[118,0] Entretiens familiers de Pétrarque Sur la bonne et mauvaise fortune ou L'Art de vivre heureux. CHAPITRE 118 : Des Palais, des belles maisons et des jardins de plaisance. [118,1] I. Je ne voyais pas que les superbes bâtiments que tu as élevés t'enflent de vanité ; je n'aurais pas crû qu'on pût tirer de la gloire de la chaux et du sable, du bois et des pierres car je pensais, au contraire, qu'on la dut tirer des belles actions et des vertus héroïques. Tu fondes pourtant ta réputation sur des sujets d'autant plus frêles que tu les juges plus solides. Tous les ouvrages qui sont faits de la main de l'homme se détruisent aussi par la main de l'homme ou se ruinent insensiblement par leur subsistance et par leur durée. En effet, l'étendue du temps a les mains fort longues et fort puissantes et de tous nos ouvrages nul ne saurait résister à la vieillesse. C'est pouquoi les fondements de ta gloire imaginaire étant renversés, il faut nécessairement qu'elle tombe. [118,2] II. Si tu ne veux pas t'en rapporter à la raison, rends-toi à l'expérience. Considère ces chefs-d'oeuvre de l'Antiquité qui ne te peuvent être inconnus et qu'on ne saurait plus voir. Où sont maintenant le superbe Ilion de Troye, le Byrsa de Carthage, les Tours et les Murailles de Babylone ? Ces édifices magnifiques faits pour les hommes ne servent à présent de retriate qu'aux bêtes et aux serpents. Je parle ici de l'ancienne Babylone car pour la moderne, qui est plus proche de nous, elle subsiste encore quoiqu'elle tomberait bientôt si vous étiez hommes. Où sont enfin les sept miracles de la Grèce ? C'est un plus grand miracle qu'on en voit que de pitoyables restes. [118,3] III. Mais pour nous approcher de plus près des siècls des anciens Romains, où est cette maison d'or de Néron dont la structure a sans doute donné bien de la peine aux architectes, vu qu'elle en donne encore à l'imagination des lecteurs, qui veulent se représenter sa magnificence.Il suffit de dire que cet édifice et quelques autres que le furieux désir de bâtir fit entreprendre à ce Prince le réduisirent à la pauvreté et l'obligèrent de s'acquitter de ses dépenses particulières par des rapines publiques. Après tout, cette maison d'or n'est pas même aujourd'hui une maison de pierre, on la cherche sans la trouver. [118,4] IV. Où sont encore les Thermes de Dioclétien, le Bain d'Antonin, les Trophées de Marius, le Septizone de Sévère, le Marché d'Auguste, le Temple de Mars vengeur, de Jupiter le foudroyant et de tant d'autres divinités ? Où est le Portique du même empereur et la Biblothèque Grecque et latine ? Où sont les Palais et les superbes Galeries de Caius et de Lucius Nepos, de Livia, d'Octavia et de tant d'autres personnes illustres qui semblaient avoir enfermé toutes les merveilels du monde dans l'enceinte d'une seule ville ? Je ne parlerai point ici du Théâtre de Marcellus, de celui de Cornelius Balbus, de l'Amphithéâtre de Statius Taurus ni des oeuvrages innombrables de Marc Agrippa, qui, dans une vie privée, surpassa presque la puissance magnifique des empereurs. Sans en venir au détail, je demande en un mot où sont de beaux palais de tant de Princes ? cherche dans les livres, tu en trouveras les noms; cherche dans la ville où tu n'en trouveras rien du tout ou tu n'en découvriras que quelques petits vestiges. Tu seras même contraint de chercher Rome dans Rome. Or, si ces grands ouvrages, qui semblaient devoir braver l'effort des temps, ont pourtant péri, crois-tu que les tiens qui sont beaucoup moindres puissent être éternels ? [118,5] V. Certes, si Auguste qu'on doit appeller le plus grand des Romains, n'eut laissé que des bâtiments faits durant sa vie, sa gloire serait morte il y a longtemps. Car, non seulement, quelques temples qu'il fit bâtir tombèrent de son vivant sur ceux qui travaillaient, mais encore des autres qui restent, les uns sont tombés de nos jours, les autres tremblent et ont peine à se soutenir sur leur pied quelque solide qu'il soit. Il n'y a que le Panthéon qui subsiste parce que MARIE l'a emporté sur les faux Dieux et que la vertu de son nom donne une nouvelle force à ce vieil ouvrage. Après cela, ne crois-tu pas que la Gloire, pour être durable, a besoin de plus solides fondements que ne sont des pierres entassées avec une industrie laborieuse ? [118,6] VI. Puis donc que tu ne saurais la trouver où elle n'est point, cherche la où elle est; la vraie gloire ne git pas dans les murailles, elles sont trop matérielles et elle est trop délicate. Je sais bien que ceux qui jugent communément des choses disent qu'on peut se rendre illustre en trois façons, ou en faisant quelque chose de grand dont les auteurs parlent à l'avenir, ou en composant quelque ouvrage qui soit lu et admiré de toute la postérité, ou en dressant quelque édifice extraordinaire. Quand cela serait ainsi toujours, ce dernier moyen serait le moins infaillible, comme en effet c'est le moindre. [118,7] VII. Et ne te flatte point sur le respect que nos neveux porteront à ta mémoire en voyant les chefs-d'oeuvre de ta main en tant de belles maisons. Auguste, à la vérité, se vanta en mourant de ce qu'ayant trouvé une ville de brique il la laissait tout de marbre. Mais si cette vanité qu'il se donnait n'eut été couverte par la gloire légitime de tant d'autres actions éclatantes et si sa vie n'eut plus fait parler de lui que ces édifices, son nom serait mort avec lui. Songe donc à mourir avec des soins plus élevés et embrasse de plus fermes espérances. Ces sujets sur qui tu établis ta confiance et qui n'ont aucun prix légitime s'enseveliront avec toi et, comme ils viennent de la terre, ils s'en retourneront en terre. Tes Palais seront peut-être loués de ceux qui y logeront mais ceux qui viendront après, ou il ne les trouveront plus ou ils diront qu'ils ont été faits par des manoeuvres. Ainsi ton nom demeurera inconnu, quoiqu'à présent tes peines soient fort visibles et ta vanité manifeste. [118,8] VIII. Mais peut-être que ta Maison ne plaît pas tant pour son édifice que pour ses bois, ses jardins et ses parterres. Dans un seul Palais tu as mis mille belles solitudes. Je t'avoue que c'est quelque fois un sujet d'un plaisir innocent mais c'est aussi bien souvent l'occasion d'une satisfaction vicieuse. Les personnes voluptueuses n'aiment pas moins la retraite que les hommes verteueux; Un lieu agréable et qui est bien à l'abri emporte quelques-uns à la pénitence et à la contemplation et d'autres au libertinage et à la lasciveté. Et ce n'est pas sans raison qu'un grand Orateur accusant un criminel d'adultère a fait la description d'un lieu de plaisance où il fut commis come si c'avait été l'aiguillon du crime. Il ne faut donc pas chercher son consentement dans la qualité des lieux mais dans celle de l'âme qui est dans une fort bonne assiette quand elle sait bien se servir de tous les lieux. [118,9] IX. Quand tu me parles de tes agréables réduits et de tes belles solitudes, crois-tu que personne ignore la fameuse retraite de Tibère en l'île de Capri ? Il pensait là être inconnu mais ses infamies les plus secrètes sont les plus plus publiques. J'ai honte de produire ici les honteuses actions de ce vieil bouc dans cette tanière pompeuse et pource que tout le monde les sait et pource que chacun doit rougir de ce qu'il n'en rougissait point. Que Scipion l'Africain avait bien plus de gloire dans l'austérité de son exil que cet empereur parmi toutes ses voluptés. [118,10] X. Je le redis encore : votre félicité, ô mortels, ne consiste pas dans les lieux n'y dans aucun autre sujet que dans votre âme. Ainsi ceux qui ont loué la vie solitaire et les retraites du grand monde ne l'ont fait qu'en présupposant que l'âme sait bien s'en servir et non autrement. Il faut donc attendre quel fruit tu recueilleras de tes beaux Jardins devant que de prononcer aucun jugement en ta faveur. Car si tu ne fais que te glorifier de la possession des lieux qui avant-hier n'étaient point à toi at qui ne le seront pas peut-être demain et qui, à le bien prendre, ne sont pas à toi à l'heure même que je te parle, tu te glorifies du bien d'autrui. Quel fond y a-t-il là pour ta gloire? que t'importe-t-il que les Alpes ont de la neige au plus chaud de l'été, si l'Olympe est plus haut que les nuées, si l'Apennin est bien ombragé, si le Testin est clair, l'Adicé agréable et la Sorgue bruyante ? Certes, en cas que ce soient là des louanges, elles appartiennent aux lieux et non pas aux hommes. Il faut avoir en toi-même le sujet dont tu veux être loué. ...