[2,0] LES LOIS [2,1] I. (652a) (L'ATHÉNIEN) Après cela, il faut, ce me semble, examiner au sujet des banquets le point que voici. N'offrent-ils pas d'autre avantage que de nous faire connaître les différents caractères qui nous distinguent, ou peut-on retirer encore de l'usage bien réglé des banquets quelque profit notable qui vaille la peine d'être recherché ? Qu'en dirons-nous ? On l'y trouve, en effet, comme semblent bien l'indiquer les discours que nous en avons tenus ; mais par quelle raison et comment ? écoutons-le et appliquons-nous, de peur de nous laisser induire en erreur. (CLINIAS) Parle donc. (L'ATHÉNIEN) Je veux d'abord vous rappeler comment nous avons défini la bonne éducation ; car, autant que j'en puis juger dès à présent, l'institution des banquets bien dirigés peut seule la préserver. (CLINIAS) Tu t'avances beaucoup. (L'ATHÉNIEN) Je dis donc que les premiers sentiments des enfants sont ceux du plaisir et de la douleur et que c'est par ces sentiments que la vertu et le vice se présentent d'abord à leur esprit. Pour ce qui est de la sagesse et des opinions vraies et fermes, heureux celui qui y parvient même dans son âge avancé ! Pour être parfait, il faut posséder ces biens et tous ceux qu'ils renferment. J'appelle éducation la vertu qui se montre d'abord chez les enfants, soit que le plaisir, l'amitié, le chagrin et la haine s'élèvent dans leur âme conformément à l'ordre, avant qu'ils puissent déjà s'en rendre compte, soit que, la raison venue, ils s'accordent avec elle sur les bonnes habitudes auxquelles on les a formés. C'est clans cet accord complet que consiste la vertu. Quant à cette partie de la vertu qui consiste à bien dresser les enfants en ce qui concerne le plaisir et la douleur et leur apprend à haïr du commencement de la vie jusqu'à la fin de qu'il faut haïr et aimer ce qu'il faut aimer, je la sépare du reste par la pensée, et je ne crois pas qu'on se trompe en lui donnant le nom d'éducation. (CLINIAS) Pour notre compte, étranger, nous approuvons et ce que tu as dit auparavant et ce que tu dis à présent touchant l'éducation. (L'ATHÉNIEN) C'est bien. Cette direction des sentiments de plaisir et de douleur qui constitue l'éducation se relâche et se corrompt en bien dos points dans le cours de la vie. Heureusement les dieux, prenant en pitié le genre humain condamné au travail, nous ont ménagé des repos dans la succession des fêtes instituées en leur honneur, et ils nous ont donné les Muses, Apollon leur chef et Dionysos pour s'associer à nos fêtes, afin qu'avec l'aide des dieux nous réparions pendant ces fêtes les manques de notre éducation. Voyons donc si ce que je proclame à présent est vrai et conforme à la nature, ou s'il en est autrement. Je dis qu'il n'est guère d'animal qui, lorsqu'il est jeune, puisse tenir son corps ou sa langue en repos et ne cherche toujours à remuer et a crier ; les uns sautent et bondissent, comme s'ils dansaient de plaisir et folâtraient, les autres poussent toutes sortes de cris. Mais les animaux n'ont pas le sens de l'ordre ni du désordre dans les mouvements, que nous appelons rythme et harmonie, tandis que les dieux qui, comme nous l'avons dit, nous ont été donnés pour associés à nos fêtes nous ont donné aussi le sentiment du rythme et de l'harmonie avec celui du plaisir. C'est par ce sentiment qu'ils nous font mouvoir et dirigent nos chœurs et nous font former la chaîne en chantant et en dansant, ce qu'ils ont appelé chœur, mot dérivé naturellement du mot joie. [2,2] II. (654a) D'abord approuvons-nous cela ? Admettons-nous que la première éducation nous vient par les Muses et par Apollon ? ou de quelle manière nous vient-elle ? (CLINIAS) Elle nous vient comme tu l'as dit. (L'ATHÉNIEN) Il nous faut donc admettre que l'on est mal éduqué, si l'on n'a pas été initié à l'art de la danse, et qu'on l'est bien, si on l'a suffisamment pratiqué. (CLINIAS) Sans doute. (L'ATHÉNIEN) Mais l'art des chœurs embrasse à la fois la danse et le chant. (CLINIAS) Nécessairement. (L'ATHÉNIEN) L'homme bien élevé sera donc capable de bien chanter et danser ? (CLINIAS) Il semble. (L'ATHÉNIEN) Voyons donc ce que signifient ces derniers mots. (CLINIAS) Quels mots ? (L'ATHÉNIEN) L'homme qui a été bien élevé chante bien, disons-nous, et il danse bien. Faut-il ou non ajouter : s'il chante de belles choses, s'il exécute de belles danses ? (CLINIAS) Ajoutons-le. (L'ATHÉNIEN) Mais celui qui, sachant reconnaître la beauté des belles choses et la laideur des laides, en use en conséquence, ne nous paraîtra-t-il pas mieux élevé dans l'art de la danse et dans la musique que celui qui est capable de rendre exactement par la danse ou le chant tout ce qu'il conçoit comme beau, mais qui ne se complaît pas aux belles choses et n'a pas d'aversion pour les laides, ou encore que celui qui, hors d'état d'exécuter et de concevoir les mouvements, soit de corps, soit de la voix, n'en ressent pas moins de la joie ou de la peine, parce qu'il embrasse tout ce qui est beau et déteste ce qui est laid ? (CLINIAS) Ils sont, étranger, très différents au point de vue de l'instruction. (L'ATHÉNIEN) Et maintenant, si nous nous connaissons tous trois à la beauté du chant et de la danse, nous savons aussi distinguer correctement l'homme éduqué de celui qui ne l'est pas. Si, au contraire, nous n'y entendons rien, nous ne saurons pas non plus si l'on observe les prescriptions de l'éducation et en quoi. N'est-ce pas vrai ? (CLINIAS) Certainement si. (L'ATHÉNIEN) Il nous faut donc ensuite chercher, comme des chiens sur la piste, quels sont les figures, les mélodies, le chant et la danse où l'on trouve de la beauté. Si cela nous échappe, ce que nous pourrons dire ensuite sur la bonne éducation, soit grecque, soit barbare, n'aboutira à rien. (CLINIAS) C'est vrai. (L'ATHÉNIEN) Voilà un point résolu. Et maintenant, en quoi dirons-nous que consiste la beauté d'une figure ou d'une mélodie ? Dis-moi : l'attitude et les paroles d'un homme de cœur qui affronte les travaux ressemblent-elles à celles d'un homme lâche en butte aux mêmes peines et d des périls égaux ? (CLINIAS) Comment se ressembleraient-elles, alors qu'elles n'ont même pas les mêmes couleurs ? (L'ATHÉNIEN) Belle réponse, camarade. Mais dans la musique il y a place pour les figures et les mélodies, parce qu'elle roule sur le rythme et l'harmonie ; aussi peut-on assimiler la beauté d'une mélodie ou d'une figure à celle du rythme et de l'harmonie, mais on ne peut pas assimiler la mélodie ni le geste à une belle couleur, comme le font les maîtres de chœur. Pour les gestes et les chants du lâche et de l'homme de cœur, on peut avec raison qualifier de beaux ceux de ce dernier et de laids ceux du premier. Pour ne pas trop nous étendre sur toutes ces matières, disons simplement que tous les gestes et les chants qui tiennent à la vertu de l'âme, soit elle-même, soit ses images, sont beaux, et que ceux qui tiennent à la lâcheté sont tout le contraire. (CLINIAS) Tu fais bien de nous engager à le dire : aussi répondons-nous qu'il en est comme tu dis. (L'ATHÉNIEN) Dis-moi encore : prenons-nous tous un égal plaisir, à tous les chœurs, ou s'en faut-il de beaucoup ? (CLINIAS) Il s'en faut du tout au tout. (L'ATHÉNIEN) A quoi donc attribuerons-nous nos erreurs à cet égard ? Les mêmes choses ne sont-elles pas belles pour tout le monde, ou, bien qu'elles soient les mêmes, ne paraissent-elles pas l'être ? De fait, personne n'osera dire que les rondes du vice sont plus belles que celles de la vertu, ni que lui-même se complaît aux figures qui expriment la méchanceté, et les autres à la Muse contraire. Il est vrai que la plupart des gens disent que l'essence véritable de la musique, c'est le pouvoir qu'elle a de réjouir nos âmes ; mais ce langage n'est pas supportable, et c'est une impiété de le tenir. Il est plus vraisemblable que la source de nos erreurs est la suivante. [2,3] III. (655d) (CLINIAS) Laquelle ? (L'ATHÉNIEN) Comme la danse et le chant sont une imitation des mœurs, une peinture d'actions de toute sorte, de fortunes et d'habitudes diverses, c'est une nécessité que ceux qui entendent des paroles et des chants ou assistent à des danses analogues aux caractères qu'ils tiennent de la nature ou de l'habitude ou des deux y prennent plaisir, les approuvent et disent qu'elles sont belles, qu'au contraire ceux dont elles choquent le caractère, les mœurs ou telle ou telle habitude ne puissent y prendre plaisir ni les approuver, et qu'ils les appellent laides. Mais ceux dont le caractère est naturellement droit, mais les habitudes mauvaises, ou dont les habitudes sont bonnes, mais le caractère mauvais, ceux-là font l'éloge de ce qui est contraire aux plaisirs ; car ils disent que chacune de ces imitations est agréable, mais mauvaise, et, lorsqu'ils sont en présence de personnes qu'ils croient sages, ils ont honte d'exécuter ces sortes de danses et de chanter ces sortes d'air, comme si sérieusement ils les déclaraient belles; mais ils y prennent intérieurement du plaisir. (CLINIAS) C'est tout à fait vrai. (L'ATHÉNIEN) Mais le plaisir qu'on prend à des figures ou à des chants vicieux n'apporte-t-il pas quelque préjudice, et n'y a-t-il pas d'avantage à se plaire A ceux qui leur sont opposés ? (CLINIAS) C'est vraisemblable. (L'ATHÉNIEN) Est-ce seulement vraisemblable ? N'est-ce pas aussi une nécessité qu'il arrive ici la même chose qu'à celui qui, fréquentant des méchants aux mœurs dépravées, se plaît en leur compagnie, au lieu de la détester, mais blâme leur méchanceté en manière de badinage et comme en songe ? Ne deviendra-t-il pas forcément semblable à ceux dont il aime la compagnie, même s'il a honte de les louer, et pouvons-nous citer un bien ou un mal nécessaire plus grand que celui-là ? (CLINIAS) Je ne le crois pas. (L'ATHÉNIEN) Devons-nous penser que, dans un État où les lois sont ou seront bien faites, on s'en remettra aux poètes de l'éducation musicale et des divertissements, et qu'ils pourront mettre dans leurs compositions les rythmes, les mélodies et les paroles qui leur plairont pour les enseigner ensuite aux fils de citoyens qui se gouvernent par de bonnes lois, et pour diriger la jeunesse dans les chœurs, sans se mettre en peine de ce qui peul en résulter pour la vertu ou pour le vice ? (CLINIAS) Ce ne serait pas raisonnable, c'est trop évident. (L'ATHÉNIEN) C'est pourtant ce qu'on leur permet de faire dans presque tous les pays, excepté en Égypte. (CLINIAS) Quelle est donc sur ce point la loi que suivent les Égyptiens ? (L'ATHÉNIEN) C'est une loi étonnante, à l'entendre. On a depuis longtemps, ce me semble, reconnu chez eux ce que nous disions tout à l'heure, qu'il faut dans chaque État habituer les jeunes gens à former de belles figures et à chanter de beaux airs. Aussi, après en avoir défini la nature et les espèces, ils en ont exposé les modèles dans les temples, et ils ont défendu aux peintres et à tous ceux qui font des figures ou d'autres ouvrages semblables de rien innover en dehors de ces modèles et d'imaginer quoi que ce soit de contraire aux usages de leurs pères ; cela n'est permis ni pour les figures ni pour tout ce qui regarde la musique. En visitant ces temples, tu y trouveras des peintures et des sculptures qui datent de dix mille ans (et ce n'est point là un chiffre approximatif, mais très exact), qui ne sont ni plus belles ni plus laides que celles que les artistes font aujourd'hui, mais qui procèdent du même art. (CLINIAS) Voilà qui est surprenant. (L'ATHÉNIEN) Oui, c'est un chef-d'œuvre de législation et de politique. On peut, il est vrai, trouver en ce pays d'autres lois qui ont peu de valeur ; mais pour la loi relative à la musique, il est vrai et digne de remarque qu'on a pu en cette matière légiférer hardiment et fermement et prescrire les mélodies qui sont bonnes de leur nature. Mais ceci n'appartient qu'à un dieu ou d'un être divin ; aussi l'on dit là-bas que les mélodies conservées depuis si longtemps sont des oeuvres d'Iris. Si donc, comme je le disais, on pouvait d'une manière ou d'une autre en saisir la justesse, il faudrait hardiment les faire passer dans la loi et en ordonner l'exécution, persuadé que la recherche du plaisir et de la peine, qui porte à innover sans cesse en musique, n'a pas assez de force pour gâter les chœurs consacrés, sous prétexte qu'ils sont surannés. Du moins voyons-nous que là-bas elle n'a jamais pu les gâter ; c'est le contraire qui est arrivé. (CLINIAS) Il paraît bien, d'après ce que tu viens de dire, qu'il en est ainsi. [2,4] IV. (657c) (L'ATHÉNIEN) Dès lors, ne pouvons-nous pas dire hardiment que, pour bien user de la musique et du divertissement de la danse, il faudra le faire comme je vais dire ? Ne ressentons-nous pas de la joie quand nous croyons être heureux, et, réciproquement, ne sommes-nous pas heureux quand nous ressentons de la joie ? (CLINIAS) Si fait. (L'ATHÉNIEN) Et quand nous nous réjouissons ainsi, nous ne pouvons pas rester tranquilles. (CLINIAS) C'est vrai. (L'ATHÉNIEN) Est-ce que, dans ces moments-là, ceux d'entre nous qui sont jeunes ne sont pas prêts à danser en chœur, tandis que nous autres vieillards, nous jugeons qu'il convient à notre âge de passer notre temps à les regarder et à nous réjouir de les voir jouer et célébrer la fête qui nous rassemble, parce que notre agilité nous a quittés et que, dans le regret et la douceur que nous en gardons, nous instituons ainsi des concours pour ceux qui sont capables de réveiller en nous autant que possible le souvenir de notre jeunesse ? (CLINIAS) C'est très vrai. (L'ATHÉNIEN) Devons-nous croire que le vulgaire soit tout à fait mal fondé à dire, comme il le fait à présent, que le champion qu'il faut tenir pour le plus habile et juger digne de la couronne est celui qui divertit et réjouit le plus ? Il faut eu effet, puisque le plaisir est de mise en ces occasions, que celui qui amuse le mieux et le plus de gens, soit le mieux récompensé, et, comme je le disais à l'instant, qu'il remporte la victoire. Ce discours n'est-il pas raisonnable et ne ferait-on pas bien de procéder ainsi ? (CLINIAS) Peut-être. (L'ATHÉNIEN) Ne prononçons pas si vite sur cette matière, bienheureux Clinias. Divisons-la en ses parties et considérons-la de cette manière. Supposons qu'on propose simplement un concours quelconque, sans spécifier si c'est un concours gymnique, musical ou équestre, et que, rassemblant tous les citoyens, on proclame, en exposant les prix, qu'il s'agit uniquement de réjouir les spectateurs et que tous ceux qui le voudront peuvent se présenter à la lutte ; que celui qui aura causé le plus de plaisir aux spectateurs de n'importe quelle manière, car on n'en impose aucune, sera, par cela même qu'il aura le mieux réussi, proclamé vainqueur et jugé le plus amusant des concurrents. Que devons-nous penser qui résultera de cette proclamation ? (CLINIAS) Par rapport à quoi ? (L'ATHÉNIEN) Selon toute vraisemblance, l'un viendra, comme Homère, débiter une rhapsodie ; un autre chantera en s'accompagnant de la cithare ; celui-ci jouera une tragédie ; celui-là une comédie, et je ne serais pas surpris qu'il vînt un escamoteur confiant dans ses tours d'adresse pour emporter la victoire sur tous les autres. De tous ces concurrents et de cent autres semblables, pouvons-nous dire lequel emporterait justement la victoire ? (CLINIAS) Étrange question ! Qui pourrait te répondre en connaissance de cause avant d'avoir entendu de ses propres oreilles chacun des concurrents ? (L'ATHÉNIEN). Eh bien ! voulez-vous que je vous donne, moi, la réponse à cette étrange question ? (CLINIAS) Certainement. (L'ATHÉNIEN) Si l'on prend pour juges les tout petits enfants, ils se prononceront pour l'escamoteur, n'est-ce pas ? (CLINIAS) Il n'y a pas de doute. (L'ATHÉNIEN) Et si ce sont des enfants plus grands, pour le poète comique, et les femmes cultivées et les jeunes gens et sans doute la majorité des spectateurs pour le poète tragique. (CLINIAS) Il n'y a guère à en douter. (L'ATHÉNIEN) Mais c'est le rhapsode qui récitera comme il faut l'Iliade et l'Odyssée ou quelque morceau d'Hésiode que nous autres vieillards, nous écouterons le plus volontiers et que nous proclamerons hautement vainqueur. Auquel serait-il juste de donner la victoire ? C'est ce qu'il faut se demander après cela, n'est-ce pas ? (CLINIAS) Oui. (L'ATHÉNIEN) Évidemment, vous et moi, nous dirons que la victoire revient de droit à ceux qui en auront été jugés dignes par les gens de notre âge ; car de tous ceux que j'ai nommés, c'est nous dont les habitudes passent pour être les meilleures, et de beaucoup, dans tous les États et dans tous les pays. (CLINIAS) Sans doute. [2,5] V. (658e) (L'ATHÉNIEN) Je suis donc d'accord, moi aussi, avec le vulgaire sur ce point du moins, qu'il faut juger de la musique par le plaisir qu'elle cause, non toutefois aux premiers venus, mais que la plus belle muse est sans doute celle qui charme les hommes les plus vertueux et suffisamment instruits, et plus encore celle qui plaît à un seul, distingué entre tous par sa vertu et son éducation. Et la raison pour laquelle je prétends que la vertu est nécessaire à ceux qui jugent en ces matières, c'est qu'outre la sagesse qui doit être leur partage, ils ont encore besoin de courage. Car le véritable juge ne doit pas juger d'après les leçons du théâtre, ni se laisser troubler par les applaudissements de la multitude et par sa propre ignorance; il ne doit pas non plus, s'il est connaisseur, céder à la lâcheté et à la faiblesse et, de la même bouche dont il a attesté les dieux avant de juger, se parjurer et prononcer son arrêt sans souci de la justice. Car le juge ne siège pas comme disciple, mais plutôt, ainsi le veut la justice, comme maître des spectateurs, et il doit s'opposer à ceux qui leur fournissent un plaisir inconvenant et pervers. L'antique loi de la Grèce, pareille à celle qui prévaut encore aujourd'hui en Sicile et en Italie, s'en remettait du jugement à la foule des spectateurs qui proclamait le vainqueur à mains levées. C'est un abus qui a gâté les poètes eux-mêmes, qui se règlent sur le mauvais goût de leurs juges, en sorte que ce sont les spectateurs qui se font eux-mêmes leur éducation, et qui a gâté aussi les plaisirs du théâtre lui-même. On ne devrait leur présenter que des modèles meilleurs que leurs mœurs et rendre ainsi leur plaisir meilleur, au lieu que c'est le contraire qui arrive. Où tend donc ce que je viens d'exposer a nouveau ? Voyez si ce n'est, pas à ceci ? (CLINIAS) A quoi ? (L'ATHÉNIEN) Il me semble que mon discours nous ramène pour la troisième ou quatrième fois au même terme, que l'éducation consiste à tirer et à diriger les enfants vers ce que la loi appelle la droite raison et qui a été reconnu tel d'un commun accord par les vieillards les plus vertueux, instruits par l'expérience. Afin donc que l'âme de l'enfant ne s'accoutume pas à des sentiments de plaisir et de douleur contraires à la loi et à ce que la loi a recommandé, mais qu'elle suive plutôt les vieillards et se réjouisse et s'afflige des mêmes objets qu'eux, on a dans cette vue inventé ce qu'on appelle les chants, qui sont en réalité des charmes destinés à produire cet accord dont nous parlons. Mais comme les âmes des enfants ne peuvent souffrir ce qui est sérieux, on a déguisé ces charmes sous le nom de jeux et de chants, et c'est sous ce nom qu'on les emploie. De même que, pour soigner les malades et les gens affaiblis, on tâche de mêler les drogues les plus salubres à certains aliments et à certaines boissons et des drogues mauvaises aux aliments désagréables, afin qu'ils goûtent volontiers les uns et qu'ils s'accoutument à détester les autres, de même le bon législateur engagera le poète, et, s'il n'obéit pas, le contraindra à bien rendre dans des paroles belles et louables, dans ses rythmes et ses harmonies les gestes et les chants des hommes tempérants, courageux et parfaitement vertueux ? (CLINIAS) Au nom de Zeus, crois-tu, étranger, que ce règlement soit en usage dans les autres États ? Pour moi, il n'y a pas, que je sache, d'autre pays que le nôtre et celui des Lacédémoniens où l'on pratique ce que tu viens de recommander. Partout ailleurs on fait de nouveaux changements dans la danse et dans toutes les parties de la musique. Et ce ne sont pas les lois qui commandent ces innovations, mais le goût déréglé de certains plaisirs, qui, loin d'être pareils et invariables, comme ils le sont en Égypte selon ton interprétation, ne sont au contraire jamais les mêmes. (L'ATHÉNIEN) Très bien, Clinias ; mais si tu crois que j'ai voulu dire par là que cela se pratique aujourd'hui, je ne serais pas surpris qu'il faille attribuer cette méprise à un manque de clarté dans l'exposition de mes idées. En exprimant mes désirs relativement à la musique, je l'ai sans doute fait de telle sorte que tu as pu croire que je parlais d'une chose existante. Lorsque les maux sont inguérissables et l'erreur poussée trop loin, il n'est jamais agréable, mais il est quelquefois nécessaire d'en faire la censure. Mais puisque tu es de mon avis sur ce point, dis-moi : tu affirmes que mes prescriptions sont mieux observées chez vous et chez les Lacédémoniens que chez les autres Grecs ? (CLINIAS) Sans doute. (L'ATHÉNIEN) Mais supposons qu'elles le soient comme chez vous. Pourrons-nous dire alors que les choses iraient mieux qu'elles ne vont à présent ? (CLINIAS) Sans comparaison, si elles se passaient comme chez les Lacédémoniens et chez nous et comme tu viens de dire toi-même qu'elles devraient se passer. [2,6] VI. (660d) (L'ATHÉNIEN) Allons, mettons-nous d'accord à présent. Ce qu'on dit chez vous à propos de l'éducation et de la musique envisagées dans leur ensemble ne se ramène-t-il pas à ceci ? Obligez-vous les poètes à dire que l'homme de bien, du fait qu'il est tempérant et juste, est heureux et fortuné, peu importe qu'il soit grand et fort, ou petit et faible, riche ou pauvre ; mais que, fût-on même plus riche que Kinyras et Midas, si l'on est injuste, on est malheureux et l'on mène une triste existence. J'ajoute à cela ce que dit votre poète, s'il veut bien dire : je ne parle pas et je ne fais aucun cas d'un homme qui posséderait tout ce qu'on appelle des biens, s'il n'y joint pas la possession et la pratique de la justice. S'il est juste, qu'il aspire à combattre l'ennemi de pied ferme et de près ; mais s'il est injuste, aux dieux ne plaise qu'il ose regarder le carnage sanglant, ni qu'il devance à la course Borée de Thrace, ni qu'il jouisse d'aucun des avantages qu'on appelle biens ; car ceux que le vulgaire appelle des biens sont mal nommés. On dit en effet que le premier des biens est la santé, le deuxième la beauté, le troisième la richesse, et l'on en compte encore des centaines d'autres, comme l'acuité de la vue et de l'ouïe et le bon état des sens ; ajoutez-y la liberté de faire ce qu'on veut en qualité de tyran ; et enfin le comble du bonheur, c'est de devenir immortel aussitôt qu'on a acquis tous ces biens. Mais vous et moi, nous disons, je pense, que la possession de tous ces biens est excellente pour les hommes justes et sains, mais très mauvaise pour les hommes injustes, à commencer par la santé ; que la vue, l'ouie, la sensibilité, en un mot, la vie est le plus grand des maux, si l'on est immortel et si l'on possède tout ce qu'on appelle bien, sans être juste et entièrement vertueux, mais que le mal est d'autant moins grand qu'on vit moins de temps dans ces conditions. Voilà les principes que je professe. Vous engagerez, je pense, vous forcerez les poètes de chez vous à les proclamer, à mettre leurs rythmes et leurs harmonies en conformité avec eux et par ce moyen à élever ainsi vos jeunes gens. N'ai-je pas raison ? Voyez. Je déclare nettement, moi, que ce qu'on appelle des maux sont des biens pour les hommes injustes, et des maux pour les justes ; qu'au contraire les biens sont réellement des biens pour les bons, mais des maux pour les méchants. Comme je vous l'ai demandé, sommes-nous, vous et moi, d'accord là-dessus ? Qu'en dites-vous ? [2,7] VII. (661d) (CLINIAS) Je crois que nous sommes d'accord sur certains points, mais sur d'autres, pas du tout. (L'ATHÉNIEN) Peut-être ne puis-je réussir à vous persuader qu'un homme qui posséderait la santé, la richesse, la tyrannie jusqu'à la fin, et j'ajoute pour vous une force extraordinaire et du courage avec l'immortalité, sans rien avoir de ce qu'on appelle des maux, pour peu qu'il logeât en lui l'injustice et la violence, loin de mener une vie heureuse serait manifestement malheureux. (CLINIAS) Tu as deviné juste. (L'ATHÉNIEN) Soit. Comment pourrai-je, après cet aveu, vous amener à mon avis ? Ne croyez-vous pas que cet homme courageux, fort, beau, riche et maître de faire pendant toute sa vie ce qu'il désire, s'il est injuste et violent, mène nécessairement une vie honteuse ? Peut-être m'accorderez-vous au moins ce point. (CLINIAS) Assurément. (L'ATHÉNIEN) Et ceci encore, qu'il mène une mauvaise vie. (CLINIAS) Pour cela, je ne serai pas aussi affirmatif. (L'ATHÉNIEN) M'accorderas-tu qu'il mène une vie désagréable et fâcheuse pour lui-même ? (CLINIAS) Pour cela, comment veux-tu que nous en convenions encore ? (L'ATHÉNIEN) Comment ? Si un dieu veut bien, comme je le crois, mes amis, nous mettre d'accord ; car pour le moment nous ne le sommes guère. Pour moi, mon cher Clinias, la chose me paraît si nécessaire que je croirais plus facilement que la Crète n'est pas une île; et, si, j'étais législateur, j'essayerais de forcer les poètes et tous mes concitoyens à parler en ce sens, et j'imposerais, peu s'en faut, la plus grande peine à quiconque dirait dans le pays qu'il y a des gens qui, bien que méchants, vivent heureux, qu'il y a des choses utiles et profitables, mais qu'il y en a d'autres plus justes, et, sur maints autres objets, j'engagerais mes concitoyens à tenir un langage différent de celui que tiennent, semble-t-il, les Crétois et les Lacédémoniens, et sans doute aussi les autres hommes. Allons, au nom de Zeus et d'Apollon, dites-moi, vous les meilleurs des hommes, si nous demandions à ces dieux qui vous ont donné des lois si ce n'est pas le plus juste qui mène la vie la plus heureuse ou bien s'il y a deux sortes de vies, dont l'une est la plus agréable, et l'autre la plus juste, et qu'ils nous répondissent qu'il y en a deux, nous pourrions peut-être leur poser cette autre question, qui serait bien à sa place : Lesquels faut-il proclamer les plus heureux, ceux qui mènent la vie la plus juste ou ceux qui mènent la vie la plus agréable ? S'ils nous répondaient que ce sont ceux qui mènent la vie la plus agréable, leur réponse serait absurde. Mais, au lieu de faire tenir aux dieux un pareil langage, mettons-le plutôt au compte de nos pères et de nos législateurs, et ces questions que nous avons faites, supposons qu'elles se soient adressées à un père ou à un législateur, et qu'il nous ait répondu que celui qui mène la vie la plus agréable est le plus heureux. "Mon père, lui dirais-je alors, ce n'est donc pas la vie la plus heureuse que tu as voulu que je mène, puisque tu n'as jamais cessé de me recommander de mener la vie la plus juste." Une telle assertion dans la bouche d'un législateur ou d'un père serait, à mon avis, absurde, et il serait bien embarrassé pour se mettre d'accord avec lui-même. Si, au rebours, il déclarait que la vie la plus juste est la plus heureuse, tous ceux qui l'entendraient pourraient lui demander quel est donc ce bien et cette beauté préférable au plaisir que la loi trouve et approuve dans la vie la plus juste; car quel bien y a-t-il pour le juste, si l'on en retire le plaisir ? Quoi donc ? la gloire et l'approbation des hommes et des dieux seraient-elles une chose belle et bonne, mais incapable de causer du plaisir, et l'infamie, le contraire ? Divin législateur, cela ne peut pas être, dirions-nous. Peut-il être beau et bon et en même temps fâcheux de ne commettre aucune injustice et de n'en subir de personne, et y a-t-il au contraire de l'agrément dans la condition opposée, quoique mauvaise et honteuse ? (CLINIAS) Comment cela se pourrait-il ? [2,8] VIII. (663a) (L'ATHÉNIEN) Ainsi le discours qui ne sépare point l'agréable du juste, du bon et du beau peut au moins, à défaut d'autre effet, déterminer les gens à mener la vie sainte et juste, et le législateur tiendrait le langage le plus honteux et le plus contradictoire, s'il disait qu'il n'en est pas ainsi ; car personne ne consentira de plein gré à faire une chose qui lui procurera moins de plaisir que de peine. Or ce qu'on voit de loin donne des vertiges à presque tout le monde et en particulier aux enfants. Mais le législateur, ôtant le vertige qui nous aveugle, nous fera voir les choses sous un jour opposé et nous persuadera d'une manière ou d'une autre, par les pratiques, les louanges et les discours, que la justice et l'injustice sont dessinées en perspective et représentées l'une en face de l'autre, que l'injuste et le méchant, portant la vue sur ces deux tableaux, trouvera charmant celui de l'injustice et très déplaisant celui de la justice, mais que le juste, les regardant à son tour, en portera un jugement tout opposé. (CLINIAS) C'est évident. (L'ATHÉNIEN) Mais de ces deux jugements lequel tiendrons-nous pour le plus vrai et le plus autorisé, celui de l'âme dépravée ou celui de l'âme saine ? (CLINIAS) Forcément celui de l'âme saine. (L'ATHÉNIEN) Il est donc forcé que la vie injuste soit, non seulement plus honteuse et plus mauvaise, mais encore plus vraiment désagréable que la vie juste et sainte. (CLINIAS) Mes amis, elle risque fort de l'être, d'après ce que tu dis. (L'ATHÉNIEN) Lors même que cela ne serait pas aussi certain que la raison vient de le démontrer, si un législateur de quelque valeur a jamais osé mentir à la jeunesse pour son bien, a-t-il jamais pu faire un mensonge plus utile que celui-ci et plus efficace pour faire pratiquer la justice, non par force, mais volontairement ? (CLINIAS) La vérité est belle et noble, étranger, mais elle ne paraît pas facile à enseigner. (L'ATHÉNIEN) Soit. On n'a pourtant pas eu de peine à rendre croyable la fable phénicienne, si incroyable qu'elle fût, et mille autres pareilles. (CLINIAS) Quelle est cette fable ? (L'ATHÉNIEN) Celle des dents semées, d'où naquirent des hoplites. C'est pour un législateur un exemple frappant de ce qu'on peut faire, si on veut entreprendre de persuader les âmes des jeunes gens. Il n'a donc qu'à chercher et découvrir ce qui sera le plus avantageux à l'État et à trouver par quels moyens variés et de quelle façon toute la communauté tiendra toujours le plus possible sur ce point un seul et même langage dans ses chants, ses fables et ses discours. Si vous êtes d'un autre avis que moi, vous êtes libres de combattre mes raisons. (CLINIAS) Il ne me semble pas qu'aucun de nous deux puisse te contester ce que tu viens de dire. (L'ATHÉNIEN) C'est donc à moi à continuer, et je dis qu'il faut former trois chœurs qui tous doivent agir par incantation sur les âmes encore jeunes et tendres des enfants, en leur répétant toutes les belles maximes que nous venons d'exposer et que nous pourrions encore exposer, et dont l'essentiel est que la vie la plus agréable est, au jugement des dieux, la plus juste. Nous ne dirons en cela que l'exacte vérité, et nous persuaderons mieux ceux qu'il nous faut persuader qu'en leur tenant n'importe quel autre discours. (CLINIAS) On ne peut disconvenir de ce que tu dis. (L'ATHÉNIEN) Tout d'abord nous ne saurions mieux faire que d'introduire en premier lieu le chœur des Muses, composé d'enfants qui chanteront ces maximes en public et à tous les citoyens avec tout le zèle possible. Ce sera ensuite le tour du second, formé des jeunes gens qui n'auront pas dépassé la trentaine. Ils prendront Paean à témoin de la vérité de ces maximes et le prieront de la faire entrer doucement dans leur âme et de leur accorder sa protection. Un troisième chœur, composé d'hommes faits, depuis trente ans jusqu'à soixante, doit aussi chanter à son tour. Pour ceux qui auront passé cet âge, comme ils ne sont plus capables de chanter, on les réservera pour conter des fables sur les mœurs en s'appuyant d'oracles divins. (CLINIAS) Quels sont, étranger, ces troisièmes chœurs dont tu parles ? Nous ne saisissons pas clairement ce que tu veux en dire. (L'ATHÉNIEN) Ce sont ceux en vue desquels j'ai tenu jusqu'ici la plupart de mes discours. (CLINIAS) Nous n'avons pas encore compris ; essaye de t'expliquer plus clairement. [2,9] IX. (664e) (L'ATHÉNIEN) Nous avons dit, si nous avons bonne mémoire, au début de cet entretien, que la jeunesse, naturellement ardente, ne pouvait tenir en repos ni son corps ni sa langue, qu'elle criait au hasard et sautait continuellement, que l'idée de l'ordre à l'égard du mouvement et de la voix était étrangère aux animaux et que la nature ne l'avait donnée qu'à l'homme, que l'ordre dans le mouvement portait le nom de rythme et que celui de la voix, mélange de tons aigus et de tons graves, s'appelait harmonie, et les deux réunis chorée. Nous avons dit que les dieux, touchés de compassion pour nous, nous avaient donné comme associés à nos chœurs et comme chorèges Apollon et les Muses, et en troisième lieu, vous en souvient-il ? Dionysos. (CLINIAS) Comment ne nous en souviendrions-nous pas ? (L'ATHÉNIEN) Nous avons déjà parlé des chœurs des muses et d'Apollon. Il nous faut maintenant parler du troisième et dernier, celui de Dionysos. (CLINIAS) Comment cela ? explique-toi. Il y a de quoi être surpris, quand on entend soudain parler d'un chœur de vieillards consacré à Dionysos, composé d'hommes au-dessus de trente et de cinquante ans jusqu'à soixante. (L'ATHÉNIEN) Tu as parfaitement raison. Aussi faut-il expliquer comment la pratique de ces chœurs peut être fondée en raison. (CLINIAS) Certainement. (L'ATHÉNIEN) Êtes-vous d'accord avec moi sur ce qui a été dit précédemment ? (CLINIAS) Au sujet de quoi ? (L'ATHÉNIEN) Qu'il faut que chaque citoyen, homme fait ou enfant, libre ou esclave, mâle ou femelle, en un mot que tout l'État en corps se répète toujours à lui-même les maximes dont nous avons parlé, en y glissant quelques modifications et en y jetant une variété telle qu'on ne se lasse pas de les chanter et qu'on y trouve toujours du plaisir. (CLINIAS) Comment ne pas convenir qu'il faut faire ce que tu dis ? (L'ATHÉNIEN) Mais en quelle occasion cette partie des citoyens, qui est la meilleure et qui par l'âge et la sagesse est plus propre que toute autre à persuader, pourra-t-elle, en chantant les plus belles maximes, contribuer particulièrement au bien de l'État ? Nous ne serons pas, je pense, assez malavisés pour laisser de côté ce qui peut donner le plus d'autorité aux chants les plus beaux et les plus utiles. (CLINIAS) D'après ce que tu dis, il n'est pas possible de le laisser de côté. (L'ATHÉNIEN) Comment donc conviendrait-il de s'y prendre ? Voyez si ce ne serait pas ainsi. (CLINIAS) Comment ? (L'ATHÉNIEN) Quand on devient vieux, on hésite beaucoup à chanter, on a moins de plaisir à le faire, et, si l'on y est forcé, on en rougit d'autant plus qu'on est plus vieux et plus sage, n'est-ce pas ? (CLINIAS) Oui, assurément. (L'ATHÉNIEN) Ne rougirait-on pas encore davantage, s'il fallait chanter debout sur un théâtre devant toutes sortes de gens, et, si l'on était forcé, en vue d'exercer sa voix, de rester maigres et abstinents, comme les choristes qui disputent le prix, n'éprouverait-on pas à le faire un extrême déplaisir, une grande honte et une forte répugnance ? (CLINIAS) Nécessairement. (L'ATHÉNIEN) Comment ferons-nous donc pour les encourager à chanter de bonne grâce ? Ne faut-il pas commencer par faire une loi qui interdise absolument aux enfants jusqu'à l'âge de dix-huit ans l'usage du vin, leur remontrant qu'il ne faut pas jeter de feu sur le feu qui dévore leur corps et leur âme, avant qu'ils se livrent aux travaux qui les attendent, et qu'ils doivent se garder avec soin des folies propres à la jeunesse ? Ensuite nous leur permettrons d'y goûter modérément jusqu'à trente ans, mais en s'abstenant absolument pendant leur jeunesse d'en boire à l'excès et jusqu'à l'ivresse. Quand ils atteindront la quarantaine, ils prendront part aux banquets en commun et appelleront les dieux et inviteront en particulier Dionysos à leur fête et à leurs divertissements ; car ce dieu, en donnant le vin aux hommes, leur a procuré un remède pour adoucir l'austérité de la vieillesse, remède qui nous rajeunit, nous fait oublier nos chagrins, amollit la dureté de notre caractère, en sorte que, comme le fer placé dans le feu, il devient ainsi plus malléable. Dans les dispositions où le vin les aura mis, est-ce que nos vieillards ne se porteront pas plus volontiers et avec moins de honte à chanter, non pas devant les foules, mais devant un nombre restreint de spectateurs, et non des spectateurs étrangers, mais des amis, et à pratiquer, comme nous l'avons dit souvent, leurs incantations ? (CLINIAS) Ils s'y porteront beaucoup plus volontiers. (L'ATHÉNIEN) Il y aurait donc là, pour les amener à prendre part aux chants, un moyen qui conviendrait assez. (CLINIAS) Assurément. [2,10] X. (666d) (L'ATHÉNIEN) Quelle sorte de chant leur mettrons-nous dans la bouche ? Quelle sera leur muse ? N'est-il pas évident qu'ils doivent en avoir une qui convienne à leur âge. (CLINIAS) Sans contredit. (L'ATHÉNIEN) Quel chant pourrait convenir à des hommes divins ? Serait-ce celui des chœurs ? (CLINIAS) Pour nous, étranger, et pour les Lacédémoniens, nous ne saurions chanter d'autres chants que ceux que nous avons appris dans les chœurs, et auxquels nous sommes accoutumés. (L'ATHÉNIEN) Je le crois, parce que réellement vous n'avez jamais été à même d'employer le plus beau chant. Votre État n'est qu'un camp ; au lieu d'habiter dans des villes, vos jeunes gens sont comme des poulains qui paissent assemblés en troupeaux. Aucun de vous ne sépare le sien de la bande et ne le prend avec lui, si sauvage et si hargneux qu'il soit, pour le mettre entre les mains d'un écuyer particulier et le dresser en l'étrillant, en l'apprivoisant et en usant de tous les moyens convenables à l'éducation des enfants. On en ferait ainsi non seulement un bon soldat, mais un homme capable de bien administrer, soit l'État, soit des villes, et, comme nous l'avons dit au début, un meilleur guerrier que les guerriers de Tyrtée et qui estimerait le courage, non comme la première, mais comme la quatrième partie de la vertu, en toutes circonstances et en tous lieux, chez les particuliers et dans tout l'État. (CLINIAS) Je ne sais pas pourquoi, étranger, tu rabaisses de nouveau nos législateurs. (L'ATHÉNIEN) Si je le fais vraiment, mon bon, c'est sans intentions Mais suivons la raison, si vous le voulez bien, partout où elle nous conduira. Si effectivement nous découvrons une muse plus belle que celle des chœurs et des théâtres publics, essayons de la faire adopter à ces vieillards qui, disions-nous, rougissent de l'autre et désirent s'adonner à la plus belle. (CLINIAS) C'est cela même qu'il faut faire. (L'ATHÉNIEN) Ne faut-il pas, dans tout ce qui est accompagné de quelque agrément, ou que cet agrément seul soit ce qu'il faut le plus rechercher, ou qu'on y trouve une qualité intrinsèque ou de l'utilité ? On peut dire, par exemple, que le manger, le boire et, en général, tout aliment comporte une certaine douceur que nous nommons plaisir, mais que la qualité intrinsèque et l'utilité des aliments qu'on absorbe, c'est d'entretenir la santé, et que c'est en cela même que réside leur dualité essentielle. (CLINIAS) C'est parfaitement exact. (L'ATHÉNIEN) La science aussi ne va pas sans agrément et sans plaisir ; mais pour sa bonté, son utilité, sa noblesse et sa beauté, c'est à la vérité qu'elle les doit. (CLINIAS) C'est exact. (L'ATHÉNIEN) Mais quoi ? dans tous les arts plastiques, qui reproduisent la réalité, n'y a-t-il pas un plaisir qui s'y attache, et n'est-il pas très juste de dire que c'en est l'agrément ? (CLINIAS) Si. (L'ATHÉNIEN) Mais la bonté intrinsèque de ces sortes d'ouvrages, consiste, pour le dire en un mot, dans leur ressemblance exacte, tant pour la quantité que pour la qualité, avec l'objet imité, et non dans le plaisir. (CLINIAS) Fort bien. (L'ATHÉNIEN) On ne peut donc bien juger d'après le plaisir que les choses qui ne comportent ni utilité, ni vérité, ni ressemblance, et qui, d'un autre côté, ne causent aucun dommage, mais qu'on recherche uniquement pour l'agrément qui accompagne ces qualités, et qu'on peut très bien appeler plaisir, quand rien de tout cela n'y est joint. (CLINIAS) Tu veux dire le plaisir qui n'a rien de nuisible. (L'ATHÉNIEN) Oui, et ce même plaisir est, selon moi, un divertissement, lorsqu'il ne fait ni mal ni bien qui vaille la peine qu'on y prête attention ou qu'on en parle. (CLINIAS) Tu as tout à fait raison. (L'ATHÉNIEN) Dès lors ne pouvons-nous pas conclure, d'après ce que nous venons de dire, qu'aucune imitation, aucun rapport d'égalité ne doit être jugé sur le plaisir et l'opinion mal fondée, car ce n'est pas par l'opinion qu'on peut s'en faire ou par le peu de plaisir qu'on y prend que l'égalité est l'égalité et la proportion, la proportion, mais avant tout par la vérité, et non par quelque autre chose que ce soit. (CLINIAS) Assurément. (L'ATHÉNIEN) Or ne disons-nous pas que la musique est toujours un art de représentation et d'imitation ? (CLINIAS) Sans doute. (L'ATHÉNIEN) Il ne faut donc pas écouter ceux qui disent qu'on juge la musique sur le plaisir, ni rechercher comme digne de notre empressement la première musique venue, mais celle qui se conforme à l'imitation du beau. (CLINIAS) Cela est très vrai. (L'ATHÉNIEN) Et nos vieillards qui recherchent le plus beau chant et la plus belle muse devront naturellement chercher, non celle qui est agréable, mais celle qui est juste, et l'imitation, disons-nous, est juste si l'objet imité est de la même grandeur et de la même qualité que celui qu'il reproduit. (CLINIAS) Sans contredit. (L'ATHÉNIEN) Et tout le monde conviendra que toutes les créations de la musique ne sont qu'imitation et représentation. N'est-ce pas un point sur lequel tout le monde est d'accord, poètes, auditeurs et acteurs ? (CLINIAS) Oui, assurément. (L'ATHÉNIEN) Il faut donc, semble-t-il, pour chacune de ses créations, savoir ce qu'elle exprime, si l'on ne veut pas se tromper en la jugeant, car si on ne connaît pas la chose même qu'elle veut rendre et de quoi elle est réellement l'image, on jugera difficilement de la rectitude de ses intentions ou de ses défauts. (CLINIAS) Difficilement en effet. Comment pourrait-il en être autrement ? (L'ATHÉNIEN) Mais si l'on n'a pas idée de la rectitude d'une chose, sera-t-on jamais capable de discerner ce qui est bien ou mal ? Je ne m'explique pas très clairement ; peut-être serai-je plus clair de cette manière. (CLINIAS) De quelle manière ? [2,11] XI. (668d) (L'ATHÉNIEN) Il y a sans doute des milliers d'imitations qui s'adressent à la vue. (CLINIAS) Oui. (L'ATHÉNIEN) Si donc ici encore on ignore ce que sont les objets imités, pourra-t-on jamais reconnaître si l'exécution est fidèle, je veux dire, par exemple, si les propositions des objets sont bien observées et chacune des parties bien à sa place, quel en est le nombre, et si elles sont ajustées les unes à côté des autres dans l'ordre qui convient, et si les couleurs et les figures aussi sont bien imitées, ou si tout cela a été confondu ? Vous semble-t-il qu'on puisse jamais discerner tout cela, si l'on n'a aucune idée de ce qu'est l'animal imité ? (CLINIAS) Comment le pourrait-on ? (L'ATHÉNIEN) Mais si nous savons que l'objet peint ou modelé est un homme, et que l'artiste en a représenté toutes les parties avec leurs couleurs ou leurs formes, ne s'ensuit-il pas nécessairement que nous pouvons juger tout de suite si l'ouvrage est beau, ou ce qui lui manque pour l'être ? (CLINIAS) On peut dire, étranger, que nous reconnaîtrions presque tous les beautés des animaux représentés. (L'ATHÉNIEN) Parfaitement. Dès lors, ne faut-il pas, si l'on veut porter un jugement sain sur chaque image, soir en peinture, soit en musique ou en tout autre genre, connaître ces trois choses, d'abord ce qu'est l'objet imité, ensuite s'il est exactement reproduit, et, en troisième lieu, si l'imitation est belle, soit pour les paroles, soit pour les mélodies, soit pour les rythmes ? (CLINIAS) Il semble en effet. (L'ATHÉNIEN) Voyons donc, sans nous rebuter, ce qui fait la difficulté de bien juger la musique. Comme c'est de toutes les imitations la plus vantée, c'est celle aussi qui exige le plus de circonspection, car ici l'erreur peut causer les plus grands dommages en nous faisant embrasser de mauvaises mœurs, et en même temps elle est très difficile à saisir, parce que les poètes sont loin d'égaler les Muses dans leurs créations. Ce n'est pas elles qui commettraient la faute d'adapter à des paroles qu'elles auraient faites pour les hommes des figures et une mélodie qui ne conviennent qu'aux femmes, ou d'ajuster à une mélodie et à des figures qu'elles auraient composées pour des hommes libres des rythmes propres aux esclaves ou à des rustres, ou enfin, quand elles ont pris pour base des rythmes et une figure propres à un homme libre, de mettre sur ces rythmes une mélodie ou des paroles qui les contrarient. Jamais elles ne mêleraient des voix d'animaux, d'hommes, d'instruments et des bruits de toute sorte pour exprimer une seule chose, au lieu que nos poètes humains, entrelaçant étroitement et brouillant tout cela d'une manière absurde, prêtent à rire à tous ceux qui, comme dit Orphée, ont reçu du ciel le sentiment de l'harmonie. Car non seulement ils mêlent tous ces éléments, mais encore ils les séparent violemment et nous présentent un rythme et des figures sans mélodie et des paroles sans accompagnement assujetties au mètre, ou, par contre, une mélodie et un rythme sans paroles, joués sur la simple cithare ou la flûte. Dans de telles conditions, il est très difficile de deviner ce que veulent dire ce rythme et cette harmonie dénués de paroles et à quel genre d'imitation de quelque valeur cela ressemble. Il faut reconnaître qu'il y a beaucoup de rusticité dans ce goût qu'ils affectent pour la vitesse, la volubilité et les cris d'animaux, au point qu'ils jouent de la flûte et de la cithare en dehors de la danse et du chant ; user de ces deux instruments autrement que pour accompagner dénote un manque total de goût et un vrai charlatanisme. Voilà ce que j'avais à dire sur ce sujet. Au reste, nous n'examinons pas ici de quel genre de musique les hommes qui ont atteint la trentaine et ceux qui ont dépassé la cinquantaine doivent s'abstenir, mais quel genre ils doivent pratiquer. Ce qui me paraît résulter de ce discours, c'est que les hommes de cinquante ans qui sont dans le cas de chanter doivent être mieux instruits que personne de ce qui concerne la musique des chœurs. Il faut qu'ils aient un sens aigu et une connaissance exacte des rythmes et des harmonies; autrement, comment pourraient-ils reconnaître la justesse des mélodies, les cas où il convient d'user du mode dorien, et si le poète a bien ou mal ajusté le rythme à la mélodie ? (CLINIAS) Il est évident qu'ils ne le pourraient pas. (L'ATHÉNIEN) La plupart des spectateurs sont ridicules de croire qu'ils sont assez habiles pour reconnaître si l'harmonie et le rythme conviennent ou ne conviennent pas, parce qu'ils ont été forcés de chanter et de marcher en mesure. Ils ne réfléchissent pas qu'ils le font sans connaître chacune de ces choses et que toute mélodie est juste, quand elle a les qualités qui lui conviennent, et manquée dans le cas contraire. (CLINIAS) C'est absolument exact. (L'ATHÉNIEN) Mais quoi ? si l'on ne connaît même pas la nature d'une chose, pourra-t-on jamais reconnaître, comme nous l'avons dit, si elle est juste, quelle que soit d'ailleurs cette chose ? (CLINIAS) Le moyen ? [2,12] XII. (670c) (L'ATHÉNIEN) Nous découvrons donc encore à présent, ce semble, que nos chanteurs, que nous appelons et forçons en quelque sorte à chanter de bonne grâce, doivent nécessairement être assez instruits pour être à même de suivre la marche des rythmes et les tons des mélodies, afin que, connaissant les harmonies et les rythmes, ils soient en état de choisir ceux qui conviennent à des gens de leur âge et de leur caractère, qu'ils les chantent ensuite et qu'en les chantant, ils goûtent dès ce moment un plaisir innocent, et apprennent à la jeunesse à embrasser comme il convient les bonnes mœurs. Ainsi instruits, ils disposeraient de connaissances plus complètes que celles de la foule et des poètes eux-mêmes. Car il n'y a aucune nécessité que le poète connaisse si son imitation est belle ou non, ce qui est le troisième point ; mais il est à peu près indispensable qu'il connaisse ce qui concerne l'harmonie et le rythme, tandis que nos vieillards doivent connaître les trois points, pour choisir ce qu'il y a de plus beau ou ce qui en approche le plus ; autrement ils ne seront jamais des enchanteurs capables d'inspirer la vertu à la jeunesse. Nous avons expliqué du mieux que nous avons pu ce que nous voulions en entamant cette discussion, c'est à savoir d'aider à l'action du chœur de Dionysos. Voyons si nous y avons réussi. C'est une nécessité qu'une telle assemblée soit tumultueuse, et qu'elle le devienne toujours davantage à mesure qu'on continue à boire ; c'est une chose que nous avons posée comme nécessaire au début, en parlant des assemblées telles qu'elles se pratiquent maintenant. (CLINIAS) Nécessaire en effet. (L'ATHÉNIEN) On s'exalte, on se trouve plus léger qu'à l'ordinaire, on s'abandonne à la joie, on est plein de franchise et dans cet état, on n'écoute pas ses voisins, et l'on prétend qu'on est capable de se gouverner soi-même et les autres, (CLINIAS) Sans aucun doute. (L'ATHÉNIEN) Nous avons dit, n'est-ce pas ? que, dans ces dispositions, les âmes des buveurs, échauffées comme le fer, deviennent plus molles et plus jeunes, de sorte qu'elles seraient faciles à conduire à celui qui pourrait et saurait les dresser et les former, comme quand elles étaient jeunes. Or ce modeleur est le même dont nous parlions alors, c'est le bon législateur, qui doit imposer aux banquets des lois capables de faire passer à des dispositions opposées cet homme gonflé d'espérances et d'audace, qui pousse l'impudence au-delà des bornes, incapable de s'assujettir à l'ordre, de parler, de se taire, de boire et de chanter à son rang ; il faut, pour que cet homme repousse l'impudence qui l'envahit, qu'elles lui inspirent, avec la justice, la plus belle des craintes, cette crainte divine que nous avons appelée honte et pudeur. (CLINIAS) Cela est vrai. (L'ATHÉNIEN) II faut encore que ces lois soient gardées et secondées par des hommes rassis et sobres qui commandent les buveurs, parce qu'à défaut de tels chefs, il est plus malaisé de combattre l'ivresse que l'ennemi avec des généraux qui manquent de sang-froid. Il faut enfin que ceux qui ne peuvent se résoudre à obéir à ces chefs et à ceux qui dirigent les chœurs de Dionysos, c'est-à-dire aux vieillards au-dessus de cinquante ans, encourent le même déshonneur, un déshonneur plus grand même que ceux qui désobéissent aux commandants d'Arès. (CLINIAS) C'est juste. (L'ATHÉNIEN) Si l'ivresse était ainsi réprimée et le divertissement surveillé, n'est-il pas vrai que les buveurs en retireraient de grands avantages et se quitteraient meilleurs amis qu'auparavant, et non en ennemis, comme ils le font à présent ? Mais il faudrait pour cela que les réunions se fissent en conformité avec les lois et que ceux qui ne sont pas sobres obéissent à ceux qui le sont. (CLINIAS) Tu as raison, si les réunions se passaient comme tu viens de le dire. [2,13] XIII. (672a) (L'ATHÉNIEN) Ne condamnons donc plus sans appel ce présent de Dionysos ; ne disons plus qu'il est mauvais et qu'il ne mérite pas d'être reçu dans un État. Il y aurait encore beaucoup â dire en sa faveur, notamment qu'il nous procure le plus grand bien ; mais on hésite à en parler à la foule, parce qu'elle comprend et juge mal ce qu'on en dit. (CLINIAS) Quel est donc ce grand bien ? (L'ATHÉNIEN) Il court dans le public une tradition qui dit que Hèra, la marâtre de Dionysos, lui brouilla la raison, et que pour se venger, il introduisit les orgies et les danses extravagantes, et que c'est dans ce dessein qu'il nous fit présent du vin. Pour moi, je laisse ce langage à ceux qui croient qu'on peut faire en sûreté de tels contes au sujet des dieux. Ce que je sais, c'est qu'aucun animal ne naît avec toute l'intelligence qu'il doit avoir, lorsqu'il aura atteint son plein développement, et que, dans le temps où il n'a pas encore acquis la sagesse qui lui est propre, il est en état de folie, il crie sans aucune règle, et, dès qu'il est capable de se mouvoir, il fait des sauts désordonnés. Rappelons-nous ce que nous avons dit, que c'est de là qu'ont pris naissance la musique et la gymnastique. (CLINIAS) Nous nous en souvenons ; comment l'aurions-nous oublié ? (L'ATHÉNIEN) Et que c'est de là aussi que les hommes ont pris l'idée du rythme et de l'harmonie, et que, parmi les dieux, c'est à Apollon, aux Muses et à Dionysos que nous en sommes redevables. (CLINIAS) Sans aucun doute. (L'ATHÉNIEN) Les autres disent, ce semble, que Dionysos a donné le vin aux hommes pour se venger d'eux, en les mettant en folie ; mais le discours que nous tenons à présent fait voir qu'il nous a été donné comme remède en vue du contraire, pour mettre dans nos âmes la pudeur et dans nos corps la santé et la force. (CLINIAS) Tu nous rappelles, étranger, de la manière la plus heureuse ce qui a été dit précédemment. (L'ATHÉNIEN) Nous avons entièrement traité d'une moitié de la chorée ; pour l'autre moitié, il en sera ce qu'il vous plaira, nous l'achèverons ou la laisserons de côté. (CLINIAS) De quelle moitié parles-tu et comment conçois-tu cette division ? (L'ATHÉNIEN) La chorée prise en son entier, c'était pour nous l'éducation prise en son entier ; mais une de ses parties comprend les rythmes et les harmonies qui se rapportent à la voix. (CLINIAS) Oui (L'ATHÉNIEN) L'autre partie, qui se rapporte au mouvement du corps comprend, nous l'avons dit, le rythme qui est commun au mouvement de la voix, et elle a en propre la figure, tandis que le mouvement de la voix a en propre la mélodie. (CLINIAS) C'est exactement vrai. (L'ATHÉNIEN) A l'art qui, réglant la voix, passe jusque dans l'âme et la dresse à la vertu, nous avons donné, je ne sais pourquoi, le nom de musique. (CLINIAS) Et on l'a bien nommé. (L'ATHÉNIEN) Quant aux mouvements du corps, qui constituent, avons-nous dit, le divertissement de la danse, s'ils vont jusqu'au perfectionnement du corps, nous avons nommé gymnastique l'art qui conduit à ce but. (CLINIAS) Fort bien. (L'ATHÉNIEN) Nous avons dit que nous avions traité à peu près la moitié de la chorée qu'on appelle musique. N'en parlons plus. Parlerons-nous de l'autre moitié, ou que devons-nous faire ? (CLINIAS) Que crois-tu, mon excellent ami, quand tu parles à des Crétois et à des Lacédémoniens, qu'ils doivent répondre à une pareille question, lorsque après avoir traité tout au long de la musique, on n'a pas touché à la gymnastique ? (L'ATHÉNIEN) Je dis, moi, qu'en me posant cette question, tu as déjà clairement répondu, et je vois que cette interrogation est non seulement une réponse, comme je viens de le dire, mais encore une sommation de traiter tout au long de la gymnastique. (CLINIAS) Tu m'as parfaitement compris. Fais donc ce que je te demande. (L'ATHÉNIEN) Je vais le faire. Aussi bien, il n'est pas très difficile d'exposer des choses que vous connaissez tous les deux, puisque vous avez bien plus d'expérience de cet art que de l'autre. (CLINIAS) Tu dis vrai. [2,14] XIV. (673c) (L'ATHÉNIEN) L'origine de ce divertissement est dans l'habitude qu'ont tous les animaux de sauter naturellement ; mais d l'homme, nous l'avons dit, ayant reçu le sentiment du rythme, a inventé et formé la danse ; ensuite la mélodie rappelant et éveillant le rythme, les deux réunis ensemble ont enfanté la chorée et le jeu. (CLINIAS) C'est très vrai. (L'ATHÉNIEN) Nous avons déjà, dis-je, expliqué une de ces deux choses ; nous essayerons dans la suite d'expliquer l'autre. (CLINIAS) Très bien. (L'ATHÉNIEN) Mais nous mettrons d'abord son couronnement à notre discussion sur l'utilité de l'ivresse, si vous êtes tous les deux de mon avis. (CLINIAS) Qu'entends-tu par là ? (L'ATHÉNIEN) Si un État, attachant de l'importance à cette institution dont nous avons parlé, en use suivant les lois et les règles, s'y exerce en vue de la tempérance et goûte de même les autres plaisirs en s'appliquant à en être le maître, il ne saurait, dans ces conditions, trop pratiquer tous ces divertissements. Mais si l'on n'en use que pour s'amuser, et s'il est permis à qui le veut de boire quand il veut et avec qui il veut et de quelque autre façon qu'on le veuille, je n'admettrai jamais ni qu'un État, ni qu'un particulier s'abandonne à l'ivresse. Je préférerais même à l'usage des Crétois et des Lacédémoniens celui des Carthaginois, où la loi veut qu'aucun soldat ne goûte à cette boisson, lorsqu'il est sous les armes, et qu'il ne boive que de l'eau tant qu'il est en campagne, qu'aucun esclave, mâle ou femelle, n'y touche dans l'enceinte des remparts, ni les magistrats pendant l'année où ils sont en charge, où elle en défend absolument l'usage aux pilotes, et aux juges dans l'exercice de leurs fonctions, et à tous ceux qui s'assemblent pour délibérer sur quelque résolution importante, et à tout le monde pendant le jour, sauf pour se donner des forces en soignant une maladie, et même pendant la nuit, quand un couple a dessein de procréer des enfants. Et l'on pourrait énumérer un nombre infini de cas où le bon sens et la loi doivent interdire l'usage du vin. A ce compte, aucune cité n'aurait besoin de beaucoup de vignes, et le reste serait assigné à la culture du sol et à tous les besoins de la vie, et la vigne serait bornée à la portion la plus modique et la plus restreinte. Tel est, étranger, si vous partagez mon avis, le couronnement que nous mettrons à notre discussion sur le vin. (CLINIAS) Il est beau et nous l'approuvons.