assiégeants beaucoup de maux, causés par les factions de jeunes gens qui reçurent mal et contre toute convenance les soldats qui rentraient dans leurs villes et leurs foyers, en sorte qu'on entendit partout parler de morts, de massacres et d'exils. Mais les exilés revinrent et se firent appeler Doriens au lieu d'Achéens, parce que celui qui les rassembla alors était Dorien. C'est du moins de tous ces faits que vous autres Lacédémoniens, vous partez pour inaugurer et exposer votre histoire. (MÉGILLOS) Sans contredit. Chap. V. (L'ATHÉNIEN) Nous voilà revenus au point que nous avons quitté, lorsque, ayant commencé à nous entretenir sur les lois, nous sommes tombés sur la musique et les banquets. On pourrait croire qu'un dieu nous a guidés ; en tout cas, le discours nous offre, si je puis dire, une nouvelle prise ; [3,683] car il nous ramène à Lacédémone et en Crète, dont les gouvernements, fondés sur des lois analogues, sont, disiez-vous, excellents. L'avantage que nous avons retiré de cette digression, où nous avons considéré certaines formes de gouvernements et certaines fondations du villes, c'est que nous avons vu un premier, puis un deuxième, enfin un troisième État, qui sont sortis, croyons-nous, les uns des autres au cours d'un nombre infini d'années. Voici maintenant un quatrième état, ou, si vous préférez, une nation organisée encore aujourd'hui comme elle le fut lors de sa fondation. Si d'après tout cela nous pouvons arriver à voir ce qu'il y avait de bien ou de mal dans ces fondations, quelles lois maintiennent ce qui s'en est maintenu ou gâtent ce qui s'en est gâté, et par quels changements et quelles substitutions on pourrait rendre un État heureux, il faut, Mégillos et Clinias, reprendre le sujet pour ainsi dire dès le début, à moins que vous n'ayez quelque chose à redire à ce qui a été dit. (MÉGILLOS) Je puis t'affirmer, étranger, que, si un dieu nous garantissait qu'en nous remettant à l'examen de la législation, nous entendrons des discours aussi beaux et aussi développés que ceux que nous venons d'entendre, je ferais pour ma part une longue route, et que ce jour me paraîtrait court, quoique nous soyons à peu près à l'époque où le soleil passe des signes d'été aux signes d'hiver. (L'ATHÉNIEN) Il faut donc, semble-t-il, reprendre cet examen. (MÉGILLOS) Certainement. (L'ATHÉNIEN) Transportons-nous donc par la pensée, Mégillos, au temps où vos ancêtres soumirent entièrement à leur pouvoir Lacédémone, Argos et Messène avec leur territoire. Après la conquête, ils décidèrent, à ce que rapporte la tradition légendaire, de partager l'armée en trois et de coloniser les trois villas d'Argos, de Messène, et de Lacédémone. (MÉGILLOS) C'est exact. (L'ATHÉNIEN) Et Tèménos fut fait roi d'Argos, Cresphonte de Messine, Proclès et Eurysthénès de Lacédémone. (MÉGILLOS) Sans contredit. (L'ATHÉNIEN) Et toute l'armée jura alors de leur prêter main-forte, si quelqu'un entreprenait de détruire leur royauté. (MÉGILLOS) Sans doute. (L'ATHÉNIEN) Mais, au nom de Zeus, lorsque la royauté ou tout autre gouvernement vient à se détruire, l'est-elle jamais par d'autres que par elle-même ? N'avons-nous pas admis cela comme incontestable, lorsque tantôt nous sommes tombés sur cette question, ou l'avons-nous oublié ? (MÉGILLOS) Comment l'aurions-nous oublié ? (L'ATHÉNIEN) Nous pouvons l'affirmer avec plus d'assurance encore, maintenant que nous pouvons, ce semble, l'appuyer sur des faits réels. [3,684] Ainsi nos recherches ne porteront pas sur de vaines conjectures, mais sur des événements réels et certains. Or voici ce qui est arrivé. Les trois rois et les trois villes soumises à l'autorité royale se jurèrent réciproquement, suivant les lois qu'ils avaient établies en commun pour régler l'autorité d'une part et la dépendance de l'autre, les premiers de ne point aggraver le joug du commandement dans l'avenir, quand leur famille viendrait à s'agrandir; les seconds, de ne jamais détruire eux-mêmes la royauté et d'empêcher les autres de la détruire, tant que les rois garderaient fidèlement leurs serments. De plus, les rois devaient se porter au secours des rois et des peuples, au cas d'une injuste agression, et les peuples au secours des peuples et des rois qui seraient attaqués injustement. N'est-ce point ainsi que cela fut réglé ? (MÉGILLOS) C'est ainsi assurément. (L'ATHÉNIEN) Et le plus grand avantage qu'on puisse retirer de l'établissement d'une constitution politique ne se rencontrait-il pas dans la législation de ces trois villes, quel qu'en fût l'auteur, les rois ou d'autres ? (MÉGILLOS) Quel avantage ? (L'ATHÉNIEN) C'est d'avoir deux Etats toujours prêts à contraindre le troisième, au cas où il refuserait d'obéir aux lois établies. (MÉGILLOS) Cela est évident. (L'ATHÉNIEN) Cependant on recommande d'ordinaire aux législateurs de faire des lois telles que les peuples et les foules les acceptent volontiers. C'est comme si l'on recommandait aux maîtres de gymnase ou aux médecins de dresser le corps et de guérir les maladies par des voies agréables. (MÉGILLOS) Exactement. (L'ATHÉNIEN) Au contraire, nous sommes souvent bien contents qu'on nous maintienne en bon état et en santé, en ne nous imposant que de légères souffrances. (MÉGILLOS) Sans doute. (L'ATHÉNIEN) Voici encore une chose importante qui facilita pour les hommes de ce temps-là l'établissement de la législation. (MÉGILLOS) Quelle chose ? Chap.VI. (L'ATHÉNIEN) Les législateurs n'eurent pas à craindre, en établissant l'égalité des biens, le plus grand reproche qu'on leur fait dans beaucoup d'autres cités où ils donnent des lois, lorsqu'ils veulent toucher aux propriétés territoriales et liquider les dettes, persuadés qu'ils ne sauraient sans cela établir l'égalité d'une manière suffisante. Car dès qu'un législateur se met à faire quelque innovation de cette nature, tout le monde s'y oppose ou lui crie de ne pas remuer ce qui doit rester immuable, et on le maudit, s'il introduit un nouveau partage des terres et la remise des créances, en sorte que, si habile qu'il puisse être, il ne sait plus de quel côté se tourner. Mais chez les Doriens, cela se fit aisément et sans récrimination ; le partage ne souleva aucune contestation et d'ailleurs les créances n'étaient ni considérables ni anciennes. (MÉGILLOS) C'est vrai. (L'ATHÉNIEN) Comment se fait-il donc, mes excellents amis, que leur établissement et leur législation aient si mal tourné ? [3,685] (MÉGILLOS) Que dis-tu là et sur quoi fondes-tu ce reproche ? (L'ATHÉNIEN) Sur ce que deux de ces trois établissements ne tardèrent pas à gâter leur gouvernement et leurs lois, qui ne subsistèrent que dans un seul, celui de votre ville. (MÉGILLOS) Il n'est pas facile de te répondre. (L'ATHÉNIEN) Il le faut pourtant, puisque nous examinons en ce moment cette question et que nous nous occupons de législation ; ce sera pour nous un divertissement tel qu'il convient à de sages vieillards ; nous achèverons ainsi gaiement notre chemin, comme nous le disions, quand nous nous sommes mis en route. (MÉGILLOS) Sans doute ; il faut faire ce que tu proposes. (L'ATHÉNIEN) Où trouverions-nous d'ailleurs un plus beau sujet d'entretien que celui des lois qui ont servi à policer ces trois États, et y a-t-il des États plus illustres et plus grands dont l'établissement puisse provoquer nos réflexions ? (MÉGILLOS) II ne serait pas facile d'en citer d'autres à la place de ceux-là. (L'ATHÉNIEN) Ne croyez-vous pas que les hommes de ce temps-là pensaient qu'avec cette organisation ils pourraient défendre non seulement le Péloponnèse, ce qui n'était pas douteux, mais encore toute la Grèce, si quelque nation barbare osait l'insulter, comme le firent alors les habitants d'Ilion, qui, confiants dans la puissance des Assyriens, fondée sous Ninos, furent assez hardis pour attirer la guerre devant Troie. Ce qui s'était conservé de cet empire faisait encore grande figure, et la crainte que nous inspire aujourd'hui le grand Roi les gens de ce temps-là l'éprouvaient à l'égard de cette confédération de peuples coalisés, qui leur en voulait pour avoir pris Troie une seconde fois, car cette ville faisait partie de leur empire. En face de tous ces dangers, ils croyaient avoir eu une heureuse idée en partageant l'armée entre trois villes sous une seule autorité, celle des rois frères, fils d'Héraclès ; et cette organisation leur paraissait supérieure à celle de l'armée qui était allée à Troie. Car tout d'abord ils étaient convaincus qu'ils avaient dans les Héraclides des chefs supérieur aux chefs Pélopides, ensuite que leur armée l'emportait en courage sur celle qui était allée à Troie, puisque cette armée, composée d'Achéens, qui avait vaincu les Troyens, avait été battue par eux, Doriens. N'est-ce pas ainsi et dans cette pensée que les Doriens s'étaient organisés ? (MÉGILLOS) Exactement ainsi. [3,686] (L'ATHÉNIEN) N'était-il pas aussi naturel qu'ils crussent que ce nouvel établissement serait stable et durerait longtemps, vu qu'ils avaient affronté ensemble beaucoup de travaux et de dangers, que leurs États avaient été répartis par des rois du même sang et frères, et qu'enfin ils avaient usé des mêmes devins, et notamment d'Apollon delphien. (MÉGILLOS) Tout à fait naturel. (L'ATHÉNIEN) Cependant cette puissance sur laquelle ils comptaient si fort se dissipa, semble-t-il, rapidement, hormis la petite partie dont nous parlions tout à l'heure, celle que forme votre pays, et celle-ci n'a pas cessé jusqu'à présent de faire la guerre aux deux autres, au lieu que, s'ils avaient persévéré dans les mêmes dispositions et le même accord, ils auraient été invincibles à la guerre. (MÉGILLOS) Sans aucun doute. Chap. VII. (L'ATHÉNIEN) Comment donc et par où perdirent-ils leur puissance ? N'y a-t-il pas lieu de rechercher par quelle fatalité fut dissoute une coalition si forte et si puissante ? (MÉGILLOS) On aurait en effet de la peine, si, portant ses regards ailleurs, on négligeait ces événements, à connaître les lois ou les constitutions politiques qui conservent les grands et beaux États, ou qui, au contraire, les ruinent totalement. (L'ATHÉNIEN) C'est donc, semble-t-il, une heureuse chance qui nous a conduits à une question si bien appropriée à nos recherches. (MÉGILLOS) Certainement. (L'ATHÉNIEN) N'est-il pas vrai, mon admirable ami, que tout le monde, et nous-mêmes en ce moment, chaque fois que nous voyons un État bien organisé, nous nous imaginons sans réflexion qu'il aurait exécuté d'admirables prouesses, s'il avait bien su user de sa puissance comme il convenait. Il se peut, au contraire, que, sur ce point même, notre jugement ne soit ni droit ni conforme à la nature et qu'il en soit de même de tous les hommes dans tous les cas où ils se forment cette opinion. (MÉGILLOS) Que veux-tu dire, et à quel propos dois-je dire que cette réflexion t'est venue à l'esprit ? (L'ATHÉNIEN) Moi aussi, mon bon ami, je ne puis m'empêcher de rire de moi-même, de ce que, en considérant l'armée en question, il m'a paru qu'elle était parfaitement belle et qu'elle aurait été, comme je l'ai dit, pour les Grecs une admirable acquisition, si on avait su alors en faire un bon usage. (MÉGILLOS) Il y avait donc peu de sens et de raison dans tout ce que tu as dit, et nous avons eu tort de l'approuver ? (L'ATHÉNIEN) C'est possible. Je pense néanmoins que tout homme qui voit quelque chose de grand, de très puissant et de très fort, s'imagine aussitôt que, si celui qui en est le maître, savait user d'un si beau et si grand avantage, il ferait une infinité de choses admirables et serait heureux. [3,687] (MÉGILLOS) N'est-ce pas juste, cela aussi ? ou comment l'entends-tu ? (L'ATHÉNIEN) Examine donc sous quel rapport celte idée avantageuse qu'on se forme d'une chose peut être raisonnable, et, tout d'abord, à propos du sujet même que nous traitons, vois comment, si les chefs de cette armée avaient su la ranger convenablement, ils auraient atteint leur but. N'y seraient-ils pas arrivés, s'ils en avaient gardé sûrement et maintenu pour toujours la cohésion, de manière à être libres eux-mêmes et à commander ceux qu'ils auraient voulu, bref de réaliser partout, chez les barbares comme chez les Grecs, tous leurs désirs à eux et à leurs descendants ? N'était-ce pas là le fond de leurs désirs ? (MÉGILLOS) Certainement. (L'ATHÉNIEN) Est-ce qu'en voyant l'opulence, ou les honneurs extraordinaires d'une famille, ou tout autre avantage de cette nature, on ne dit pas aussi que celui qui les possède serait heureux, s'il savait en user, et cela parce qu'on s'imagine qu'il pourrait ainsi réaliser tous ses désirs, ou du moins la plupart et les plus importants ? (MÉGILLOS) Il le semble en tout cas. (L'ATHÉNIEN) Mais dis-moi, tous les hommes n'ont-ils pas un désir commun, celui dont il vient d'être question dans notre discours et dont il atteste l'existence ? (MÉGILLOS) Quel désir ? (L'ATHÉNIEN) Le désir que tout arrive au gré de notre âme et, sinon tout, au moins ce qui est compatible avec la condition humaine. (MÉGILLOS) Sans doute. (L'ATHÉNIEN) Et puisque c'est là ce que nous voulons tous et toujours, enfants, hommes faits et vieillards, c'est aussi forcément ce que nous ne cessons jamais de demander aux dieux. (MÉGILLOS) Sans contredit. (L'ATHÉNIEN) Et nous souhaitons aussi à nos amis ce qu'ils se souhaitent à eux-mêmes. (MÉGILLOS) Certainement. (L'ATHÉNIEN) Un fils n'est-il pas cher à son père, alors qu'il est, enfant et son père âgé ? (MÉGILLOS) Naturellement. (L'ATHÉNIEN) Cependant les voeux que forme le fils n'accommodent pas toujours le père, qui prie les dieux de ne pas les exaucer. (MÉGILLOS) C'est quand le fils, encore jeune, forme des voeux irréfléchis. (L'ATHÉNIEN) Et lorsque le père, vieux ou trop jeune, n'ayant aucune idée de l'honnête et du juste, forme des voeux ardents dans une disposition d'esprit analogue à celle de Thésée à l'égard d'Hippolyte mort si malheureusement, crois-tu qu'un fils qui sait ce qu'est l'honnête et le juste joigne ses voeux à ceux de son père ? (MÉGILLOS) J'entends : tu veux dire, je crois, qu'il ne faut pas faire de voeux ni se presser, pour que tout marche suivant notre volonté, mais plutôt pour que notre volonté suive notre raison, et que c'est la sagesse que les États et les particuliers doivent souhaiter et poursuivre. [3,688] Chap. VIII. (L'ATHÉNIEN) Oui, je vous ai dit moi-même en commençant et je vous rappelle, si vous voulez bien vous en souvenir, qu'un homme d'État qui légifère ne doit jamais perdre de vue la sagesse, en édictant les dispositions de ses lois. Vous prétendiez tous les deux qu'un bon législateur ne doit avoir en vue dans toute sa législation que la guerre ; moi, de mon côté, je disais que c'était vouloir qu'il rapportât toutes ses lois à une seule vertu, alors qu'il y en a quatre et qu'au contraire, il devait les avoir toutes en vue, principalement la première, qui commande à toutes les autres, à savoir la sagesse, la raison avec les goûts et les désirs qui s'y rapportent. Ainsi le discours nous ramène au même point, et moi qui parle, je répète à présent ce que je disais alors, en badinant, si vous voulez, puis sérieusement, qu'il est dangereux de faire des voeux, quand on manque de raison et qu'il peut nous arriver le contraire de ce que nous voulons. Maintenant, s'il vous plaît, écoutez-moi vous parler sérieusement ; car je compte bien à présent vous faire voir, si vous suivez le raisonnement que j'ai développé tout à l'heure, que ce qui perdit les rois et fit avorter leur projet, ce ne fut point le manque de courage, ou l'ignorance de la guerre chez les chefs et ceux qui leur devaient obéissance, mais que ce qui gâta tout, ce furent tous les autres vices et surtout l'ignorance des affaires humaines les plus importantes. Que les choses se soient passées ainsi en ce temps-là, qu'elles se passent encore de même aujourd'hui et qu'il n'en saurait être autrement à l'avenir, je vais essayer de le découvrir dans la suite de mon discours et de vous le faire voir comme à des amis du mieux que je pourrai. (CLINIAS) Comme des louanges en paroles pourraient te mettre à la gêne, nous te louerons en action, tant nous mettrons de zèle à suivre tes discours : c'est la manière dont un honnête homme témoigne son approbation ou son blâme. (L'ATHÉNIEN) C'est fort bien dit, Clinias : faisons donc ce que tu dis. (CLINIAS) Je le ferai, s'il plait à Dieu ; parle seulement. Chap. IX. (L'ATHÉNIEN) Je dis donc, pour reprendre le fil de ce discours, que ce fut la plus grande ignorance qui perdit cette fameuse puissance, et que cette ignorance est de nature à produire encore le même effet, de sorte que, les choses étant ainsi, il est du devoir du législateur d'essayer d'inspirer autant que possible la sagesse aux États et d'en bannir le plus possible l'ignorance. (CLINIAS) Cela est évident. [3,689] (L'ATHÉNIEN) Qu'est-ce qu'on peut appeler justement la plus grande ignorance ? Voyez si vous approuvez tous les deux ce que je vais dire. La plus grande ignorance, je prétends, moi, que c'est celle-ci. (CLINIAS) Laquelle ? (L'ATHÉNIEN) C'est lorsque, jugeant qu'une chose est belle ou bonne, au lieu de l'aimer, on la prend en aversion, et encore, lorsque jugeant que telle chose est mauvaise et injuste, on ne laisse pas de l'aimer et de l'embrasser. C'est ce désaccord entre la peine et le plaisir d'une part et l'opinion raisonnable de l'autre que j'appelle l'ignorance extrême et l'ignorance la plus grande, parce qu'elle est dans l'âme de la foule ; car ce qui s'afflige et se réjouit dans l'âme, c'est précisément ce qu'est le peuple et la multitude dans l'État. Quand donc l'âme se révolte contre la science, le jugement, la raison, que la nature a faits pour commander, j'appelle cela l'ignorance, ignorance dans l'État, quand la foule n'obéit pas aux magistrats et aux lois, ignorance aussi dans un particulier, quand les bons principes qui sont dans son âme restent sans effet et qu'il se met en opposition avec eux. Voilà les sortes d'ignorances que je tiens pour tes plus grands dérèglements soit dans l'État, soit dans chaque particulier, et non l'ignorance des artisans dans leur métier, si vous saisissez bien ma pensée, étrangers. (CLINIAS) Nous la saisissons, cher ami, et nous sommes d'accord avec toi. (L'ATHÉNIEN) Décrétons donc et déclarons qu'aux citoyens atteints de cette ignorance il ne faut confier aucune parcelle d'autorité et qu'il faut leur faire honte de leur ignorance, fussent-ils très habiles à raisonner et soigneusement exercés à tout ce qui orne l'esprit et lui donne de la rapidité ; qu'au contraire, il faut donner le nom de savants ceux qui sont dans des dispositions opposées, même si, comme on dit, ils ne savent ni lire ni nager, et leur confier les magistratures, comme à des hommes sensés. Peut-il, en effet, mes amis, y avoir la moindre espèce de sagesse dans une âme en désaccord avec elle-même ? Ce n'est pas possible, puisqu'on peut dire très justement que la plus parfaite sagesse est le plus beau et le plus grand des accords, et qu'on ne la possède que lorsqu'on vit selon la droite raison. Quant à celui qui en est dépourvu, il n'est propre qu'à perdre sa maison, et il est totalement incapable de sauver l'État ; ignorant comme il est, il révélera au contraire son incapacité en toutes rencontres. Considérons donc, ainsi que je le disais tout à l'heure, ces principes comme établis. (CLINIAS) Admettons-le. Chap. X. (L'ATHÉNIEN) Il y a nécessairement dans un État des gouvernants et des gouvernés, n'est-ce pas ? (CLINIAS) Sans doute. [3,690] (L'ATHÉNIEN) Fort bien : mais dans les États grands ou petits, comme aussi dans les familles, quels sont les titres en vertu desquels les uns commandent et les autres obéissent, et combien y en a-t-il ? Le premier n'est-il pas celui de père et de mère, et, en général, ne reconnaît-on pas en tous pays que les parents sont naturellement qualifiés pour commander à leurs descendants ? (CLINIAS) C'est bien certain. (L'ATHÉNIEN) A la suite de ce premier titre, il y en a un deuxième, celui qu'ont les nobles de commander aux roturiers ; puis un troisième, en vertu duquel les plus vieux commandent et les plus jeunes obéissent. (CLINIAS) Sans doute. (L'ATHÉNIEN) Il y en a un quatrième, qui attribue le commandement aux maîtres et l'obéissance aux esclaves. (CLINIAS) Sans contredit. (L'ATHÉNIEN) Le cinquième est, je pense, celui qui veut que le plus fort commande et que le plus faible obéisse. (CLINIAS) C'est un commandement imposé par force, celui-là. (L'ATHÉNIEN) C'est aussi le plus commun chez tous les êtres et qui a, comme l'a dit autrefois Pindare le Thébain, un droit dans la nature. Mais le titre le plus grand, ce me semble, c'est le sixième, qui ordonne à l'ignorant d'obéir et au sage de guider et de commander; et cet empire, très sage Pindare, j'oserai dire qu'il n'est pas contraire à la nature, et que l'obéissance volontaire à la loi y est, au contraire, tout à fait conforme et ne lui fait pas du tout violence. (CLINIAS) Tu as parfaitement raison. (L'ATHÉNIEN) Mettons le sort pour le septième titre, qui dépend de la faveur des dieux et de la chance, et disons qu'il est très juste que le commandement revienne à celui qu'il a désigné, et l'obéissance à celui qu'il a rejeté. (CLINIAS) Rien de plus vrai. (L'ATHÉNIEN) Tu vois donc, législateur, pourrions-nous dire en badinant à quelqu'un de ceux qui se chargent facilement d'établir des lois, tu vois combien il existe de titres au commandement et qu'ils sont naturellement opposés les uns aux autres; car nous avons tout à l'heure découvert là une source de séditions, à laquelle tu dois porter remède. Considère donc d'abord avec nous en quoi les rois d'Argos et de Messène ont péché contre ces principes et comptent ils se perdirent, eux et la puissance de la Grèce, qui était en ce temps-là admirable. N'est-ce pas parce qu'ils n'ont pas connu le mot si juste d'Hésiode, que la moitié est souvent plus que le tout. Il jugeait que, lorsqu'on s'expose à un dommage en prenant le tout et que la moitié suffit, ce qui suffit est plus que ce qui excède la mesure, parce qu'il vaut mieux. (CLINIAS) C'est très juste. (L'ATHÉNIEN) Faut-il croire que cette erreur, qui les perd toujours, soit une erreur des rois plutôt que des peuples ? [3,691] (CLINIAS) On peut croire que c'est généralement une maladie des rois, chez qui le luxe engendre l'orgueil. (L'ATHÉNIEN) N'est-il pas évident que les rois de ce temps-là commirent la faute de s'arroger plus que les lois établies ne le leur permettaient et se mirent en désaccord avec eux-mêmes en reniant ce qu'ils avaient approuvé et juré ? Cette contradiction, qui est, comme nous le disons, la plus grande ignorance, mais qu'ils prirent pour de la sagesse, fit qu'ils perdirent tout par un manque de mesure et une ignorance amère. (CLINIAS) Il semble bien qu'il en fut ainsi. (L'ATHÉNIEN) Fort bien. Mais quelle précaution devait prendre le législateur de ce temps-là pour empêcher le mal de naître ? Au nom des dieux, n'est-il pas vrai qu'il n'y a pas de malice aujourd'hui à le voir, ni de difficulté à le dire ? mais pour le prévoir en ce temps-là il aurait fallu être plus habile que nous ne le sommes. (MÉGILLOS) Qu'entends-tu par là ? (L'ATHÉNIEN) Qu'on n'a maintenant qu'à regarder ce qui s'est passé chez vous, Mégillos; alors on n'aura pas de peine à voir, puis à dire ce qu'il aurait fallu faire. (MÉGILLOS) Explique-toi plus clairement. (L'ATHÉNIEN) Je ne puis rien dire de plus clair que ceci. (MÉGILLOS) Quoi ? Chap. XI. (L'ATHÉNIEN) Si, négligeant la mesure, on donne trop de force à des objets trop faibles, par exemple trop de voiles à un bateau, trop de nourriture au corps, trop d'autorité à l'âme, le bateau se renverse, l'excès de nourriture amène vite des maladies et l'excès d'autorité suscite l'injustice, fille de l'insolence. Que voulons-nous donc dire par là ? N'est-ce pas ceci, qu'il n'y a pas, mes amis, un seul être mortel, s'il est jeune et n'a de compte à rendre à personne, qui puisse jamais soutenir le poids du souverain pouvoir parmi les hommes, sans que la plus grave des maladies, l'ignorance, envahisse son âme et le fasse haïr de ses amis les plus proches, ce qui ne tarde pas à le perdre lui-même et à faire disparaître toute sa puissance ? Il n'appartient qu'aux grands législateurs, qui connaissent la mesure, de prévenir cet inconvénient. Quant à ce qui se passa en ce temps-là, il est très facile à présent de le conjecturer, et voici ce qui paraît vrai. (MÉGILLOS) Qu'est-ce ? (L'ATHÉNIEN) Un dieu qui vous protège, prévoyant l'avenir, a tiré d'une seule famille une double souche de rois, et a réduit leur autorité à plus de modération. Ensuite un homme dans l'âme duquel un pouvoir divin s'alliait à la nature humaine, voyant l'autorité royale trop gonflée encore, [3,692] la tempéra en alliant à la force présomptueuse que leur naissance donne aux rois l'autorité que la vieillesse donne aux vieillards : il octroya à vingt-huit d'entre eux un droit de suffrage dans les plus grandes affaires égal à celui dont jouissaient les rois. Enfin un troisième sauveur, voyant que l'esprit des gouvernants était encore trop plein de sève et trop bouillonnant, y mit un frein par l'autorité des éphores, assez voisine d'un pouvoir conféré par le sort; c'est ainsi que la royauté mélangée chez vous avec des autorités nécessaires et maintenue dans de justes bornes, se sauva elle-même et sauva l'État, au lieu qu'en suivant Téménos et Cresphonte et les législateurs de ce temps, quels qu'ils fussent, on n'aurait pas même sauvé la part d'Aristodème ; car ils n'étaient pas assez habiles en législation; autrement, ils n'auraient jamais cru pouvoir modérer par des serments un jeune prince revêtu d'une autorité qu'il pouvait porter jusqu'à la tyrannie. Mais maintenant le dieu a fait voir ce que devait et ce que doit être un gouvernement fait pour durer très longtemps, et il n'est pas besoin d'être bien fin, comme je le disais tout à l'heure, pour reconnaître ces choses, maintenant qu'elles sont arrivées. L'exemple que nous avons sous les veux les rend faciles à voir. Mais s'il s'était trouvé alors un homme capable de prévoir ces événements et de modérer ces monarchies, et des trois n'en faire qu'une, les beaux projets qu'il eût pu faire auraient tout sauvé, et jamais l'armée perse ni aucune autre ne se serait jetée sur la Grèce et ne nous eût méprisés comme des gens de faible valeur. (CLINIAS) C'est vrai. (L'ATHÉNIEN) En tout cas, les Grecs se déshonorèrent à se défendre comme ils le firent, Clinias. Quand je dis qu'ils se déshonorèrent, je ne veux pas dire qu'ils ne furent pas victorieux et ne remportèrent pas d'éclatantes victoires sur terre et sur mer ; mais ce que je trouve honteux dans leur conduite d'alors, c'est que, sur ces trois villes, il n'y en est qu'une qui se porta au secours de la Grèce et que les deux autres étaient tellement dégénérées que l'une d'elles mit obstacle au secours qu'on attendait de Lacédémone, en lui faisant la guerre avec acharnement, et que l'autre, Argos, qui tenait le premier rang lors du partage, invitée à repousser le barbare, n'entendit pas l'appel et n'envoya aucun secours. On pourrait citer bien d'autres traits arrivés à l'occasion de cette guerre, qui ne sont pas à l'honneur de la Grèce. On ne pourrait même pas dire, si l'on veut dire la vérité, qu'elle se défendit. [3,693] Heureusement l'union des Athéniens et des Lacédémoniens écarta l'esclavage qui la menaçait ; autrement, tous les peuples auraient alors été confondus entre eux, et les barbares avec les Grecs et les Grecs avec les barbares, comme ceux que les Perses tyrannisent à présent, qui, dispersés ou ramassés, habitent séparément les uns des autres. Voilà, Clinias et Mégillos, les reproches qu'on peut faire aux soi-disants hommes d'État et aux législateurs d'autrefois et à ceux d'aujourd'hui. J'en ai cherché les causes, afin de découvrir ce qu'il aurait fallu faire au lieu de ce qu'ils ont fait. Par exemple, nous venons de voir que le législateur ne doit pas instituer d'autorité trop grande et qui ne soit pas tempérée, qu'il doit se persuader que l'état doit être libre, sage, uni, et que c'est dans ce but que le législateur doit légiférer. Au reste, si, en avançant certaines propositions, nous avons déjà dit plusieurs fois que le législateur doit les avoir en vue en légiférant, ne soyons pas surpris que ces propositions ne soient pas toujours exprimées dans les mêmes termes. Faisons plutôt réflexion que, lorsque nous dirons qu'il doit porter ses regards sur la tempérance, ou la prudence, ou la concorde, ce ne sont pas là des buts différents, mais le même but ; et s'il nous arrive encore d'employer des expressions du même genre, que cela ne nous trouble pas. (CLINIAS) Nous tâcherons de lie pas nous laisser troubler, en nous reportant au reste du discours. Et maintenant au sujet de la concorde, de la prudence et de la liberté, explique-nous ce que tu allais dire du but où le législateur doit viser. Chap. XII. (L'ATHÉNIEN) Ecoute-moi donc. Il y a deux constitutions qui sont pour ainsi dire les mères dont on peut dire sans se tromper que les autres sont issues. Et il est juste d'appeler l'une monarchie et l'autre démocratie. La première, chez la nation Perse, et la seconde, chez vous, sont portées au plus haut degré. Presque toutes les autres sont, comme je l'ai dit, un mélange de ces deux-là. Il faut de toute nécessité qu'un gouvernement tienne de l'une et de l'autre, si l'on veut que la liberté, la concorde et la sagesse y aient place, et c'est là ce que j'entendais dire en déclarant que sans ces trois choses un État ne saurait être bien policé. (CLINIAS) Il ne saurait l'être en effet. (L'ATHÉNIEN) L'un de ces deux États ayant eu pour la monarchie, l'autre pour la démocratie une prédilection qu'ils n'auraient pas dû avoir pour une seule forme de gouvernement, aucun des deux n'a gardé la juste mesure ; les vôtres, celui de Lacédémone et celui de Crète, l'ont mieux observée, [3,694] et les Athéniens et les Perses, après l'avoir observée à peu près de même, y sont aujourd'hui moins fidèles. En rechercherons-nous les causes ? Le voulez-vous ? (CLINIAS) Parfaitement, si nous voulons venir à bout de ce que nous nous sommes proposé. (L'ATHÉNIEN) Écoutez donc. Lorsque les Perses, sous Cyrus, s'engagèrent dans la voie intermédiaire entre la servitude et la liberté, ils y gagnèrent d'abord d'être libres, ensuite de se rendre maîtres d'un grand nombre de nations. Les chefs, en appelant les sujets au partage de la liberté et en leur accordant des droits qui les rapprochaient d'eux, se firent aimer de leurs soldats, qui montrèrent plus de zèle à braver les dangers. Et s'il y avait parmi eux un homme prudent et capable de donner un avis, le roi, loin d'en être jaloux, lui donnait la liberté de parler franchement et honorait tous ceux qui pouvaient le conseiller. Il permettait ainsi aux sages de mettre en commun leur sagesse, et c'est ainsi que tout prospéra chez eux, grâce à la liberté, à la concorde et à l'intelligence mise en commun. (CLINIAS) Il semble bien que les choses se soient passées comme tu le dis. (L'ATHÉNIEN) Comment donc leurs affaires se ruinèrent-elles sous Cambyse et se rétablirent-elles à peu prés sous Darius ? Voulez-vous que nous y réfléchissions en nous aidant d'une sorte de divination ? (CLINIAS) Oui, elle nous aidera à examiner la question qui nous préoccupe. (L'ATHÉNIEN) Au sujet de Cyrus, qui fut d'ailleurs un excellent général et un ami de sa patrie, je conjecture qu'il ne toucha pas du tout à la véritable éducation et qu'il négligea entièrement l'administration de sa maison. (CLINIAS) Sur quoi fondes-tu une pareille assertion ? (L'ATHÉNIEN) Il me semble qu'occupé dès sa jeunesse jusqu'à la fin de sa vie à faire la guerre, il s'en remit aux femmes du soin d'élever ses enfants, et que celles-ci les nourrirent comme s'ils étaient des êtres heureux dès le berceau, déjà en possession d'un bonheur céleste et n'ayant besoin d'aucune culture. Sous prétexte qu'ils étaient parfaitement heureux, elles s'opposaient à ce qu'on les contrariât en rien et forçaient tout le monde à louer tout ce qu'ils disaient ou faisaient. Et c'est par cette éducation qu'elles en firent ce qu'ils furent. (CLINIAS) Voilà sans doute une belle éducation. (L'ATHÉNIEN) C'était une éducation féminine donnée par des princesses devenues riches depuis peu et en l'absence des hommes occupés par la guerre et des périls multiples. (CLINIAS) Cela est en effet naturel. (L'ATHÉNIEN) Leur père acquérait pour eux des troupeaux, des bestiaux, des masses d'hommes et mille autres choses ; [3,695] mais il ignorait que ceux à qui il devait les transmettre n'étaient pas élevés suivant la coutume des ancêtres, celle des Perses, peuple pasteur, issu d'un pays âpre, rude, propre à faire des bergers très robustes et capables de coucher en plein air, de supporter les veilles et de faire, s'il le fallait, des expéditions militaires. Il laissa des femmes et des eunuques donner à ses fils une éducation comme celles des Mèdes, éducation corrompue par ce qu'on appelle le bonheur, et ils devinrent ainsi ce que devaient devenir des enfants élevés sans jamais être châtiés. En tout cas, à peine les fils de Cyrus furent-ils montés sur le trône après sa mort, avec les défauts dont la mollesse et la licence les avaient remplis, que l'un des deux tua l'autre, jaloux d'avoir en lui un égal ; puis, devenu lui-même furieux par l'abus du vin et l'ignorance, il fut dépouillé de son empire par les Mèdes et par celui qu'on appelait alors l'eunuque, qui méprisait l'extravagance de Cambyse. (CLINIAS) C'est du moins ce qu'on raconte, et il semble bien que les choses se soient passées ainsi. (L'ATHÉNIEN) On raconte aussi que l'empire revint aux Perses par la conspiration de Darius et des sept satrapes. (CLINIAS) Certainement. Chap. XIII. (L'ATHÉNIEN) Poursuivons notre entretien et voyons ce qui arriva. Darius n'était pas fils de roi et il avait été élevé sans mollesse. Arrivé au pouvoir et devenu, lui septième, maître de l'empire, il le coupa et le partagea en sept portions, dont il resta encore aujourd'hui de faibles images ; puis il fit des lois où il introduisit une sorte d'égalité suivant laquelle il voulait gouverner, et fixa par une loi le tribut que Cyrus avait promis aux Perses ; il établit entre eux tous l'union et la facilité du commerce et s'attacha le peuple perse par des présents d'argent et des bienfaits. Aussi fut-il aimé de ses soldats qui lui conquirent autant d'états que Cyrus en avait laissé. Mais après Darius vint Xerxès. Aussi, Darius, on peut te reprocher à très juste titre de n'avoir pas compris la faute de Cyrus et d'avoir élevé Xerxès dans les mêmes moeurs que Cyrus avait élevé Cambyse. C'est pourquoi Xerxès, héritier des mêmes enseignements, se conduisit à peu près comme ce fou de Cambyse, et l'on peut dire que, depuis ce temps, il n'y a pas eu en Perse de roi vraiment grand, sinon de nom ; et ce n'est point, selon moi, la fortune qu'il faut en accuser, [3,696] mais la mauvaise vie que mènent les enfants des gens puissamment riches et des tyrans. Jamais enfant, ni homme fait, ni vieillard sorti d'une pareille école ne se distinguera par sa vertu. C'est à quoi, je le déclare, le législateur et nous-mêmes dans le moment présent devons faire attention. Quant à vous, Lacédémoniens, il faut rendre cette justice à votre cité, que, pour les honneurs et l'éducation, vous ne faites pas la moindre distinction entre les pauvres et les riches, entre le simple particulier et le roi, sauf celles qui ont été définies dès le début par votre divin législateur, inspiré par Apollon. En effet, il ne faut pas qu'il y ait dans l'État des honneurs extraordinaires accordés à un homme, parce qu'il est supérieurement riche, ni parce qu'il est agile ou beau ou fort, s'il n'est pas en même temps vertueux, ni même à un homme vertueux qui ne serait pas tempérant. (MÉGILLOS) Que dis-tu là, étranger ? (L'ATHÉNIEN) Le courage est sans doute une partie de la vertu. (MÉGILLOS) Certainement. (L'ATHÉNIEN) Tu peux donc juger, d'après ce que nous avons dit, si tu consentirais à loger et à avoir pour voisin un homme plein de courage, mais intempérant et peu maître de ses passions. (MÉGILLOS) A Dieu ne plaise ! (L'ATHÉNIEN) Y consentirais-tu, si c'était un artisan habile en son métier, mais injuste ? (MÉGILLOS) Pas du tout. (L'ATHÉNIEN) Or la justice ne peut exister sans la tempérance. (MÉGILLOS) Assurément. (L'ATHÉNIEN) Pas d'homme sage non plus sans la tempérance, si l'homme sage est celui que nous avons défini tout à l'heure, celui qui accorde ses sentiments de plaisir et de peine avec la droite raison et les y conforme. (MÉGILLOS) Non, en effet. (L'ATHÉNIEN) Examinons encore ceci : parmi les honneurs en usage dans un État, quels sont ceux qui sont justifiés et ceux qui ne le sont pas? (MÉGILLOS) Qu'entends-tu par là ? (L'ATHÉNIEN) La tempérance, lorsqu'elle est seule dans une âme, sans aucune autre vertu, mérite-t-elle ou non d'être honorée? (MÉGILLOS) Je ne sais que répondre. (L'ATHÉNIEN) Tu as répondu comme il fallait. Si tu avais fait une réponse quelconque à ma double question, je crois que tu aurais répondu à contre temps. (MÉGILLOS) J'ai donc bien fait. (L'ATHÉNIEN) Oui. Cet accessoire des dualités que l'on honore ou que l'on méprise. ne vaut pas la peine qu'on en parle; il vaut. mieux n'en pas tenir compte. (MÉGILLOS) C'est sans doute de la tempérance que tu parles. (L'ATHÉNIEN) Oui, et, parmi les autres qualités, celles qui nous procurent le plus d'avantages méritent aussi le plus justement d'être les plus honorées, et après celles-là celles qui tiennent le second rang, et ainsi de suite, en proportionnant toujours le degré d'estime au degré d'utilité. [3,697] (MÉGILLOS) C'est ainsi qu'il faut faire. (L'ATHÉNIEN) Mais quoi ? n'est-ce pas au législateur qu'il appartient selon nous d'assigner à chaque chose son véritable rang ? (MÉGILLOS) Certainement si. (L'ATHÉNIEN) Veux-tu que nous lui laissions le soin d'assigner en détail son rang à chaque action et que nous nous bornions à répartir nos actes en trois classes, et puisque nous avons envie, nous aussi, de traiter de législation, nous essayions de ranger séparément celles qui doivent tenir le premier, le second et le troisième rang ? (MÉGILLOS) Je le veux bien. (L'ATHÉNIEN) Disons donc qu'il nous paraît qu'un État qui veut se conserver et jouir du bonheur compatible avec l'humanité doit de toute nécessité faire une juste distribution de l'estime et du mépris. Elle sera juste, si l'on réserve les premiers et les plus grands honneurs aux qualités de l'âme accompagnées de la tempérance, si l'on donne le second rang aux dualités du corps et le troisième à ce qu'on appelle fortune et richesses. Tout législateur, tout État qui s'écarte de cette règle, en mettant à l'honneur des richesses, ou en donnant le premier rang à quelque bien qui ne mérite que le second, agit au rebours de la justice et de la saine politique. Convenons-en ; autrement que faire ? (MÉGILLOS) Convenons-en nettement. (L'ATHÉNIEN) Si nous nous sommes étendus sur ce point, c'était pour examiner le gouvernement des Perses. Or nous trouvons qu'ils ont dégénéré d'année en année et, la cause en est, selon moi, qu'en restreignant à l'excès la liberté du peuple et en poussant le despotisme au-delà des limites convenables, ils ont ruiné l'union et la communauté d'intérêts qui doit régner entre les membres de l'État. Cette union une fois rompue, les chefs dans leurs délibérations n'ont plus égard à leurs sujets et au bien public ; ils n'ont plus en vue que leur pouvoir, et, toutes les fois qu'ils croient y gagner tant soit peu, ils renversent les villes, portent le fer et le feu chez les nations amies. Comme ils sont cruels et impitoyables dans leurs haines, ils sont haïs de même, et, quand ils ont besoin que les peuples combattent pour leur défense, ils ne trouvent en eux ni concert ni ardeur à affronter les périls des batailles. Ils peuvent avoir des myriades de soldats ; ces armées innombrables ne leur sont d'aucun secours pour la guerre. Ils soudoient des mercenaires et des étrangers, comme s'ils manquaient d'hommes, et placent en eux l'espoir de leur salut. [3,698] Outre cela, ils sont forcés de pousser l'extravagance au point de proclamer par leurs actes que tout ce qui passe pour précieux et honorable dans l'État n'est que vain bavardage au prix de l'or et de l'argent. (MÉGILLOS) C'est tout à fait vrai. (L'ATHÉNIEN) Pour ce qui regarde la Perse, nous venons de montrer que, si elle est actuellement mal gouvernée, c'est l'excès de la servitude et du despotisme qui en est la cause. Voilà une question tranchée. (MÉGILLOS) Parfaitement. Chap. XIV. (L'ATHÉNIEN) Quant au gouvernement de l'Attique, il nous faut maintenant le soumettre à son tour au même examen et prouver que la liberté intégrale, qui n'est soumise à aucun pouvoir, est bien loin de valoir un gouvernement modéré soumis à d'autres pouvoirs. Au temps où les Perses entreprirent de soumettre la Grèce et sans doute aussi presque toutes les nations de l'Europe, nous avions un ancien gouvernement et des magistratures établies suivant quatre estimations de cens, et nous avions une pudeur qui régnait en maîtresse dans nos coeurs et qui nous engageait à vivre sous le joug des lois de ce temps-là. En outre, l'appareil formidable de l'expédition menée à la fois sur terre et sur mer, en jetant dans les coeurs une terreur insurmontable, avait encore accru notre soumission aux magistrats et aux lois. Toutes ces raisons contribuèrent à unir étroitement les citoyens entre eux. En effet, environ dix ans avant la bataille navale de Salamine, Datis arriva à la tête d'une armée perse, envoyé par Darius expressément contre les Athéniens et les Erétriens avec ordre de les réduire en esclavage et de les lui amener sous peine de mort, s'il ne le faisait pas. Avec les myriades d'hommes qu'il avait, Datis eut bientôt fait de prendre de vive force tous les Érétriens, et il fit répandre chez nous le bruit qu'aucun des Érétriens ne lui avait échappé ; car ses soldats, s'étant donné la main l'un à l'autre, avaient pris au filet toute l'Erétrie. Et cette nouvelle, qu'elle fût vraie, ou quelle qu'en fût la source, glaça d'effroi tous les Grecs et particulièrement les Athéniens. Ils envoyèrent partout des ambassadeurs ; mais personne ne consentit à les secourir, sauf les Lacédémoniens, et encore ceux-ci, empêchés par la guerre qu'ils avaient alors contre Messène ou par quelque autre obstacle qu'ils alléguèrent et sur lequel nous ne savons rien de certain, n'arrivèrent que le lendemain de la bataille qui s'était livrée à Marathon. Après cela, les nouvelles affluèrent que le roi faisait de grands préparatifs et proférait mille menaces contre les Grecs. A quelque temps de là, on annonça que Darius était mort [3,699] et que son fils, jeune et ardent, avait pris le pouvoir et ne renonçait pas à l'entreprise projetée par son père. Les Athéniens, persuadés qu'ils étaient visés par ces préparatifs à cause de ce qui s'était passé à Marathon, et apprenant que l'Athos était percé, qu'un pont avait été jeté sur l'Hellespont et que la flotte du roi était innombrable, jugèrent qu'il ne leur restait plus aucun espoir de salut ni sur terre ni sur mer. Sur terre, ils ne comptaient sur le secours de personne ; car ils se rappelaient que, lors de la précédente invasion et du dépeuplement de l'Érétrie, personne n'était venu à leur aide et ne s'était risqué à combattre avec eux, et ils s'attendaient à être abandonnés de même. Du coté de la mer, attaqués par une flotte de plus de mille vaisseaux, ils ne voyaient aucun moyen de se sauver. Ils ne concevaient qu'une seule espérance, et encore bien faible et bien hasardeuse, c'est qu'en jetant les yeux sur les événements précédents, ils voyaient qu'ils étaient sortis d'une situation désespérée par une victoire obtenue en combattant, et, appuyés sur cette espérance, ils comprirent qu'ils n'avaient de refuge qu'en eux-mêmes et dans les dieux. Tout contribuait donc à resserrer leur union, et la crainte du danger pressant et la crainte que les anciennes lois avaient gravée en eux et qui était le fruit de leur fidélité à les observer. C'est cette crainte que nous avons souvent appelée pudeur dans nos discours précédents ; c'est elle, disions-nous, qui doit commander en maîtresse absolue ceux qui veulent devenir vertueux ; c'est elle qui fait du lâche un homme libre et intrépide. Si les Athéniens n'en avaient pas été possédés en ce temps-là, jamais ils ne se seraient réunis, comme ils le firent, pour se défendre et protéger leurs temples, les tombeaux de leurs ancêtres, leur patrie, leurs parents et leurs amis. Chacun se serait peu à peu tiré à part et ils se seraient dispersés, qui d'un côté, qui de l'autre. (MÉGILLOS) Cela est certain, étranger. Tu as bien parlé et tu t'es montré digne de toi et de ton pays. Chap. XV. (L'ATHÉNIEN) J'en conviens, Mégillos, et c'est bien à toi qu'il est juste de rappeler ce qui s'est passé en ce temps-là, à toi qui as hérité du caractère de tes pères. Écoutez maintenant, toi et Clinias, si ce que je dis a quelque rapport à la législation ; car ce n'est pas pour faire des contes que je me suis étendu sur ce sujet, mais pour prouver ce que j'avance. Voyez donc. Puisqu'il nous est arrivé en quelque sorte le même malheur qu'aux Perses, qu'ils réduisent le peuple à la servitude complète et que nous, de notre côté, nous poussons les foules à la liberté complète, nos discours précédents nous ont bien préparés à ce que nous avons à dire maintenant. [3,700] (MÉGILLOS) Tu as bien fait. Essaye maintenant de nous expliquer plus nettement encore ce que tu as à dire. (L'ATHÉNIEN) Je vais le faire. Chez nous, mes amis, le peuple n'était pas, sous l'ancien gouvernement, maître de certaines choses, il était en quelque sorte l'esclave volontaire des lois. (MÉGILLOS) De quelles lois ? (L'ATHÉNIEN) Premièrement de celles qui concernaient la musique d'alors. Nous remonterons jusque là pour expliquer l'origine et les progrès de la licence. En ce temps-là, notre musique était divisée en plusieurs espèces et figures. Il y avait d'abord une espèce de chants qui étaient des prières aux dieux et qu'on appelait hymnes. Il y en avait une autre opposée à celle-là, qui portait le nom spécial de thrène, puis une troisième, les péans, et une quatrième, je crois, où l'on célébrait la naissance de Dionysos et qu'on appelait dithyrambe, et l'on donnait le nom même de nome à une autre espèce de dithyrambe que l'on qualifiait de citharédique. Ces chants-là et certains autres ayant été réglés, il n'était pas permis d'user d'une espèce de mélodie pour une autre espèce. On ne s'en remettait pas, comme à présent, pour reconnaître la valeur d'un chant et juger et punir ensuite ceux qui s'écartaient de la règle, à une foule ignorante qui sifflait et poussait des cris ou qui applaudissait, mais aux gens désignés pour cela par leur science de l'éducation. Ils écoutaient en silence jusqu'à la fin, et, la baguette à la main, ils admonestaient les enfants, leurs gouverneurs et le gros de la foule et faisaient régner l'ordre. Les citoyens se laissaient ainsi gouverner paisiblement et n'osaient porter leur jugement par une acclamation tumultueuse. Les poètes furent les premiers qui, avec le temps, violèrent ces règles. Ce n'est pas qu'ils manquassent de talent, mais, méconnaissant les justes exigences de la Muse et l'usage, ils s'abandonnèrent à un enthousiasme insensé et se laissèrent emporter trop loin par le sentiment du plaisir. Ils mêlèrent les thrènes avec les hymnes, les péans avec les dithyrambes, ils imitèrent sur la flûte le jeu de la cithare et, confondant tout pêle-mêle, ils ravalèrent inconsciemment la musique et poussèrent la sottise jusqu'à croire qu'elle n'avait pas de valeur intrinsèque et que le plaisir de celui qui la goûte, qu'il soit bon ou méchant, est la règle la plus sûre pour en bien juger. En composant des poèmes suivant cette idée et en y ajoutant des paroles conformes, ils inspirèrent à la multitude le mépris des usages et l'audace de juger comme si elle en était capable. [3,701] En conséquence les théâtres, muets jusqu'alors, élevèrent la voix comme s'ils étaient connaisseurs en beautés et en laideurs musicales, et l'aristocratie céda la place dans la ville à une méchante théatrocratie. Encore si la démocratie ne renfermait que des hommes libres, le mal n'aurait pas été si terrible, mais le désordre passa de la musique à tout le reste, chacun se croyant capable de juger de tout, et amena à sa suite un esprit d'indépendance ; on jugea de tout sans crainte, comme si on s'entendait à tout, et l'absence de crainte engendra l'impudence ; car pousser l'audace jusqu'à ne pas craindre l'opinion d'un meilleur que soi, c'est ce qu'on peut appeler une méchante impudence, et c'est l'effet d'une liberté excessive. (MÉGILLOS) Ce que tu dis est parfaitement vrai. Chap. XVI. (L'ATHÉNIEN) A la suite de cette liberté, vient celle qui se refuse à obéir aux magistrats, et après celle-ci, celle qui se soustrait aux commandements et aux remontrances d'un père, d'une mère, des gens âgés ; puis, quand on est près d'atteindre le terme de la liberté, on cherche à échapper aux lois, et, lorsqu'enfin on arrive à ce terme, on ne respecte plus ni serments ni engagements, et on n'a plus pour les dieux que du mépris. On imite et on étale l'antique audace des Titans de la fable, et l'on en vient comme eux à mener une vie affreuse, qui n'est plus qu'un enchaînement de maux. Mais, encore une fois, à quoi tend tout ce que nous avons dit ? Il me semble qu'il faut tenir de temps en temps le discours en bride, de peur qu'emporté par lui, comme un cheval sans mors qui a la bouche dure, on ne tombe, comme on dit, d'un âne. Demandons-nous donc encore, comme je viens de le dire, à quoi tend tout ce que nous avons dit. (MÉGILLOS) Tu as raison. (L'ATHÉNIEN) Voici donc quel est le but de cette discussion. (MÉGILLOS) Quel est-il ? (L'ATHÉNIEN) Nous avons dit que le législateur doit viser à trois choses en instituant ses lois, à savoir la liberté, la concorde et les lumières dans l'État auquel il dicte ses lois. N'est-ce pas vrai ? (MÉGILLOS) Si. (L'ATHÉNIEN) C'est en vue de ces trois choses que nous avons choisi deux gouvernements, le plus despotique et le plus libre, et que nous venons d'examiner lequel des deux a la vraie constitution ; et, les ayant pris tous deux dans une juste mesure d'autorité pour le premier, et de liberté pour le second, nous avons vu qu'ils avaient joui alors d'une prospérité extraordinaire, mais que, quand ils ont poussé à l'extrême, l'un l'esclavage, l'autre le contraire, il n'en est arrivé rien de bon ni à l'un ni à l'autre. [3,702] (MÉGILLOS) Rien de plus vrai. (L'ATHÉNIEN) C'est encore dans la même vue que nous avons considéré l'établissement formé par l'armée dorienne, celui de Dardanos au pied de la montagne et au bord de la mer, ainsi que les premiers hommes, ceux qui survécurent au déluge : c'est toujours dans la même vue qu'avant cela nous avons parlé de la musique, de l'ivresse et d'autres sujets encore avant ces derniers. Tout ce que nous en avons dit avait pour but de découvrir quelle est pour un État la meilleure forme de gouvernement et pour un particulier la meilleure manière de vivre. Avons-nous fait en cela oeuvre utile, et pourrions-nous nous en donner la preuve à nous-mêmes, Mégillos et Clinias ? (CLINIAS) Pour moi, étranger, je crois le pouvoir, et je suis persuadé que ç'a été une bonne fortune pour moi d'entendre tous ces discours que nous avons tenus. Je suis aujourd'hui dans le cas d'en faire usage, et c'est fort à propos que je vous ai rencontrés, toi et Mégillos. Je ne vous cacherai pas ce qui m'arrive, et cet aveu est pour moi d'un favorable augure. La plus grande partie de la nation crétoise a dessein de fonder une colonie et elle a chargé les Cnossiens de s'occuper de l'entreprise, et la ville de Cnossos m'a enjoint, à moi et à neuf autres, de choisir parmi nos lois celles qui nous plairont et d'en prendre ailleurs, si nous les trouvons meilleures, sans nous mettre en peine de ce qu'elles sont étrangères. Donnons-nous donc à vous et à moi ce plaisir : choisissons dans ce que que nous avons dit, et composons en paroles un État, comme si nous en jetions les fondements. Du même coup nous examinerons ce que nous cherchons, et moi, je pourrai peut-être me servir de cette fondation pour notre cité future. (L'ATHÉNIEN) Ce n'est pas une déclaration de guerre que tu nous fais là, Clinias, et si cela ne déplaît pas à Mégillos, sois persuadé que, de mon côté, je te seconderai de tout mon pouvoir. (CLINIAS) Très bien. (MÉGILLOS) Et moi aussi, de mon côté. (CLINIAS) On ne peut mieux dire. Essayons-donc de bâtir notre cité en paroles, avant de passer à l'exécution.