[68,0] DE5 SIÈGES DES VILLES. Tu es souvent allé chercher hors de ton pays des occasions pour donner des preuves de ta vaillance, et cependant tu te fâches d'en trouver chez toi une bien favorable. Tu crois que ta ville est malheureuse parce qu'elle est assiégée. Mais quoi ? après les sièges de Troie, de Tyr, de Carthage, de Jérusalem, de Numance et de Corinthe, se peut-on s'étonner des autres; Rome même qui est le chef de toutes les villes a été prise, mais ce fut après qu'elle eût cessé d'être Rome. Que dirai-je de Capoue, de Tarente, de Saragosse, d'Athènes, et de tant d'autres belles places, qui ne sont plus ou qui ne subsistent maintenant que sur leurs vieilles masures. Les villes ont leur fatalité, aussi bien que les personnes, et il y en a fort peu qui aient pu se sauver ou du siège ou du pillage. Mais la longueur des temps empêche une connaissance distincte des choses; de sorte que les habitants mêmes ignorent ce qui s'est fait en leur pays. Tu t'étonnes de ce nouveau siège, mais tu ne vois ni ceux qui sont passés, ni ceux qui sont à venir. Tu suis la coutume du monde, tu t'affliges de ce qui te blesse présentement. La plupart des hommes agissent plus par les sons que par la raison et vivent comme des brutes, quoiqu'ils aient la tête élevée vers le ciel. Maintenant que tu es environné d'ennemis tu trouverais l'exil souhaitable, parce qu'il serait moins contraire à ta liberté; néanmoins ni l'un ni l'autre état ne lui peut nuire si tu as une vraie liberté d'esprit. Il peut sortir en quelque lieu qu'il soit enfermé, et revenir après avoir été mis dehors : enfin il se trouve où il veut être. 2. Au reste ne te plains pas tant d'être assiégé, vu que de grands hommes ont couru mêmee fortune que toi. Priam n'était pas citoyen mais roi, si fut-il assiégé dans la ville capitale de son état avec toute sa famille, qui véritablement fut plus illustre qu'heureuse. Antigone, roi de Macédoine fut assiégé à Arges, Eumène à Pergame ; et de notre temps Robert roi de Sicile à Gènes. Ne t'étonne pas que j'aie mis ce prince au rang des autres, puisqu'il a été aussi grand que tous les anciens, si l'on considère la vertu qui fait les vrais rois. Te peux-tu donc plaindre d'une condition qui t'est commune avec les monarques ? J'ajoute encore que Saint Ambroise et Saint Augustin furent ensemble assiégés à Milan, et que ce dernier encore fut assiégé derechef dans le siège de son évêché, lorsque Dieu ayant égard à ses larmes, le délivra d'une prison terrestre pour le mettre dans le royaume du ciel. 3. Tu ne te plains que du siège d'une ville particulière, mais il y a- t-il d'homme dans le monde qui ne soit- assiégé véritablement ? Les péchés en assiègent quelques-uns, d'autres sont assiégés par des maladies continuelles. Les uns sont attaqués par des inimitiés, et les autres par des soucis. Les uns par les affaires et les autres par l'oisiveté, les uns par les richesses et les autres par une pauvreté extrême, les uns par l'infamie, et les autres par une réputation laborieuse. Mais enfin tous sont assiégés du corps qu'ils caressent avec tant d'affection. Cette prison les serre fort étroitement par un siège continuel. Le monde même qui est le théâtre où la fureur des hommes se déploye par le moyen des guerres, et où ils étendent avec tant de soin les bornes des royaumes et des empires. Ce monde, dis-je, du côté que vous l'habitez; qu'est-ce autre chose, comme dit l'orateur Romain, qu'une petite île environnée de cette grande mer que vous .appelez océane, qui portant un grand nom, est en effet fort petite. Tout est donc assiégé dans l'univers, et tu nous fais des contes d'un siège, comme d'une chose toute nouvelle ? Au lieu de faire-des plaintes, empIoie ton pouvoir et ton-industrie à défendre ton pays. L'exemple d'Archimède te peut apprendre que ton travail lui peut être plus utile que tes regrets. 4. 0uant à ce que tu dis qu'il te fâche particulièrement d'être assiégé chez toi-même, je te demande aimerais-tu mieux être assiégé ailleurs ? certes ce désir serait fort louable, si tu voulais que ta patrie fut libre, même par ta captivité, mais pour le reste ce ne te doit pas être une petite consolation d'endurer les plus grands maux dans ton pays, vu que le lieu peut adoucir l'amertume -des plus grandes adversités. Mais je connais que ce qui t'afflige d'avantage est de te voir enfermé dans le détroit des murailles, sache pourtant qu'il y a bien d'autres sujets qui nous tiennent bien plus à l'étroit. Combien y a-t-il de personnes dans les villes qui sont tellement occupés à la cour ou au marché qu'ils y pasent les années entières sans voir les portes d'une ville mais, si vous leur parlez de siège, ils voudront sortir aussitôt, et croiront avoir des fers aux pieds, quoiqu'ils jouissent d'une parfaite liberté. Ce n'est pas le siège qui les épouvante, c'est l'opinion qui a tout pouvoir sur la vie des hommes. 5. Je veux te faire un conte sur ce sujet. On dit qu'il y avait un vieillard à Arezzo, qui n'était jamais sorti de la ville; les magistrats pour se donner du contentement le mandèrent et lui dirent qu'ils savaient de bonne part qu'il sortait secrètement de la ville pour traiter avec les ennemis. Il leur répondit avec serment, que non seulement il n'était pas sorti de la ville depuis la guerre, mais encore qu'il n'en était jamais sorti durant la paix. Les autres au contraire firent semblant de n'en rien croire et dirent qu'ils ils le tenaient pour suspect à la république. Enfin ils lui défendent sous de grosses peines de sortir de la ville; on dit que le lendemain on le trouva hors des murailles, la défense des magistrats lui ayant donné un désir qu'il n'avait jamais conçu lorsque tout lui était indifférent. C'est ainsi que les hommes, par une opiniatrise naturelle, se portent toujours à ce qui est défendu. C'est ainsi que tu te dis maintenant enfermé et que toute une ville. n'est pas assez grande pour toi, au lieu que, si tu n'étais pas assiégé, la moindre partie et une maison même te semblerait trop, spacieuse. Je ne te dirai point ici qu'il n'y a point de siège qui ne soit court. Enfin le lieu même te console,. si le temps t'afflige. Ce n'est pas la nature des choses qui fait plaindre la plupart des personnes, c'est leur mollesse.