[1,0] DESCRIPTION DE TABLEAUX PAR PHILOSTRATE L'ANCIEN : AVANT-PROPOS. Ne pas aimer la peinture, c'est mépriser la réalité même, c'est mépriser ce genre de mérite que nous rencontrons chez les poètes, car la peinture, comme la poésie, se complaît à nous représenter les traits et les actions des héros ; c'est aussi n'avoir point d'estime pour la science des proportions, par laquelle l'art se rattache à l'usage même de la raison. Si l'on voulait parler avec subtilité, on dirait que la peinture est une invention des dieux, en songeant aux différents aspects de la terre dont les prairies sont comme peintes par les saisons, et à tout ce que nous voyons dans le ciel. Mais, pour remonter sérieusement à l'origine de l'art, l'imitation est une invention des plus anciennes, du même âge que la nature elle-même. Nous en devons la découverte à des hommes habiles qui l'appelèrent tantôt peinture et tantôt plastique. La plastique même se divise en plusieurs genres : car, imiter avec l'airain, polir le Lygdos ou le Paros, travailler l'ivoire, tout cela rentre dans la plastique, sans compter l'art de graver sur métaux. La peinture consiste dans l'emploi des couleurs, mais non en cela seul, ou plutôt de cet unique moyen elle tire un plus grand parti qu'un autre art de ressources nombreuses. En effet, elle représente les ombres, elle varie l'expression des regards, suivant qu'elle nous montre la fureur, la douleur ou la joie. Donner aux yeux l'éclat qui leur est propre, c'est ce que ne saurait faire la plastique ; ils sont brillants, ils sont d'un vert bleuâtre, ils sont noirs dans les représentations de la peinture. Les cheveux sont d'un blond fauve, ardent, doré. Tout a sa couleur, les vêtements, les armes, les maisons et les appartements, les bois, les montagnes, les sources et l'air qui enveloppe toutes choses. Beaucoup d'artistes ont excellé dans cet art; beaucoup de villes, beaucoup de rois l'ont aimé avec passion ; mais c'est là une histoire que d'autres ont racontée avant moi, et par exemple, Aristodème de Carie , dont j'ai fait mon hôte, pendant quatre ans, par amour de la peinture , et qui, disciple lui-même d'Eumélos, ajoutait beaucoup de charme à la manière du maître. Mon intention n'est pas de nommer des peintres ou de raconter leur vie, mais d'expliquer des tableaux variés : c'est une conversation composée pour des jeunes gens, en vue de leur apprendre à s'exprimer, et de former leur goût. Voici à quelle occasion ces discours ont été prononcés. Il y avait alors des jeux à Naples, cette ville de l'Italie fondée par des Grecs, et qui, par ses moeurs élégantes, par son goût pour les lettres, mérite d'être regardée comme une ville grecque. Je ne voulais point déclamer en public, quoique pressé par les jeunes gens qui fréquentaient la maison de mon hôte. Je logeais alors en dehors des murs dans un faubourg bâti sur la côte, et où s'élevait un portique à quatre ou cinq étages, qui avait vue sur la mer Tyrrhénienne. Revêtu des plus beaux marbres que recherche le luxe, il tirait son principal éclat des tableaux encastrés dans ses murs, et choisis, comme il me le semblait, avec un soin tout particulier ; ils témoignaient en effet du talent d'un grand nombre de peintres. De moi-même, j'avais formé le dessein de faire l'éloge de ces peintures ; mais le fils de mon hôte, un enfant d'une dizaine d'années, déjà curieux et avide d'apprendre, épia le moment où je visitai la galerie, et me pria de lui expliquer les tableaux. Ne voulant pas lui paraître trop maladroit : « volontiers, lui dis-je, je commencerai mon explication, quand tes jeunes amis seront arrivés. » Ceux-ci étant venus : « Votre camarade, leur dis-je, posera les questions ; c'est à lui que je consacre mon exercice d'interprète. Quant à vous, suivez le commentaire, mais ne vous contentez pas d'approuver : interrogez, si je ne suis pas assez clair. » [1,1] LIVRE PREMIER - 1. LE SCAMANDRE. Tu reconnais, mon enfant, que ce sujet est tiré d'Homère; mais peut-être n'y as-tu pas songé. En voyant le feu vivre dans l'eau, ton esprit n'aura été occupé que de ce spectacle merveilleux : cherchons ce que cela peut signifier. Mais consens d'abord à détourner tes regards pour te représenter la description d'Homère, dont s'est inspiré l'artiste. Tu te rappelles ce passage de l'Iliade où Homère nous montre Achille s'élançant pour venger Patrocle, où les dieux se préparent à combattre les uns contre les autres. Le peintre n'a point voulu nous mettre sous les yeux tous les événements de cette guerre divine, il n'en a choisi qu'un seul, Héphaestos se précipitant sur le Scamandre avec impétuosité, avec fureur. Considère maintenant le tableau : tout est tiré de là. Cette ville élevée, garnie de créneaux, c'est Ilium ; cette plaine est assez vaste pour avoir vu aux prises l'Europe et l'Asie. Le feu couvre la plaine comme un torrent débordé ; il rampe et s'étale sur les rives du fleuve, où l'on ne voit plus déjà aucune végétation. Cependant Héphaestos entouré de flammes qu'il entraîne se porte vers le fleuve ; et voici le fleuve en personne qui gémit et supplie Héphaestos. Si le Scamandre n'a point sa belle chevelure, c'est qu'elle a été brûlée par le feu ; si Héphoestos ne boite pas, c'est à cause de la vitesse de sa course. Le feu ne jette point un éclat rougeâtre, n'a point son aspect accoutumé ; mais il brille comme l'or ou les rayons du soleil. Homère n'est pour rien dans ce détail. [1,2] II. CÔMOS. Cômos, ce génie qui préside aux promenades nocturnes des joyeux convives, se tient sur le seuil d'une chambre aux portes dorées ; dorées elles me semblent en effet, bien que l'oeil soit lent à les discerner dans l'ombre de la nuit. La nuit n'est point personnifiée, mais elle se reconnaît à ses effets. Le vestibule, digne d'un temple, atteste l'opulence des jeunes mariés, qui reposent sur la couche nuptiale. Cômos est venu, dieu jeune, vers des jeunes gens ; il a encore toutes les grâces tendres de l'enfance ; les fumées du vin ont coloré son visage ; debout, il cède cependant au sommeil de l'ivresse ; oui, il dort la tête penchée sur la poitrine; la main gauche posée sur un épieu qu'elle croit tenir se détend et s'abandonne, comme il arrive quand les premières caresses du sommeil engourdissent notre mémoire et notre esprit ; le flambeau que tient la main droite semble aussi échapper, par l'effet de la même cause, à ses doigts alanguis. Craignant que le feu n'approche de sa jambe, Cômos porte la cuisse gauche sur la droite et son flambeau du côté gauche, de manière à écarter la main et la flamme du genou qui fait saillie. Les peintres doivent traiter avec soin la figure des personnages qui ont toute la vivacité de la jeunesse, s'ils ne veulent pas que leurs peintures soient mornes, comme le visage d'un aveugle ; mais pour Cômos, dont la tête penchée projette une ombre sur les traits, la figure a peu d'importance. L'artiste, j'imagine, recommande ainsi à ceux qui ont l'âge de Cômos, de ne pas fêter le dieu sans prendre le masque. Le reste du corps atteste une observation minutieuse de tous les détails, et le flambeau qui enveloppe le dieu de sa lumière fait ressortir toutes ses perfections. Admirons aussi la couronne de roses, non pour être fidèlement peinte, car représenter les fleurs avec des couleurs, avec le rouge ou le bleu, suivant le besoin, ce n'est point là un grand mérite, mais ce qu'il faut louer, c'est combien la couronne semble souple et délicate, c'est aussi combien les roses semblent fraîches ; j'ose le dire, elles ont le parfum de vraies roses. Après avoir parlé de Cômos, il nous reste à parler de ceux qui le célèbrent. N'entends-tu pas les crotales, les sons de la flûte, un murmure confus ? Des flambeaux, épars çà et là, permettent à nos joyeux compagnons de voir devant eux et à nous de les voir. C'est une foule variée et remuante d'hommes et de femmes, chaussés sans distinction de sexe, vêtus d'une façon extraordinaire, car Cômos permet à la femme de se donner les airs d'un homme et à l'homme de revêtir la robe des femmes, de prendre une démarche féminine. Mais les couronnes de fleurs n'ont plus leur premier éclat, c'est que, pour ne point les perdre en courant, ils les ont tous fixées à leur tête : or la fleur, jalouse de sa liberté, craint le contact de la main qui la flétrit avant le temps. Enfin le peintre a encore représenté le battement des mains qui plaît surtout à Cômos ; la main droite frappe avec les doigts repliés dans la paume de la main gauche, et toutes les mains s'entre-choquant à la manière des cymbales, rendent le même son. [1,3] III. LES FABLES. Les Fables viennent trouver Ésope qu'elles aiment, en retour de la tendresse qu'il a pour elles. Ce n'est pas que ce genre de fiction ait été dédaigné par Homère, par Hésiode, ni par Archiloque, écrivant contre Lycambé ; mais c'est Ésope qui a mis en fable toute la vie humaine, et qui a donné aux bêtes le langage, pour parler à notre raison ; car ainsi il réprime la cupidité, il bannit la violence et la fraude ; et cela en attribuant un rôle au lion, au renard, au cheval, à tous les animaux, voire même à la tortue, qui cesse d'être muette, elle aussi, pour instruire les enfants des choses de la vie. C'est pourquoi les Fables, mises en honneur par Ésope, se pressent devant la porte du sage afin de lui ceindre la tête de bandelettes et le couronner de branches nouvelles. Quant à Ésope, il compose une fable, j'imagine, on le devine à son sourire, à ses yeux fixés sur le sol. Une douce sérénité qui détend l'âme, est nécessaire au fabuliste ; l'artiste le savait bien. La peinture se montre aussi fort ingénieuse dans la manière dont elle personnifie les fables; les personnages en effet dont elle entoure Ésope comme d'un choeur tragique tiennent à la fois de l'homme et de la bête ; et sont composées d'éléments empruntés au théâtre même du poète. Le renard est le coryphée ; c'est que, dans la plupart des cas, Ésope se sert du renard comme la comédie de Dave pour exposer son dessein. [1,4] IV. MÉNŒCÉE. Cette ville assiégée est Thèbes, car le mur a sept portes ; cette armée est celle de Polynice, fils d'OEdipe, car elle est divisée en sept corps. Ce chef qui s'approche du camp, c'est Amphiaraos ; il a l'air découragé d'un homme qui pressent une cruelle catastrophe. Les chefs de corps sont également effrayés ; aussi lèvent-ils les mains vers le ciel. Capanée contemple avec mépris les murailles et les créneaux, car il compte sur les échelles pour l'escalade. Les défenseurs du rempart n'envoient pas de traits ; les Thébains craignent d'engager la lutte. Admirons ici l'art ingénieux du peintre: des hommes armés qui enveloppent la ville, les uns nous apparaissent tout entiers, les autres ont les jambes cachées, ceux-ci n'ont de visible que la moitié du corps, ceux-là la poitrine, puis les tètes seules émergent, puis les casques seuls, puis les pointes des lances. C'est un effet de perspective, mon enfant ; à mesure que l'oeil s'enfonce dans le tableau, les rangs d'hommes doivent se masquer de plus en plus les uns les autres. Les prédictions ne manquent pas non plus à Thèbes. Tirésias profère un oracle qui condamne Ménoecée, le fils de Créon, à périr dans le repaire d'un dragon, s'il veut sauver sa patrie. Et voilà Ménoecée qui meurt, à l'insu de son père : son âge le rend digne de pitié, mais c'est être heureux que d'avoir un tel courage. Considère en effet la peinture, ce n'est point un jeune homme au teint délicat, aux traits efféminés ; il est plein de vie ; fortifié par la palestre, il a cette belle carnation d'un brun doré qui plaît au fils d'Ariston ; la poitrine offre des muscles saillants, les hanches, les fesses, les cuisses sont bien proportionnées. Les épaules annoncent de la force, le cou est sans raideur, la chevelure est abondante sans excès. Debout près de l'antre du dragon, il retire l'épée dont il s'est déjà percé le flanc. Recevons, mon enfant, recevons dans le pli de notre robe le sang qui s'écoule de sa blessure, l'âme s'échappe elle aussi ; encore un moment et tu l'entendras pousser son cri d'adieu, car les âmes aiment les beaux corps et ne s'en séparent qu'avec regret. A mesure que le sang s'écoule, Ménoecée chancelle, il se jette dans les bras de la mort avec un visage calme et souriant, presque avec l'air d'un homme qui s'endort. [1,5] V. LES COUDÉES. Autour du Nil jouent les Coudées, enfants ainsi nommés à cause de leur taille, chers au Nil à bien des titres, et surtout parce qu'ils annoncent aux Égyptiens quelle sera la profondeur de ses eaux débordées. Ils sont amenés vers le dieu par le flot même, et semblent en sortir, frais et souriants, je crois même qu'ils ne sont pas privés de la parole. Les uns s'assoient sur les épaules du fleuve, les autres se suspendent aux tresses de ses cheveux, ceux-ci s'endorment dans ses bras, les autres folâtrent sur sa poitrine. Et lui, le dieu, leur abandonne les fleurs qu'ils trouvent les uns sur sa poitrine, les autres entre ses bras, pour qu'ils s'en tressent des couronnes et s'endorment sur les fleurs, comme des êtres divins et sacrés. Ils montent sur les épaules les uns des autres, au bruit des sistres, dont les eaux du Nil aiment à retentir. Quant aux crocodiles et aux hippopotames que certains artistes placent à côté du Nil, ils se tiennent au plus profond du gouffre, pour ne point inspirer de frayeur aux enfants; d'ailleurs voici les attributs de la navigation et de l'agriculture qui désignent manifestement le Nil, tu n'ignores pas pourquoi, mon enfant; c'est le Nil qui rend l'Égypte navigable et dont les eaux bues par la terre donnent à ses plaines de si riches moissons. En Ethiopies, d'où il vient, se tient un dieu qui règle son cours avec prudence suivant les saisons ; dans le tableau, on devine qu'il est d'une stature à toucher le ciel ; il a le pied posé près des sources ; il semble baisser la tête, ô Poséidon, en signe d'assentiment ; le fleuve tourne ses regards de son côté, et lui demande beaucoup d'enfants, semblables à ceux-ci. [1,6] VI. LES AMOURS. Les Amours font la récolte des pommes, comme tu vois; ne sois pas surpris de leur nombre, car ces enfants des Nymphes, qui gouvernent toute la race mortelle, sont innombrables en raison des innombrables désirs de l'homme. Il est, cependant, dit-on, un amour céleste qui a dans le ciel des fonctions divines. L'agréable parfum qui s'exhale du verger ne vient-il pas jusqu'à toi ? aurais-tu l'odorat paresseux ? oui ; eh bien, écoute attentivement, mes paroles apporteront jusqu'à toi l'odeur des fruits. Plantés en lignes droites, ces arbres laissent entre eux de larges avenues pour les promeneurs ; les allées sont bordées d'une herbe fine qui peut tenir lieu d'un lit de repos. Aux extrémités des branches pendent des pommes dorées, couleur de feu ou blondes comme un rayon de soleil qui invitent l'essaim tout entier des amours au rôle de vendangeurs. Les carquois rehaussés d'or, ou tout en or, et remplis de leurs flèches, toute la bande s'en est dépouillée; légère, elle prend ses ébats, après avoir suspendu cet attirail aux pommiers; les manteaux brodés sont étendus sur le gazon, où ils brillent de l'éclat de mille couleurs. Les Amours n'ont point sur la tête de couronnes de fleurs, leur chevelure leur est une parure suffisante, leurs ailes bleu d'azur ou couleur de pourpre, quelques-unes dorées, font presque entendre en battant l'air un son harmonieux. Les belles corbeilles dans lesquelles ils déposent les pommes ! Que de sardoines, que d'émeraudes, que de perles véritables s'y montrent enchâssées. C'est l'ouvrage d'Héphaestos, n'en doutez point mais d'échelles de sa façon pour monter sur les arbres, point n'est besoin, ils prennent leur vol et atteignent les pommes d'emblée. Pour ne point parler de ceux qui dansent en choeur, qui courent, qui dorment ou qui mordent dans les pommes à belles et joyeuses dents, considérons à quel genre d'amusement se livrent ceux-ci. Ces quatre amours, les plus beaux de tous, se sont séparés de leurs compagnons ; deux d'entre eux se lancent une pomme l'un à l'autre, les deux autres se renvoient une flèche de la même façon ; d'ailleurs la menace n'est point sur leur visage, chacun d'eux tend sa poitrine, pour recevoir là, non ailleurs, le trait de son adversaire. C'est une belle allégorie ; vois, si je comprends bien le peintre. Amitié et tendresse mutuelle, voilà le mot de l'énigme. Ceux qui jouent avec la pomme en sont aux débuts du désir ; aussi l'un lance une pomme après l'avoir baisée, et l'autre étend les mains pour la recevoir; on voit clairement qu'il la baisera une fois reçue, et la renverra à son camarade. Quant à notre paire d'archers, liés par un amour déjà ancien, ils travaillent à le fortifier. Oui, les deux premiers jouent pour aider un amour naissant, les autres manient l'arc pour que le désir ne meure point en eux. Ces autres amours qu'entourent un grand nombre de spectateurs, en sont venus aux prises dans l'emportement de la colère, on dirait des lutteurs. Je vais t'expliquer cette lutte, puisque tu le désires vivement. L'un d'eux, voltigeant autour de son adversaire, l'a saisi par les épaules ; il le serre à l'étouffer, il l'enlace de ses jambes; l'autre, loin de se rendre, loin de fléchir, se dresse avec effort, desserre la main qui l'étreint, il a tordu un des doigts, si bien que les autres se trouvent isolés et forcés de lâcher prise. L'amour ainsi torturé éprouve une vive douleur et mord l'oreille de son adversaire ; les amours qui le regardent s'irritent d'un procédé si injuste, d'une telle violation des lois de la lutte, et lapident le malheureux à coups de pommes. J'aperçois aussi un lièvre qu'il ne faut point laisser nous échapper; chassons-le en compagnie des amours. Il était blotti sous les pommiers et se régalait des fruits tombés à terre (plusieurs sont restés là, à demi rongés) ; mais voilà nos amours qui le poursuivent, qui l'effraient, l'un par des battements de mains, l'un par des cris perçants, l'autre en agitant sa chlamyde ; les uns volent au delà de la bête, en poussant des cris; les autres courent après lui, le suivant à la piste. En voici un qui a pris son élan pour se précipiter sur la proie, mais l'animal s'est dérobé ; un autre veut mettre la main sur la patte du lièvre ; mais à peine l'a-t-il saisie qu'elle lui échappe ; aussi de rire tombant les uns sur le flanc, les autres la tête la première, les autres à la renverse, tous de différentes manières, suivant qu'ils ont manqué la bête d'une façon ou d'une autre. Aucun ne lance une flèche : ils s'efforcent de prendre le lièvre vivant comme l'offrande la plus agréable à la déesse Aphrodite. Tu sais en effet que le lièvre passe pour avoir reçu d'Aphrodite la plupart de ses instincts ; on dit que la femelle pendant qu'elle allaite ses petits devient mère de nouveau, qu'elle nourrit la nouvelle portée avec le lait de la première, puis qu'elle conçoit encore et qu'en aucun temps elle ne cesse d'être pleine ; quant au mâle, non seulement il féconde la femelle, ce qui est dans son rôle de mâle, mais il conçoit lui-même, ce qui est contre nature. Aussi les amoureux sans délicatesse, persuadés qu'il y a en cet animal quelque vertu persuasive, favorable à l'amour, s'en servent pour faire violence à l'objet de leur tendresse. Mais laissons ce procédé aux hommes sans loyauté, indignes d'inspirer l'amour, et tourne les yeux vers Aphrodite. Où est-elle? en quelle partie du verger ? Tu vois là-bas cette grotte creusée dans le rocher, de laquelle s'échappe, reflétant l'azur sombre du ciel et le vert des pommiers, une source d'eau limpide qui se divise en canaux pour arroser le verger? Sois certain qu'il y a là une statue d'Aphrodite parée, j'imagine, par les Nymphes, pour la remercier de les avoir rendues mères des Amours, mères de si beaux enfants. Quant à ce miroir d'argent, à cette riche sandale dorée, à ces agrafes d'or, ce sont toutes offrandes parlantes; elles me disent qu'elles sont consacrées à Aphrodite ; cela est écrit d'ailleurs et nous lisons que ces dons viennent des Nymphes. Les Amours de leur côté offrent les prémices des pommes, et debout en cercle ils demandent dans leur prière que leur verger soit toujours aussi beau. [1,7] VII. MEMNON. Cette armée est celle de Memnon ; les soldats ont laissé leurs armes pour exposer et pleurer le plus grand d'entre eux, atteint en pleine poitrine par une lance, le fameux frêne d'Achille, je suppose. En effet, à la vue de cette vaste plaine, de ces tentes, de ce camp retranché, de cette ville entourée de fortes murailles, je ne puis m'empêcher de dire : voici les Éthiopiens, voici Troie et ce héros que l'on pleure est Memnon fils de l'Aurore. Il était venu au secours de Troie et fut tué, dit-on, par le fils de Pélée ; les deux adversaires étaient de taille à se mesurer. Vois en effet quelle étendue de terre Memnon couvre de son corps, et quelle belle gerbe de cheveux bouclés il entretenait, je pense, pour la consacrer au Nil, car si les bouches du Nil appartiennent aux Égyptiens, les Éthiopiens en possèdent les sources ; vois cette mâle beauté qui paraît encore, malgré des yeux éteints, vois sur le visage ce léger duvet, attestant que le héros avait l'âge de son vainqueur. Et l'on ne dirait point que Memnon fût noir, car sa figure, quoique d'un noir intense, laisse deviner je ne sais quelle fleur de jeunesse. Des déesses se montrent dans les airs; l'Aurore, se lamentant sur la perte de son fils, voile l'éclat du Soleil et prie la nuit de répandre, avant le temps, ses ombres sur l'armée afin qu'il lui soit possible, Jupiter consentant au larcin, de dérober le cadavre de son fils. Et regarde, le corps a été enlevé; on aperçoit Memnon sur les confins du tableau. Où donc? en quel lieu de la terre? Le tombeau de Memnon n'est nulle part ; mais Memnon lui-même est en Éthiopie, changé en pierre noire, son attitude est celle d'une personne assise, ses traits sont, j'imagine, ceux que tu lui vois dans le tableau. Cette statue est frappée par les rayons du soleil, qui en glissant, comme un plectre sur la bouche de Memnon, semblent en faire sortir une voix et consoler le jour par les sons de cette parole artificielle. [1,8] VIII. AMYMONE. Tu as rencontré, je crois, dans Homère Poséidon voyageant sur les flots comme sur la terre, quand il se rend d'Eges vers les Achéens, et que la mer aplanie lui donne pour l'accompagner ses chevaux et ses monstres marins. Ce cortège qui frémit de joie sur les pas du dieu, tu le retrouves ici. Dans le poète, il est vrai, ce sont des chevaux de terre ferme; tu le reconnais, j'imagine, à leurs pieds d'airain, à leur vitesse que le fouet accélère ; mais ici ce sont des hippocampes attelés à un char ; leurs sabots sont faits pour effleurer l'eau, pour nager; leurs yeux ont un éclat verdâtre ; on dirait, Zeus me soit témoin, on dirait des dauphins. Dans Isomère, Poséidon se montre irrité, indigné contre Zeus qui fait plier l'armée grecque et la condamne à la défaite : ici la joie brille sur son visage, anime son regard ; il s'agite comme ému d'une violente passion. En effet Amymone, à force de fréquenter les bords de l'Inachos, a vaincu le dieu, et le voilà qui s'élance à sa poursuite; la jeune fille ne connaît pas encore l'amour qu'elle inspire ; son air effrayé, son agitation, ses mains qui laissent échapper la cruche d'or, tout montre qu'elle est éperdue et qu'elle ne sait pour quel motif le dieu sort précipitamment des flots. Autour de ses membres d'albâtre l'or brille d'un éclat qui se reflète dans. l'eau. Retirons-nous, mon enfant, devant la nymphe, car le flot s'arrondit déjà en voûte autour de l'épouse, un flot bleu aux teintes d'azur, mais que Poséidon doit assombrir par le mélange de ses eaux. [1,9] IX. LE MARÉCAGE. Le terrain est humide ; il produit le roseau et la fléole qui croissent naturellement, sans semis ni labour, dans les lieux marécageux. On distingue aussi dans le tableau le tamaris et le souchet, qui sont des plantes aquatiques. Des montagnes formant ceinture autour du marais perdent leur cime dans les airs; elles ne présentent pas toutes la même nature de terrain; le pin qui croît sur celles-ci annonce une terre fine et légère ; celles-là sont couvertes de cyprès qui attestent la présence de l'argile. Quant à ces sapins, ne disent-ils pas que la montagne qui les porte est rocailleuse et battue par les orages? car ils ne se plaisent point dans un sol labourable, ils n'aiment point les rayons du soleil, aussi délaissent-ils la plaine pour la montagne, où ils doivent atteindre une plus grande hauteur. Des sources jaillissent en bouillonnant de ces hauteurs, elles suivent les pentes et confondant leurs eaux font de la plaine un marécage; il n'y a d'ailleurs ni désordre ni confusion. L'art a dirigé le cours des ruisseaux comme l'aurait fait la nature, avec sa souveraine habileté. L'eau s'égare en de nombreux méandres où croît en abondance, où les oiseaux aquatiques se livrent en toute sécurité à leurs ébats. Vois ces canards, avec quelle aisance ils nagent et soufflent l'eau comme par jets ! Que dirons-nous de la tribu des oies? La peinture est fidèle : ces oiseaux glissent sur la surface de l'eau, ils naviguent. Et ceux-ci perchés sur de longues jambes, tu les reconnais sans peine pour des étrangers, pour des personnages délicats ; ils ont chacun un plumage différent, leurs attitudes sont également variées. Celui-ci, au sommet d'un rocher, repose alternativement sur l'une de ses deux pattes, celui-là sèche ses ailes, cet autre les nettoie, cet autre tient je ne sais quelle proie saisie dans l'eau, cet autre se penche vers le sol comme pour y chercher sa nourriture. Si nous voyons des cygnes montés par des Amours, n'en soyons point surpris ; car ce sont des dieux insolents qui dans leurs jeux ne respectent guère les oiseaux. Ne passons donc point sans donner un regard à cette course des amours, et à la partie de l'étang qui sert d'hippodrome ; nulle part l'eau n'est plus belle, car elle sort de la terre à l'endroit même, et trouve à remplir un bassin admirable. Au milieu de ce bassin les amarantes penchent de côté et d'autre leurs gracieux épis qui effleurent l'eau ; c'est autour de cette barrière que les Amours font courir les oiseaux sacrés, au frein d'or, celui-ci abandonnant les rênes, cet autre les serrant, cet autre les tirant de côté, cet autre tournant autour de la borne ; et il me semble les entendre qui exhortent les cygnes, qui se menacent les uns les autres, qui s'injurient, car tout cela se lit sur leurs visages. L'un démonte son voisin, l'autre l'a déjà démonté ; à cet autre il a plu de se jeter à bas de son coursier ailé pour se baigner dans le bassin. En cercle sur le rivage se tiennent les plus habiles chanteurs d'entre les cygnes; ils entonnent, j'imagine, le nome orthien, comme il convient pour de pareilles luttes. Ce jeune homme ailé que tu vois est là pour montrer que les oiseaux chantent, c'est le Zéphyre, ce dieu qui donne le chant aux cygnes. Le peintre l'a représenté délicat et charmant, par allusion au souffle léger du Zéphyre, et c'est pour être frappés par ce souffle, que les cygnes déploient leurs ailes. Vois encore ce fleuve sortir du marais ; il est large, il enfle légèrement ses eaux ; des chevriers, des pasteurs le passent sur un pont. Ne félicite pas le peintre de nous avoir représenté des chèvres bondissantes el capricieuses, d'avoir donné aux brebis une démarche paresseuse, comme si leur laine était un pesant fardeau; laissons les syrinx et ceux qui en jouent; ne louons pas la façon dont ces derniers pressent le roseau de leurs lèvres fermées, ce serait estimer la partie la plus humble de la peinture, celle qui relève de l'imitation, et ce ne serait pas rendre justice à la profonde raison du peintre, à son sentiment de la convenance, c'est-à-dire à ce qu'il y a de meilleur dans l'art. Où donc est cette profonde raison ? L'artiste a jeté sur le fleuve un palmier pour servir de pont, et c'est une idée fort ingénieuse ; connaissant en effet ce que l'on dit des palmiers, à savoir qu'il y a parmi eux mâles et femelles ; renseigné sur leurs amours, sur la façon dont le mâle se dirige vers la femelle, l'enveloppe de ses branches et se presse contre elle, il a peint deux palmiers de l'un et l'autre sexe, un sur chaque rivage ; le mâle se baisse amoureusement, franchit le fleuve, et ne pouvant encore atteindre le palmier femelle qui est loin, il se couche servilement, et unissant ainsi les deux rives, il devient un pont sur lequel le pied, maintenu par les rugosités de l'écorce, ne saurait glisser. [1,10] X. AMPHION. On dit qu'Hermès le premier s'avisa de construire une lyre avec deux cornes, une pièce transversale et une carapace de tortue, et qu'il donna cet instrument d'abord au dieu Apollon, aux Muses, enfin à Amphion le Thébain. Or Amphion qui vivait à Thèbes, lorsque cette ville n'avait pas encore de murailles, parla aux pierres le langage de la mélodie et les voici qui dociles à ses accents, accourent en foule. Tel est, en effet, le sujet de notre tableau. Considère d'abord la lyre pour voir si la représentation en est exacte. La corne, la corne du bouc bondissant, selon l'expression du poète, sert à la fois pour la lyre du musicien, et pour l'arme de l'archer : noires, dentelées, capables de porter un coup terrible, sont ici les cornes qui forment les montants ; pour les parties qui doivent être en bois, on a choisi un buis lisse, d'un grain serré. L'ivoire ne paraît nulle part, les hommes ne connaissant alors ni l'éléphant, ni l'usage qu'on devait faire un jour de ses défenses. L'écaillé est noire ; elle est peinte d'après nature, sur toute sa surface des cercles irréguliers inscrivent des ombilics de couleur blonde. Portée par le chevalet, la partie inférieure des cordes fait saillie et vient à la rencontre des ombilics ; au-dessous du joug, on dirait (je ne vois rien de mieux pour les décrire) qu'elles se sont couchées bien droites sur la lyre. Et Amphion, que fait-il? il touche les cordes de la lyre ; il donne une entière attention à son jeu ; il laisse voir ses dents, autant qu'il est nécessaire à un chanteur ; or, il chante, j'imagine, cette mère féconde de toutes choses qui enfante même des murailles spontanées. Une chevelure, gracieuse par elle-même, erre gracieusement autour de son front, descend avec le duvet du visage le long de l'oreille, et se colore de reflets dorés ; elle tire un nouveau charme de la mitre, cet ornement aimable qui sied si bien à un joueur de lyre et que des poètes, auteurs d'hymnes sacrés, ont appelé l'œuvre des grâces. Je crois, pour ma part, qu'Hermès épris d'amour pour Amphion lui fit présent à la fois et de la mitre et de la lyre. La chlamyde aussi est un don d'Hermès ; car elle est d'une couleur variable et chatoyante, et passe par toutes les nuances de l'iris. Assis sur un tertre, il bat la mesure d'un pied ; de la main droite, armée du plectre, il frappe les cordes ; il les touche de la main gauche dont les doigts étendus font saillie, effet que la plastique seule me paraissait capable de produire. Mais passons. Que font les pierres ? Elles accourent en foule, attirées par le chant ; elles écoutent, elles s'assemblent pour élever les murailles. Les unes sont déjà en place dans la construction, les autres sont en train de monter, les autres ne font que d'arriver. Ce sont là de charmantes pierres, en vérité, qui rivalisent de zèle et travaillent en mercenaires sous les ordres du musicien ! Le mur a sept portes autant que la lyre a de cordes. [1,11] 250 XI. PHAETHON. Les Héliades pleurèrent, dit-on, des larmes d'or sur le sort de Phaéthon, ce fils du Soleil qui, dans sa passion pour le rôle de cocher, osa monter sur le char paternel, et qui n'ayant pas su tenir les rênes glissa et tomba dans l'Éridan. Selon les philosophes, des chaleurs excessives donnèrent lieu à cette allégorie ; mais pour les poètes et les peintres le char et les chevaux sont véritables. Le désordre règne dans le ciel; regarde en effet ; en plein midi la nuit chasse le jour et derrière le globe du soleil qui se précipite vers la terre paraissent les astres ; les Heures désertant les portes confiées à leur garde s'élancent en fuyant vers les ténèbres qui viennent au devant d'elles ; les chevaux échappés du joug n'obéissent qu'à la fureur qui les emporte ; en signe de détresse, la Terre lève les mains vers le ciel, d'où se précipite sur elle ce torrent enflammé. Le jeune homme lancé hors de son char roule dans l'espace ; sa chevelure est consumée par la flamme ; sa poitrine vomit la fumée ; il va tomber dans l'Éridan et donner à ce fleuve une célébrité fabuleuse. Car les cygnes qui depuis cette aventure soupirent mélodieusement, chanteront le jeune homme, et voyageant par bandes à travers les airs, iront redire ses malheurs au Caystre et à l'ïster, si bien que nulle part son histoire ne sera inconnue. Partout, sur leur route, ils trouveront Zéphyre, le léger Zéphyre, pour accompagner leur chant : car il leur a promis, dit-on, de pleurer Phaéthon de concert avec eux. C'est bien là en effet ce qui se passe sous mes yeux : le souffle du vent touche les cygnes, comme s'ils étaient de véritables instruments. Sur le rivage se tiennent les Héliades; car elles n'ont pas encore cessé d'être femmes, mais on dit qu'à force de pleurer elles sont devenues des arbres et qu'ainsi transformées elles répandent encore des larmes. Sachant cela, le peintre nous montre les Héliades prenant racine : les unes sont arbres jusqu'au milieu du corps ; les autres ont déjà les mains atteintes par les branches. Vois cette chevelure, c'est la cime d'un peuplier noir ; vois ces larmes, elles sont dorées ; ruisselant dans les yeux, elles égaient la prunelle de leur éclat et l'illuminent d'un rayon ; sur les joues elles étincellent au milieu des roses du teint ; sur la poitrine où elles tombent goutte à goutte elles ont déjà tous les caractères de l'or. Sortant de ses eaux tournoyantes, le fleuve se lamente. Il étend sous Phaéthon le pli de sa robe pour le recevoir dans sa chute ; puis il se fera le jardinier des Héliades. Servi par les vents et les gelées qu'il envoie, il changera leurs larmes en pierres, il les recevra une fois tombées, et sur ses eaux limpides les transportera jusqu'à la mer. Ainsi s'en iront chez les barbares qui habitent les côtes de l'Océan ces paillettes provenant des peupliers. [1,12] XII. LE BOSPHORE. Ces femmes que tu vois sur le rivage poussent des cris ; elles semblent recommander aux chevaux de ne point jeter bas les enfants qui les montent, de ne point prendre le mors aux dents, d'atteindre à la course et de fouler aux pieds les bêtes fauves ; les chevaux entendent, j'imagine, et se montrent dociles. De retour, les chasseurs, après avoir pris leur repas, traversent sur un navire le détroit de quatre stades environ qui sépare l'Europe de l'Asie; ils tiennent eux-mêmes les rames. Déjà ils jettent l'amarre, ils sont reçus dans une maison charmante qui laisse voir des chambres intérieures, des salles pour les hommes, des constructions percées de petites fenêtres ; elle est située au milieu d'une enceinte formée par un mur à créneaux. Mais ce qu'elle offre de plus attrayant, c'est le long de la mer un portique semi-circulaire, bâti de pierres jaunâtres. Ces pierres doivent leur origine à l'action des eaux ; au pied des montagnes de la basse Phrygie jaillit une source chaude qui pénètre dans les carrières, arrose quelques-unes des roches et communique une nature aqueuse aux pierres qui se forment : de là une coloration variée. Là où l'eau s'étend en nappe dormante et jaunâtre, les pierres ont un aspect terreux ; elles ont la transparence du cristal là où l'eau est limpide ; changeant avec chacune des nombreuses fissures qui la reçoivent, elle donne des teintes différentes aux différentes couches de la carrière. Le rivage est élevé ; une légende qui s'y rattache nous est rappelée par allégorie. Une belle jeune fille et un bel adolescent, élèves du même maître, se sont épris d'un amour mutuel, et ne pouvant se jeter en sécurité dans les bras l'un de l'autre, ils ont résolu de mourir; du haut de ce rocher ils se sont précipités dans la mer, étroitement enlacés pour la première et la dernière fois. Éros, sur le rocher, étend la main vers la mer ; voilà comment le peintre nous fait souvenir de la Fable. — Dans la maison voisine habite une veuve que les jeunes gens, par leurs importunités, ont forcée de quitter la ville ; ils prétendaient l'enlever et, dans cette espérance, ils se réunissaient sans cesse pour des promenades nocturnes et la tentaient par des présents. Celle-ci, par une adroite coquetterie, pique au jeu les jeunes gens et se retire furtivement en ce pays, où elle habite un château fortifié. Vois comme la place est bien défendue : la falaise qui domine la mer se retire et se creuse près du flot ; à sa partie supérieure elle s'avance et suspend sur la mer la maison qu'elle supporte ; si bien que l'eau, vue par dessous cet escarpement, paraît d'un bleu plus sombre, et que la terre, au mouvement près, ressemble de tous points à un navire. Pour être venue dans cette forteresse, elle n'a point découragé ses poursuivants. Ils se sont jetés, celui-ci dans une barque à la proue d'azur, celui-là dans une autre à la proue d'or ; leur flottille étale mille couleurs ; comme de joyeux convives, les voilà parés et couronnés ; l'un joue de la flûte, l'autre bat des mains , un troisième chante, je crois; ils jettent leurs couronnes, ils envoient des baisers ; d'ailleurs tout mouvement des rames est suspendu ; ils relâchent au pied du précipice. De sa maison comme d'un observatoire la jeune femme contemple cette scène, et rit de cet appareil de fête, toute fière d'avoir forcé ses poursuivants non seulement à s'embarquer, mais encore à nager pour aborder. Plus loin tu rencontreras des troupeaux de brebis, tu entendras les bœufs mugir, la syrinx retentira partout à tes oreilles ; voici des chasseurs et des laboureurs, des fleuves, des étangs, des sources, tout est dans cette peinture, ce qui est, ce qui a été, on y voit même comment certaines choses doivent se passer dans l'avenir, et la multitude des objets ne nuit en rien à l'exactitude de la représentation; tout est aussi achevé que si l'artiste n'eût eu qu'un seul objet à peindre. Nous arrivons ainsi à Hiéron. Là tu aperçois, je pense, un temple entouré de colonnes, et à l'entrée du détroit, le fanal élevé qui sert de guide aux navigateurs venant du Pont. —Mais n'as-tu point une autre scène à nous expliquer ? Le Bosphore nous a retenus assez longtemps. — Ne t'impatiente pas, je n'ai pas tout dit : restent les pêcheurs dont j'avais promis tout d'abord de parler. Pour négliger les détails et ne nous attacher qu'aux choses qui en valent la peine, laissons de côté les pêcheurs à la ligne, ceux qui se servent de la nasse insidieuse, ceux qui retirent le filet ou harponnent avec la fourche à trois dents ; je n'aurais que peu de chose à en dire ; il ne sont là, comme tu le penseras avec moi, que pour jeter de l'agrément dans le tableau. Mais considérons ceux qui prennent des thons : c'est une pêche assez importante pour mériter d'être décrite. Les thons nés dans le Pont-Euxin où ils se nourrissent en partie de poissons, en partie du limon et autres matières fangeuses qu'y charrie l'Ister et le Palus Maeotis et qui en rendent les eaux plus douces et plus potables que celles de toute autre mer ; les thons, dis-je, passent dans la mer extérieure, semblables à une phalange de soldats. Ils nagent par colonnes de huit, de seize, de trente-deux, superposés les uns aux autres, et s'étendant en profondeur autant qu'en largeur. On les prend de mille manières différentes ; un fer à la pointe acérée, un appât jeté à la surface de l'eau, un léger filet, ces moyens suffisent à qui se contente d'une petite partie de la bande, mais voici le procédé le meilleur: un homme prompt à compter et doué d'une excellente vue se tient en observation à l'extrémité d'une perche ; il faut qu'il ait les yeux fixés sur la mer et qu'il étende ses regards le plus loin possible. Voit-il les thons entrer dans ses eaux, il a besoin d'une voix puissante pour avertir les pêcheurs qui se tiennent dans leurs barques; il dit de combien de milliers se compose la troupe et ceux-ci, barrant le passage aux thons, et les enveloppant avec un filet qui descend très bas, font une pèche brillante capable d'enrichir le patron de l'escadrille. Regarde maintenant la peinture, tu y verras tous ces détails. L'homme en observation fixe les yeux sur la mer pour se rendre compte du nombre ; dans l'éclat verdâtre des eaux, on distingue les poissons à la couleur ; les plus près de la surface paraissent noirs ; ceux qui suivent le sont moins ; le troisième rang en profondeur se dérobe à la vue ; puis ce n'est qu'une ombre ; puis ils se confondent avec l'eau ; puis il faut les deviner, le regard s'affaiblissant et perdant de sa netteté à mesure qu'il descend plus bas sous les flots. Le peuple des pêcheurs, au teint hâlé par le soleil, fait plaisir à voir. L'un attache son aviron ; l'autre montre en ramant un bras tout gonflé par l'effort ; celui-ci encourage son voisin ; celui-là frappe un rameur paresseux. Un cri s'est élevé parmi les pêcheurs, au moment où les poissons se jettent dans le filet; de ceux-ci les uns sont pris, les autres se laissent prendre. Ne sachant que faire d'une si grande multitude les pêcheurs entr'ouvrent le filet et permettent à quelques-uns de s'échapper : tant la pêche est abondante ! [1,13] XIII. SEMELE Ce personnage au visage farouche, c'est la Foudre ; cet autre, dont les yeux jettent des flammes, c'est l'Éclair ; leur présence jointe à ce feu violent qui du ciel s'est abattu sur la maison royale, nous montre, si tu as bon souvenir, que nous avons devant les yeux le sujet suivant. Un nuage de feu, après avoir enveloppé la ville de Thèbes, se déchire sur le palais de Cadmos où Zeus mène joyeuse vie auprès de Sémélé. Sémélé meurt, comme il semble, et Dionysos naît vraiment sous l'action de la flamme. On aperçoit l'image effacée de Sémélé qui monte vers le ciel, où les Muses fêteront son arrivée par des chants. Quant à Dionysos, il s'élance du sein maternel ainsi déchiré, et brillant comme un astre, il fait pâlir l'éclat du feu par le sien propre. La flamme s'entr'ouvre, ébauchant autour de Dionysos la forme d'un antre ; le dieu n'en a point un plus gracieux en Assyrie ni en Lydie. Les hélices, les baies du lierre, des vignes déjà robustes, les tiges dont on fait les thyrses en tapissent les contours, et toute cette végétation sort si volontiers de terre, qu'elle croît en partie au milieu du feu. Et ne nous étonnons point que la terre pose sur les flammes comme une couronne de plantes, en l'honneur de Dionysos : ne doit-elle pas un jour, s'associant au dieu, connaître les fureurs des Bacchantes, épancher des ruisseaux de vin, et de son sol, de ses rochers même, comme de mamelles, faire jaillir un lait abondant. Écoute le dieu Pan; il semble chanter Dionysos sur les sommets du Cithéron, bondissant çà et là aux cris d'Évoé. Le Cithéron, sous la figure humaine, pleure les malheurs dont un peu plus tard il sera le témoin ; il porte sur la tête une couronne qui s'en échappe, car c'est bien à contre-cœur qu'il s'en est paré. Près de là, Mégaera plante un pied de sapin et fait jaillir une source d'eau vive ; la source sera funeste au chasseur Actéon, le sapin à Penthée. [1,14] XIV. ARIADNE. Ariadne fut abandonnée pendant son sommeil dans l'île de Dia par le perfide Thésée (fut-ce bien une perfidie ? il obéissait, disent quelques-uns, à l'ordre de Dionysos) ; ta nourrice t'a fait sans doute ce récit, car elles sont savantes en pareille matière, les femmes de cette condition, et elles pleurent en contant, à volonté. Je n'ai donc pas besoin de te dire que c'est Thésée que le navire emporte, et que sur le rivage nous voyons Dionysos ; et si j'appelle tes yeux de ce côté, ce n'est point pour t'apprendre le nom de la jeune femme qui dort sur les rochers d'un sommeil paisible. Il ne suffit point non plus de louer chez le peintre des qualités qui pourraient être louées chez un autre, car il est facile à tout artiste de peindre une belle Ariadne, un beau Thésée. Dionysos a mille aspects divers ; qu'un sculpteur ou un peintre en saisisse un seul, même peu important, il a fixé le dieu. En effet, une couronne formée des baies du lierre, des cornes qui font saillie près des tempes, une pardalis, dont les bords apparaissent, voilà des symboles sans équivoque, fussent-ils l'œuvre d'un médiocre artiste. Mais ici Dionysos n'est reconnaissable qu'à son amour ; vêtements brodés, thyrses, nébrides, tout a été rejeté par le dieu, comme n'étant pas de saison ; les Bacchantes ne font pas retentir les cymbales, les satyres ne jouent pas de la flûte ; Pan lui-même se contient pour ne pas réveiller la jeune femme par des bonds désordonnés ; vêtu d'un péplos de pourpre, couronné de roses, Dionysos s'approche d'Ariadne ; il est ivre d'amour, comme dit le poète de Téos, en parlant des amants trop passionnés. Quant à Thésée, il soupire aussi, mais après la fumée qui s'élève des toits d'Athènes ; il ne connaît plus Ariadne, il ne l'a jamais connue, je dis plus, il a oublié le labyrinthe, il ne sait plus pourquoi il est passé en Crète, il ne voit que devant la proue de son vaisseau. Regarde aussi Ariadne, ou plutôt le sommeil lui-même; la poitrine est nue jusqu'au milieu du corps, le cou est penché en arrière laissant voir une gorge délicate, toute l'épaule droite est à découvert, la main gauche repose sur la draperie par crainte des témérités du vent. Combien son haleine est douce et suave, ô Dionysos! exhale-t-elle le parfum des pommes ou des raisins, tu nous le diras à ton premier baiser. [1,15] XV. PASIPHAE. Éprise d'un taureau, Pasiphaé a demandé au génie de Dédale les moyens de fléchir la bête, et Dédale fabrique une génisse creuse semblable de tous points à une vraie génisse, compagne habituelle du taureau. L'union fut accomplie, comme le prouve le Minotaure, cet assemblage monstrueux de deux natures différentes, mais ce n'est point cette union que l'artiste a représentée ici, c'est l'atelier même de Dédale. Autour de lui sont rangées des figures, les unes ébauchées, les autres achevées, ces dernières avec des jambes séparées qui permettent de marcher, c'est là un progrès dont l'art de la statuaire, avant Dédale, ne s'était point avisé. Dédale est un véritable Athénien ; cela se voit à l'air du visage qui révèle une science profonde, à l'expression réfléchie du regard; cela se voit aussi au costume, car non seulement il est enveloppé dans un manteau brun, mais il est représenté pieds nus ; chez les Athéniens, cette simplicité est une parure. Il s'est assis pour mieux façonner la génisse et se fait aider, dans son travail, par les Amours, car il ne saurait se passer tout à fait d'Aphrodite. Tu les reconnais sans peine, mon enfant; les uns manient le vilebrequin, les autres, par Jupiter, polissent avec l'herminette les endroits encore mal dégrossis de la génisse, les autres mesurent, cherchent ces justes proportions que l'art poursuit comme son but; d'autres qui tiennent la scie, sont au-dessus de tout éloge pour l'invention, le dessin et la couleur. Vois en effet ; la scie a pénétré dans le bois, et le traverse de part en part; deux Amours la font manœuvrer, l'un de bas en haut, l'autre de haut en bas, tous deux se penchent et se relèvent, mais non en même temps, c'est du moins ce que nous devons croire ; car l'un s'est baissé comme pour se relever, l'autre se redresse pour se baisser de nouveau ; le premier, en se relevant a la poitrine soulevée par l'air qu'il aspire, le second, aspirant l'air d'en-haut, les mains appuyées en bas sur la scie, a le ventre gonflé par l'effort. En dehors de l'atelier Pasiphaé, au milieu du bétail, considère le taureau avec admiration ; elle pense le séduire par sa beauté, par l'éclat merveilleux de sa robe qui défie toute la splendeur de l'arc-en-ciel. On lit dans son regard le trouble de son âme, car elle sait qui elle aime, et n'en persiste pas moins a désirer les embrassements du taureau. Lui cependant demeure insensible et regarde sa génisse. Il est représenté fier, comme il convient au chef du troupeau, armé de cornes élégantes, éclatant de blancheur, marchant d'un pas ferme, avec de larges fanons, un cou robuste, l'œil amoureusement fixé sur sa compagne ; quant à la génisse, errant en liberté avec le reste du troupeau, elle a la tête noire et le reste du corps entièrement blanc ; et se jouant du taureau, elle bondit comme une jeune fille qui se dérobe aux importunités d'un amant. [1,16] XVI. HIPPODAMIE. C'est ici une scène de surprise et d'effroi : autour d'Œnomaos l'Arcadien, tu entends crier, j'imagine, une foule qui représente l'Arcadie et tout le Péloponnèse. Le char, versé par l'artifice de Myrtilos, a volé en éclats ; il était traîné par quatre chevaux. On n'avait pas encore osé se servir pour la guerre de ce genre d'attelage ; mais il était connu, il était en honneur dans les jeux publics. Les Lydiens qui ont la passion des chevaux attelaient déjà quatre chevaux à leurs chars, du temps de Pélops ; plus tard ils firent usage de quatre timons et conduisirent les premiers, dit-on, huit chevaux ensemble. Considère la peinture: les coursiers d'Œnomaos sont fiers et fougueux, ils écument de rage (ce qui est surtout propre aux chevaux d'Arcadie), ils sont noirs comme il convient pour une besogne étrange et sinistre ; ceux de Pélops au contraire sont éclatants de blancheur; sensibles aux rênes, amis des paroles persuasives, ils ont un hennissement plein de douceur, qui est comme leur chant de victoire. Œnomaos, étendu à terre, est représenté comme Diomède le Thrace avec un air farouche et cruel. Quant à Pélops, en le voyant, tu ne t'étonneras pas que Poséidon se soit épris d'amour pour sa beauté le jour où sur le Sipyle il servit d'échanson aux dieux, et que dans son admiration il ait donné au héros, tout jeune encore, un char à conduire. C'est un char qui court sur les flots aussi bien que sur la terre, sans rejaillissement d'une seule goutte d'eau sur l'essieu; la mer s'étend comme un sol ferme sous les pieds des chevaux. Pélops et Hippodamie remportent la victoire dans cette course, on les voit debout tous les deux sur le char, étroitement serrés ; peu s'en faut que l'ardeur mutuelle qui les dompte ne les jette dans les bras l'un de l'autre. Pélops est vêtu élégamment à la mode lydienne, il a l'âge et la beauté que tu admirais en lui à l'instant, quand il demandait des chevaux à Poséidon. Hippodamie porte le costume d'une fiancée, elle vient d'écarter le voile qui couvrait son visage, la victoire lui donnant un mari. L'Alphée bondit du fond de ses eaux tourbillonnantes pour offrir une couronne d'olivier à Pélops qui pousse ses chevaux du côté du rivage. Ces tombeaux, au milieu de l'hippodrome, renferment les prétendants au nombre de treize tués par Œnomaos qui différait ainsi le mariage de sa fille. La terre produit maintenant des fleurs autour de ces tombeaux comme pour faire participer les prétendants, en les gratifiant d'une sorte de couronne, à la victoire qui les venge d'Œnomaos. [1,17] XVII. LES BACCHANTES. Cette peinture représente les scènes du Cithéron : voici les chœurs de Bacchantes, les pierres ruisselant devin, les grappes distillant le nectar, les mottes de terre toutes reluisantes de l'éclat du lait, voici le lierre à la tige rampante, les serpents dressant la tête, les thyrses, et les arbres d'où le miel s'échappe goutte à goutte. Vois ce sapin étendu sur le sol, sa chute est l'œuvre des femmes violemment agitées par Dionysos ; en le secouant, les Bacchantes l'ont fait tomber avec Penthée qu'elles prennent pour un lion ; les voilà qui déchirent leur proie, les tantes détachent les mains, la mère traîne son fils par les cheveux. On entend, dirait-on, leur chant de victoire ; le cri d'évoé semble sortir de leurs poitrines haletantes. Quant à Dionysos, il contemple cette scène d'un lieu élevé, les joues toutes rouges de colère, soufflant aux femmes le délire divin; elles ne voient pas ce qu'elles font ; Penthée s'épuise vainement en prières ; elles disent qu'elles entendent le rugissement d'un lion. Tout ceci a lieu sur la montagne ; plus près de nous, voici Thèbes et le palais de Cadmos ; au milieu des lamentations funèbres, les parents de Penthée réunissent ses membres dispersés, afin de déposer au moins un cadavre entier dans le tombeau. La tête, gisant sur le sol, n'est plus méconnaissable ; elle ferait pitié à Dionysos lui-même par son air de jeunesse, par un menton délicat, par des cheveux blonds que n'ont point couronnés ni le lierre, ni le smilax, ni le pampre, que ni la flûte n'a dérangés, ni la fureur bacchique. Irrité par les Bacchantes, il les irritait à son tour ; il était en délire par cela même qu'il ne partageait pas le délire de Dionysos. Notre pitié est due aussi aux femmes qui sur le Cithéron furent frappées d'un tel aveuglement, qui sont devenues maintenant si clairvoyantes! Leur fureur est tombée, et en même temps la force qu'elles possédaient dans leurs transports. Tu vois comme sur le Cithéron elles s'élancent enivrées par la lutte, réveillant par leurs cris aigus l'écho de la montagne ; ici elles sont calmes, ce qu'elles ont fait dans leurs ébats de bacchantes, elles le comprennent; assises par terre, l'une a la tête penchée sur les genoux, l'autre sur l'épaule. Pour Agave, elle voudrait embrasser son fils et craint de le toucher; ses mains, ses joues, ses seins à moitié nus, sont couverts de sang. Harmonie et Cadmos sont aussi présents, mais non tels qu'ils étaient autrefois ; déjà les extrémités inférieures, depuis les cuisses, se transforment en serpents ; tout disparaît sous les écailles depuis les pieds jusqu'aux hanches; la métamorphose gagne les parties supérieures. Harmonie et Cadmos sont frappés d'épouvante ; ils s'embrassent mutuellement comme si, par cette étreinte, ils devaient arrêter leur corps dans sa fuite et sauver du moins ce qui leur reste encore de la forme humaine. [1,18] XVIII. LES TYRRHENIENS. Voici deux navires : l'un d'apparat ; l'autre à usage de pirates. Le premier est dirigé par Dionysos, l'autre est monté par les Tyrrhéniens qui infestent les parages voisins de leur pays. Dans la galère, les bacchantes célèbrent, en frémissant, les cérémonies sacrées et Dionysos préside ; une harmonie, celle qu'on entend dans les mystères, retentit sur la mer qui, s'aplanissant pour Dionysos, paraît aussi unie que le sol lydien. Saisis de folie, les matelots de l'autre vaisseau oublient de ramer; beaucoup d'entre eux n'ont déjà plus de mains. Quel est donc le sujet de ce tableau? c'est, mon enfant, la tentative des Tyrrhéniens pour surprendre Dionysos. Car ils ont entendu dire que Dionysos est un efféminé, un charlatan ; que son navire était comme une mine d'or, tant il contient de richesses ; qu'il est suivi de femmes lydiennes, de satyres, de joueurs de flûte, d'un vieillard portant férule; qu'il boit le vin de Maronée et que Maron lui-même fait partie de son cortège. Ils savent aussi que les Pans naviguent avec Dionysos ; emmener les bacchantes et livrer à ces dieux, qui ont forme de boucs, des chèvres nées sur la terre tyrrhénienne, tel est leur projet. Le navire des pirates est armé en guerre : outre les épotides et l'éperon dont il est muni, il possède des mains de fer, des lances à pointe acérée, de longs bâtons, munis de faux à leur extrémité. Pour semer l'effroi sur son passage, pour apparaître aux yeux de l'ennemi comme une bête monstrueuse, il est couleur vert de mer et ouvre à sa proue deux yeux menaçants qui semblent regarder; sa poupe, amincie en forme de croissant, ressemble à la queue recourbée des poissons. Le navire de Dionysos est comme une masse rocheuse, si ce n'est que la poupe a l'air d'être formée d'écailles, elle disparaît en effet sous les cymbales qui se recouvrent l'une l'autre, utile précaution au cas où les Satyres, appesantis par le vin, céderaient au sommeil : car Dionysos ne saurait voguer en silence. Quant à la proue, elle présente, en saillie, l'image d'une panthère dorée. Cet animal est cher à Dionysos parce que de toutes les bêtes, c'est la plus ardente, parce qu'elle bondit avec la légèreté d'une Ménade. Tu vois d'ailleurs, sur le vaisseau même de Dionysos, une vraie panthère qui s'élance contre les Tyrrhéniens avant même que le dieu lui en ait donné l'ordre. Voici un thyrse qui du milieu du navire s'est dressé en guise de mât; il soutient des voiles de pourpre dont l'éclat chatoie dans l'ombre des plis, et sur lesquelles se détachent, brodées en or, les bacchantes du Tmolos et les aventures de Dionysos en Lydie. Que le navire paraisse couronné par la vigne et le lierre, que les grappes se balancent au-dessus de lui, c'est là une merveille, mais rien n'est plus merveilleux que la source de vin qui jaillit de la cavité du navire et pour ainsi dire de la sentine. Mais retournons aux Tyrrhéniens pendant qu'ils sont encore eux-mêmes : car Dionysos, après avoir égaré leur raison, leur fait revêtir une forme étrange ; les voilà dauphins, mais dauphins peu familiers encore avec la mer ; l'un a les flancs azurés ; la poitrine de l'autre devient gluante ; une nageoire croît sur le dos de celui-ci; celui-là étale une queue récente ; ici la tête manque au corps, là le corps à la tête; l'un n'a plus que des mains sans consistance; l'autre se lamente, sentant ses pieds s'évanouir. A la proue Dionysos rit de l'aventure et encourage les Tyrrhéniens qui d'hommes pervers se transforment ainsi en animaux secourables. Dans peu de temps en effet Palémon parcourra les mers monté sur un dauphin, et cela sans être éveillé, mais étendu sur le dos de l'animal qui bercera son sommeil; et voici qu'Arion de Ténare nous prouve que les dauphins sont amis de l'homme, qu'ils se plaisent aux chants et qu'ils sont capables de prendre parti contre les pirates pour les hommes et la musique. [1,19] XIX. LES SATYRES. Célènes est le lieu représenté, si ces sources et cet antre ne nous trompent pas; point de Marsyas, il est vrai ; c'est qu'il fait paître ses troupeaux, ou que sa querelle avec Apollon a déjà eu lieu. N'admire point l'eau : car, si limpide et si calme qu'elle ait été représentée, Olympos te semblera encore réunir plus d'attraits. Après avoir joué de la flûte, il dort, mol adolescent, sur un moelleux tapis de fleurs, mêlant sa sueur à la rosée de la prairie ; le zéphyre cherche à le réveiller en jouant dans sa chevelure, et lui de son côté répond aux caresses du vent par le souffle qui sort de sa poitrine. Les roseaux chantants sont aux pieds d'Olympos, avec les outils de fer qui servent à percer les flûtes. Éprise d'amour pour le jeune homme, la troupe des satyres le contemple; ils ont la joue en feu, le sourire sur les lèvres; ils voudraient l'un toucher la poitrine d'Olympos, l'autre se jeter à son cou, l'autre ravir un baiser ; ils sèment sur lui les fleurs et l'adorent comme une statue ; le plus avisé d'entre eux, saisissant une des flûtes encore tiède de la chaleur des lèvres, arrache la languette et la mord ; il s'imagine ainsi embrasser Olympos et prétend même respirer avec délices le parfum de son haleine. [1,20] XX. OLYMPOS. Pour qui joues-tu de la flûte, Olympos? Que sert la musique dans la solitude ? Il n'est là ni berger ni chevrier pour t'entendre ; les Nymphes mêmes sont absentes, les Nymphes qui danseraient volontiers au son de la flûte. Je ne sais pourquoi tu te plais à regarder cette eau qui coule au pied du rocher. Qu'y a-t-il de commun entre elle et toi? Ce n'est pas pour toi qu'elle babille ; elle n'accompagnera pas les sons de ta flûte de mouvements cadencés ; d'ailleurs nous ne te mesurons pas le temps, nous qui voudrions prolonger jusque dans la nuit le plaisir de t'entendre. Si c'est ta beauté que tu considères ainsi, n'interroge point l'eau ; mieux qu'elle, nous saurons te l'expliquer de point en point. Tes yeux sont brillants, presque tous leurs regards se concentrent sur la flûte ; tes sourcils décrivent un arc, ils indiquent le caractère des airs que tu fais entendre ; ta joue paraît s'agiter et comme danser en cadence ; tu souffles dans l'instrument et tu ne gonfles outre mesure aucune partie de ton visage. Ta chevelure n'est point inculte ; elle n'est point non plus lisse et parfumée comme celle d'un jeune élégant; si elle se hérisse, si elle est sèche et aride, ce défaut ne paraît pas sous les feuilles vertes et rigides du pin qui ceignent ta tête. C'est là une belle couronne et qui rehausse l'éclat de ta beauté ; quant aux fleurs, laisse-les croître pour les jeunes filles ; laissons-les prêter aux femmes leurs éclatantes couleurs. Ta poitrine, j'ose l'affirmer, n'est point seulement emplie par le souffle que tu en tires, mais par l'inspiration musicale, par la science des modulations. L'eau sur laquelle tu te penches du haut d'un rocher ne réfléchit que la partie supérieure de ton corps; si tu avais été debout, la partie au-dessous de la poitrine eût apparu déformée ; car les objets vus dans l'eau viennent comme à la surface en se ramassant sur eux-mêmes. En outre ton image vacille ; c'est que le souffle sortant de ta flûte vient frapper la source, c'est que le Zéphyre s'en mêle, le Zéphyre qui inspire le musicien, enfle la flûte, et ride la surface de l'eau. [1,21] XXI. MIDAS. Le satyre dort, parlons de lui à voix basse, de peur qu'il ne s'éveille et que le tableau ne s'évanouisse comme un fantôme. Midas l'a pris en Phrygie au pied de ces montagnes que tu vois : le roi avait mêlé du vin à l'eau de cette source, au bord de laquelle le satyre, encore étendu, vomit des flots de vin pendant son sommeil. Les satyres nous plaisent par leur vivacité, quand ils dansent, par leur gaieté bouffonne, quand ils sourient amoureusement, les dignes personnages, et que par leurs adroites caresses ils réduisent à leur merci les femmes lydiennes. Voici encore des traits qui leur conviennent : des formes sèches, de longues oreilles, des hanches évidées, une queue de cheval ; ajoutez-y l'ardeur d'un sang impétueux, un air de fierté et d'insolence. Le prisonnier de Midas n'est point représenté autrement ; appesanti par le vin, il a cette respiration pénible qui est propre à l'ivresse, il boirait plus aisément toutes les eaux de la source qu'un autre ne ferait une coupe ; les nymphes bravant le satyre endormi forment une chaîne autour de lui. Admire la mollesse et l'indolence de Midas; il a grand soin de sa mitre, des boucles de sa chevelure ; il porte le thyrse et une robe brodée d'or. Vois aussi ses longues oreilles ; c'est elles qu'il faut accuser de la somnolence qui paraît envahir ses yeux si doux, de la langueur qui éteint l'aimable vivacité du regard. Le peintre veut nous rappeler que l'aventure a été divulguée, et que les roseaux ont parlé, la terre n'ayant pu garder le secret qui lui était confié. [1,22] XXII. NARCISSE. Cette source reproduit les traits de Narcisse, comme la peinture reproduit la source, Narcisse lui-même et son image. Le jeune homme, de retour de la chasse, se tient debout près de la source, soupirant pour lui-même, épris de sa propre beauté, illuminant l'eau, comme tu vois, de sa grâce éclatante. Quant à cet antre, c'est celui d'Achéloos et des nymphes. La vraisemblance a été observée : car on y voit des statues grossièrement sculptées dans une pierre qui provient du lieu même ; les unes ont été rongées par le temps ; les autres ont été mutilées par des enfants de bouviers ou de pâtres, qui, en raison de leur âge, ne sentent pas encore la présence du dieu. Elle n'est point non plus étrangère au cuite dionysiaque, cette source que Dionysos a fait comme jaillir pour les bacchantes. La vigne, le lierre, le lierre hélix aux belles vrilles, y forment un berceau chargé de grappes de raisins, entremêlé de ces férules qui donnent les thyrses ; au-dessus d'elle, prennent leurs ébats des oiseaux qui gazouillent mélodieusement, chacun à sa façon. Des fleurs, nées près de l'eau, en honneur du jeune homme, ne font que d'entr'ouvrir leurs blanches corolles ; fidèle à la vérité, la peinture nous montre la goutte de rosée suspendue aux pétales : une abeille se pose sur la fleur ; je ne saurais dire si elle est trompée par la peinture, ou si ce n'est pas nous qui nous trompons en croyant qu'elle existe réellement. Mais soit, il y a erreur de notre part. Quant à toi, ô jeune homme, ce n'est pas une peinture qui cause ton illusion ; ce ne sont pas des couleurs, ni une cire trompeuse qui te tiennent enchaîné ; tu ne vois pas que l'eau te reproduit tel que tu te contemples ; tu ne t'aperçois pas de l'artifice de cette source, et cependant il te suffirait pour cela de te pencher, de passer d'une expression à une autre, d'agiter la main, de changer d'altitude ; mais, comme si tu venais de rencontrer un compagnon, tu restes immobile, attendant ce qui va suivre. Crois-tu donc que la source va entrer en conversation avec toi? Mais Narcisse ne nous écoute point : l'eau a captivé ses yeux et ses oreilles. Disons, du moins, comment le peintre l'a représenté. Debout, le jeune homme croisant les pieds s'appuie de la main gauche sur son épieu fiché en terre, pendant que la main droite repose sur ses flancs; ainsi il se soutient lui-même, et sa hanche droite présente une forte saillie par suite de l'abaissement de la gauche. On aperçoit l'air entre le coude et le bras, à la hauteur du coude ; des plis se dessinent à la jointure du poignet. Des ombres sillonnent la paume de la main en lignes obliques, par suite de la position des doigts qui s'infléchissent en dedans. Sa poitrine se soulève : est-ce l'animation de la chasse qui persiste encore, est-ce déjà un soupir amoureux? Je ne saurais dire : le regard est bien celui d'un homme qui aime avec passion ; naturellement vif et farouche, il est tempéré par je ne sais quelle langueur voluptueuse ; peut-être s'imagine-t-il être aimé comme il aime, son image le regardant avec la même tendresse qu'il la regarde. Nous aurions beaucoup à dire sur sa chevelure si nous avions rencontré Narcisse pendant qu'il chassait ; que de mouvements, en effet, lui aurait imprimés la vitesse de la course, aidée surtout par le souffle du vent ! mais, telle qu'elle est, nous ne saurions nous en taire. Très abondante et comme dorée, elle retombe en partie sur le cou, en partie sur les oreilles qui la partagent ; ondoyante sur le front, elle se mêle au poil follet du visage. Les deux Narcisse sont semblables, brillent de la même beauté ; la seule différence entre eux, c'est que l'un se détache sur un fond qui est le ciel, et que l'autre est vu comme plongé dans l'eau; le jeune homme se tient immobile au-dessus de l'eau qui est immobile, ou plutôt qui le contemple fixement, et comme éprise de sa beauté. [1,23] XXIII. HYACINTHE. Reconnais l'hyacinthe à son inscription ; la fleur elle-même nous rappelle qu'elle est née de la terre, en l'honneur d'un bel adolescent; au retour de chaque printemps, elle le pleure sans doute par reconnaissance de la vie qu'il lui a communiquée en mourant. Et que l'aspect de cette prairie couverte de fleurs ne te fasse pas croire à une autre origine ; en tant que plante, elle est bien née de ce sol ; mais le jeune homme, c'est le peintre qui nous l'apprend, avait une chevelure semblable pour la couleur à l'hyacinthe ; le sang qu'il perdit avec la vie fut bu par la terre et fournit sa teinte propre à la fleur. Ici le sang coule de la tête sur laquelle le disque est tombé : maladresse étrange qu'on ose à peine mettre sur le compte d'Apollon. Mais puisque nous sommes venus voir des tableaux, en simples curieux, non pour expliquer les mythes ni pour émettre des doutes, ne considérons que la peinture, et d'abord la borne même du jeu. C'est une petite levée de terre suffisante pour un homme s'y tenant debout ; supportant la jambe droite, elle permet au corps de se pencher en avant et rend plus aisé le mouvement de la jambe gauche, rejetée en arrière, qui doit s'élancer et se déplacer en même temps que la main droite. Ainsi posé, le discobole doit, tournant la tête vers la droite, se pencher à ce point qu'il ait les yeux fixés sur sa hanche, puis jeter le disque en le tirant comme d'un puits et en faisant effort de toute la partie droite du corps. C'est ainsi qu'Apollon a lancé le disque ; il n'aurait pu faire autrement. Atteint par le disque, c'est sur le disque lui-même que l'adolescent est couché. C'était un jeune Lacédémonien, exercé à la course, aux jambes bien droites, au bras déjà plein de vigueur ; laissant deviner sous les chairs une gracieuse ossature. Apollon encore debout sur la borne a détourné les yeux et regarde la terre ; on dirait qu'il est comme frappé d'immobilité, tant est grande la stupeur qui l'accable. C'est le barbare Zéphyre qui dans sa colère contre le dieu a dirigé le disque contre le jeune homme. Tout cela lui paraît un jeu, et il rit du lieu élevé d'où il observe. Tu le reconnais, je pense, aux ailes de ses tempes, à son air efféminé, à sa couronne tressée de toutes les fleurs auxquelles il mêlera bientôt l'hyacinthe. [1,24] XXIV. LES ANDRIENS. Les Andriens enivrés par le fleuve de vin qui traverse leur île, tel est le sujet de cette peinture. C'est Dionysos qui pour les Andriens a fait jaillir du sein de la terre ce véritable fleuve, petit en comparaison de nos rivières, divin et considérable, si vous pensez qu'il roule des flots de vin. Celui qui y puise peut mépriser le Nil et l'Ister, et dire qu'ils vaudraient mieux, si moins importants qu'ils ne le sont, ils étaient semblables à celui-ci. Et voilà sans doute ce que chantent les Andriens, avec leurs femmes et leurs enfants, tous couronnés de lierre et de smilax, les uns dansant, les autres couchés sur l'une et l'autre rive. J'imagine les entendre : l'Achéloos, disent-ils, produit des roseaux ; le Pénée arrose des vallées verdoyantes, les fleurs croissent sur les bords du Pactole, mais ce fleuve enrichit les hommes, les rend puissants sur la place publique, riches et serviables envers leurs amis, leur donne la beauté, et fussent-ils des nains, une taille de quatre coudées ; car tous ces avantages, celui qui s'est enivré ici, peut les réunir, s'en parer en imagination. Ils chantent aussi sans doute que seul d'entre les fleuves celui-ci n'est point franchi par les troupeaux et les chevaux, que, versé des mains mêmes de Dionysos, il est bu dans toute sa pureté, ne coulant que pour les hommes. Imagine-toi entendre cet hymne, et aussi le balbutiement de quelques chanteurs avinés. Voici maintenant ce qui se voit couché sur un lit de grappes de raisin, le teint empourpré et le visage un peu bouffi, le fleuve répand ses eaux ; des thyrses ont poussé près de lui, comme les roseaux dans les fleuves ordinaires. Au moment où il quitte la terre et les banquets dont il est témoin, vers l'embouchure, les Tritons viennent à sa rencontre, et puisant le vin dans leurs conques, le boivent ou le lancent dans les airs en soufflant ; quelques-uns même d'entre eux sont ivres et se mettent à danser. Dionysos se rend par mer vers Andros et ses festins; déjà le navire est entré dans le port, amenant la troupe confuse des satyres, des bacchantes, des silènes ; il porte aussi et le Rire et Cômos, les dieux les plus gais, les meilleurs compagnons de l'ivresse, les plus dignes d'assister le dieu, en humeur de vendange. [1,25] XXV. LA NAISSANCE D'HERMÈS. Cet enfant tout jeune, encore dans ses langes, qui pousse des génisses vers une ouverture de la terre, c'est Hermès, c'est lui encore qui dérobe les flèches d'Apollon. Ils sont tout à fait plaisants les larcins du dieu. On dit que le fils de Maia, à peine né, eut la passion et le génie du vol ; non par indigence, puisqu'il était dieu, mais par manière de passe-temps et par espièglerie. Veux-tu savoir ce qu'il sait faire ? considère le tableau. Hermès vient de naître sur les sommets de l'Olympe, dans les hautes demeures des dieux. Ce séjour, dit Homère, ne connaît point la pluie, n'entend point le souffle des vents, n'est point battu de la neige, tant il est élevé : la montagne toute divine, est exempte des intempéries qui sont le partage des montagnes habitées par les hommes. C'est là que les Heures prennent soin d'Hermès. Car ces déesses sont aussi représentées, chacune avec la grâce qui lui est propre ; elles enveloppent l'enfant dans ses langes et répandent sur lui les plus belles fleurs, honneur bien dû au berceau d'un dieu. Puis elles se tournent du côté de la mère d'Hermès, que l'on voit étendue sur son lit; alors Hermès se dégage de ses langes, se met à marcher et descend de l'Olympe. La montagne se réjouit à sa vue; elle sourit presque comme le ferait un homme ; elle est toute fière en effet d'avoir donné naissance à Hermès. Mais venons au larcin. Ces génisses que tu vois paître, au pied de l'Olympe, ont les cornes dorées, la robe plus blanche que la neige ; c'est qu'elles sont consacrées à Apollon. Hermès les emmène, les pousse devant lui vers une excavation de la terre, non pour les y laisser périr, mais pour les faire disparaître pendant un jour, jusqu'au moment où Apollon s'avisera de songer à elles, puis l'enfant, comme s'il n'était pour rien dans l'aventure, rentre dans ses langes. Mais voilà Apollon qui vient trouver Maia pour réclamer ses génisses; celle-ci se montre incrédule, et croit que le dieu veut plaisanter. Veux-tu savoir ce qu'il dit? Il me semble non seulement le voir parler, mais comprendre son langage d'après sa figure. Il est donc sur le point de tenir ce discours à Maia : « Je suis victime de ton fils, cet enfant que tu as mis au monde hier ; les génisses qui faisaient ma joie, il me les a précipitées dans un abîme, je ne sais lequel ; il périra à son tour, et sera précipité plus bas que les génisses". Maia s'étonne, ne comprend pas ses paroles. Pendant cet entretien même, Hermès se tient derrière Apollon, saute sur ses épaules d'un bond léger et sans bruit, détache l'arc du dieu; il fait son larcin sans être aperçu, mais le larcin une fois commis, l'auteur n'en est pas douteux. C'est là que l'artiste a fait preuve de talent; il a déridé Apollon, il nous le montre souriant de ce sourire qui se pose sur le visage, quand la colère cède à un sentiment de plaisir. [1,26] XXVI. AMPHIARAOS. Ce char à deux chevaux (les héros de ce temps, à l'exception de l'audacieux Hector, n'attelaient pas encore quatre chevaux ensemble) porte Amphiaraos au retour de Thèbes, quand la terre s'entr'ouvrit, dit-on, sous ses pas voulant qu'il fût devin en Attique, prophète véridique et savant au milieu des hommes les plus éclairés. Des sept chefs qui s'efforcèrent de rendre le pouvoir à Polynice le Thébain, nul ne revint dans sa patrie, excepté Adraste et Amphiaraos. Quant aux autres, la terre de Cadmée les garde. Tous moururent frappés ou par la lance ou par les pierres, ou par la hache ; seul Capanée, pour avoir blessé Jupiter par son orgueil provocateur, fut foudroyé. Mais nous parlerons ailleurs de ces chefs ; la peinture nous invite à regarder Amphiaraos, pénétrant déjà dans la terre entr'ouverte, la tête ceinte de bandelettes et de feuilles de laurier. L'attelage est blanc ; les roues du char semblent tourner avec rapidité ; les chevaux soufflent à pleins naseaux ; ils humectent la terre de leur écume ; leurs crinières sont couchées ; à la sueur qui ruisselle sur leurs flancs, se mêle une fine poussière qui les rend moins beaux, mais plus vrais. Amphiaraos est couvert de toutes ses armes ; il ne lui manque que le casque, sa tête étant consacrée à Apollon ; il a le regard d'un homme divin, d'un prophète. L'artiste nous montre aussi Orope sous les traits d'un adolescent, au milieu de femmes au vêtement azuré qui représentent les mers ; voici le sanctuaire où médite Amphiaraos, l'antre sacré et mystérieux. Là se tient la Vérité en robe blanche; là sont aussi les portes des songes. Car, pour consulter l'oracle, il faut dormir. Le Rêve lui-même est représenté avec un visage où se peint l'abandon ; il porte une robe blanche sur une noire ; c'est que la nuit et le jour lui appartiennent. Il a une corne entre ses mains pour montrer qu'il introduit les songes par la porte de vérité. [1,27] XXVII. LA CHASSE AU SANGLIER. Ne nous devancez pas, vous qui chassez : ne poussez pas vos chevaux à toute bride, avant que nous n'ayons deviné quel est votre dessein, et quelle bête vous poursuivez. Vous allez chasser un sanglier, dites-vous, et en effet, je vois le dégât commis par l'animal ; il a déraciné les oliviers, il a coupé les vignes; il n'a laissé debout ni un figuier ni un pommier, ni un seul arbre à fruit ; il a tout dévasté, fouillant ici la terre, se ruant là, frottant son corps contre les plantes ; je le vois qui hérisse ses soies, qui jette le feu par les yeux ; je perçois le bruit de ses dents qu'il aiguise contre vous, braves chasseurs; car ces animaux ont une ouïe merveilleusement fine pour entendre de loin le bruit d'une troupe en marche. La beauté de ce jeune homme vous a séduits ; et vous les poursuivants, vous êtes vraiment ses captifs; et pour lui vous vous jetez au-devant du danger. Pourquoi, en effet, êtes-vous si près de lui, au point de le toucher ? Pourquoi vos yeux sont-ils tournés sur lui seul? Pourquoi vos chevaux sont-ils ainsi serrés les uns contre les autres? Mais quoi ? voilà que l'illusion est complète ; je crois voir, non des personnages peints, mais des êtres réels qui se meuvent, qui sont en proie à l'amour; car je les raille comme s'ils m'entendaient, et je m'imagine entendre leur réponse. Et toi, qui n'as rien dit pour me ramener à la réalité alors que je m'égarais, tu étais la dupe de la même illusion, tu n'as pas su mieux que moi te défendre contre l'artifice du peintre et le sommeil de la raison! Mais regardons la peinture elle-même, puisque nous sommes devant elle. Autour du jeune homme que j'ai dit, sont rangés d'autres jeunes gens, beaux et épris des belles choses, de bonne famille, selon toute apparence ; l'un se distingue par un air viril qui sent sa palestre, l'autre par une grâce naïve, l'autre par ses manières élégantes. On dirait que cet autre vient de fermer son livre et de relever les yeux. Ils sont montés sur des chevaux tous différents entre eux, l'un est blanc, l'autre isabelle, l'autre noir, l'autre bai-brun, tous ont des freins d'argent, des housses brodées, des phalères d'or. Ces couleurs diverses sont versées par les barbares voisins de l'Océan sur l'airain incandescent ; elles prennent de la consistance, el ce qui est peint ainsi demeure inaltérable. Point de ressemblance, non plus dans les vêtements et la tenue. L'un des cavaliers rattache par une ceinture une légère tunique ; c'est, je crois, un homme habile à lancer le javelot ; cet autre, comme s'il menaçait le sanglier d'une lutte corps à corps a la poitrine et les jambes armées de toutes pièces. Quant à l'adolescent, le cheval qui le porte est blanc ; la tête seule est noire ; mais sur le front s'arrondit une tache blanche, semblable pour la forme à la pleine lune, il a des phalères d'or et une bride teinte en écarlate de Médie ; unie à l'éclat de l'or, cette couleur brille comme l'escarboucle. Le jeune homme a pour vêtement une chlamyde légèrement enflée et ridée par le vent, teinte avec cette pourpre tyrienne, chère aux Phéniciens, et qui est bien la plus belle des pourpres; car, bien qu'elle soit d'une couleur sombre, elle participe en quelque sorte de l'éclat du soleil et semble refléter tout l'éclat chatoyant de l'arc-en-ciel. Ne voulant point, par pudeur, se montrer nu à ses compagnons, il a revêtu une légère tunique de pourpre qui descend jusqu'au milieu de la cuisse et couvre le bras jusqu'au pli du coude. Il sourit, son regard est plein de vivacité ; sa chevelure qui est longue ne l'est pas assez pour voiler ses yeux quand elle sera agitée par le vent. Un autre admirera peut-être ses joues, sonnez si bien proportionné, et successivement chaque partie de sa figure ; pour moi, j'aime surtout son air superbe ; on voit en effet qu'il est brave comme un chasseur doit l'être, qu'il est fier de son cheval, qu'il se sent aimé. Des mulets et des muletiers portent l'attirail des chasseurs, trappes, filets, épieux, javelots, lances armées de leurs dents latérales. Voici les valets de limiers, les piqueurs ; voici les chiens de différentes espèces, non seulement ceux qui ont l'odorat exquis ou les pieds agiles, mais encore les chiens courageux ; car il faut de la vaillance contre le sanglier. Chiens de Locres, de Laconie, Indous et Crétois sont là devant nos yeux, les uns qui dressent fièrement la tête et aboient ; les autres comme se recueillant ; ceux-là qui quêtent et grincent des dents en suivant la piste. Quand les chasseurs seront plus loin, ils chanteront un hymne en l'honneur d'Artémis chasseresse ; car elle a en cet endroit un temple, une statue polie par le temps et pour offrandes des têtes de sangliers et d'ours. Là aussi paissent en toute liberté, dédiés à la déesse, des faons, des loups, des lièvres, tous animaux apprivoisés et qui ne redoutent point rapproche de l'homme. Après la prière, la chasse commence. Le sanglier qui ne peut se tenir caché bondit hors de sa bauge, se précipite sur les cavaliers, et par son élan même jette le désordre parmi eux. Accablé sous le nombre des traits, il n'est point cependant blessé mortellement, car il oppose aux coups une véritable armure, et, d'un autre côté, ses ennemis ne l'attaquent point avec assez de hardiesse. Atteint d'une légère blessure qui ralentit sa course, il fuit à travers les halliers, il entre dans un marais profond et du marais dans un lac voisin. Tous les chasseurs le poursuivent avec des cris jusqu'au marais, mais le jeune homme se précipite avec la bête dans le lac, suivi des quatre chiens que tu vois. Le sanglier se retourne furieux contre le cheval; il le blesserait si le jeune homme penché sur sa monture et manœuvrant à droite ne lançait à la bête de toute la force de sa main un trait qui l'atteint, à l'endroit même où le cou se confond avec l'épaule. Les chiens ramènent le sanglier vers la terre, tandis que nos amoureux crient du rivage, comme à l'envi les uns des autres, chacun cherchant à dominer la voix de son voisin. L'un d'eux est tombé pour avoir effrayé son cheval au lieu de le contenir; un autre tresse pour le vainqueur une couronne avec les fleurs qu'il cueille dans cette prairie marécageuse; le jeune homme est encore dans le lac, conservant l'attitude qu'il a prise pour lancer le javelot; ses compagnons, saisis d'étonnement, le contemplent comme s'il était peint. [1,28] XXVIII. PERSÉE. Ce n'est point ici la mer Érythrée ni l'Inde. Tu vois des Éthiopiens, un héros grec en Éthiopie et l'entreprise périlleuse dans laquelle ce héros se jette par amour. Je pense, mon enfant, que tu n'es pas sans avoir entendu parler de Persée, le vainqueur de ce monstre qui échappé de la mer Atlantique, désolait l'Éthiopie, s'attaquant tout à la fois aux troupeaux et aux hommes. Le peintre a donc choisi ce sujet par admiration pour le héros et par compassion pour Andromède qui fut exposée au monstre. Le combat est terminé ; l'énorme bête est étendue sur le rivage, baignée dans des flots de sang qui se mêlent à la mer et la colorent ; Andromède est délivrée de ses liens par Éros. Selon l'habitude, le dieu est ailé ; mais contrairement à l'usage, il est représenté sous les traits d'un jeune homme ; il respire avec force ; on sent qu'il n'a point accompli sa tâche sans fatigue. Persée avait, en effet, avant le combat, supplié Éros de venir en personne, de fondre avec lui sur le monstre, et le dieu est arrivé, fléchi par les prières du héros. La jeune fille, charmante en Éthiopie par l'éclatante blancheur de son teint est encore plus charmante par les traits même de son visage ; elle éclipserait et les grâces délicates de la Lydienne, et la beauté imposante de l'Athénienne, et les attraits plus virils de la femme Spartiate. La circonstance même ajoute à sa beauté ; elle semble, en effet, conserver quelque défiance, sa joie est mêlée d'étonnement, elle fixe sur Persée un regard animé déjà par un sourire. Le héros est couché non loin de la jeune fille sur l'herbe tendre et parfumée; la terre est humide de ses sueurs; il tient à l'écart l'épouvantail de la Gorgone de peur de changer en pierres ceux dont les regards la rencontreraient. Des pâtres en grand nombre offrent au héros du lait et du vin. Les Éthiopiens ne sont point sans charme, malgré l'étrangeté de leur couleur; leur sourire, quoique farouche, exprime cependant la joie ; la plupart de ces hommes se ressemblent ; Persée reçoit leurs offrandes avec empressement, et s'appuyant sur le coude, il soulève sa poitrine haletante ; ses yeux sont fixés sur la jeune fille. Il laisse flotter au gré du vent sa chlamyde de pourpre, toute parsemée des gouttelettes de sang qui ont rejailli sur elle dans la lutte contre le monstre. Laissons les Pélopides se vanter de leur épaule; elle n'égale point celle de Persée. À sa beauté naturelle, à l'éclat d'un sang riche, la fatigue ajoute je ne sais quelle grâce; les veines se sont gonflées, comme il arrive quand la respiration devient plus pressée. La présence de la jeune fille est aussi pour beaucoup dans cette grande animation. [1,29] XXIX. PÉLOPS. Des vêtements somptueux, le costume lydien, un jeune homme dans l'âge du premier duvet, Poséidon souriant à ce jeune homme, et lui faisant don de chevaux superbes, tout nous fait reconnaître Pélops le Lydien, venu vers la mer pour appeler la colère de Poséidon contre Oenomaos. Ce prince ne voulant point de gendre, comme on sait, faisait périr tous les prétendants d'Hippodamie ; puis, à la manière des chasseurs qui ont pris des bêtes sauvages, se composait un trophée avec la tête, les mains et les pieds de ses victimes. Pélops a prié : et voilà qu'il voit sortir des flots un char en or, traîné par des chevaux de terre ferme, mais capables de traverser la mer Égée sans mouiller l'essieu et d'une course rapide. Pélops parcourra la carrière avec succès, mais voyons avec quel succès le peintre a parcouru la sienne. Ce n'est point, en effet, pour l'artiste une petite entreprise que d'atteler quatre chevaux à un char, de manière à laisser voir toutes les jambes sans qu'il y ait confusion ; de les montrer à la fois impétueux et dociles au frein, de représenter l'un impatient de partir, l'autre trépignant, pendant qu'un troisième se laisse manier, et que le quatrième, fier de porter un si beau cavalier ouvre de larges narines et semble hennir. Ceci encore est une preuve d'habileté. Poséidon aime le jeune homme depuis le jour où Pélops, sortant du bassin de Clotho, éblouit le dieu par l'éclat de son épaule. Cependant Poséidon, loin de le détourner du mariage auquel il aspire, content d'ailleurs de toucher, de presser de sa main la main de Pélops, lui fournit les moyens d'être vainqueur à la course. Quant au héros, il respire l'ardeur de la lutte, il lève fièrement les yeux sur les chevaux. Son regard exprime la joie et l'orgueil de porter la tiare ; de cette coiffure s'échappe en ondes dorées une chevelure qui accompagne heureusement les traits du visage, s'unit au duvet des joues, et tombant de chaque côté de la tête, reste gracieusement immobile. Les flancs, la poitrine de Pélops, toutes les parties dont on aimerait à juger la beauté nous sont dérobés, avec la cuisse elle-même, par le vêtement ; c'est que les Lydiens et autres barbares emprisonnent la beauté dans les habits, et se parent fièrement de leurs tissus quand ils pourraient se parer des grâces naturelles. Le corps est donc tout entier caché ; cependant là où commence l'épaule gauche, la tunique mal ajustée s'entr'ouvre pour en laisser voir l'éclat ; car, la nuit couvrant la terre, le jeune homme est éclairé par son épaule qui rayonne comme l'étoile du soir au milieu des ténèbres. [1,30] XXX. LES PRESENTS D'HOSPITALITÉ. Il est beau de cueillir les figues, et aussi de ne point passer près d'elles sans dire mot. Voici des figues noires, en tas sur des feuilles de vigne ; elles distillent un suc abondant. Le peintre a représenté les fissures de l'enveloppe ; les unes en effet s'entr'ouvrent et donnent passage à une espèce de miel, les autres sont comme fendues en deux par la maturité. Tout auprès de ces figues est étendue une branche de figuier, point stérile ma foi, mais chargée de fruits. Sous ses feuilles, elle cache des figues, les unes encore dures et compactes, les autres ridées et flétries; les autres bâillant un peu et laissant voir l'éclat doré du suc ; celle-là, tout au haut de la branche, a été creusée par le bec d'un oiseau, ce qui n'arrive, semble-t-il, qu'aux figues les plus savoureuses. Tout le sol est jonché de noix dont les unes n'ont plus de brou, les autres l'ont encore, mais entrouvert, les autres enfin laissent voir à nu le bord des deux valves. Les poires s'entassent sur les poires, les pommes sur les pommes ; partout des constructions de fruits à dix étages, partout un parfum délicieux, une couleur dorée. L'incarnat dont brillent ces fruits ne paraît point avoir été appliqué à leur surface, mais s'être épanoui du dedans au dehors. Voici les dons du cerisier : voici dans ce panier toute une récolte de grappes, et le panier lui-même n'a été tressé qu'avec les sarments de la vigne. Si tu considères les rameaux entrelacés, les grappes qui s'y suspendent, les grains qui se laissent examiner un à un, tu chanteras Dionysos, j'en suis sûr, et tu entonneras l'hymne en l'honneur de la vigne : « vénérable mère des grappes vermeilles ! » On dirait en effet que les raisins représentés par le peintre sont mûrs à point et gonflés de liqueur. Autre détail charmant. Voici sur des figues de figuier un rayon de miel d'un jaune pâle ; les cellules de cire sont récentes et prêtes à déborder, pour peu qu'on les pressât. Sur une autre feuille, nous voyons un fromage nouvellement caillé et qui semble trembler encore ; puis voici des jattes remplies d'un lait, je ne dirai pas blanc, mais éclatant de blancheur ; cet éclat, il le doit à la crème qui flotte à sa surface.