[94,0] DES BIENFAITS. 1. Ne te réjouis pas tant d'avoir obligé plusieurs personnes, parce que tu seras bientôt étonné de trouver beaucoup d'ingrats. Tu faits bien de dire que tu as épanché tes bienfaits: car si tu regardes la disposition de ceux qui les reçoivent, tu en as perdu la plus grande partie. Les uns se délivreront d'obligation par l'oubli, les autres te rendront des injures pour le plaisir que tu leur a fait et quand tu n'en recevrais aucun mécontentement, ils ne manqueront jamais de faire des plaintes. Ne voyons-nous pas beaucoup de gens qui parlent de leurs bienfaiteurs, comme s'ils en avaient été mal traités. J'avoue que c'est une procédure injuste mais elle est si ordinaire qu'on se plaint moins souvent des ennemis qui nous font toute sorte de maux que de ceux qui nous font du bien. N'as-tu pas vu chez Lucain Photin qui se plaint de Pompée, et chez Sénèque Sabin qui déclame contre Augustin ! mais pour ne te pas proposer ici des exemples de l'antiquité et te parler plutôt par l'expérience que par des autorités, contemple toutes les villes, les rues retentissent de semblables plaintes, et il est bien plus malaisé de trouver des personnes qui s'avouent redevables que de celles qui les veuillent obliger véritablement. 2. Or il me semble que toute sorte d'ingratitude vient de trois principes particuliers. L'une est l'envie, qui prenant pour affront les faveurs qu'on fait à autrui ne regarde pas celles qu'on lui fait. L'autre c'est l'orgueil qui s'estime toujours digne de recevoir beaucoup plus qu'on ne lui donne, ou se fâche de voir qu'un autre lui est préféré, quoiqu'il semble avoir moins de mérite. La convoitise est le troisième principe d'ingratitude, parce qu'elle ne s'adoucit pas par des présents, au contraire elle s'enflamme, et cherchant de nouveaux biens, elle oublie ceux qu'elle avait heureusement acquis. Je pourrais dire en moins de paroles que la folie est cause de tout ce mal, aussi bien que de tous les autres. J'appelle folie l'ignorance du vrai bien et le dérèglement des opinions; de là naissent les pestes de l'âme ; principalement la superbe et la convoitise, qui ne voient jamais un service assez franc ni une libéralité assez élargie ; elles trouvent l'une chiche dans sa magnificence et l'autre contraint dans sa liberté. 3. Tu me diras qu'Aristote semblait autoriser ta vanité, en ce qu'il tenait qu'il y a une espèce de magnanimité- à se souvenir d'un plaisir qu'on a fait, et à s'oublier de celui qu'on a reçu. Mais quoique cette opinion ait quelque sorte d'apparence, j'estime néanmoins qu'un homme véritablement magnanime méprise les choses médiocres aussi bien que les petites, et quelque grand que ce qu'il fait paraisse à l'opinion de plusieurs, cela n'est point considérable à celui qui voudrait encore plus faire, si sa puissance s'accordait à son désir. Au contraire, s'il est obligé à un autre de quelque chose pour petite qu'elle soit, il croit être chargé d'un grand fardeau, parce qu'il aime sa liberté, et qu'aspirant à la gloire; il ne croit pas y pouvoir arriver, qu'il ne soit premièrement déchargé. Il s'efforce donc de rendre ce qui n'est pas à lui aussitôt qu'il la reçu ; et de s'acquitter dès qu'il se voit obligé. Sénèque dit fort bien à ce propos que celui qui donne un bienfait, n'en doit dire mot mais que celui qui le reçoit le doit publier partout. En effet la libéralité a deux sortes de poison ou de plaies qui l'offensent, l'une est le reproche de celui qui donne, et l'autre l'oubliance de celui qui reçoit ; chacune est mère de l'ingratitude et marâtre pour ainsi dire du bienfait. L'une engendre la méconnaissance hors de soi et l'autre en son propre sujet; celle-là étouffe le bienfait en soi-même, et l'autre en autrui. Le conseil de Sénèque que je t'ai déjà proposé, peut servir de remède à tous ces maux. Et puis, ne te glorifie pas trop d'avoir fait du bien à quelques-uns, puisque tu n'en as pas fait à tout le monde. Plusieurs se fâchent d'avoir été méprisés, en ayant vu d'autres favorisés devant eux. Or je ne sais d'où vient que la souvenance des offenses qu'on reçoit fait plus d'impression dans l'esprir que celle des plaisirs et des bienfaits. Il arrivera souvent qu'en te faisant quelques amis oublieux et tièdes par des faveurs particulières, tu te feras plusieurs ennemis qui se souviendront de tout, et qui poursuivront leur vengeance avec beaucoup de chaleur. Enfin il y a beaucoup de personnes qu'on ne peut obliger qu'en s'engageant dans un danger manifeste. Quelques-uns ont gagné un ami par un petit-bienfait et un ennemi par un grand. En effet une légère obligation peut être bientôt acquittée mais on a honte d'être redevable d'une chose d'importance et on se fâche de la rendre quoiqu'on ait eu du plaisir à la recevoir. Il ne reste donc à un homme qui se voit obligé contre son gré, que de faire en sorte que celui qui l'a obligé ne soit plus au monde, afin que n'ayant plus de créancier, il ne soit plus débiteur. C'est ainsi que le bienfait est partagé entre la haine et l'ingratitude, la honte de l'avoir reçu éant insupportable aussi bien que la nécessité de le remettre, et c'est pour cela que plusieurs qui eussent été à ta dévotion, si tu eusses été chiche, se déclareront contre toi, pace que tu as été libéral. On n'est jamais impunément homme de bien parmi les méchants; je dirai ici une chose que je ne voudrais pas et que je dois néanmoins dire. Il n'y a point d'animal plus ingrat que l'homme, quoiqu'il n'y en ait point qui dût être plus reconnaissant. Il n'entend son devoir que pour en violer les lois. III. Outre cela tu ne dois pas seulement regarder ce que tu donnes, mais encore la façon dont tu le donnes. Quelques-uns sont magnifiques qui ne veulent pas de bien aux personnes à qui ils en font. Ce n'est pas leur bonté qui les rend libéraux, mais la grandeur de leur état et la nécessité des autres. Ainsi ils sont quelquefois chiches dans le coeur et prodigues en effet. De là vient encore qu'ils obligent souvent ceux, je ne dirai pas qu'ils n'aiment point, mais encore qu'ils ne connaissent pas; bien qu'ils distribuent régulièrement leurs faveurs, ils ne les distribuent pourtant jamais qu'à l'aventure. Ils se trompent donc bien, s'ils pensent qu'on les chérisse pour leurs bienfaits, vu que ce n'est pas par inclination, mais par vanité qu'ils les donnent. On n'aime pas facilement une personne qui n'aime point. L'affection est le lien réciproque des coeurs et des âmes. La nécessité obtient souvent des présents, mais l'amour ne se donne qu'au jugement. Et partant comme je ne saurais nier que les bienfaits qu'on met en bon lieu, qui viennent d'un coeur franc et affectueux, et qui tombent entre les mains des personnes qui en sont dignes, ne soient des sujets de gloire : ainsi personne ne peut douter que la plupart ne se perdent inutilement, ou par la faute de ceux qui les donnent ou par celle de ceux qui les reçoivent. Le plus court chemin et le plus aisé pour se faire amer, c'est celui lui que je t'ai déjà montré, à savoir d'aimer. Que si tu joins la vraie libéralité à l'amour, tu ne seras pas seulement aimable, mais encore fort illustre. Mais souviens-toi toujours qu'on ne regarde pas devant Dieu ni devant les hommes ce qu'on donne, mais comment, et de quel coeur on le donne. Les grandes faveurs sont quelquefois mal reçues, au lieu que les petites sont agréables. On considère plus le coeur que les mains. Le sacrifice du pauvre est aussi grand aux yeux du ciel que les offrandes du riche.