PRÉFACE
C’EST dans sa retraite de Vaucluse, qu’il nommait son Hélicon transalpin, que Pétrarque entreprit d’écrire le poème de l’Afrique. Il conçut ce projet le vendredi saint de l’an 1339, dans une de ses promenades solitaires sur les montagnes. Il faut l’entendre raconter lui-même avec quelle ardeur fébrile il se mit à l’oeuvre. « J’avais , dit-il , un ami avec lequel j’étais lié au suprême degré. Dans le temps où, embrasé pour mon Afrique d’un feu que ne connut jamais l’Afrique sous le signe du Lion, j’avais commencé cette oeuvre qui est restée longtemps suspendue entre mes mains et qui seule, si j’ai quelque espoir de salut, calmera ou éteindra, j’imagine, la soif de mon âme haletante, cet ami, me voyant accablé par un travail excessif, m’aborda à l’improviste et me pria de lui rendre un service pour lui très agréable et pour moi très aisé. Je lui dis que oui, sans savoir ce qu’il voulait, ne pouvant rien lui refuser et sachant qu’il ne me demanderait rien qui ne fût inspiré par l’amitié la plus tendre. «Donne-moi », me dit-il, « les clefs de ta bibliothèque. » Je les lui donnai avec étonnement. Aussitôt il enferma là dedans tous mes livres et tous mes instruments pour écrire, ferma soigneusement la porte et se retira en me disant : «Je te prescris dix jours de repos, et, d’après notre convention, je te défends pendant ce temps-là de lire et d’écrire.» Je reconnus le jeu. Il avait cru que je resterais oisif; pour moi, il me sembla que je restais mutilé. Qu’attendez-vous? Cette journée s’écoula plus longue qu’une année, non sans ennui. Le lendemain j’eus mal à la tête du matin au soir; quand le troisième jour parut, je commençais à sentir de légers accès de fièvre. Mon ami, informé de cela, revint et me rendit mes clefs. Je guéris aussitôt, et cet ami, voyant que le travail était, comme il disait, mon aliment, s’abstint désormais de semblables prières »
Cette ardeur de Pétrarque
s’explique surtout par le violent désir qu’il éprouvait d’être couronné du laurier poétique. Après la possession de Laure, c’était le rêve de sa vie . Il voulut
justifier son ambition, et pour cela un poème épique, à la gloire de Rome, écrit dans la langue de Virgile, lui semblait une oeuvre capable d’enlever tous les suffrages. Les premiers livres de l’Afrique étaient à peine
achevés que le bruit courut dans le
monde savant qu’une nouvelle Énéide allait bientôt paraître. Ce poème, qui devait dormir si longtemps dans un
injuste oubli, eut la fortune singulière d’être célébré comme une merveille avant d’être fait. Plus Pétrarque entourait son oeuvre de mystère, ne la communiquant pas
même à ses amis intimes, plus,
sur la foi seule de son génie, l’admiration
des lettrés allait grandissant. Dans ces
circonstances, le solitaire de Vaucluse
reçut le même jour deux messages, l’un de Paris, l’autre de Rome, lui offrant le laurier poétique. Ainsi deux grandes capitales se disputaient l’honneur de le couronner.Il opta pour Rome. Mais, avant de recevoir cette haute récompense, il se rendit à Naples auprès du roi Robert II, qui aimait
et protégeait les lettres. Pétrarque le choisit pour son examinateur et lui lut les premiers livres de l’Afrique
qu’il venait de composer. Ce prince en
fut si enthousiasmé qu’il demanda au poète comme une grande faveur de la lui dédier. Il aurait même voulu que la cérémonie du couronnement se fît à Naples. Pétrarque ne crut pas devoir céder à ses instances. Muni d’un jugement conçu dans les
termes les plus flatteurs
, il partit pour Rome où l’attendait
le triomphe. A la vue du chantre
de Scipion, les échos du Capitole retentirent des cris d’allégresse
qui avaient salué jadis le vainqueur d’Annibal. Le souvenir de cette grande journée ne devait pas être stérile pour Pétrarque. « Me souvenant,
dit-il, de l’honneur que j’avais reçu,
je craignais qu’il ne parût décerné à un
indigne. Un jour, après avoir gravi les
montagnes, je traversai la rivière d’Enza,
dans le territoire de Reggio, et je
pénétrai dans
L’Afrique embrasse les principaux
événements qui marquèrent la fin de la seconde
guerre punique. Elle commence au moment où Publius Cornélius Scipion vient d’expulser les
Carthaginois de
Le premier livre débute par une double invocation aux Muses et au Christ et par la dédicace du poème au roi Robert. Le poète recherche la cause de la lutte séculaire qui divisa Rome et Carthage , et il l’attribue à l’envie. Ce qu’il veut raconter, c’est la seconde guerre punique. Il nous montre son héros, le jeune Publius Cornélius Scipion, entièrement maître de l’Espagne et s’apprêtant à poursuivre les Carthaginois réfugiés de l’autre côté du détroit. Dans cette disposition d’esprit, Scipion eut un songe. Son père lui apparut tel que la mort l’avait fait, criblé d’horribles blessures. Il ouvre à son fils les portes du Ciel et l’introduit dans la demeure des bienheureux. Il salue en lui le vengeur de sa famille et le libérateur de sa patrie. Il lui raconte sa fin tragique et celle de son frère tombé comme lui sous le fer des Carthaginois. Le jeune Scipion demande à son père s’il vit réellement. Cette demande provoque de la part du père une éloquente protestation en faveur de l’immortalité de l’âme. En même temps il montre à son fils plusieurs de ses compatriotes que leur vaillance a élevés jusqu’aux astres et que celui-ci reconnaît. Le jeune Scipion se jette avec effusion dans les bras de son oncle. Il voudrait déjà partager sa félicité. Celui-ci modère son impatience, lui prêche la résignation et lui trace sa règle de conduite. Il lui montre, en les caractérisant d’un mot, les premiers rois de Rome , à l’exclusion de Tarquin le Superbe , et les trois Horaces dont le dévouement assura l’indépendance de leur patrie.
Pendant tout le deuxième livre le songe continue. Le jeune Scipion conjure son père de lui dévoiler l’avenir. Il lui demande si après tant de défaites Rome doit succomber, et s’il faut
qu’il se rende à la merci d’Annibal. Son père s’empresse de le rassurer. Il lui déclare qu’il triomphera de ce brigand borgne . Il l’engage à se mettre en garde contre ses artifices. Après une grande bataille dans laquelle Annibal sera vaincu,
il ira de rivage en rivage cherchant à
nouer des intelligences avec tous
les ennemis de Rome, mais sans succès. La
défaite de Carthage sera le prélude de la soumission du monde entier. Dès lors Rome ira de victoire en victoire. Les Marius, les Pompée,
les Jules César, les Auguste,
élargiront à l’envi les limites de
son empire. Vespasien et Titus y ajouteront
Passant ensuite à un autre ordre d’idées, le père disserte sur le néant de la gloire. Des hauteurs du ciel il montre à son fils le peu d’étendue qu’occupe dans l’espace le globe terrestre. Ce peu d’étendue, les mers et les régions inhabitables le rétrécissent encore. Malgré cela, quel nom peut se flatter d’avoir été connu dans les deux hémisphères? Vaines sont les pompeuses épitaphes gravées sur les tombeaux; elles s’écroulent avec eux. Vaines sont les louanges insérées dans les livres; ceux-ci périssent à leur tour. Ce n’est point la faveur humaine qu’il faut ambitionner, il faut élever ses regards vers le ciel où la vertu jouira d’une récompense éternelle. Entre autres conseils pleins de sagesse, le père recommande à son fils le culte de l’amitié. « Tu éprouveras, lui dit-il, qu’il n’y a rien de plus doux dans les choses humaines qu’un commerce réciproque et que le coeur d’un ami sûr . » Il termine en lui annonçant qu’il sera un exemple mémorable de l’ingratitude des peuples et qu’il mourra dans l’exil, loin de cette patrie qui lui devra son salut. Au même instant les trompettes du camp sonnent le réveil et rappellent Scipion à la réalité.
Au troisième livre
Scipion se dispose à porter la
guerre en Afrique. Mais auparavant il charge Lélius, son lieutenant et son ami,
d’aller solliciter l’alliance de Syphax, roi
de Numidie. Lélius arrive au
palais de ce monarque et en
admire les magnificences. Admis
auprès de Syphax, il lui fait ressortir
tous les avantages d’une alliance avec les
Romains. Il caresse adroitement son ambition et lui fait entrevoir l’espérance de régner un jour sur
toute l’étendue de l’Afrique. Il lui offre
les présents que son maître lui
envoie. Le prince numide accepte les
présents et exprime son admiration pour
Scipion. Il est tout prêt à faire
alliance avec lui, mais à la condition qu’il viendra luimême la conclure.
Lélius est invité à s’asseoir à une table
somptueuse. A la fin du repas, un poète
chante sur la lyre les prouesses d’Hercule, libérateur de
Le quatrième Iivre
contient le
panégyrique de Scipion. Syphax
désire vivement connaître un héros dont
La lacune qui existe entre le quatrième et le cinquième livre est considérable. Les événements intermédiaires fournissent amplement le sujet de trois livres, et il est à supposer que Pétrarque, qui professait pour Virgile tant de vénération, avait sur le modèle de l’Éneide composé son Afrique de douze livres. Il est hors de doute que Pétrarque acheva entièrement son oeuvre. Il le déclare lui-même en plusieurs circonstances d’une manière formelle. Comment se fait-il que son poème n’est point parvenu entier aux mains de la postérité? On en est réduit là-dessus à des conjectures. Pétrarque était trop jaloux de ses travaux pour qu’on attribue cette disparition au hasard, et nous inclinons à croire qu’à l’exemple de Virgile , qui voua aux flammes son Énéide, il aura lui-même, dans une heure de désespérance, lacéré son Afrique. Disiecti membra poetae. Cette perte est à jamais regrettable. Nous pouvons admirer la statue dans la perfection de ses détails, mais l’unité harmonieuse de l’ensemble nous échappe.
Résumons les événements qui relient le quatrième livre au cinquième. Lélius réussit pleinement dans sa mission. Scipion passe en Afrique et conclut avec Syphax un traité d’alliance. Mais il avait compté sans la versatilité de ce prince. Les Carthaginois, émus de cette alliance, firent tout pour la rompre. Syphax était fiancé à Sophonisbe, fille d’Asdrubal et nièce d’Annibal. De plus, il en était éperdument amoureux. On se hâta d’unir la jeune fille à peine nubile au roi numide. La nièce d’Annibal fit aisément partager à son époux la haine qui l’animait contre les Romains. Syphax se rallia aux Carthaginois. Ce mépris de la foi jurée lui fut fatal. Battu par Scipion en rase campagne, il fut fait prisonnier, et ses États devinrent la proie du vainqueur. Un prince numide qui s’était fait récemment l’allié des Romains, Massinissa, contribua pour une large part à ce succès.
Tels sont, en résumé, les principaux faits qui avaient dû fournir à l’imagination du poète une série de brillants tableaux. Le cinquième livre nous montre Massinissa entrant victorieux dans les murs de Cirta, capitale des États de Syphax. L’épouse du roi vaincu, Sophonisbe, l’attendait suppliante au seuil de son palais. D’une beauté éclatante, la tristesse peinte sur son visage ajoutait à ses charmes. Ici le poète, se souvenant de sa première rencontre avec Laure dans l’église de Sainte-Claire à Avignon, prête à son héros sa situation. « Massinissa, en la regardant, est subjugué par sa captive, et la vaincue a pu dompter son fier vainqueur. De quoi ne triomphe pas l’amour? Quel coup de foudre lui est comparable ? » Massinissa ne songe plus qu’à épouser Sophonisbe. Il prévoit que Scipion ratifiera difficilement cette union, et il se hâte de faire célébrer la cérémonie nuptiale. Les deux amants sont unis. Un songe sinistre présage à Sophonisbe le sort qui l’attend. Ce qu’elle avait fait de son premier époux dans sa haine contre les Romains, il était à craindre qu’elle ne le fît du second. Cette considération rendit Scipion inflexible. Il blâma la conduite de Massinissa et exigea qu’il lui livrât sa captive. Le roi numide fut partagé entre l’amour et l’ambition. Celle-ci l’emporta. Voulant épargner à son épouse l’humiliation de servir d’ornement au triomphe du vainqueur, il lui envoya du poison. Sophonisbe devant la mort ne démentit pas sa fierté, elle reçut comme une délivrance et avala d’un trait le breuvage empoisonné.
Au sixième livre
l’ombre de Sophonisbe comparaît devant
le tribunal des enfers et prend place
parmi les victimes célèbres de l’amour.
Scipion caresse adroitement l’ambition
de Massinissa et lui fait oublier sa
rigueur. Il charge Lélius de
conduire à Rome Syphax prisonnier et dirige lui-même ses troupes sur Carthage. A la vue du danger qui les menaçait, les Carthaginois sentirent qu’ils n’avaient d’autre espoir de salut que dans le prompt retour d’Annibal.
Pour gagner du temps, ils députent
auprès de Scipion une ambassade sous prétexte d’implorer la paix. En même temps ils envoient à Annibal,
campé sur la pointe méridionale de l’Italie,
une députation pour le sommer au nom de
la patrie de revenir sans retard en Afrique. C’est le coeur navré qu’Annibal se décide à abandonner sa
conquête. Il fait massacrer des cohortes du Bruttium qui refusaient de le suivre. Magon, son frère, également rappelé, part avec sa flotte des côtes de
Au septième livre Annibal débarque en Afrique. Quelques-uns de ses éclaireurs, surpris par les Romains, sont amenés à Scipion, qui leur fait visiter son camp dans tous les détails et les renvoie émerveillés de ce qu’ils ont vu. Annibal inquiet sollicite et obtient une entrevue de Scipion. Il lui rappelle par de nombreux exemples l’inconstance de la fortune , lui vante les avantage de la paix et l’engage à la conclure en lui offrant des conditions dérisoires. Scipion n’est point dupe de son fallacieux adversaire ; il lui réplique avec hauteur et lui indique moyennant quels sacrifices il pourra obtenir la paix. Les deux chefs se séparent décidés à tenter le sort des armes. La veille du jour suprême, Rome et Carthage, sous la forme de deux femmes suppliantes, accoururent au pied du trône de Jupiter. Toutes deux firent assaut d’éloquence pour intéresser à. leur cause le maître des dieux. Celui-ci leur fit une réponse enveloppée de mystère et les renvoya incertaines de l’issue des événements. Le jour fatal venu, les deux chefs disposent, chacun, leur armée en bataille et la haranguent. Scipion parle aux siens en homme sûr de vaincre; Annibal s’exprime avec une fougue qui simule la confiance. Son génie fertile en inventions lui suggère un puissant moyen de défense. Il place en tête tous les éléphants, afin d’épouvanter l’ennemi déconcerté à la vue de ce troupeau monstrueux. Ils étalent autant de tours tremblantes sur leurs dos; on dirait des collines qui secouent leurs crêtes ou des citadelles qui se balancent sur des rochers. Annibal oppose ce bouclier à toutes les forces de l’ennemi Vaine précaution! Effrayés par le son aigu des trompettes , les éléphants se retournent contre les rangs qu’ils devaient protéger et y sèment le désordre. Les Romains en profitent pour se faire jour à travers l’ennemi. La première ligne des Carthaginois est rompue. Malgré cet échec, le centre et les ailes opposent une vigoureuse résistance. Une colère ardente et implacable anime les chefs et les deux peuples. Jamais choc entre deux corps armés ne fut plus violent, jamais combat ne fut plus acharné dans tout l’univers. Ce n’étaient point des bandes mercenaires qui luttaient, c’étaient des hommes de coeur qui voulaient éteindre dans leur propre sang le brasier de haines qu’ils avaient eux-mêmes allumé. Toutes les légions n’avaient qu’un seul désir, qu’une seule pensée : venger, fût-ce par leur mort, de justes ressentiments . Cette ténacité surhumaine provoque un horrible carnage. Des torrents de sang inondent la plaine. A la fin un mouvement tournant exécuté sur les deux ailes par Lélius et Massinissa paralyse les efforts des Carthaginois. Annibal lui - même s’enfuit entraîné dans la déroute générale des siens.
Au huitième livre,
Scipion, maître du camp carthaginois, en
distribue les richesses à ses soldats.
Le soir même de la bataille, assis sur
un tertre à côté de ses lieutenants,
il se plaît à rendre hommage au génie de son adversaire, et jamais Annibal n’a rencontré plus grand
admirateur. Mais la fortune
inconstante lui a tourné le dos. A
cette heure il fuit. Sentant Carthage
irrévocablement perdue, il s’embarque nuitamment et fait voile vers
Au neuvième et
dernier livre Scipion ramène en
Italie sa flotte victorieuse. Pour
charmer les ennuis de la traversée , il s’entretient avec le chantre futur de ses exploits, le poète Ennius. Celuici lui promet une
gloire éternelle. II regrette de ne pouvoir
le célébrer que dans une langue
encore empreinte de rudesse et sur un
luth dépourvu d’harmonie. « O le plus illustre des capitaines, lui dit-il, qui
plus que tout autre méritez un Homère,
Ennius témoigne de son
respect et de son admiration pour
ses célèbres devanciers. Mais il en est
un pour lequel il professe un culte
véritable, c’est Homère. Homère vit jour et
nuit dans sa pensée. Dernièrement il lui
est apparu en songe. Il l’a
transporté dans une
vallée enclose (Vaucluse) et lui a montré au milieu des lauriers un
jeune homme au front pensif et rêveur dont il lui a dressé l’horoscope. « Il naîtra ,
lui a-t-il dit , dans les vastes murs de
Florence en Toscane, ville issue d’une
tige romaine, qui sera un jour célèbre
et qui maintenant n’existe pas. Pour que
tu puisses connaître le lieu de
sa naissance, la petite rivière de l’Arno, qui descend vers le rivage de Pise l’Ausonienne, baignera
les murs de la riche cité. Il rappellera
par ses vers à la fin des siècles les Muses longtemps fugitives et rétablira
les antiques soeurs sur l’Hélicon malgré
des troubles et des agitations de toute
sorte. Il aura pour nom François. Il
réunira comme dans un seul groupe tous
les faits éclatants dont tu as été
témoin, les armées d’Espagne, les luttes
de
En guise d’épilogue, le poète déplore la perte récente du roi,Robert. Telle est l’ossature du poème de l’Afrique, l’oeuvre d’un des esprits les plus nobles, d’une des âmes les plus sensibles, d’une des imaginations les plus fécondes qu’ait enfantés l’humanité. Par l’harmonie du vers et la délicatesse de la pensée, Pétrarque rappelle à chaque instant Virgile, son modèle. Dès le premier livre, quittant la terre, il nous emporte d’un coup d’aile dans les célestes régions. Il nous ouvre ces palais éblouissants de clarté, nous introduit dans le cénacle des âmes bienheureuses qu’inonde la pure lumière et nous fait assister à leurs sublimes entretiens. On comprend que devant de telles effusions « le monde s’arrêta captivé par un charme merveilleux et les astres suspendirent leur cours éternel ». Rien de semblable dans tout le paganisme. Le ciel de Pétrarque n’a de comparable que les champs Élysées de Fénélon. La douceur chez Pétrarque n’exclut pas l’énergie. A le juger d’après ses sonnets, on le considère généralement comme un petit-fils d’Anacréon, et l’on s’imagine que son luth ne résonnait que des langueurs de l’amour. C’est une erreur profonde. Il y avait dans l’amant de Laure la véhémence de Juvénal. Les corruptions de la cour de Rome en savent quelque chose . De son côté la muse épique lui est redevable de beautés peu communes. Pour n’en citer qu’un trait, l’acharnement des combattants à Zama est décrit avec une vigueur sans pareille. Dans le poème de l’Afrique, Pétrarque se peint lui-même tout entier. Ami sincère, il excelle à faire ressortir les doux liens qui unissaient Scipion et Lélius ; amant fidèle, c’est de son propre coeur que s’exhalent les accents désespérés de Massinissa; ami de la gloire, il n’ambitionne, comme son héros, que la vraie ; ami de la liberté, il applaudit avec Brutus à la chute des Tarquins ;. ami des lettres, il prête à Ennius le culte qu’il a toujours professé pour ses modèles ; ami de la religion , il admire Scipion se renfermant dans le temple dès l’aurore pour prendre conseil de la divinité; ami de sa patrie, son poème en est la plus haute glorification.
On a prétendu que Pétrarque avait puisé la plupart de ses tableaux dans les Puniques de Silius Italicus, qui ne sont pas sans analogie avec son poème. On est allé plus loin, on l’a accusé de s’être approprié sans façon un fragment de son devancier. Un philologue, Lefebvre de Villebrune, forgea contre lui cette accusation et en fit grand bruit. Il soutint avoir découvert dans un manuscrit de Silius Italicus, au commencement du seizième livre, les trente-trois vers qui terminent le sixième livre de l’Afrique. Le temps a fait justice de cette sotte accusation. La meilleure preuve de l’innocence de Pétrarque, c’est qu’il n’a jamais connu Silius Italicus. De son temps, celui-ci dormait encore dans un monastère de Constance, au fond d’un caveau où Pogge le déterra en 1414, c’est-à-dire quarante ans après la mort de Pétrarque.
Si l’auteur de l’Afrique a
été maltraité par la critique, il
n’a pas moins souffert de l’ignorance et
de l’incurie des éditeurs. Ceux-ci
semblent avoir pris à tâche de le rendre
inintelligible. Les deux éditions de Venise et les quatre éditions de Bâle sont remplies des fautes les plus grossières. On en peut dire autant de i l’édition de Paris . Heureusement un savant italien, plein d’érudition et de goût
, François Corradini, a publié
récemment, à l’occasion du
centenaire de Pétrarque, un texte
de l’Afrique qui n’est pas seulement un pieux hommage, mais une
légitime réparation . Voici comment il s’exprime
dans sa préface : « Le poème de François
Pétrarque, qui est intitulé l’Afrique, imprimé seulement au XVIe siècle, deux fois à Venise et quatre fois à Bâle, fourmillait de tant et de si grandes fautes qu’il ôtait l’envie de le lire au lecteur le plus patient. Aussi réclamait-il les soins d’un
critique très attentif et très pénétrant
que les petits poèmes ont obtenus il y a
quelques années. L. Pingaud a
revendiqué dernièrement cette tâche et l’a entreprise volontairement. Je
ne sais en vérité ce qu’il a fait dans son édition parisienne. Sans parler d’erreurs considérables, on n’y
trouve aucune trace de l’art de la critique, nul souci ni de la géographie et
de l’histoire, ni de la prosodie, ni
même de la grammaire. Je ne puis
concevoir avec quelle ignorance ou
quelle témérité ce Français a ponctué l’ouvrage.
Incises, membres, périodes, il a tout » mêlé, tout interverti. Et même dans des endroits qui sont plus clairs que le milieu du jour, il a répandu tant de ténèbres que le poète le plus éminent par le génie, la science, l’érudition, est forcé, à son grand déshonneur, de ne dire que des choses absurdes,
monstrueuses, je dirais presque qui ressemblent
aux oracles de
Pétrarque, qui mettait son Afrique bien au-dessus de ses Sonnets, eut en quelque sorte le pressentiment de l’avenir réservé à son oeuvre de prédilection. Il lui recommande de ne pas s’étonner si elle traverse inconnue plusieurs générations, mais aussi il lui promet qu’à la fin des jours meilleurs luiront pour elle. « Pour toi, lui dit-il, comme je le désire et l’espère, tu vivras longtemps après moi. Des siècles meilleurs viendront ; ce sommeil léthargique ne durera pas toujours ; les ténèbres se dissiperont, et nos neveux pourront revenir à la pure et antique lumière. Alors tu verras reverdir de nouveau l’Hélicon et les lauriers sacrés se couvrir de feuilles, alors surgiront de puissants génies et des esprits dociles en qui la passion des belles-lettres redoublera l’amour des Muses antiques. Applique-toi soigneusement à faire revivre mon nom ; grâce à toi, que mon sépulcre recouvre du moins sa réputation, et qu’on rende honneur à ma cendre. La vie me sera plus douce au milieu de ce peuple, et ma gloire bravera le tombeau . » Ce voeu de Pétrarque, plaise à Dieu que nous ayons contribué pour notre faible part à le réaliser !