LE LOISIR DES RELIGIEUX Dédicace du Livre aux Chartreux de Montrieux. C'est en 1317, au retour de sa première visite à Montrieux, que Pétrarque écrit ces lignes.] Il eût été convenable, ô heureuse famille du. Christ, que pendant ce temps que j'ai passé avec vous, j'eusse pu, moi-même, vous dire des choses, que ma dévotion, que notre commun amour de Dieu eussent confiées à votre conscience. Mais, vous l'avez vu, le temps fut court, pour pouvoir exposer l'état de mon âme lourde de soucis. Toute joie, dans cette vie, est toujours plus fugitive que le vent : je suis arrivé, et au même moment, — 143 FRANÇOIS PÉTRARQUE = je suis parti, et, si je puis employer, dans un cas bien différent, les mots de César, « Je suis venu, j'ai vu, j'ai vaincu ! » Vaincre^ n'est pas autre chose qu'accomplir son désir. Un vainqueur est celui dont le désir est accompli. J'ai donc vaincu, ayant atteint l'objet de mes vœux ! Je suis venu dans le Paradis ! J'ai vu les Anges de Dieu sur la terre! Ils habitent des corps humains, et, en leur temps, ils habiteront le ciel. Près du Christ, pour lequel ils combattent, ils arriveront, quand ils auront terminé le travail de l'exil présent. Si, avant de vous former dans le sein de vos mères, Il ne vous avait pas connus, sanctifiés, prédestinés au nombre de ses élus, jamais II ne vous aurait montré le chemin droit, rapide, le plus éloigné des détours du monde. Si je n'ai pu espérer une complète satisfaction, dans cette joie sainte que votre société m'a donnée, une seule chose l'a empêché, la brièveté de ma visite. C'est à peine si j'ai eu le temps de voir vos visages vénérés. Jamais jour ne me parut plus court, jamais nuit plus rapide. J'ai contemplé ce monastère sacré, cette église; j'ai été frappé de stupéfaction par ce silence pieux, cette angé- lique psalmodie... ... J'ai joui de l'entretien désiré avec mon excellent frère, mon frère unique. Et cependant, sans que je m'en aperçusse, le temps s'est écoulé. Je n'ai pas trouvé moyen de relier ensemble mes paroles et de recueillir mon âme. Et puis, ce furent vos égards continuels, votre bonté pour moi, non pas cette bonté générale que vous témoi- gnez en le Christ à tous vos hôtes, mais une c'iarité toute spéciale, et très chaleureuse. Tout cela m'inspi- rait une inquiétude, celle de nuire, par un séjour pro- -'¦ ¦ ¦ COUVRES LATINES longé, aux divins offices, et à la règle, et m'engageait à hâter mon départ. C'étaient, avec chacun d'entre vous, des conversations brèves et charmantes. Je m'y laissais aller, tantôt de-ci, tantôt de-là, mais toujours dans le même dessein, avec une sainte et pure volupté. Elles rompaient le cours de la prière continue ; elles me faisaient oublier tout, sauf les paroles qui sortaient, tantôt de l'une, tantôt de l'autre de vos bouches, comme d'autant de célestes oracles. Que dirai je encore? Voilà ce qui m'est arrivé. Tout tendu avec avidité vers toutes ces choses, regardant tout, tout alentour, disant, écoutant mille propos épars et sans suite, j'ai fini par m'en aller presque en silence. Vous m'avez accompagné, dans la mesure où vous pouviez relâcher les liens très sévères de la règle. Au dernier instant, vous m'avez suivi avec les yeux, et aussi avec le cœur, car votre affection me permet de le croire, et avec bien des prières élevées vers le ciel. Et moi, qui étais venu là chercher un frère, j'en ai trouvé plusieurs ! Maintenant que je suis revenu dans ma propre soli- tude, je reste plein du souvenir de cette douceur sacrée... Donc j'ai l'intention de compléter ici ce que je me rappelle avoir là-bas, dans ma hâte, oublié... SUR LES REMÈDES DE LA BONNE ET DE LA MAUVAISE FORTUNE L'AMOUR (1) Le plaisir. — Aimer est donc un mal ? La raison. — J'en conviens : c'en est un. (1) Livre I, chapitre l.xix. 145 = FRANÇOIS PÉTRARQUE -— - Le plaisir. — Je ne sais rien de meilleur que ce mal-là! La raison. — Je le pense, certes bien, dans l'état où est ton cœur! Mais ton Jugement des choses n'est pas solide. Le plaisir. — Haïsse qui voudrai Pour moi, J'aime. La raison. — Et qu'airaes-tu? C'est à considérer. Le plaisir. — Qu'aimerais-je, sinon ce que tout le monde aime ? La raison. — Tout le monde n'aime pas la même chose. Il y a eu des gens qui aimaient Dieu si fort, que, pour cet amour-là, il leur semblait profitable de sacrifier toutes choses, et eux-mêmes, et la vie ! Le plaisir. — Mais moi, je n'ai jamais été au ciel; je n'ai jamais vu la vertu; j'aime ce que l'on peut voir ! La raison. -*- Si tu n'aimes rien que ce qui se peut voir, c'est donc que tu n'aimes rien de grand... Vous tous, aveugles par l'âme, et livrés à vos seuls yeux, vous n'êtes capables d'aimer ni même de connaître rien d'éternel. Vous poursuivez des passions honteuses; c'est à votre sensualité que vous donnez le nom d'amour. Vous adorez cet Amour : vous en faites un dieu, afin qu'il excuse vos impudicités (qu'un ciel tout entier pourrait couvrir à peine). Et en effet, quel acte peut être un mal, quand un dieu le conseille? Or, allez donc! dressez à votre dieu des autels, brûlez-lui de l'encens, il vous emportera au ciel ! Pourtant, le Dieu du ciel vous jettera, lui et vous, au Tartarei Le plaisir. — Ce sont les plaisirs de la jeunesse que tu tournes en crimes! J'aime! Pardonne-moi. La raison, — C'est à l'offensé qu'on demande pardon Tu ne fais mal à nul autre qu'à toi ! Ah ! malheureux, parmi quels récifs tu pousses ta frêle barque ! Le plaisir. — Il me plaît de vivre ainsi, et je ne vois pas ce qui me le défend. . ¦¦ » 146 .> _ :.-.. ŒUVRES LATINES La raison. — Il est maiheuretUE de pécher, plus mal- heureux de s'y complaire, très malheureux d'excuser son péché et de l'ainaer. Mais le pire de la chose, enfin, c eat quand oa ajoute au péché je ne sais quel senti* ment d'honneur. Le plaitir. — J'aime ! Je ne peux faire autrement ni ne le veux. La raison. — Tu le pourrais si tuie voulais. Peut-être, par la fuite des ans, tu finiras par le vouloir. Car il arrive, en bien des choses, mais en ce mal là surtout, que le remède, (en vain tenté par la vertu) opère de lui-même parla longueur des jours! Le plaisir. — Aucun jour ne me verra sans amour ! La raison. — Eh ! va donc I Joue, sois fou, sois heureux en rêve ! Au réveil, tu pleureras. Le plaisir. — Mais non ! Je ne pleurerai pas. Je chan- terai; et, à la manière des amants, je me consolerai moi'méme, par mes vers I La raison. — C'est un sujet sur lequel il y a bien à dire, et puisque tu m'y mènes, j'y reste. Entre beaucoup de folies, il faut l'avouer, cette fohe des amants est la plus extraordinaire ! . . . En parlant, en chantant, on nourri* l'amour, on l'en- flamme; on ne l'éteint ni ne l'apaise. Ces chants, ces poèmes dont tu parles ne guérissent pas les blessures : ils les irritent. LE REMÈDE DE LA MÉLANCOLIE (1) La crainte. — Je suis triste. La raison. — Ce mal a bien des racines diverses., , Mais il arrive qu'il n'a aucune cause apparente, ni de (1) Livre II, chapitre xciii. 147 , ¦.- FRANÇOIS PÉTRARQUE ¦ ^ - , ¦¦ perte, ni d'injustice, ni de honte... C'est une sorte de vo- lupté de souffrir, qui fait que l'âme est triste ; mal d'autant plus funeste que la cause en est inconnue, et donc la guérison plus difficile. C'est unécueil de l'âme, et il faut le fuir, comme on dit, à toute force de voiles et de rames... La crainte. — C'est la pensée de ma misère présente qui me rend triste. La raison. — La misère de la condition humaine est grande et multiple. On [en a gémi dans des volimies entiers. Mais si, par contre, on considérait bien des choses, qui font la vie heureuse et douce, voici ce qu'on verrait... Est-ce pour vous une petite cause de joie que cette image, cette ressemblance du Dieu créateur qui est dans l'âme de l'homme : l'intelligence, la mémoire, le juge- ment, la parole? Et tant d'inventions, tant d'artifices faits pour servir cette âme et ce corps, pour lesquels tous les besoins ont été prévus par la bonté divine ? Et encore tant de choses opportunes, nécessaires, une telle multiplicité d'objets, 'qui, en tant de formes, merveilleuses et ineffables, servent à votre utilité, et même encore à vos plaisirs: force des racines, sucs des herbes, variété charmante des fleurs? Que d'odeurs, de couleurs, de saveurs, de sonorités, toujours contraires et toujours concordantes! Que d'animaux dans le ciel, la terre, la mer, réservés à- votre usage, créés en votre honneur I Car si vous n'aviez, par votre volonté, subi le joug du péché, vous tiendriez sous votre empire toutes choses qui sont sous le ciel. Ajoutez les horizons qui s'étendent du haut des collines, les vallées ensoleillées, les bois ombreux, les Alpes glacées, les tièdes rives. Puis les fontaines jail- lissantes, salubres, et dont plusieurs fument de soufre, ¦ ¦. ŒUVRES LATINES et tant de sources brillantes et fraîches ! Les mers baignent les terres. Les fleuves sont sans cesse en mou- vement, mais la fixité de leur cours marque la frontière des États. Ce sont encore les lacs, pareils à des mers, les étangs dormants, les torrents qui bondissent au flanc des montagnes, et les rives fleuries, et sur ces ves, les lits de gazon, et les prés, comme dit Virgile, irais encore des ruisseaux débordés. Parlerai- je des rochers, qui écument sur les côtes sonores, des grottes humides, des champs qui jaunissent, des vignes qui bourgeonnent, et des commodités des villes, et des loisirs des champs, et de la liberté des solitudes ? Mais que dirai-je encore, dece spectacle, le plus beau, le plus auguste de tous : la voûte du ciel qui roule avec une incompréhensible rapidité ? Dans le ciel, ce sont les étoiles fixes, et puis celles qu'on nomme errantes ou vagabondes, et tout d'abord le Soleil et la Lune... Nous leur devons les fruits de la terre, la vie des animaux, et la variation des époques ; par eux nous mesurons les ans, les mois, les jours, les nuits, les instants. Après tout cela vient le corps de l'homme : il est périssable, il est fragile ; mais il est souverain en son aspect, serein, droit, fait pour contempler les choses du ciel. Puis vient l'âme immortelle, et le chemin du ciel, et pour un prix bien faible, une récompense sans me- sure ! Il reste encore, au delà, ce que j'ai voulu réserver pour la fin. Car il s'agit de choses si grandes, que je n'aurais su les comprendre, moi seul, si les leçons de la foi ne me les avait apprises. Il y a l'espérance de la résurrection, l'espérance de pouvoir, après la mort, re- prendre en grande gloire ce même corps, mais léger, — .-^ 149 - FRANÇOIS PÉTKARQUE mais lumineux, mais inaltérable. Il y a ceci, qui sur* passe toute dignité, non pas même de l'homme, mais des anges aussi : l'humanité est jointe à la Divinité, de telle façon que Celui qai était Dieu s'est fait homme; resté Un par le nombre, il a uni en Lui les deux natures ; il a été Dieu et homme, afin de faire de l'homme Dieu, alors que Dieu se faisait homme ! .., Par cela seul, la condition de l'homme ne te semble- t-elle pas quelque peu anoblie, sa misère quelque peu lavée? Mais qu'est-ce donc que l'homme a pu, je ne dis pas espérer, mais rêver de plus haut, que d'être Dieu? Or voilà qu'il est Dieu !... Le jour où la Divinité s'est inclinée vers vous pour votre salut, elle n'a pas pris, ainsi qu'elle le pouvait, autre chose que le ccrps et l'âme de l'homme. Elle n'a pas voulu être comptée dans la race des anges, mais dans celle des hommes. Ainsi tu peux reconnaître combien ton Dieu t'aime, et tu peux être heureux ! . . . Où reste-t-il, au milieu de tout cela, une place pour la tristesse et la plainte ? Ce n'est pas votre nature, c'est votre faute qui vous fait tristes et plaintifs. L'ALCHIMISTE (1) [Après ces deux beaux morceaux sur les passions de l'àme, j'extrais encore du traité des Remèdes de la bonne et de la mauvaise Fortune, ce curieux passage satirique.] L'espoir. — J'espère de bons résultats de l'alchimie! La raison. — Et quels résultats, je t'en prie ? De la fumée, de la cendre, des sueurs, des soupirs, des mots, des supercheries, de l'ignomixiie ! Voilà les résultats de (1) I, CXI. : 150 ŒUVRES LATINES 1 alchimie. Jamais on n6 Ta vue mener un pauvre à la richesse, mais souvent un riche à la pauvreté. Voilà à quoi pourtant vous ne prenez pas garde ! L'avarice vous pousse ; la démence s'y met : vous tenez pour vrai ce que vous désirez, pour faux ce que vous voyez. L'avez «vous remarqué ? Il y a des gens qui, sages pour tout le reste, ne souffrent que de cette seule folie ; des gens très fortunés que cette absurdité ruine. Ils se voient plus fortunés encore ; ils révent un profit hon- teux. Ils dissipent leurs biens acquis, répandent tous leurs revenus en vaines dépenses, et finissent par manquer du nécessaire ! On en voit qui renoncent à toutes relations cour- toises, qui restent moroses et inquiets ; ils ne pensent à autre chose qu'aux soufflets, aux pincettes, au charbon; et, ne sachant plus fréquenter que les gens qui par- tagent leur hérésie, ils deviennent comme des hommes sauvages. Il en est qui ne se contentent pas, en un métier pareil, de perdre la lumière de leur âme, mais qui y laissent aussi les yeux du corps. L'espoir. — Un habile praticien m'a promis de l'or, et j'espère lavoir. La raison. — Il faudrait savoir de quel métier tra- vaille l'homme qui te l'a promis. Car il y a des gens dont la promesse ne vaut rien, et d'autant moins qu'ils l'appuient d'un serment solennel... Celui qui te promet sjn or est capable de se sauver avec le tien. Je ne raconte là rien de nouveau. L'aventure est habituelle et publique. Je sais bien que souvent c'est par le feu qu'on punit l'escroquerie faite par le feu. Mais le sup- plice de ton voleur ne te rapportera que déception. Tu ne seras pas plus remboursé ; mais ta seras plus connu i on te montrera au doi^t comme avare, et sot! =- 151 FRANÇOIS PÉTRARQUE L'espoir. — Mais j'ai moi-même appris l'alchimie. Je vais être riche. La raison. — ... Marche donc, puisque telle est ta fantaisie. Mais je vais te prédire quel gain tu vas faire dans ce métier -là. Ta maison va être pleine d'hôtes étranges et d'étranges embarras. Tu auras des man- geurs et des buveurs, il le faudra bien, carie feu altère, et la cupidité non moins. Ce seront des souffleurs, des filous, des farceurs! Chaque coin de la maison sera plein de bassines, de marmites, de fioles d'eaux odori- férantes. Et puis ce seront herbes de pays lointains, sels étrangers, soufre, — et des alambics, et des che- minées. Et de tout cela qu'est-ce que te souffleront tes soufflets? Des soucis inutiles, l'abêtissement du cœur, la saleté et la hideur du visage, un nuage devant les yeux, la pauvreté besoigneuse, et — j'ose à peine ajouter — le renom de charlatan, et enfia, dans les ténèbres de la nuit et des cachettes infâmes, une vie de voleur ! LES LETTRES SOUVENIRS DE JEUNESSE (1) Les livres hrûlés. [Le 27 avril 1374, moins de trois mois avant sa mort. Pé- trarque repasse pour un nouvel ami, les souvenirs anciens de sa vie.] Depuis les jours de ma jeunesse, à l'âge où les autres enfants n'ont de goût que pour Prosper (2) et Esope, (1) Epis.oîx seniles, XVI, 1. A Luca della Penna. (2) S. Prosper d'Aquitaine, goûté dans les écoles du moyen âge pour ses distiques moraux. = 152 = . ŒUVRES LATINES je me suis attaché aux œuvres de Cicéron. Etait-ce par instinct naturel ? Etait-ce par le conseil de mon père ? Mon père était un grand admirateur de Cicéron; il aurait pu, lui-même, arriver à de grandes choses, si le souci de ses affaires privées n'avait pas absorbé sa noble intelligence. Exilé, chargé de famille, il lui avait fallu se restreindre à d'autres visées. A l'âge que j'avais alors, il n'était guère possible que je pusse rien comprendre. Mais il y avait un charme, une sonorité dans les mots, qui me captivaient, et cela à un tel point que toutes autres phrases que je pouvais lire avaient pour moi quelque chose de rauque et de discordant. C'était là, je dois le dire, un jugement d'enfant, mais non pas un jugement puéril, — si tant est d'ailleurs que l'on puisse appeler « jugement » ce qui ne repose sur aucune raison. C'est chose curieuse certes, que j'aie pu, dans ce temps-là, où je ne compre- nais rien, ressentir l'impression même que je ressens aujourd'hui, après tant de temps passé, et alors que je comprends — si peu que ce soit — du moins quelque chose ! Cependant ma passion grandissait chaque jour. Et peçidant quelque temps mon père, bienveillant et sur- pris, favorisa ce goût précoce. Moi, je n'avais de zèle que pour cela seul. Quand j'eus brisé la coque et commencé à goûter la douceur du fruit, je ne négligeai plus aucune opportunité, et je me privai volontaire- ment de tout plaisir, pour acquérir, de toutes les façons possibles, des livres de Cicéron. Ainsi, je faisais des progrès dans l'étude entreprise, sans que personne eût besoin de m'exciter. Il en fut ainsi jusqu'à l'heure où tout travail dut céder au désir de me faire gagner de l'argent, et où l'on me jeta dans l'étude du droit civil. Il me fallut, par la grâce des = . — 153 = FRANÇOIS PÉTRARQUE .:r — == dieux, apprendre ce que le droit décide sur le Mutunm et le Commodat, les testaments et les codi- cilles, les fonds ruraux et les urbains, — et oublier Ciréron, qui a écrit sur les lois les plus salutaires à la vie! Dans cette étude, j'ai passé, disons plutôt que j'ai perdu, sept ans. Je vais te raconter une histoire où il y a de quoi rire et pleurer. Voici ce qui arriva un certain jour, par suite de je ne sais quelle pensée, assurément peu généreuse. Tous les livres de Cicéron que j'avais pu réunir, et en même temps quelques livres de poètes, considérés comme ennemis de mes lucratives études, je les avais enfer- més dans une cachette, par peur justement de ce qui est arrivé. Ils en furent arrachés, et brûlés dans les flammes, comme siç'avaient été des livres d'hérétiques. Quand j'ai vu cela, j'ai poussé autant de gémissements que si j'avais été jeté au feu moi-même. Alors je me souviens que mon père, me voyant si désolé, retira vivement du feu deux livres, que la flamme avait déjà atteints. Il prit dans sa main droite Virgile, et dans la gauche la Rhétorique de Cicéron, et me les tendit au milieu de mes larmes, en souriant: « Garde celui-ci, dit-il, comme une précieuse consola- tion de l'âme, et celui-là, comme une aide dans tes études de ûrait. » Ces grands compagnons, si peu nombreux qu'ils fussent, consolèrent mon cœur, et je cessai de pleurer. Peu de temps se passa, et vers ma vingt-deuxième année, devenu mon maître, je laissai mes livres de Droit, ei je revins à ceux dont j'avais l'habitude... 154 ŒUVRES LATINES LE JEUNE HUMANISTE (1) [Comment Pétrarque voyait la vie avaat la trentaine. 11 écrit à an vieillard.] Il me semble que tu conçois pour moi cette crainte, bien justifiée, que je me laisse, —-comme il arrive à tous les jeunes gens, — décevoir par la fleur de la jeunesse. Je ne peux pas, ô mon père, te promettre un cœur solide, stable, exempt de toute vanité : c'est chose que j'estime bien difficile en cet âge, et relevant plutôt de la grâce de Dieu que de la vertu humaine. Mais je te garantis une âme qui n'ignore pas sa condition. Cette heure-ci, tu peux m'en croire, où il semble que je devrais le plus être en fleur, est celle-là même où je me sens marcher vers le temps où je me fanerai. Marcher 1 J'ai dit un mot bien lent pour une chose si prompte. C'est me hâter plutôt, c'est courir, c'est voler, — voilà le vrai mot. L'âge vole, a dit Cicéron, et, en fait, le temps de cette vie n'est pas autre chose qu'une course à la mort ; une course, dit Augustin, pendant laquelle personne n'a le droit de s'arrêter, fût-ce un instant, de ralentir même le pas : tous sont poussés d'un mouvement pareil, et dans leur direction il n'est pas de différence. Celui dont la vie fut plus brève n'a pas mené plus brièvement ses jours que celui pour qui elle fut plus longue : pour l'un comme pour l'autre, des moments égaux fuyaient d'un pas égal. L'un est arrivé plus près, l'autre plus loin du but, mais ils y couraient tous deux de la même vitesse. S'il y a donc des gens qui mettent plus de temps pour aller à la mort, ce rt'c^ (1) Episiolœ familiares, 1, 2. A Raimon do Soranzo (1330). = 155 FRANÇOIS PETRARQUE pas qu'ils marchent plus doucement, mais qu'ils font plus de chemin. Voilà comment deux grands hommes, en parlant de la rapidité de la vie, ont pu dire qu'elle court et qu'elle vole. Et Virgile? — Combien de fois n'a-t-il pas dit que le temps fuit? — Mais quoi, si aucun d'eux ne l'avait dit? Quoi encore, s'ils avaient tous dit le contraire? Est-ce que pour cela, dans sa fuite, le Temps ne cour- rait, ni ne volerait ? Ne pense pas que je dise ces choses-là du bout des lèvres, et que je m'amuse seulement à cueillir des fleu- rettes dans le jardin des auteurs, comme c'est la mode de mes contemporains... Il m'arrive parfois, j'en conviens, d'en cueillir quelques-unes, afin de pouvoir m'en servir, à l'occasion, dans les cercles de mes aînés. Mais cependant, puissé-je arriver un jour avec une juste gloire au but désiré de la vieillesse, — aussi vrai- ment que j'estime aujourd'hui toute chose à la mesure du bien vivre, et non du bien parler! Certes, ainsi que le veut l'usage, que le veut mon caractère, mon esprit, mon âge, j'aime l'étude du beau langage. Pourtant, soit que je répète les belles choses que d'autres ont dites, soit qu'à moi-même aussi il me tombe sur les lèvres quelque phrase d'une forte résonance, je ne me pose, dans les deux cas, qu'une seule question d'abord : la chose, quelle qu'elle soit, me peut-elle servir pour conduire ma vie, pour me défendre des dangers de la jeunesse ? Ou bien est-ce seulement ma langue juvénile qui s'amuse à l'ornement des mots? 156 ŒUVRES LATINES LA VIE DES POÈTES AMOUREUX A AVIGNON AUX ALENTOURS DE 1330 (1) Te rappelles -tu, frère, quel état de vie était jadis le nôtre, et quelle douceur pénible et amère tourmentait nos âmes?... Tu te rappelles quelle était l'élégance, et la vanité de nos vêtements si recherchés. C'est un souci, je l'avoue, qui me tient encore occupé, mais de moins en moins chaque jour. Quel ennui pour s'habiller et se déshabiller, travail qu'il fallait répéter matin et soir ! Quelle crainte qu'un cheveu ne vînt à s'écarter du ran^ qu'il occupait, et qu'un léger souffle de vent n'emmêlât les boucles enroulées de notre chevelure ! Quelle fuite, à la vue des quadrupèdes qui arrivaient devant ou der- rière, de peur que notre robe brillante et parfumée ne reçût quelque tache, et qu'un choc n'en dérangeât les plis ! O soucis vraiment vains des hommes et surtout des jeunes gens ! Pourquoi donc cette anxiété d'esprit ? Pour plaire assurément aux yeux d'autrui. Et aux yeux de qui, je te le deaiande? De beaucoup de gens certes, qui déplaisaient eux-mêmes à nos yeux. . . Que dirai-je de nos chaussures? Quelle guerre atroce et continuelle ne faisaient-elles pas à nos pieds, qu'elles prétendaient protéger ? J'avoue qu'elles auraient mis les miens hors d'usage, si, averti par une absolue nécessité, je n'eusse préféré offenser quelque peu les yeux du public, plutôt que de broyer mes nerfs et mes articulations. Que dire encore des frisures et du travail de la chevelure ? Combien de fois ce supplice a inter- rompu notre sommeil, que ce même supplice avait (1) Ep.fam., X, 3. A sou frère Gherardo, moine chartreux. — 157 - = FRANÇOIS PÉTRARQUE. II FRANÇOIS PETRARQUE =^ retardé ? Quel bourreau du pays des pirates nous aurait torturés plus cruellement que nous ne nous torturions nous-mêmes? Et après la nuit, combien de rides parais- saient, sillonnant notre front rougi ! ... Mais je laisse ces menues choses. Rappelle-toi encore, pour pouvoir mieux rendre les grâces voulues à Dieu, qui t'a sauvé d'un pareil abîme, rappelle-toi: que de peines nous avons prises, que de veilles passées, pour arriver à faire connaître au loin notre folie, et à devenirla fable de tout le monde! Que de fois nous avons enfilé les syllabes, tourné les mots en méta- phores? Enfin que n'avons-nous pas fait pour chanter avec succès cet amour, quo la pudeur du moins nous commandait de cacher, si nous ne pouvions pas l'éteindre ! Mais on nous louait pour nos travaux, et « l'huile du pécheur oignait nos têtes délirantes ! (1) » Lascension du mont Ventoux (2). [Pétrarque eatreprend avec son frère l'ascension de la montagne qui domine tout le Comtat, et qui, depuis son enfance, bornait son horizon. Au retour le soir, il raconte ses impressions à son premier confident religieux. Prenons les deux frères après la première halte] ...Nous nous arrêtons sur un rocher. Puis nous repar- tons, et nous avançons, mais plus doucement. Moi sur- tout je montais d'un pas moins rapide. Mon frère, par l'escarpement même de la montagne, se dirigeait droit vers les hauteurs; moi, plus mou, j'inclinais vers le bas; mon frère me rappelait, me montrait la voie la (1) Psaume CXL, 5. (2) Ep.fam., IV, 1. Au Père Denis de Borgo S-in Sepolcro Malauc ène, 10 avril 1336). . 158 - ^ ŒUVRES LATINES plus directe; je lui répondais que j'espérais trouver de l'autre côté un passage plus aisé, et que je ne craignais pas de faire plus de chemin, pour marcher plus à plat. J'excusais ainsi ma paresse; et, pendant que les autres atteignaient déjà les hauteurs, moi j'errais dans des vallons ; je n'avais pas trouvé d'accès plus doux, mais j'avais allongé ma route et augmenté ma peine inutile- ment. Enfin, accablé d'ennui, et honteux de mes détours lortueux, je résolus tout de bon de gagner le sommet. Quand, fatigué, inquiet, j'eus rejoint mon frère, qui m'attendait dès longtemps, et se reposait assis, nous marchâmes quelque temps de conserve. Mais à peine avions-nous quitté ce sommet, que 'j oublie mon premier détour, et m'enfonce de rechef vers le bas ; je parcours une seconde fois la vallée, et, cherchant toujours une route longue et facile, je retombe dans une nouvelle difficulté. Je voulais retarder l'ennui de la montée ; mais l'esprit de l'homme ne supprime pas la nature ; et il n'est pas possible qu'un corps arrive en haut, en descendant. Bref, l'aventure m'arriva trois ou quatre fois en quelques heures, à mon grand mécontentement et non sans faire rire mon frère! f Enfin les deux frères out attemt le point culminant.] Au sommet de ce pic, il y a un petit plateau, où nous nous sommes enfin reposés de nos fatigues. Et, puisque vous avez écouté les réflexions qui montaient dans mon âme pendant que je montais la montagne, écoutez le reste, mon père, et accordez, je vous prie, une heure de votre temps à lire l'histoire d'une de mes journées. Tout d'abord je fus surpris par un souffle d'air qui me semblait inaccoutumé, et par la libre étendue du regard ; je restai comme stupéfait. Je regardai : les ======== 159 . ^ FRANÇOIS PETRARQUE i nuages étaient sous mes pieds. L'Athos et l'Olympe me sont devenus moins incroyables, depuis que j'ai vu sur une montagne de moindre renommée, ce que j'avais lu et entendu dire à leur sujet. Je dirige alors mes regards du côté de l'Italie, là où mon cœur incline le plus. J'ai vu les Alpes glacées et couvertes de neige, ces Alpes au travers desquelles le cruel ennemi du nom romain (1) sefraya jadis unpassage, — si Ton en croit la renommée, — en perçant les rochers avec du vinaigre ; elles m'ont para être tout près de moi, quoique en fait la distance soit grande. J'ai soupiré, je l'avoue, vers le ciel de l'Italie qui apparaissait à mon cœur plutôt qu'à mes yeux:... Alors uns nouvelle pensée s'empara de mon esprit, et des lieux le transporta vers le temps. Je me disais à moi-même : « Il y a aujourd'hui dix ans qu'au sortir des étades de la jeunesse, tu as quitté Bologne. O Dieu immortel ! O sagesse immuable ! Que de graads cliangcîments dans ta conduite a vus cet espace de temps! Je passe bien des choses; car je ne suis pas encore ar.ivé dans le port, pour pouvoir me souvenir tranquillement des orages passés. Un jour viendra peut-être où j 'enumererai, dans leur ordre, toutes mes actions, en mettant en tête ces mots de notre cher Augustin : Je veux me rappeler mes souillures passées et les corruptions charnelles de mon âme, non que Je les aime, mais pour faire que je vous aime, voms, ô mon Dieu! » Il me reste encore à accomplir une tâche très difficile et très pénible. Ce qae j'avais coutume d'aimer, je ne l'aime plus. — Je mens: je l'aime, — mais moins. — J'ai encore menti : je l'aime, — mais avec plus de (1) Annibal. ______ . . - 160 ŒUVRES LATINES pudeur, mais avec plus de tristesse. — J'ai dit enfin la vérité! — Oui ; j'aime! mais j'aime ce que j'aimerais ne pas aimer, mais j'aime ce que je voudrais haïr. — Et cependant j'aime, mais malgré moi, mais par force, mais avec deuil et larmes . . . [Il observe que c'est surtout pendant les deux dernières années que l'état de son âme a été en progrès.] ... C'est ainsi que je parcourais par la pensée mes dix dernières années. Puis je me reportais vers l'avenir, et je me demandais: « Si par hasard il t'é*ait donné de prolonger cette vie éphémère pendant dix ans de phis; — si, pendant ce temps-là, tu t'approchais delà vertu, dans la mêms mesure que tu l'as fait au cours de ces deux dernières années, où la lutte de ta volonté nouvelle contre l'ancienne t'a relâché de ta première obstination, — tu n'aurais pas encore la certitude, mais tu aurais l'espérance : et alors, à tes quarante ans, ne serais-tu pas capable d'appeler la mort, et de renoncer, l'âme tranquille, à ce restant de vie, qui décline vers la mort? » Ces pensées et d'autres semblables, mon père, me revenaient à l'esprit. Je me réjouissais de mes progrès, je pleurais sur mon imperfection, je prenais en pitié la mutabilité commune des actions des hommes. Je paraissais avoir oublié presque en quel lieu j'étais et pourquoi j'y étais venu. Pourtant enfin je laissai de côté ces méditations, pour lesquelles un autre lieu était plus opportun. Je regardai, et je vis ce que j'élais venu voir. Averti par le soleil qui commençait à tomber et par l'ombre croissante de la montagne, je me réveillai pour ainsi dire ; je me retournai et je contem- plai le couchant... J'admirais tout cela, tantôt prenant plaisir aux choses - ^^= 161 — FRANÇOIS PÉTRARQUE — — ^:.=. de la terre, et lantôt élevant mon âme vers les hauteurs, comme l'était mou corps, — quand j'eus la pensée d'ouvrir le livre des Confessions d'Augustin. Ce livre est un don de ton amitié, que je conserve en souvenir de l'auteur et du donateur, et que j'ai toujours entre les mains. Il est gros comme le poing, d'un format minime, mais d'un charme infini. — Je l'ouvre pour lire ce qui se présenterait. Que pouvait-il se présenter qui ne fût dévot et pieux ? Le dixième livre de l'ouvrage est celui qui me fut offert. Mon frère, désireux d'entendre, par ma bouche, quelque parole d'Augustin, se tenait debout, l'oreille attentive. J'atteste Dieu, et le témoin qui était près de moi, que dès que j'eus jeté les yeux sur le livre, j'y vis ceci: « Les hommes s'en vont admirer les cimes des mon- tagnes, les flots immenses de la mer, le vaste cours des fleuves, les circuits de l'Océan, les révolutions des astres, et ils se délaissent eux-mêmes. » ,.. Parmi ces mouvements d'un cœur agité, ne m'aper- cevant plus de l'âpreté du chemin, je revins à la nuit close à la petite auberge rustique, d'où j'étais parti le matin. Pendant que le soin du souper occupe les do- mestiques, je me suis retiré seul dans un coin caché de la maison pour t'écrire à la hâte cette lettre. ... Prie pour moi, de grâce, afin que mes pensées, si longtemps vagabondes et instables, s'arrêtent enfin, et qu'après avoir été ballottées inutilement de tous côtés, j elles se tournent vers le seul bien vrai, certain, immuable ! Porte-toi bien. = 162 ŒUVRES LATINES L'AMOUR DES LIVRES (1) Ne me crois pas exempt de toutes les faiblesses humaines. Une convoitise insatiable me tient; et, jus- qu'à présent, je n'ai pu — ni voulu — y résister. Car je me flatte de cette pensée, que le désir des choses ho- norables ne peut pas être honteux ! Tu veux savoir la nature de mon mal ? — Je ne peux pas me rassasier de livres ! — J'en ai, bien plus peut-être qu'il ne m'en, faut. Mais il arrive, pour les livres, comme pour d'autres choses, que le profit de la recherche est un aiguillon pour l'avarice. Quand il s'agit de livres, il y a même un aiguillon tout spécial. Pour l'or, l'argent, les joyaux, la pourpre des robes, le marbre des demeures, les champs cultivés, les chevaux bien équipés, et tout le reste, il y a un plaisir de surface, et qui ne parle pas. Les livres nous délectent dans les moelles ! Ils causent avec nous; ils nous donnent des conseils. Ils s'unissent à nous par les liens d'une sorte de familiarité vivante et pénétrante. Chaque livre ne se contente pas de s'insinuer dans l'in- timité de son lecteur ; il lui nomme encore d'autres livres : un livre crée le désir d'un autre! Voilà tout ce que je puis dire pour excuser mon vice, et consoler tant de confrères ! Mais toi, si tu m'aimes, confie à quelques amis sûrs, et lettrés, la mission que voici : qu'ils courent la Toscane, qu'ils explorent les armoires des moines, ou celles d'autres gens studieux, et qu'ils voient si quelque chose n'en peut sortir, pour apaiser ma soif, ou l'exciter ! D'ailleurs, quoique tu n'ignores pas dans quels lacs, (1) Ep. fam., III, 18. A Frère Jean de l'Iucifia, compa- triote et ami. : 163 = FRANÇOIS PETRARQUE --= . d'habitude, je pêche, et dans quels vergers je tends mes lacets, pourtant, crainte d'erreur, j'insère à part, dans cette lettre, une note où j'ai inscrit ce que je désire le plus. Et sache, pour éveiller ton zèle, que j'ai adressé la même prière à d'autres amis, en Angleterre, en France, en Espagne. — Fais en sorte de ne le céder à aucun autre en dévouement, et en activité ! VAUCLUSE (1) ... Tu veux en savoir plus? Apprends donc jour par jour le détail de ma vie. Mon souper est léger, assai- sonné par le travail, l'appétit, et un long jour de jeûne. J'ai pour serviteur le métayer ; pour compagnon, moi- même et mon chien fidèle. Car tous les autres ont peur de ces lieux, d'où la volupté fuit, avec les flèches de Cupidon dont elle est armée; car elle habite le plus souvent les villes opulentes. Ici avec moi, en ce séjour écarté, habitent, au retour de leur exil, les Muses. Rarement il passe un visiteur, à moins que les rares merveilles de la fameuse fontaine ne l'ait attiré. Pendant mon séjour, qui cependant atteint une année, c'est à peine si une ou deux fois j'ai vu se réunir des amis très désirés, dans la vallée close... ... Les broussailles, la neige, font horreur, et la table aussi. Les leçons de la ville enseignent la vie molle. Et comme je la veux rude, mes bons amis m'ont lâché, ainsi que mes fidèles serviteurs. S'il est des gens pourtant que l'amitié attire, ils croient devoir me consoler, comme si j'étais détenu dans une prison, et puis, ils ont hâte de s'enfuir ! Les paysans eux-mêmes sont surpris que j e (1) Epistotœ wetricœ (Epitres en vers latins). A. Jacques Colonna, évêque de Lombez. .=^ 164 ^ ^ ŒUVRES LATINES dédaigne le plaisir, qui est à leurs yeux la limite du sou- verain bien. Ils ne savent pas mes joies, et cette autre volupté : ils ne connaissent pas les compagnons cachés que tous les siècles et toutes les nations m'envoient, tous fameux par la langue, le génie, les armes, la robe. Ceux-là ne sont pas difficiles : un petit coin leur suffit, dans une maison modeste. Ils obéissent à mes ordres ; ils sont toujours présents; ils ne s'ennuient jamais. Ils s'en vont quand je leur dis et, si je les appelle, ils revienneiit. Tantôt j'interroge l'un d'eux, et tantôt un autre ; ils répondent chacun à leur tour. Ils chantent bien des choses, ou bien ils parlent. Les uns savent les secrets de la nature; d'autres, les jugements excellents de la vie et de la mort. Il en est qui disent les hauts faits des ancêtres ; d'autres leurs propres hauts faits. Ils renouvellent par leurs discours les événements passés. Quelques-uns par des mots joyeux dissipent l'ennui, et par leurs facéties réveillent le rire. Quelques-uns nous enseignent à tout souffrir, à n'avoir aucun désir, à se connaître soi-même!... Souvent je passe des jours entiers, tout seul dans la montagne, la plume dans ma main droite, un papier dans la gauche, et le cœur plein de soucis variables. Je marche, et combien de fois, sans y penser, je me suis trouvé au fond des forêts où les bêtes sauvages ont leurs tanières ! Combien de fois un petit oiseau a dé- tourné mon âme 4e sa peine profonde, et m'a entraîné derrière lui malgré moi... J'aime respirer les silences de la grande forêt. Tout bruit m'est importun, si ce n'est celui d'un ruisseau brillant qui sautille sur le sable, ou bien un vent léger qui frappe la feuille dans ma main et tire comme un léger murmure des poèmes qu'il agite ainsi. = 165 : FRANÇOIS PÉTRARQUE '--======,=:== Souvent l'ombre de mon corps s'allongeant sur la terre, m'a fait savoir qu'il fallait rentrer. Quelquefois c'est la nuit même qui m'a forcé à revenir; j'ai eu, pour me montrer le chemin et me garder des buissons d'épines, l'étoile du soir, ou bien, après la mort de Phébus, Diane montant à l'horizon. Voila comme je suis ; voilà ce que je fais, — heureux, certes, si ma grave peine se pouvait apaiser 1 — et né sous une étoile trop belle I A RIENZI (COLA DI RIENZO) (1) [Premières relations de Pétrarque avec le fameux tribun, à Avignon sous le porche de l'église Saint-Agricol. Foi pas- sionnée qu'il eut un moment dans la restauration de la Ré- publique romaine.] Ce très saint, ce très grave entretien que tu as eu avec moi, avant-hier, devant la porte de cette pieuse et antique église, ~ quand je me le rappelle, — m'en- flamme tout entier vivement! C'est comme si j'avais cru qu'un oracle sortait du sanctuaire divin, c'est comme s'il m'avait semblé entendre, non pas un homme, mais Dieu lui-même ! Si divinement tu me paraissais parler, déplorer l'état où nous sommes, la chute, la ruine delà chose publique, — si profondément plonger les doigts de ton éloquence dans nos plaies! A chaque fois que le son de tes paroles revient à ma mémoire et à mes oreilles, je sens la tristesse jaillir dans mes yeux, la douleur envahir mon âme. Et mon cœur, qui brûlait tandis que tu parlais, à présent qu'il se souvient, qu'il médite, qu'il prévoit, se (1) Epistolœ sine tifalo, VI (1343). ¦ 166 = ¦ ŒUVRES LATINES fond en larmes ; — non pas larmes de femme, mais viriles, mais malesi — larmes, si j'en étais capable, qui iraient jusqu'à oser quelque acte pieux, jusqu'à déborder, pour la défense, — autant qu'il serait en elles, — de la Justice I Souvent auparavant j'avais été près de toi; j'y suis plus souvent depuis ce jour-là surtout. Et souvent aussi il me vient un désespoir ; et souvent aussi une espé- rance ! Et souvent, mon âme flottant entre l'une et l'autre, je dis en moi-même; « Ahi si jamais! — Ak! s'il arrivait en mes jours I —Ahi si d'une oeuvre pareille et d'une pareille gloire je pouvais avoir ma parti » Et puis, bien des fois je me tourne vers Celui que j'aime par-dessus tout, le Crucifié, et, d'une voix dou- loureuse, et les yeux mouillés, je lui dis : « Bon et trop doux Jésus, qu'est cela ? Lève-toi! Pourquoi dors-tu?... Vois ce que nous souffrons et d'où vient le mal. Vois ce que font tes ennemis, soos le bouclier de ton nom. Vois, et venge!...» DIFFICULTÉS D'UN VOYAGE. — GRAN- DEURS DE ROME. — TABLEAU SATI- RIQUE DE LA COUR DE NAPLES SOUS JEANNE I^« (1) ...J'avais dit que je partirais par mer, et cela pour une seule raison, c'est que le public est convaincu que le voyage par mer est plus rapide et plus commode. Je m'étais donc embarqué sur le Var à Nice, la première ville d'Italie à l'ouest, et j'étais arrivé à Monaco par un ciel étoile I C'est là que, sans rien dire, je commençai à {i)Ep.fam., V, 3. Au cardinal Jean Colonna (29 no- vembre 1343). 167 : FRANÇOIS PETRARQUE -. . == enrager. Car nous fûmes obligés de rester là toute la journée du lendemain malgré plusieurs vaines tentatives de départ. Le surlendemain enfin, nous avons levé l'ancre, par un temps incertain, et, ballottés toute la journée par les flots, nous ne sommes parvenus à Port- Maurice qu'à une heure avancée de la nuit. Nous n'avons donc pu pénétrer dans la ville. J'ai eu, dans une auberge du rivage, un lit de matelot, un souper que la faim assaisonnait, un sommeil que la fatigue rendait possible. C'est là que j'ai commencé à enrager à haute voix, en reconnaissant les mauvais tours de la mer. Que te dirais-je ? On agita divers projets pendant la nuit, et, au lever du jour, je décidai q»ue la fatigue du voyage par terre valait mieux que l'esclavage de la mer. Je rembarquai donc tout mon monde et mes bagages, et moi, je restai sur la côte avec un seul serviteur. La chance me favorisa. Au milieu même de la Ligu- rie, je ne sais par quel hasard, il y avait à vendre des chevaux allemands, très vigoureux et infatigables. Sans tarder, je les achète et je reprends ma route. Mais je n'avais pas échappé encore aux ennuis de la mer ! Il y a, à cette heure, une grande guerre entre les Pisans et le seigneur de Milan... Tandis que je voulais continuer tout droit mon chemin, non loin d^Avenza, les deux armées ennemies étaient arrêtées face à face. ... Il me fallut de nouveau me confier à la mer, jus- qu'à Lerici [La Spezia], [Pétrarque a continué sa route sans nouvelle aventure.] J'entrai à Rome. La nuit était déjà avancée. J'ai voulu pourtant, avant d'aller me reposer, rendre visite à ton père (1). Ah! Par Dieu ! Quelle majesté dans cet (1) Etienne Colonna, chef de la maison. — . — 168 = ŒUVRES LATINES homme, qaelle voix, quel front, quel visage, quelle ?^ititude, et, pour son âge, quelle force d'âme, quelle ^ueur de corps! C'est Jules César que j'ai pensé voir; c est Scipion l'Africain, — sauf qui ton père est plus âgé que n'était aucun des deux. Et cependant, il est toujours le même que quand je l'ai quitté à Rome il y a sept ans, toujours le même qu'il y a douze ans, quand à Avignon, sur le Rhône, je l'ai vu pour la première fois. Chose mer7eiUeuse et presque incroyable : seul, ce héros, alors que Rome vieillit, ne vieilht pas ! Je le trouvai à moitié dévêtu et prêt à se coucher. Il me demanda seulement, en tendre père, quelques nou- velles de toi et de ce qui t'intéresse, et puis on remit tout ]e reste au lendemain. J'ai passé le jour suivant avec lui, depuis le matin jusqu'au soir't et la conversation n'a pas cessé une seule heure. Mais je te raconterai tout de vive voix... Pétrarque, mortifié d'échouer dans une mission dont il ^Uit chargé à Naples, exhale sa colère contre Jeanne et sa cour.] J'arrivai à Naples. Je me présentai aux reines (1), et j'assistai à leur conseil. Ah! quelle honte! Quelle hor- reur ! Que Dieu ôte d'Italie cette peste ! Je pensais que c'était à Memphis ou à Babylone que le Christ était méprisé : j'ai pitié de toi, ma noble ville de Naples ! Il es devenue une de ces villes-là. Plus de pitié, de vérité, de bonne foi ! J'ai vu un affreux animal à trois jambes (2), les pieds (1) Jeanne et Sancia, veuve du roi Robert. (2) Ce moine hongrois, du nom de Robert, n'a laissé aucune trace dans l'histoire. - 169 ================c= FRANÇOIS PÉTRARQUE ^==============================, nus, U tête couverte, orgueilleux de sa pauvreté, mais usé par les plaisirs. C'eit un petit homme glabre cl rou- geaud, à la croupe lourde. Un pauvre manteau le revêt à peine, il s'arrange tout exprès pour découvrir la plus grande partie de son corps... Ce n'est pas tant l'âge qui le courbe, que l'hypocrisie. Tout-puissant, non taut par sa parole que par son silence et son sourcil froncé, il va et vient par la cour des reines, en s'appuyant sur sou bâton... LES PROMENADES DANS ROME (1) [L'ami auquel Pétrarque écrit est un vieillard, devenu moine sur ses vieux jours ; un des rares Romains curieux des antiquités romaines. Pétrarque fit avec lui de longues promenades dans les ruines sublimes. Il les décrit en grand détail, et il ajoute :] Souvent, quand nous étions las de parcourir l'immense enceinte de la ville, nous avions pris l'habitude de nous arrêter aux Thermes de Dioclétien. Il nous arrivait de monter sur la voûte de cet édifice jadis si magnifique. Car nous trouvions là un air pur, un large horizon, le silence et la solitude qui nous convenaient. Là, nous ne parlions pas d'affaires: pas de nos affaires privées, et pas davantage des affaires publiques, car c'est assez d'en avoir une fois pleuré ; — et, aussi bien en marchant par les murs de la ville renversée, que là où nous étions assis, nos yeux n'avaient toujours devant eux que des ruines et des débris ! De quoi donc parlions-nous? De l'histoire surtout. Et nous en avions fait entre nous deux parts, car toi, tu (1) Ep. fam., VI, 2. A JcanXolouna de San Vito (3 j no- vembre 1343). ^ 170 . ^ ^==s=Èî================!============:= ŒUVRES LATINES connaissais bien mieux l'histoire moderne, et moi Tau- tique. . . Tu me demandes aujourd'hui de répéter par écrit ce que je t'ai dit ce jour-là. Mais j'ai dit alors bien des choses, il faut l'avouer, que je ne saurais, quand je le voudrais, répéter sans rien modifier. Rends-moi ce bien, cette liberté d'esprit, ce jour, cette attention que tu me donnais, cette veine de ma pensée ; alors je pourrai ce qu'une fois j'ai pu! Mais tout est changé : le lieu est loin, la liberté n'est plus. Au lieu de ton visage, j'ai devant moi des lettres mortes... En voyage. LE SIÈGE DE PARME (1) Noos sommes investis. Le soulèvement non pas seule- ment de la Ligurie, mais del'Italie presque entière, nous enserre dans l'enceinte d'une seule ville. Ce n'est pas que le cœur manque à nos amis. Ils l'ont prouvé maintes fois par de vaillantes sorties; mais l'habileté de l'ennemi est telle qu'il ne laisse place ni à la paix, ni à la guerre. Il croit vaincreàlalongue,etuser les âmes par les ennuis d'un long siège. Et ainsi, la fortune ayant déjà varié souvent, celui qui assiégeait est devenu lui-même assiégé. L'issue n'est pas certaine. On met d'ailleurs en jeu, de part et d'autre, le total de ses forces, et, si mes prévisions ne me trompent pas , le dernier jour, marqué par le destin, n'est pas éloigné. Mon esprit hésite, et ne peut se prononcer absolument pour l'un ni pour l'autre des deux partis : je tâche de ne (1) Ep. fam., V, 10. A. Barbato de Sulmoua (un ami de jeunesse). — Pétrarque est à Parme, chez les seigneurs de Corregio. - 171 - i ¦ : ¦ FRANÇOIS PÉTRARQUE tomber ni dans de vains espoirs ni dans des craintes inutiles. Et ce n'est pas depuis des jours, mais des mois, que nous vivons ainsi, sous la pression du siège, qui n'est pas la moindre des calamités de la guerre. Les choses étant ainsi, je m.e suis vu pris, depuis peu, par le désir de cette liberté, que j'ai appelée de tous mes vœux, embrassé de toute mon ardeur, et poursuivie enfin sur terre et sur mer, quand elle me fuyait... Que pouvais-je faire? La route par l'ouest était tout à fait inaccessible. Je me tourne vers celle de l'est : elle est pleine d'ennemis, mais le trajet, étant court, est plus sûr que le grand circuit qu'il me faudrait faire par la Toscane. Que te dirai-je? Je suis sorti, avec quelques compagnons, au travers des postes ennemis, le 22 fé- vrier, au coucher du soleil, et je me suis acheminé. J'approchais de Reggio, qui est une ville ennemie, ce soir-là même, vers minuit : tout à coup une bande de brigands bondit hors d'une embuscade en poussant de grands cris de mort. Il n'y avait pas le temps de la réflexion : l'heure, le lieu, les ennemis qui nous entou- raient rendaient la situation très scabreuse. En petit nombre, sans armes, surpris, que pouvions-nous contre des gens nombreux, prêts au meurtre ? Il n'y avait d'espoir que dans la fuite et les ténèbres. Mes compagnons s'enfuient^ dissimulés dans [l'ombre (1), et moi aussi, je pus me soustraire à la mort et aux armes qui cliquetaient alentour. Je me pensais quitte de tout danger (mais quand, dis-moi, l'homme est-il tout à fait en sûreté?). Voilà qu'en butant contre un tronc, une pierre, le rebord d'un fossé (on ne voyait rien de (1) Virgile. - :.. 172 u.r.=r^ =*= ŒUVRES LATINE^ rien dans les ténèbres de celte nuit noife et brumeuse), mon cheval, la plus sûre des montureâ, roule à terre, téle en avant, d'uu tel élan que je reste rompu, et presque inanimé. Cependant, en un pareil danger, je recueille mes esprits, et moi, qui après des jours passés ne peux pas encore porter ma main à ma bouche, à ce moment-là, sous le coup de la peur, jeressâute sut mon cheval . Quelques-uns dz mes compagnons s'en retournèrent. D'autres, errant de côté et d'autre, ne renoncèrent pas à leur entreprise. Mais leurs deux guides, perdant tout point de repère sur terre ou dans le ciel, épuisés et effarés, les firent arrêter dans des lieux imprati- cables. Et de là, pour qu'aucUUe terreur ne manquât à la scène, ils entendaient, du haut de je ne sais quels remparts, les appels de sentinelles ennemies. Ajoutez à cela une pluie mêlée de grêle et de continuels coups de tonnerre. ... J'ai achevé cette nuit vraiment infernale en plein air et couché par terre, pendant que mon bras blessé enflait et me faisait souffrir de plus en plus... [Vers le matin il trouva moyen de gagner un château INCIDENTS DE VOYAGE (1) /. — Les grenouilles du marais de Mantoue. La nuit est avancée. Je suis à Luzzara. J'y suis arrivé ce soir, ayant quitté Mantoue à la tombée du joui*. (1) Epé fam., IX, 16. A Laslius (ami de jeunesse). Luzzara est un château des Gonzague, dans la plaine basse des -nvlrous de MantoUe (2é juin 1350). ^====== m ====- .-^.=== FRANÇOIS PÉTRARQUE. 12 FRANÇOIS PETRARQUE Comme nous sommes en été,... tu seras surpris d'ap- prendre que, par l'effet d'un vent du sud qui a soufflé ces derniers jours, la neige a fondu sur Jes Alpes, le Pô a débordé un peu, et son voisinage est devenu presque impraticable. Tout le pays est envahi de boue. Quand il restait une route, rendue suspecte par les eaux jaillissantes, c'est à peine si nous pouvions en arracher nos chevaux. Ici cependant j'ai reçu un accueil bien plus agréable que je ne le croyais possible. Un messager des seigneurs m'avait précédé... On m'avait préparé un souper de grand luxe : des vins étrangers, des mets rares, des hôtes obséquieux, des visages riants ! Tout était gracieux, sauf le lieu. Quel il peut être en hiver, l'été en fait juger ! Pour l'instant, c'est la de- meure des mouches et des moustiques ; leur murmure nous a avertis qu'il ne fallaitpas tarder à quitter la table. A cela s'était ajoutée l'armée des grenouilles! Elles étaient sorties de leurs retraites pendant le repas, et on pouvait les voir tenir leurs assises à travers la salle à manger ! Je me suis sauvé dans ma chambre ! //. — Les dévots de Cicéron (1). [Un soir de voyage dans les faubourgs de Vicence.] ... J'avais quitté Padoue vers midi, et j'arrivais à la porte de ta ville, au coucher du soleil. Devais-je y passer la nuit, ou bien poursuivre ma route ? — Je m'arrêtai pour délibérer : car j'étais pressé, et il faisait encore clair pour un bon bout de temps. — Mais tout d'un coup (comment se dissimuler aux gens qui vous aiment !) (1) Ep. fam„ XXIV, 2 (13 mai 1351). A PuHce de Viccncc. = 174 — ¦ ŒUVRES LATINES voilà que ton arrive e , fort agréable, et celle de quelques hommes distingués, comme cette petite ville en compte tant, m'enlève toute incertitude ! Car vous avez enchaîné mon esprit hésitant, par le lien d'une conversation variée et charmante. Les amis sont de grands voleurs de temps! ... Là d^nc, pour ne pas rappeler mille autres sujets, la conversation, tu te le rappelles, tomba par hasard sur Cicéron, — un sujet qui revient souvent entre gens instruits. C'est Cicéron qui mit fin à un entretien jusque-là varié. Tout le monde s'orienta du même côté: on ne parla plus de rien que de Cicéron... Voici cependant ce qui arriva. Cicéron est un homme que j'aime et révère par-dessus tout; en lui, presque tout me plaît. J'exprimai donc toute mon admiration pour son éloquence dorée, pour son génie céleste. Par contre, je ne louai pas son caractère léger et dont bien des indices nous révèlent l'inconstance. Mais alors, je m'aperçus que toutes les personnes présentes restèrent saisies par l'étrangeté de mon discours, — et plus que tous les autres ce vieillard, ton compatriote, si respec- table par son âge et sa science, dont le nom est sorti de ma mémoire, mais non pas la figure... Alors s'engagea, en termes vifs, une discussion ami- cale. Quelques-uns approuvaient mon écrit et trouvaient justes les critiques que j'ai adressées à Cicéron. Mais le vieillard résistait avec une obstination toujours crois- sante. Il était possédé par le grand nom de Cicéron, par l'amour qu'il lui portait, à ce point qu'il préférait applaudir ses erreurs, et confondre ses défauts avec ses qualités, plutôt que de faire une distinction. Il ne con- sentait pas à paraître même blâmer un homme si digne d'être loué.... A tous moments il criait, en tendant ses mains en avant : I 175 I : FRANÇOIS PÉTRARQUE - — Doucement, par grâce, doucement pour mon Cicéron I Et, quand on lui demandait s'il n'admettait pas que jamais, en aucun cas, Cicéron ait pu se tromper, — il fermait les yeux et détournait la tête, comme s'il avait reçu un coup, en répétant : — Hélas ! que je suis malheureux ! Voilà qu'on accuse mon Ciceroni ///. — La rencontre des dames romaines (1). [En allant de Vaucluse à Montrieux, sur la route entre Aix et Saint-Maximin, Pétrarque rencontre, en long cortège, des dames romaines qui se rendent en pèlerinage à Com- postene.] Chose extraordinaire! De loin, à leur aspect, à leur démarche, j'avais reconnu leur race et leur pairie. Je voulais pourtant les interroger, pour voir si mon impres- sion ne me trompait pas. Mais quand je fus près d'elles et que je les entendis parler ensemble, tout doute disparut. Pourtant je m'arrête, et je leur pose, en langue vulgaire, la question de Virgile : « De quelle race? de quelle maison? » Au premier son de la langue italienne, elles s'arrêtent joyeuses. Et l'aînée d'entre elles me dit : Nous sommes Romaines ; cous venons de Rome, et nous allons en Espagne, à la maison de saint Jacques. Mais toi, par aventure, cs-tu Romain, et vas-tu à Rome? — Certes, répondis-je, Romain de cœur ! mais pour l'heure, je ne vais pas à Rome. Alors elles m'entourent familièrement, et se mettent (1) Ep. fam,, XVI, 8 (21 avril 1353). A Laelius (le meilleur ami qu'il eût à Rome) . — ^ 176 = ,,^,^,,,^^.,,,^^^_,^^ ŒUVRES LATINES à parler en toute confiance, de toutes choses. Je leur demande d'abord des nouvelles des affaires publiques. Elles me donnent quelques nouvelles heureuses, mêlées à de plus tristes. — On en vient alors aux nouvelles personnelles. Je n'eus rien de plus pressé que de m'enquérir de toi. On me dit que tu te portais bien, que tu avais fait un mariage très heureux et très honorable, et que tu avais un bel enfaut. Je savais cela dès longtemps, mais j'en eus aufant déplaisir que si je venais de l'apprendre et que je voyais devant moi ta femme et ton fils... Bien volontiers je les aurais retenues jusqu'au soir, quoiqu'il ne fût encore que la troisième heure [neuf heures da matin]. Mais je ne voulais pas retarder le saint voyage de ces femmes pieuses. Moi-même, j'avais hâte d'aller trouver mon frère... Nous nous sommes dit adieu, et nous nous sommes séparés... A ce moment-' h seulement, je m'aperçus du lieu où j'étais. Car tout le temps que dura l'entretien, j'étais à Rome. Et il me semblait que je voyais la Caecilia de Metellus, laSulpiciade Fulvius, laCornélic des Gracques, la Marcia de Caton, l'Emilie de l'Africain, et toute l'armée des femmes illustres des anciens âges. — Ou plutôt, pour parler de façon qui soit plus propre et convenable à notre temps, je pensai voir les vierges romaines du Christ, Prisca, Praxède, Pudenticnnc, Cécile, Agnès ! Parti de là, le lendemain j'ai vu mon frère, — de tous les hommes que j'aie jamais connus, celui, — si l'amour ne me trompe, — qui navigue, dans les misé- rables tempêtes du monde, le plus heureusement... A la source de la Sorgue, == 177 :.-^====^ FRANÇOIS PÉTRARQUE L'AMITIE /. — Un ami. ... Un grand amour n'a pas besoin d'un langage apprêté. Çui donc ne trouve que sa maîtresse parle bien? Qui donc n'aime pas le bavardage de son petit enfant ? Et, pour finir, qui donc cherche à fleurir son style pour causer avec soi-même? « Un ami est un autre soi-même, » C'est un vieux proverbe, au sujet duquel Cicéron disait très juste- ment : « Quoi de plus doux que de trouver nn homme, avec qui on peut tout dire, comme avec soi-même ? » Que nul donc n'exige d'un ami ce qu'il n'exige pas de lui-même. Autre tnent on ne pourrait pas dire qu'il parle avec son ami comme avec lui-même. Certes, toute parole qui vient d'un ami me plaît autant que la mienne propre ; et pas seulement une parole, mais un signe de tête, mais le silence. Que m'importe ce que veut ou ne veut pas que je comprenne l'ami, avec qui j'ai résolu de toujours vouloir et ne pas vouloir la même chose?... Pourtant j'aime mieux un ami qui parle bien qu'un ami bègue ? Oui, — parce que je l'aime mieux sain que malade, beau que laid ; non que je ne l'aimasse pas malade et laid, mais parce que j'ai plaisir à le voir sain et beau!... 178 ŒUVRES LATINES //. — Un dîner à Cavaillon chez Philippe de Cahassole (1). J'irai chez toi, puisque j'apprends que tu le veux. J'amènerai mon ami Socrate, dévoué serviteur de ton nom. Nous viendrons après-demain. Une ville ne nous fera pas peur, encore que nous soyons en habits né|[ligés de paysans. Car, hier, à la dérobée, d'un bond, comme on saute d'un bateau en détresse sur la rive, nous nous sommes sauvés hors de la ville agitée et confuse, sans autre dessein que de nous cacher et de nous reposer : et nous avons pris la tenue qui nous a paru convenir à la campagne et à l'hiver. Tu nous donnes l'ordre de nous transporter dans ta ville tels que nous sommes? Nous obéirons, et avec d'autant plus de plaisir que nous sommes attirés par un désir ardent de te voir. Nous nous soucierons peu de ce que sera notre aspect extérieur, aux yeux d'un homme à qui nos cœurs, nous le voulons et l'espérons, sont ouverts à nu. Mais, père très affectionné, si tu veux avoir très sou- vent tes enfants pour hôtes, exauce cette prière : ne nous offre pas des repas somptueux et raffinés, mais le plaisir de ta table familière. Adieu. A la source de la Sorgue. 2 janvier. D'une plume champêtre. (1) Ep.fam., VI, 9 (2 janvier 1347). A Phihppe de Cabas- sole. 179 =. FRANÇOIS PÉTK4RQUE ///. — La dernière viaite à Cavaillon (1). [Le 16 novembre 1352, Pétrarque, résolu à quitter la France pour toujours, va dire un dernier adieu à Philippe de Ca- bassole. Il lui rappelle en quelles circonstances il s'est jadis fixé à Vaucluse.] ... J'étais venu dans ton diocèse. Je ne i'y cherchais pas, car alors je ne te connaissais guère que de vue. J'y cherchais la solitude, que j'aime dès l'enfance, — et le silence. Mais là, comme tu m'as accueilli paternelle- ment! Comme ta t'es montré, à moi, en ami, et en évêque à la fois ! Tu comptes tout cela pour rien, sans doute, ou bien, à la manière des gens qui font le bien, tu l'as oublié. Mais moi, quand je devrais traverser les flots du Léthé, je ne l'oublierai pas. Car tu m'as tou- jours montré le môme visage et le même cœur. Tu m'as reçu si j'allais te voir, appelé si je tardais, grondé si j'étais trop lent. Et enfin, si je n'obéissais pas à ta voix, tu quittais la ville, et tu me faisais l'honneur et le plaisir de ta présence... Quand j'eus ramassé mes bagages pour m'en retourner en Italie, je vins à toi pour demander ta bénédiction et ta permission. Mon intention était de passer la Durance avant la nuit. J'eus la douleur et la surprise de te trouver sérieuse- ment malade, ce que tu m'avais caché, pour ne pas me faire de peine. Mais tu es devenu tout d'un coup plus gaillard ; tu as rempli toute la maison de cris, faibles encore, mais joyeux ; tu as proclamé que ma venue te rendait la santé. . . (1) Epistolœ varice, LXIV (25 avril 1353). A Philippe de Cabassole. = 180 = ŒUVRES LATINES Bientôt pourtant, l'heure avançait, et il me sembla u'il se faisait tard pour passer la rivière si rapide. Bi^n malgré moi, et avec chagrin, j'ai été obhgé de te dire le point capital de mes projets, et pourquoi j'étais venu et où j'allais. Tu t'es attristé, tu as presque défailli, et tu m'as supplié de passer là le reste au moins de la nuit : ainsi peut-être, disais-tu, Dieu pourrait te secou- rir, et détourner, de quelque façon, le mal. Vaincu par ta tendresse, j'ai consenti. — Et alors, — par l'effet sans doute de tes prières, — tu as obtenu ce que jadis lii sainte vierge Scholastique avait pu obtenir pour Benoît son frère : il survint un orage énorme et imprévu, alorç que de tout l'été il n'avait pas plu une fois. Cependant, soit par nature, soit par une longue habi tude des fatigues, je semble être assez endurci au vent," ux orages, aux chaleurs, aux pluies ; le seul obstacle était dans mes bai^ages, car j'emmenais avec moi m^s livres, dont l'amour pouvait me toucher, et m'arrêter ; pourtant rien ne m'empêchait de les laisser en arrière, et d'offrir bravement mon dos à la b ^urrasque. Mais un obstacle plus fort vint me retenir ! * Ce soir-là, je ne t'avais pas eucore quitté pour rentrer dans ma chambre, qua ad une rumeur invraisemblable parvint jusqu'à nous. La route que j'allais prendre était coupée par la guerre, chose qui ne s'était jamais vue, ni de nos jours, ni de ceux même de nos grands pères. Cette nouvelle te remplit de joie, et moi je crus d'abord que c'était une fable que in avais inventée, par façon de miracle ! Mais le lendemain matin, le bruit se confirma. Et je restai... 181 FRANÇOIS PETRARQUE L'AMOUR DE LA PATRIE A l'Italie (1). [Au printemps de 1353, sur les flancs du moat Genèvre, au moment de rentrer dans sa patrie pour ne la plus quitter.] Salut, terre très sainte, terre aimée de Dieu ! Salut ! terre douce aux bons, redoutable aux superbes ! Terre plus noble que les contrées les plus fameuses, plus fertile que toutes, terre plus belle que toutes les terres ! Deux mers te font ceinture, un mont fameux fait ta magnificence. Des armes en même temps que des lois sacrées tu es la demeure vénérable, et des Muses aussi ! Tu es riche en or ; tu es riche en hommes, que l'art et la nature à l'envi ont ornés de leurs dons, — pour faire de toi la maîtresse du monde. Vers toi, plein de désir, je reviens, après une longue absence, pour fixer ma demeure à jamais ! C'est toi qui vas donner un cher asile à ma vie fatiguée. C'est toi qui donneras ce qu'il faudra de sol pour recouvrir mes membres pâlis. O Italie! C'est toi que j'aperçois, joyeux, des flancs verdoyants du haut mont Genèvre. Les nuages restent en arrière. Une brise sereine passe sur mon visage ; pour m'accueillir, l'air s'anime d'un mouvement cares- sant. Je reconnais ma patrie ; je la salue avec allégresse. Salut, ô mère si belle, gloire de toutes les terres, salut ! (1) Epistoîœ metricce. — 182 =^ ŒUVRES LATINES QUELQUES-UNES DES GRANDES DISCUSSIONS /. — Les médecins du Pape (1). [La grande querelle de Pétrarque avec les médecins a pour origine la lettre suivante.] La nouvelle de ta fièvre, Très Saint Père, m'a donné, dans tout mon être, un frisson et un tremblement. Je ne dis pas cela par flatterie, comme l'homme dont le satirique a dit : « // pleure s'il voit pleurer sonami^ » — ou encore : « // suc, si Vami dit : j'ai chaud (2). » Je suis plutôt comme celui dont parle Cicéron, qui s'inquié- tait du salut du peuple romain, parce qu'il y voyait inclus le sien propre. Ma santé, et celle de beaucoup d'autres, a pour base ta santé ! Mon frisson n'est donc pas simulé ; ce n'est pas du danger d'autrui que je suis ému, c'est du mien propre. Quand tu es malade, nous tous qui dépendons de toi, qui espérons en toi, nous avons peut-être l'air bien portants, mais nous ne le sommes pas !... Je sais que ton lit est assiégé par les médecins. C'est ce qui m'inquiète le plixs. Ils sont tous en désaccord par principe ; chacun d'eux se tient déshonoré s'il n'apporte rien de nouveau, et qu'il suive les traces des autres. Il n'y a pas de doute, et Pline l'a dit avec esprit ; guettant toujours leur réputation par l'appât de quelque nou- veauté, c'est de notre vie qu'ils font commerce. C'est un privilège spécial de ce métier-là, qu'il suffit à quelqu'un de se professer médecin, pour que chacun lui fasse (1) Ep. fam.y V, 19 (13 mars 1352). Au pape Clément VI. (2) Juvénal, Satire IH v. 101-103. ^ =. 183 . : FRANÇOIS PÉTRARQUE - l... ^ confiance. Et nulle part pourtant le mensonge n'offre plus de danger. Mais nous ne voyons pas ainsi les choses •' C'est, pour chacun de nous, si douce chose d'espérer! Et puis, il n'y a pas de loi qui punisse l'ignorance homi- cide ; il est sans exemple qu'on l'ait châtiée. Les méde- cins s'instruisent à nos risques ; c'est par les décès qu'ils font leurs expériences. Pour le médecin et pour lui seul, tuer un homme n'a d'autre conséquence que l'impunité. O Père Très Clément, considère leur foule, comme tu ferais une armée d'ennemis. Et qu'elle te serve d'aver- tissement, la triste épitaphe de cet homme, qui n'avait voulu faire graver sur sa tombe que ces mots : « Je suis mort de ta foule des médecins/ »... II. — Les astrologues (1). [Qaleaz Visconti est s\jr le point de partir avec son armée çpAtre la vîUe de i>avie (1359).] ... Tous les astrologues étaient sur pied. Il y en a un dont la renommée est telle qu'aux yeux du peuple, il sait l'avenir plutôt qu'il ne le prévoit. C'est celui-là qui a arrêté, pendant bien des jours, l'expédition prête à partir, et les étendards déjà déployés. Il disait qu'il fallait attendre que fût venue l'heure fixée par le destin. Quand, finalement, elle arriva, sur l'ordre donné par notre homme, les troupes s'ébranlèrent, et, toutes forces réunies, on partit en guerre. Or, voilà que, le même jour, — alors que depuis des mois il régnait, au ciel et sur terre, une sécheresse extraordinaire, — tout à coup les écluses du ciel se sont (1) Ep. sen., III, 1 (7 septembre 1363), A Boçcace. = 184 -.r^^ ŒUVRES LATINES ouvertes. La pluie se mit à tomber, et redoubla de telle façon, pendant plusieurs jours et nuits sans arrêt, que toutes les plaines furent inondées, à commencer par le camp qui entourait les murs ennemis. On s'était mis en route pour vaincre par les armes ; pour un peu, on était vaincu par la pluie !... Je n'aime pas le mensonge. Je fis au devin un reproche amical. Car c'est un brave homme, et d'uue instruction plus qu'ordinaire ; et je l'aime bien ; mais, je dois le dire, je l'aimerais encore davantage, s'il n'était pas astrologue. Je m'étonnai donc que son jugement ait pu sommeiller dans une affaire de cette importance, et ne lui ait pas révélé un changement de temps si dangereux et si prochain. Il me répondit : — Ce sont choses très difficiles à prévoir, que les vents, les pluies, et, comme on dit, les impressions de l'air. — Mais alors, lui dis-je, ce qui m'arriverà k moi, ou à tel autre dans de longues années, est plus facile à connaître qu'une menace suspendue sur le ciel, la terre et la nature entière, et prête à éclater demain ou aujourd'hui même? Cependant ces choses-là sont de l'ordre de la nature, et les autres surnaturelles, puisque c'est Dieu qui distribue à chaque homme sa destinée ! — Oui, dit-il, c'est plus facile en effet. Il n'y a pas de doute. Mais il dit cela de telle façon, qu'on pouvait lire sur son visage que la honte emplissait son cœur. Car il sait bien que je dis la vérité, et je suis bien sûr qu'il n'en pourrait pas nier un point. Au début même du présent gouvernement, — car j'étais là à celte époque, — il y a déjà eu une discussion entre lui et moi, sur un sujet plus sérieux encore- En effet, alors, un horoscope soigneusement prépaie lui 185 — ¦ - FRANÇOIS PÉTRARQUE =^ avait fait choisir le moment propice pour remettre aux trois illustres frères (1) les insignes de leur nouvelle autorité. On m'avait enjoint de prendre la parole dans cette solennité. Mais il m'interrompit au milieu même de mon discours ; il détourna l'attention du peuple et des nou- veaux princes, en disant que l'heure était venue, qu'on ne pouvait pas la laisser passer sans grand danger. Moi, qui n'ignore rien de ses sottises, je ne voulus pourtant pas résister à l'absurde croyance du grand nombre. Je conclus mon discours avant d'être arrivé au milieu, — Mais ne voilà-t-il pas mon homme qui hésite, qui paraît tout saisi, et qui dit : — Il reste encore un peu de temps avant que soit venue l'heure heureuse ! Et il insiste pour que je continue. Je souris, et lui dis : — Mon discours est terminé, et, après la fin, je n'ai rien à ajouter. Il ne me vient pas à l'esprit de jolie histoire à raconter au peuple de Milan ! Notre homme était fort agité. Il se grattait le front avec ses ongles. Dans le public, on se taisait ; quelques- uns se fâchaient, d'autres riaient. Enfin, le devin pousse un cri : — C'est l'heure! [La baguette, insigne du pouvoir, est remise aux princes. Pétrarque rappelle combien les suites de cette journée ont été malheureuses pour deux des princes ainsi intronisés.] Je l'ai fait souvent remarquer dans la suite, en riant, à mon ami l'haruspice. Il me répond toujours la même chose : (1) Galéaz Visconti et ses deux frères élevés au gouverne- ment de Milan. —¦- 186 ^ ŒUVRES LATINES — Mon art ne peut rien de plus ! Et en cela, certes, je crois qu'il dit la vérité. Ce qui fait que je l'excuserais presque, c'est son â^e, et l'impé- rieuse nécessité d'élever une famille nombreuse : ce sont choses qui peuvent réduire même des esprits distingués à chercher de basses ressources. Ce qui me porte à croire que c'est là ce qui l'a enfoncé dans ces fadaises, c'est une réponse qu'il m'a faite un jour. Bien souvent encore, en effet, par intérêt pour lui et sa bonne renommée, je lui ai renouvelé mes observations, quoiqu'il me fût bien supérieur et d'âge, et aussi de science. Une fois donc, comme ferait un homme qui se réveille, il poussa un profond soupir, et laissa échapper ces mots : — Mon ami, dans ces affaires-là, je n'ai pas d'autre opinion que la tienne : mais ici, il faut bien ainsi vivre ! Je reconnus la chaîne d'or du besoin. Et je n'en parlai plus. HUMANISME ET FOI (1) Oui, je l'avoue, j'ai aimé Cicéron, et j'ai aimé Virgile; de leur style, de leur génie, je me suis délecté à tel point, que rien n'était au-dessus. J'en ai aimé plusieurs autres encore de l'illustre troupe, mais eux, je les aimais comme s'ils étaient l'un mon père, l'autre mon frère. Ce qui m'a mené à cet amour, c'est mon admiration pour eux, c'est une familiarité avec leurs génies, acquise par une longue étude, et telle qu'à peine on croirait pouvoir l'acquérir avec les hommes mêmes que nous voyons devant nous. De même, chez les Grecs, j'ai aimé Platon et Homère, (l) Ep.fam., XXn, 10 [1360 (prob.).| A Francesco Nelli. - 187 - FRANÇOIS PÉTRARQUE — _^ dont les génies, comparés à ceux de nos auteafs, ont souvent laisàé mon jugement en suspens. Mais à présent, il s'agit d'une plus grande affaire; il est question de salut, plutôt que de beau langage. J'ai lu ce qui me charmait; je lirai ce qui peut m'être utile. C'est à cela que va maintenant mon cœur. Il y va même dès longtemps; car ce n'est pas d'aujourd'hui que je commence. Mes cheveux blancs font voir que je n'ai pas commencé trop tôt. Dès longtemps, mes orateurs sont Ambroise, Augustin, Jérôme, Grégoire, mon philosophe Paul, mon poète David. Mais parce que je préfère ceux-ci, je ne répudie pas les autres, comme Jérôme a écrit qu'il l'avait fait : mais il l'a écrit, ce me semble, plus qu'il ne le fait dans la suite de ses œuvres. Je crois pouvoir les aimer tous ensemble, à la condition toutefois de ne pas ignorer lesquels d'entre eux sont à consulter pour les mots, et lesquels pour les choses. Qu'est-ce qui empêche, je le demande, un sage père de famille de faire deux parts dans ses meubles, l'un*? de^stinée à l'utilité et l'autre à l'ornement, et d'avoir de même des serviteurs, les uns pour la garde de ses enfants^ et les autres pour ses divertisse- ments ? Pour apprendre à parler ^ s'il en est besoin, je recourrai à Virgile et à Cicéron, sans craindre d'ailleurs de faire quelque emprunt à la Grèce, si le latin est en défaut Pour apprendre à vivre, encore que je connaisse chez ces auteurs-là bien des choses utiles, je prendrai cepen- dant comme conseils, comme guides vers le salut, ceux dont la foi et la doctrine sont au-dessus de tout soupçon d'erreur. Parmi ceux-là, le plus grand sera toujours David... Je veux que son psautier soit toujours dans mes mains ou sous mes yeux quand je veille, et que, dans le sommeil, ou dans la mort, il repose âdusmatété... ^ =^ 188 __^ ŒUVRES LATINES PÉTRARQUE ET LES SOUVERAINS /. — La descente de l'Empereur (1). [Charles IV de Luxembourg arrive en Italie, acclamé par Pétrarque, comme son père Henry VII l'avait été par Dante.] Une immense joie coupe la parole. Pourquoi n'arrive- rait-il pas qu'elle brisât la pensée? Moi qui pour t'appe- 1er avais tant de fois si abondamment parlé, voilà que je me sens à court pour te féliciter! Et en effet, que dire ? Par où commencer ? Tu as vidé mon cœur de bien des soucis, et tu l'as rempli de joie, et il dit, comme. le Psalmiste : « Tu me rempliras d'allégresse par ton visage ! » S'il en est rempli déjà par la seule renommée de ton nom, que fera donc ton visage impé- rial, que fera ton front auguste? Pendant que je t'atten- dais, je demandais la patience et la force d'âme. Et voilà ce que je vais demander aujourd'hui : que je sois à la hauteur d'une joie pareille. Tu n'es plus pour moi le Roi de Bohême, mais le Roi du monde, mais l'Empereur romain! Tu trouveras ici, n'en doute pas, tout ce que je t'ai promis : le diadème, l'Empire, une gloire immortelle, et la porte du ciel grande ouverte; —en somme tout ce qu'il peut être donné à un homme de désirer et d'espérer. Et maintenant, s'il est vrai que j'aie pu, par mes pauvres paroles, quelles qu'elles fussent, t'exciter à venir, voilà de quoi j'exulte et je me glorifie. Comme déjà tu dépasses les hauts cols des Alpes, je vais par le (1) Ep. fam,^ XIX, 1 (décembre 1354). A l'empereur Charles IV. == 189 — FRANÇOIS PÉTRARQUE. I3 FRANÇOIS PETRARQUE -^-^^ cœur au-devant de toi. Je ne suis pas le seul ! Avec moi une foule infinie, — que dis-je ? — l'Italie notre mère commune à tous, et Rome tête de lltalie, marchent à ta rencontre, en clamant à haute voix les vers de Virgile : « Enfin tu es venu, et, comme l'espérait ta mère ; ta piété a vaincu les peines du voyage ! » Que le souvenir de l'Allemagne ne te fasse jamais repousser ou dédaigner cette mère ; près d'elle tu as passé les premiers temps de ta vie, et près d'elle encore, si ton honneur t'est cher, tu en passeras la fin ! Je te l'ai dit, dès le début, César : où que tu sois né, nous te tenons pour Italien. Il nous importe peu de savoir en quel lieu tu es né, mais pour quelle chose ! Vis en santé. César, et hâte-toi ! //. — Poète et Empereur (1). [Appelé par l'Empereur, Pétrarque quitte Milan le 12 dé- cembre et arrive à Mantoue le 15, par un grand froid,] ... En somme, rien de plus aimable et de plus courtois que la majesté de ce prince. Que cela te suffise. Pour le reste, le satirique l'a dit : « Il ne faut pas se fier àia figure ! » Je ne me prononce pas définitivement. Pour savoir quelle est la grandeur de ce César, nous ne considérerons pas son visage et ses paroles, mais ses actes et leurs conséquences. C'est ce que je ne lui ai pas caché à lui-même. En conversant, en effet, l'Empereur en était venu à réclamer de moi quelques-uns de mes pauvres écrits, et en particulier le livre auquel j'ai donné ce titre : Des hommes illustres. Je lui répondis qu'il n'était pas (1) Ep.fam., XIX, 3 (décembre ISSi) ALaelius. . =..= 190 -^ ; ^ - ŒUVRES LATINES achevé, et qu'il y faudrait encore un peu de loisir. Comme il me demandait de le lui promettre dans l'ave- nir, je lui répliquai avec cette liberté dont j'aime à user surtout vis-à-vis des grands ; elle m'est naturelle, mais la vieillesse, en approchant, l'a accrue, et l'accroitra encore, quand elle sera tout à fait venue. Je lui dis donc : — Je te le promets, mais à deux conditions, tu dois le croix e, c'est que la vertu, à toi, ne te fasse pas défaut, ni à moi, la vie ! Il fut surpris et demanda pourquoi je disais cela. — Pour ma part, repris-je, j'ai droit, pour achever une œuvre pareille, à un laps de temps convenable, car daas un espace étroit il n'est facile de développer de grandes choses. Et, quant à toi, ô César, sache-le bien, tu seras digne de mon présent et de la dédicace de ce livre, si tu t'inscris toi-même sur la liste des hommes illustres, non pas seulement par l'éclat du nom et par un vain diadème, mais par tes hauts faits et la vertu de ton âme. Il te faut pour cela vivre de telle sorte que les descendants lisent ton histoire, comme tu lis celle des ancêtres ! Ces paroles, il les approuva par les clairs rayons de ses yeux, et l'assentiment de son auguste front. Aussi je jugeai tout à fait à propos d'oser cela, que j'avais dès longtemps médité de faire. Je pris occasion de notre conversation ; et, de quelques médailles d'or et d'argent de nos princes, gravées de caractères fort petits et an- tiques, — qui faisaient mes délices, — je lui fis don. On y distinguait, entre autres, le visage presque vivant de César Auguste. — Voilà, 6 César, lui dis-je, les hommes à qui tu as succédé. Voilà ceux que tu dois t'appliquer à imiter et à admirer, pour te conformer à leur image, à leur . = 191 . = FRANÇOIS PÉTRARQUE modèle. Sauf à toi seul, je ne les aurais donnés à aucun homme au monde ! ///. — La déception (1). [Ainsi que maint autre Empereur allemand, Charles IV n'est venu que pour se faire couronner, et assurer ses inté- rêts. Puis il s'en retourne en Allemagne, où Pétrarque le poursuit d'amers reproches,] Quand tu franchissais les frontières de l'itahe et que tu pénétrais dans les barrières de notre monde, mon cœur et ma lettre ont été au-devant de toi. Un peu plus tard, tu m'appslais corporeliement aupx-ès de toi. Tu t'en vas ! Mon cœur et ma lettre te suivent encore. 11 y a cette différence que joyeuse était ma lettre et joyeux mon cœur. A présent, tout est triste. Donc, César, ce que ton aïeul et tant d'autres ont conquis avec tant de sang et d'efforts, tu l'as obtenu, toi, sans sang ni effort : l'Italie ouverte et aplanie, le seuil de Rome grand ouvert, un sceptre aisé à prendre, un Empire pacifique et sans trouble, un diadème non sanglant! Es-tu ingrat pour autant de dons? Ou bien est-ce que tu n'es pas capable d'estimer les choses à leur valeur? Tu abandonnes tout cela, et puis (ah ! quelle grande affaire que changer la nature î) tu te laisses ramener vers ton royaume barbare ! . . . Toi, maître de l'Empire, tu ne soupires que pour la Bohême ! (1) Ep.fam., XIX, 12 (juin 1355). A lempereur Charles IV. 192 ŒUVRES LATINES IV. — Pétrarque et le roi Jean (1). A . — La France pendant la guerre de Cent ans. [Pétrarque est envoyé en ambassade à Paris par Galéaz Visconti en 1361 pour féliciter le roi Jean à son retour de captivité] . . . Les Anglais ont écrasé le royaume tout entier par le fer et le feu. Quand j'ai passé récemment, pour accom- plir une mission, je ne pouvais pas me persuader que ce que je voyais était Lien le royaume de France, telle- ment régnait en tous lieux la solitude, la misère, la tristesse, la dévastation. Partout des champs hérissés de mauvaises herbes, et incultes ; partout des maisons démolies et abandonnées, sauf celles qui avaient échappé à la ruine, grâce aux murailles des villes et des châteaux. Partout, les lugubres traces des Anglais, les cicatrices hideuses et toutes récentes de letirs coups. (^ue dirai-je? Paris la tête du royaume, souillé jus- qu'au seuil même de ses portes, a dû trembler d'horreur en se voyant menacé des dernières extrémités. Il n'est pas jusqu'à la Seine, qui coule entre ses murs, qui ne m'ait semblé avoir gardé comme le sentiment de sa misère, et pleurer de terretir sur les malheurs de la ville! B. — Pétrarque chez le roi (2). [Pétrarque a reçu du roi Jean l'accueil le plus chaleureux. Le roi a tout fait pour le retenir à Paris. C'est ce que Pctrarque, (1) £p. fam., XXU, 14 (1361). A Pierre Bersuire, prieur de Saint-Eloi à Paris. (2) Ep. fam.. XXIII, 2 (1361). A l'empereur Charles IV. ====r 193 FRANÇOIS PÉTRARQUE =^~^~ -=.^ ^^. de retour à Milan, se plaît à raconter à Charles IV, qui lui faisait les mêmes instances.] J'ai pu quelquefois, mais je ne puis plus maintenant, je l'avoue, rester longtemps, le cœur content, hors d'Italie. Est-ce l'amour du sol natal ? Est-ce un certain jugement des choses, véridique, ou non, je ne sais, mais constant, mais inébranlable, mais gravé dans mon cœur dès le plus jeune âge? Ce jugement, le voici : il n'est rien absolument dans le monde entier, qui puisse être comparé à l'Italie, soit qu'il s'agisse des mérites de la nature, ou de ceux des hommes. Si je n'étais pas pénétré de cette conviction, je me serais montré plus docile assurément, et envers toi, que j'ai vu (quelque indigne que jMen sois), désirer ma pré- sence, et encore, l'autre jour, envers ton beau-frère, le roi de France. Car ce roi, le plus auguste et le plus bienveillant de tous les rois, a voulu me retenir, au moment où je le quittais. Ce ne furent pas seulement de chaleureuses prières ; il m'a presque mis, amicalement, la main au collet. Après cela, il m'a poursuivi de lettres ardentes, confiées à certains de ses lieutenants et féaux, qui étaient chargés de me convaincre par une douce persuasion, et de me ramener ! Il n'a rien négligé... LA CONQUÊTE D'HOMÈRE (1). [Dans leur ardent désir de connaître Homère, Pétrarque et Boccace se sont attaché un certain Grec calabrais du nom de Léonce Filate, fort ignorant, qui les exploita et les tour- (1) Ep. sen., m, 6 (1364 ou 1365). A Boccace. zzr 194 ===z=^ = ŒUVRES LATINES menta longuement de ses caprices, Pétrarque spécialement qui eut la patience de le recevoir chez lui à Venise.] ... Comme je n'avais rien de sérieux à t'écrire, et que pourtant je voulais à toute force t'écrire quelque chose, je prends la première chose qui se présente à mon esprit. Notre ami Léonce Filate, qui est en réalité Cala- brais, se prétend né à Salonique, comme si c'était plus noble d'être Gçec qu'Italien... De toutes façons, il est une srande bête ! Contre ma volonté, et mes efforts prolongés et ré- pétés pour le faire changer d'avis, il est resté plus sourd que ne sont les récifs vers lesquels il avait décidé de s'en aller. Tu n'étais pas parti d'ici, qu'il est parti lui aussi. Tu connais l'homme, et tu me connais. Tu ne saurais pas dire si son caractère est plus lugubre que le mien n'est gai. Aussi, j'ai eu peur de la contagion, en vivant trop avec lui; car les maladies de l'âme ne sont pas moins contagieuses que celles du corps, — et enfin, je l'ai laissé aller... Je lui ai donné comme compagnon de route un Térencc : c'est un auteur qu'il aime incroyablement, je l'ai remarqué, et je demande ce qu'il peut y avoir de commun entre le sombre Grec et ce très aimable Africain. Il est donc parti vers la fin de l'été, après avoir cent fois, devant moi, maudit l'Italie et le nom latin. Or, li croirait'On, il était à peine parvenu là-bas que je rece- vais, à ma surprise, une lettre de lui aussi longue et hérissée que sa barbe et se^ cheveux; et, dans cette lettre, entre mille autres choses, il parlait, comme d'une patrie céleste, pour la couvrir de louanges et d'adora- tions, de cette Italie, tout à l'heure abhorrée. Et il me conjure de le faire revenir, avec des instances presque égales à celles que Pierre naufragé adressait à Jésus, — 19S - — FRANÇOIS PETRARQUE maître des flots! J'en ris, et je n'en reviens pas! ... Il ajoute à ses prières une chose qui t'amusera. Il veut que j'intercède en sa faveur par une lettre adressée à l'Empereur de Constantinople, dont je ne connais pas la figure, ni même le nom. Il pense que j'ai les mêmes rapports familiers avec lui qu'avec l'Empereur romain ! LE RETOUR DU SAINT-SIÈGE A ROME A la gloire de V Italie (1). [Depuis sa jeunesse Pétrarque a jeté d'ardents appels aux papes pour les rappeler en Italie. Quand Urbain V a ramené le Saint-Siège à Rome, Pétrarque lui écrit une longue lettre pour le supplier de l'y maintenir. On y lit ce bel éloge de l'Italie, et le souvenir d'une conversation qu'il a eue jadis avecle cardinal de Boulogne, beau-frère du roi de France.] ... Quant àia beauté des lieux, personne, je pense, ne peut avoir aucun doute, si l'ignorance, l'envie et l'en- têtement ne le rendent aveugle : il n'y a rien de com- parable à l'Italie, j'en demande bien pardon à toutes les nations et à toutes les contrées. Je répète pour toi l'affirmation que j'ai faite déjàànotreEmpereur aujour- d'hui régnant. Mais je sens que, dans cette partie de mon discours, je peux paraître suspect; pourtant l'amour de la patrie n'est pas tellement grand que plus grand encore ne soit l'amour de la vérité. Si toutefois cela semble utile, je pouirai citer des témoins importants et au témoignage desquels il y aurait honte à ne pas croire. Qu'ai-je besoin de témoins d'ailleurs près de toi, (1) Ep. sen., VII (lettre unique) (29 juin 3366). Au pape Urbain V. = 196 - -_r ŒUVRES LATINES alors que je puis, si qaelqu'un me contredit, te citer toi-même ? Malgré tout, j'en veux citer un, qui est vivant, qui est étranger, et qui est illustre : c'est Gui de Boulogne, archevêque de Porto. Je rappelle, et il ne l'a pas oublié, je pense, que l'an du Jabilé, comme il revenait de sa glorieuse légation (1), je l'ai accompagné sur sa rou^ et ce qui contrarie mon bonheur. Car si je le savais, je pourrais commencer à chercher un remède ! Alors mon homme poussa un second soupir, encore plus profond, et dit : — C'est une chose telle que ni ton génie ni aucun (1) Psaume XXXDC, 5. - 199 FEANÇOIS PETRARQUE r= autre n'y pourrait pourvoir. De tous les biens du monde, un seul te manque : la jeunesse ! Je souris. — Ah! mon ami, lui dis-je, si tu me veux vraiment du bien, ne pleure pas parce que je ne suis plus jeune ; pleure, plutôt, parce que je l'ai été! //. — La dernière lettre de Pétrarque à son frère (1). [Elle est admirable. Quelques lignes en doivent être citées, Pétrarque vit heureux dans la solitude à Arqua, sa dernière retraite.] . . . J'ai bâti une demeure, petite, mais agréable et honnête ; j'ai acheté une plantation d'oliviers et quelques vignes ; cela suffit abondamment aux besoins d'unt maisonnée modeste et peu nombreuse. Là, quoique malade de corps, tranquille d'esprit, je vis, cher frère, sans tumultes, sans voyages, sans soucis, toujours lisant et écrivant, louant Dieu, rendant grâce à Dieu, et de mes bonheurs, et aussi de mes maux, lesquels, si je ne me trompe, ne sont pas pour mon châtiment, mais pour mon épreuve continuelle. Et puis, sans me lasser, je demande au Christ une bonne fin, je le prie de m'ac- corder sa miséricorde et son pardon, et d'oublier les fautes de ma jeunesse... Cependant, frère unique, je soupire après toi seul, et souvent je me dis tout bas : « Ah ! plût à Dieu qu'il y eût sur ces collines, où elle serait si bien placée, une Chartreuse, où mon frère continuerait jusqu'au bout les services qu'il a voués au Christ et accomplis fidèlement (1) Ep. sen., XV, 5 (1373.) = 200 ¦ zz^z^zszz^^::::!--^ __ , _,,^ , ŒUVRES LATINES depuis plus de trente années ! » Je jouirais alors plei- nement de la consolation que l'on peut goûter sur la erre. Car tous mes autres parents sont avec moi (1), et ivent heureux, à cela près que ma maladie leur cause tes inquiétudes... Je crois que ce^ souffrances corporelles, si fréquentes et si cruelles, m'ont été données pour le salut de mon me. Je mets en Dieu cet espoir, pourvu qu'il me donne ia patience avec les souffrances. Ill'a fait jusqu'à ce jour et j'espère qu'il le fera jusqu'à la fin. Si toutefois, lui, qui seul le peut, m'offrait la santé du corps, à moi qui ne la lai demande ni ne la lui demanderai jamais, — non pas cette santé que j'eus jadis dans ma jeunesse, mais celle que j'avais naguère, déjà veillissant, — je ne la refuserais pas ! Et ainsi je pourrais passer le peu de vie qui me reste sans souffrir, et sans être entravé dans mes études, ainsi que je le suis grandement, il faut bien le dire. Tel est l'amour pour leur corps que la nature a inculqué aux malheureux mortels ! Mais si Dieu voulait (ce qu'il n'a jamais fait pour per- sonne, quoiqu'il le pût pour tout le monde) me rendre mon adolescence et ma jeunesse et ramener le temps passé, sur mon consentement, — j'en atteste le Christ lui-même dont nous parlons ; — je ne consentirais point ! Car il n'y a rien de plus triste que ces âges-là avec leur cortège inséparable de vices. ... Si l'on m'offrait l'immortalité à condition de vivre toujours au milieu de telles moeurs, je refuserais. Ce n'est pas un serviteur fidèle, celui qui, plongé dans les délices, ne cherche pas la face de son maître ! Adieu, mon frère dans le Christ ! (1) Sa fille, son gendre, sa petite-fille. = 201 ==- FRANÇOIS PÉTRARQUE ///. — Les dernières lettres à Boccace (1). [Ce groupe de lettres est typique. Tout alentour de la retraite d' Arqua, régnent les tumultes de guerre. C'est à peine si Pétrarque peut faire parvenir ses lettres, que les partisans saisissent parfois au passage par curiosité et admi- ration. C'est ce que Pétrarque explique dans la première, que voici.] J'avais décidé de ne rien répondre à ta lettre. Les pensées qu'elle renfermait étaient utiles, amicales, mais tout à fait contraires à mon sentiment. Pourtant il me vint une envie de t'écrire, sur un sujet ou un autre, longuement. J'avais déjà écrit, et je m'apprêtais à remettre au net ma lettre chargée de ratures, quand un ami, qui arriva, et qui me vit tout à fait malade, me prit en pitié, et se chargea de la besogne. Mais, tandis qu'il était à écrire, je me suis mis à penser : « Que va dire l'ami Jean (2)? » Il dira : « Il « dicte des inutilités, et il ne répond pas au nécessaire ! » Alors, plutôt par impulsion que par réflexion, j'ai repris la plume, que j'avais posée, et je t'ai récrit une autre lettre, à peu près de la même dimension, dans laquelle je fais réponse à Ja tienne. Toutes les deux sont restées là, faute d'un messager pour les porter, deux mois après que je les ai écrites. Et maintenant pour finir, les deux grandes vont arriver avec la petite que voici. — Je les laisse toutes ouvertes, pour épargner la peine de les ouvrir aux gens qui montent la garde sur les grands chemins. Les lise donc qui voudra, pourvu qu'on les rende intactes! On verra (1) Ep. sen., XVIT, 1 et 2 (août 1373 et 28 avril 1373). (2) Boccace, „-_-—,¦ 202 , -^ z^ ŒUVRES LATINES que nous ne nous occupons pas de la guerre : Dieu veuille que personne ne s'en occupe davantage! Car alors nous aurions la paix, qui est pour l'instant, hélas, exilée ! Lis d'abord celle qui est écrite de ma main, et lis l'autre ensuite : c'est dans cet ordre que je les ai dis- posées. Quand tu arriveras, fatigué, au bout, tu diras : « Est-ce bien là mon ami, ce vieillard malade, et qui a tant à faire ? N'est-ce pas quelque autre du même nom, sain, jeune, et qui a des loisirs? » Moi-même, je te l'avoue, je suis étonné de ma force de résistance ! Après cette lettre, vient celle qu'il a aanoncée (écrite de sa main). J'en cite la fin.] ... Tu me pries de te pardonner, parce que tuas osé me conseiller un nouveau régime de vie, que tu voudrais me voir m'abstenir de toute tension d'esprit, des veilles, des travaux dont j'ai l'habitude. De cette façon, je ré- chaufferais mon vieil âge chargé d'ans et de labeur, dans le doux sommeil de l'oisiveté. Je ne te pardonne pas seulement : je te remercie. Ton amitié (je la connais) te fait devenir pour moi, ce que tu n'es pas pour toi-même, un médecin ! C'est moi plutôt qui te de- mande de ne pas m'en vouloir, si je ne t'obéis pas. Persuade-toi bien que, si j'étais très avide de la vie, ce qui n'est pas, c'est en me tenant à ton conseil, que je mourrais un peu plus tôt ! Le travail continu et l'appli- cation sont la nourriture de mon âme. Quand j'en serai à m'arrêter et à me reposer, j'aurai vite cessé de vivre. Je connais mes forces : je ne suis plus apte à certains autres efforts, qui me lurent jadis coutumiers : mais ceux dont tu voudrais me voir me relâcher, — lire, écrire, — ce sont légères peines. Il n'y a pas de fardeau plus léger que la plume, il n'en est pas de plus agréable. -^ ^ 203 ^ = . FRANÇOIS PETRARQUE - Les autres plaisirs nous fuient, ou bien nous blessent, tout en nous flattant. La plume me flatte, quand je la prends, et me charme quand je la pose. Elle n'est pas seulement utile à celui qui la tient, mais encore à bien d'autres, qui souvent sont très loin de lui, — mais encore, quelquefois, à la postérité, après des milliers d'années. Je crois dire une grande vérité, si j'affirme que de toutes les joies de ce monde, il n'y en a pas de plus ho- norable que les Lettres, et il n'y en a pas non plus de plus durable, de plus délicieuse, de plus sûre : il n'y en a pas qui accompagne celui qui la possède, à travers toutes les circonstances de la vie, avec autant de facilité, avec aussi peu d'ennuis ! ... Quant à moi, la lettre qui suit celle-ci (l)te fera voir combien je suis éloigné des conseils de la paresse. Je ne me contente pas de mes immenses entreprises, aux- quelles ma vie, fût-elle encore doublée, ne suffirait pas. Mais tous les jours je cherche à la piste des travaux différents et nouveaux, tant j'ai horreur du sommeil et de la langueur de l'oisiveté. Est-ce que tu ne connais pas cette parole de V Ecclé- siastique : « Quand l'homme aura fini, c'est alors qu'il commen- cera, et quand il se sera reposé, c'est alors qu'il tra- vaillera. » Eh bien ! c'est aujourd'hui qu'il me semble que je commence ; — quoi que vous en pensiez, et toi et les autres, voilà mon jugement sur moi-même. Et si, sur ces entrefaites, vient la fin de ma vie, qui assurément ne peut plus être bien loin, — - j'aimerais, j'en conviens, (1) La troisième lettre de ce groupe si curieux est la tra- duction que Pétrarque avait faite en latin d'une des plus fameuses nouvelles de son ami : Griselda. — 204 ^ _^^„,,,^^^__^^ ŒUVRES LATINES trouver, comme on dit, au bout de la vie, ~ la jeunesse ! Mais comme la chose, dans l'état où je suis, n'est guère probable, — je souhaite que la mort me trouve lisant, écrivant, ou bien, s'il plaît au Christ, priant, pleu- rant. Porte- toi bien. Vis heureux, et tiens bon ! en homme! Padane^ le .28 avril. Au soir. 205 FRANÇOIS PÉTRARQUE. I4 TABLE DES MATIERES François Pétrarque (1304-1374) 1 Note bibliographique 31 ŒUVRES ITALIENNES Les Rimes 35 PREMIÈRE PARTIE {Sur la vie de Madame Laure) 35 Sonnet liminaire 35 La naissance de l'Amour 36 Ravissement d'Amour 37 Attitudes 42 Les voyages 45 Les départs 47 Episodes 49 Vaucluse et les campagnes 51 La suite des Temp s 59 Les ravages de l'Amour 61 La conversion 63 Les derniers temps des Amours 67 Les vertus de Madame Laure 68 La Chanson de la grande Peste 70 DEUXIÈME PARTIE {Sur la mort de Ma- dame Laure) 76 Douleur 76 Le retour à Vaucluse 79 Les apparitions 81 A la Vierge Marie 88 Poèmes sur divers sujets . . 93 Humanisme 93 Poèmes politiques 100 ============ 206 = ======^.^^ TABLE DES MATIÈRES Les Triomphes 109 Triomphe de l'Amour 109 Triomphe de la Chasteté 115 Triomphe de la Mort 117 Triomphe de la Gloire 122 Triomphe du Temps 123 Triomphe de l'Éternité 125 ŒUVRES LATINES P0^.SIES 131 L'Africa 131 Les Bucoliques ... 132 Traités moraux et religieux 136 Le secret 1 36 1. La mélancolie 136 2. L'amour de la gloire 137 De la Vie solitaire 141 Loisir des religieux 143 Sur les Remèdes de la bonne et de la mau- vaise fortune 145 1. L'amour . . 145 2. Le remède de la mélancolie 147 3. Lalchimtste 150 L^S LETTRES 152 Souvenirs de jeunesse ... 152 1. Les livres brûlés 152 2. Le jeune humaniste 155 La vie des poètes amoureux 157 L'ascension du mont Ventoux 1 58 L'amour des livres 163 Vauclusc 164 A Rienzi . . 166 Rome et Naples 167 Promenades dans Rome 170 ===== 207 = TABLE DES MATIÈRES . Le siège de Parme , . 171 Incidents de voyage 173 1. Les grenouilles du marais de Manioue 173 2. Les dévots de Cicéron 174 3. La rencontre des dames romaines 176 L'Amitié 178 1. Un ami . 178 2. Un dîner à Cavaillon . . 179 3. La dernière visite à Cavaillon 180 L'amour de la Pairie 182 Les grandes discussions 183 1, Les médecins 183 2. Les astrologues 184 Humanisme et Foi 187 Les souverains 189 1. La descente de l'Empereur 189 2. Poète et Empereur ... 190 3. La déception 192 4. Le roi Jean 193 La conquête d'Homère 194 Le retour du Pape 196 La vieillesse l98 1. A ses amis 198 2. A son frère 200 S.ABoccace 202 Table des matières 206 208 CoRBEiL. — Imprimerie Créte.