[78,0] LXXVIII. D'UN ROI DÉPOUILLÉ. I. Autrefois je t'ai ouï plaindre de ce que tu avais une couronne sans avoir d'enfants maintenant que tu l'as perdue, c'est une espèce de consolation pour toi ,. de te voir sans héritier. Cette chute pourtant que tu crois être le comble de la disgrâce, t'est beaucoup avantageuse. Tu étais assis sur un précipice et plus tu étais élevé, plus tu et étais en danger de choir rudement; maintenant te trouvant sain et sauf en un lieu uni et fort assuré, tu peux regarder par derrière une périlleuse hauteur et, à bien considérer les choses ta trouveras qu'en descendant du trône royal tu es monté au repos d'une vie privée. Et s'il est vrai qu'il n'est point de plaisir ni de bonheur sans une sûreté parfaite, tu reconnaîtras que tu es à présent beaucoup plus content, plus heureux et par conséquent plus haut que tu n'étais auparavant. II. C'est pourquoi si tu as été chassé de ton royaume, rends grâces à celui qui t'en a chassé. Ce que je t'ordonne ici est fâcheux aux oreilles mais fort recevable à la raison. En effet tu as été chassé d'un lieu, d'où il te fallait partir, et tu fais par contrainte ce qu'il te fallait faire volontairement. Cette violence donc était plutôt à souhaiter qu'à s'en plaindre. Car quelle honte est-ce à un sujet qui est né homme, ou d'ambitionner la royauté au-dessous des hommes, ou de se fâcher d'être devenu égal aux hommes qui sont d'une même nature que lui, et qui n'ont que par hasard des conditions différentes? Que si- c'est à ton avis une belle chose et digne d'être recherchée, que d'exceller par-dessus les autres par quelque avantage fortuit, que ne recherche-t-on l'excellence de la plus belle chose du monde ? Or ce n'est pas la superbe, ni la licence de tout faire, qu'on doit appeler de ce nom là, mais bien la vertu, dont les vrais diadèmes des rois doivent être composés, plutôt que d'or ou de pierreries ; ce que les plus avares et les plus passionnés pour les perles et les diamants ne sauraient nier. Or qui d'entre les hommes ne voit que la prééminence entre eux est due à l'humanité et non aux richesses, qui rendent l'homme plus opulent, mais non pas certainement plus humain, ni meilleur ni plus élevé que les autres ? Mais entre beaucoup de méprises auxquelles vous êtes sujets, c'en est une bien grande au sujet de l'excellence, que la méprisant où elle est comme en son siège, vous la cherchez où elle n' est pas, sans regarder la suite nécessaire des causes et des effets. Car comme entre les riches on excelle par les richesses, entre les gens robustes par la force, entre les belles personnes par la beauté, entre les hommes diseerts par l'éloquence, ainsi peut on assurer qu'entre les homrnes, il n'y a que l'humanité qui soit un fonds de prééminence légitime. Autrement une grande puissance est une grande injustice. III. Au reste je dois plutôt me conjouir avec toi, que te consoler quand tu me dis que tu es tombé du trône royal ; car si tu te portes encore bien après cette chute fatale, c'est un bonheur extrèmement rare. Ceux qui tombent de la sorte ont accoutumé de périr et d'être à même temps privés d'un royaume et de la vie et s'il arrive à quelques-uns de la conserver, elle leur doit sembler plus agréable ainsi qu'elle est plus tranquille, si toutefois ils sont assez avisés pour l'estimer comme il faut. C'est ce qui n'était pas inconnu à quelques particuliers qui ont cédé l'empire et quitté la papauté, laquelle est maintenant plus sublime que les royaumes et les empires, quoiqu'ils ne fussent ni tombés, ni chassés, au contraire étant encore debout et pouvant maintenir un avantage qu'ils perdaient volontairement. Dioclétien est fameux au rang de ceux-là, car étant rappellé à un empire qu'il avait abandonné de son propre mouvement, il méprisa des richesses inquiètes et un faîte dangereux ; et après avoir éprouvé derechef la puissance souveraine qui lui fut offerte à outrance et que d'autres avaient recherchée ou devaient rechercher par tant de carnages, il l'eut depuis en horreur, et raillant avec ses amis dans une gravité digne d'un philosophe, il dit, "qu'il fallait moins estimer un diadème d'empereur que les herbes qu'il avait lui-même plantées dans son jardin, comme personne privée". IV. Suivant ce bel exemple, crois que cette éminence majestueuse, dont tu es déchu, était pleine de périls cachés, parmi lesquels ayant d'un côté l'esprit aveuglé depuis longtemps, tu étais d'ailleurs lié par les mains et par les pieds avec une espèce de chaînes d'or, qui n'étaient pas moins pesantes pour être plus éclatantes que les autres. Maintenant en étant délivré et ayant recouvert la lumière que la fortune a de coutume d'ôter à ses partisans, tu vois les jeux inconstants de cette charlatane. Et qui est l'homme pour avare qu'il puisse être, qui ne rachète la vue à prix d'or et ne choisisse plutôt l'intégrité disetteuse du plus noble de tous les sens qu'un riche aveuglement? Or est-il que la vue de l'âme n'est pas moins noble ; au contraire, elle est sans comparaison plus noble que celle du corps ; réjouis-toi donc de l'avoir rachetée aux prix d'un royaume chancelant, et d'avoir eu à si petit prix une chose si excellente. Tu as encore acquis d'autres avantages que celui-la, car non seulement 1'aveuglemët s'en est allé avec la couronne, mais la liberté est revenue ensuite. Te voilà maintenant affranchi d'une servitude publique. V. Et puis s'il te fâche d'être dépouillé de la majesté royale, crois que la pourpre, le sceptre, et le diadème sont au jugement de ceux qui en ont fait l'expérience de toutes les choses les plus pesantes. Cesse donc de te plaindre d'être déchargé de tant de divers fardeaux.Tu n'as pas perdu un royaume, mais tu en es échappé et t'es sauvé tout nu d'un grand naufrage. Ceux qui après avoir souffert les bourasques de la mer peuvent enfin toucher à terre, ont accoutumé d'acquitter leurs voeux et d'étouffer leurs plaintes. Et ne me dis point que tu as perdu la félicité de l'empire. Car si tu veux l'appeler une félicité malheureuse ou une heureuse misère, je t'avoue en ce sens que tu l'as perdue, ou plutôt disons que tu as perdu l'une et l'autre, c'est-à-dire une fausse félicité et une vraie misère. Je vois bien que la puissance et les richesses dignes d'un roi t'ont abandonnés mais il se faut réjouir d'avoir perdu des choses qui te pouvaient perdre. Si tu es privé de l'autorité souveraine, tu l'es aussi des soins et des accidents de la souveraineté, qui sont si grands, que pour les éviter, quelques-uns ont voulu descendre du trône ; ce que la modestie persuadait à Auguste et la crainte à Néron ; quelques-uns même en sont descendus comme je t'ai ci-devant montré. Celui qui ne peut vouloir la même chose, comme les volontés des hommes sont opiniâtres et se domptent malaisément, doit du moins rendre grâces à la nécessité et à son vainqueur, se voyant réduit pat force en un état qu'il devait avoir souhaité. Le premier dessein d'une bonne âme doit être de prendre volontiers de louables résolutions, et le second, de les prendre, voire par contrainte. Cette vérité n'était pas inconnue à ce grand roi de Syrie Antiochus, qui ayant été dépouillé de toute l'Asie qui est au deçà du Mont-Taurus, rendait grâces au Sénat et au Peuple Romain, de ce que l'ayant délivré d'une trop grande inquiétude, ils l'avaient réduit à une médiocrité bienheureuse. Ce discours était facétieux, s'il parlait ainsi par feintise ; mais plein d'une sage gravité, s'il procédait d'un véritable ressentiment. VI. Enfin, quand tu te plains d'être descendu du trône, considère que c'est un trait non seulement d'une superbe effrontée, mais encore -d'une folie négligente, que t'oubliant de ta condition tu te rebuttes d'être ce que tu es et veuilles être en effet ce que tu ne saurais être. Tous les hommes ne peuvent pas être rois, il leur doit suffire d'être hommes. D'où vient que ceux qui sont si avides d'un royaume, qui n'est pas à eux, se choquent de leur propre humanité? Songez à votre repos, misérables mortels, et que ceux qui ont cessé d'être rois, croient qu'ils sont fort obligés à la fortune. Car la condition de tous les hommes étant fort pénible, celle des rois l'est à l'extrémité, vu que leur vie innocente est sujette au travail, la criminelle à l'infamie et l'une et l'autre étant exposée à mille dangers, ne voit autour de soi, de quelque côté qu'elle se tourne que des écueils de difficultés et de naufrages d'affaires. Après cela tu crois que c'est un malheur d'en être sorti? Certes, il ne t'était jamais rien arrivé de si heureux en ta vie que ce que tu estimes le dernier point de l'infortune. VII. Tu trouves sans doute mauvais que ton royaume ait été transféré à un autre ; il n'était pas proprement à toi, mais à la fortune, qui ayant pu te le donner, pourquoi ne pouvait-elle pas te l'ôter et le transférer à qui bon lui semblait? Mais prends garde, si outre la volonté de la disposante, qui seule suffit, il n'y avait point d'autres causes d'une telle translation. Un sage les marque en cette façon, quand il dit : "Que la royauté est transférée d'une nation à l'autre, à cause des injustices, des injures, des opprobres, et de diverses fourberies, tant de ceux qui règnent, que de ceux qui leur obéissent". Pour conclusion, si tu as cessé d'être roi, tu commences d'être homme. Car l'insolence des souverains est si grande, qu'ils dédaignent d'être appelés hommes, quoique le roi des rois n'ait pas dédaigné d'être homme en effet.