[60,0] DU JEU ET DE SES ESPÈCES, DU HASARD ET DU GAIN. L'ai tâché autrefois de te rendre ennemi de la danse et du bruit, mais en te passionnant pour le jeu de la paume, tu as trouvé un autre moyen de crier et de fauter ridiculement. Il semble que le repos vous est odieux, vu que vous cherchez des fatigues de tous côtés et plût à Dieu qu'elles fussent bienséantes. Certes, si ce jeu se doit estimer par l'exercice du corps, un mouvement furieux qui suspend toutes les facultés de l'intelligence, est-il plus capable de causer une honnête lassitude, que n'est une promenade pacifique, qui serait utile à l'agitation des membres comme a celle de l'esprit ? C'est ce qui paraît par l'exemple de ces philosophes qui avaient si familière la coutume de se promener qu'une des plus fameuses sectes du monde en a pris son nom. Ou peut-être que tu aimes mieux imiter Denys de Syracuse qu'Aristote de Stagyre car on dit qu'autant que ce philosophe se plaisait à une promenade d'étude et de conférence, ce tyran se délectait à ce jeu tumultueux, dont le plaisir a quelquefois emporté aussi des âmes fort modérées. En effet Q. Mucius Scévola, ce fameux augure, y était fort adroit, et Auguste même, après la fin des guerres civiles, passa des exercices de la campagne à la paume. On dit aussi que Marcus Aurelius Antonius était le meilleur joueur de son temps. Ce n'est pas à dire que j'approuve un jeu violent et plein de clameur, quoique ce premier ait été un excellent jurisconsulte, comme les autres étaient des princes également bons et savants. Tout mouvement impétueux, principalement, s'il fait du bruit, est malséant à un honnête homme. De jouer de la sorte ce c'est pas se divertir à proprement parler, c'est s'étourdir agréablement. [61,0] C'est peut-être le jeu de hasard ou des échecs qui te plaît ; mais l'un ne laisse pas d'être dommageable et l'autre fort vain, quoique le même Scévola, et ce qui est plus, le même Auguste, se servissent de tous les deux. Je ne saurais approuver cet usage en toi ; car si ces deux grands personnages choisissaient ce divertissement, l'un pour refaire son esprit, après avoir longtemps vaqué au service des Dieux et à l'étude des lois et l'autre pour se délasser du pesant fardeau des soins de l'Empire; il faut considérer que les plus excellents et les plus habiles hommes ont quelquefois des humeurs étranges et particulières, qu'on ne doit pas suivre communément. Autrement on peut aisément faillir si l'on veut être imitateur de leurs moeurs comme de leur doctrine. En effet, tout ce qui regarde les personnes qu'on loue, n'est pas digne de louange. Chacun a ses vertus et ses faiblesses. Mais ce jeu de tric-trac où tu te vantes de réussir avantageusement me paraît bien ridicule. N'est-ce pas un plaisir de jeter sur une table de petits os carrés et marqués de certains nombres ? et puis de porter avec une main tremblante, des marques rondes où des dés ont donné ? Voilà certes un glorieux exercice et par lequel on peut acquerir une grande réputation ? Il lui faut des palmes et des chars de triomphe. Le jeu des échecs n'est pas une occupation moins puérile, faisant perdre le temps par des soins superflus et déployant par des cris impertinents de sottes joies ou des fâcheries ridicules. Ne fait-il pas beau voir des vieillards attachés à de petites pièces de bois qui se dérobant ont donné sujet aux Latins de leur donner le nom de larrons ? Pline dit qu'un singe y joua une fois et cela ne doit pas te sembler étrange, vu que c'est proprement le jeu d'un singe de mêler les échecs, de les transposer, de les ôter tout à fait, de remuer les mains à la dérobée; de faire la moue à son adversaire, de grincer les dents, de se mettre en colère, de crier, et de se débattre, et puis tout à coup gratter sa tête, rogner ses ongles et faire mille autres tours de- souplesse qui font rire les passants. Il me semble que vous autres ne laissez à faire aucune de ces singeries ; vous vous tourmentez en jouant, comme si votre vie ou le salut du public était en danger. Je pense que plusieurs auraient gagné des batailles, s'ils avaient employé à une vraie milice le temps et le soin qu'ils ont mis après des soldats d'os ou d'ivoire. Je ne vois point d'étude d'aucune chose ni si tendu, ni si sot que celui-là. Mais c'est l'ordinaire dans le royaume de la folie, qu'on a plus de désir et de satisfaction des sujets, qui apportent le moins de fruit. Maintenant, veux-tu au lieu de ces jeux {de dés} frivoles et hasardeux en exercer un noble et avantageux ; fais ce que les doctes faisaient autrefois à Athènes. Organise les jours de fête quelque assemblée d'amis où chacun propose suivant sa portée quelque chose sur le sujet des belles lettres, non pas un sophisme captieux, comme faisaient ces anciens, mais quelque point solide qui concerne la vertu ou la conduite de la vie. Après avoir fait 1a comparaison des discours des uns et des autres, sans envie et sans colère, que ceux qui ont cédé l'avantage aux autres et sont jugés leurs inférieurs par le conseil des habiles, soient condamnés à un peu d'argent qui soit employé à traiter à souper la philosophie avec la frugalité. Ainsi un même moyen fournira de la dépense pour le festin, de l'exercice pour l'étude, et de vifs aiguillons à l'esprit des assistants, soit vaincus, soit victorieux. Les anciens passaient ainsi leurs Saturnales et vous devriez passer de même vos fêtes et faire des soirées Romaines, qui ressemblassent aux Attiques. Je t'ai là montré un jeu, où tu peux profiter en jouant et ne jamais recevoir de honte d'avoir joué. [62,0] Mais au lieu de chercher les divertissements utiles et honorables tu n'en veux que de pernicieux et de déshonnêtes. En effet, le jeu de dés, dont tu rne parles à présent, n'est qu'un gouffre de bien qu'on ne saurait jamais remplir et un flux subit et funeste des plus belles hérédités. C'est une tempête à l'âme, une nue à la réputation, un aiguillon aux crimes, et un chemin au désespoir. Les autres divertissements sont des jeux en quelque façon, celui-ci n'est qu'une affliction tout pure. Et ne te flatte point sur les bons succès que tu y as eu par le passé, c'est un présage de ton malheur. Il n'y a point-là d'événements heureux, tous sont mauvais et infortunés. En effet, celui qui perd reste affligé, celui qui gagne reste allé hé pour tomber en de nouvelles embûches, Une prospérité présente a souvent été le présage d'une disgrâce à venir. Et cette peste a ses attraits. Si tous ceux qui jouent à trois dés perdaient, personne ne jouerait jamais. Maintenant quelques-uns gagnent, mais ce gain est une arrhe de leur perte. Si tu as joué et gagné, voilà qui va bien, pourvu que tu ne retournes pas au champ du combat. Combien qu'il n'y en ait point de plus uni, il n'y en a point où la fortune roule avec plus d'inconstance. Ainsi ayant une fois gagné au jeu, tu joueras encore et perdras. Au reste, on te prendra de tous côtés de ce que tu auras gagné et on te fera mille emprunts ; mais nul ne te rendra ce que tu auras perdu. Outre que s'il fallait exactement regarder la justice, ce que tu gagnes n'est pas proprement à toi, mais ce que tu perds, cesse d'être à toi, quoiqu'il ne soit pas légitimement à un autre. Il y a beaucoup de motifs qui retireraient un esprit sain de ces occupations d'enfant, si l'avarice ne vous poussait avec l'impétuosité de l'âge. Mais si tu as fait quelque gain, sache que tu as emprunté à grosse usure d'un créancier impitoyable; il te faudra faire restitution au jeu même de ce que tu as pris du jeu, encore faudra-t-il y mettre du tien. Et quand bien personne ne te le redemanderait, ton profit s'évanouira de lui-même et tu cesseras d'être heureux, quand te ne seras plus endormi. C'est en vain que tu dis que le jeu t'a enrichi. Il n'y a point d'argent qui soit stable, sa rondeur même le rend mobile et roulant, mais celui, qui vient du jeu de dés, est encore plus difficile à tenir. Le jeu ne donne rien, principalement à tes familiers; il leur prête et il leur ôte ce qu'il lui plaît et est un ennemi d'autant plus dangereux qu'il avait paru favorable. En effet, la perte n'est jamais plus sensible à personne qu'à celui qu goûte son amertume, après avoir commencé à goûter la douceur du gain. Ainsi la joie qu'on tire du profit du jeu, est comme si on se réjouissait d'avoir avalé quelque poison agréable. L'un et l'autre se feront bientôt sentir, et pénétreront dans les veines. Davantage quand tu te plais au jeu, ne crois pas qu'il soit toujours indifférent, étant bien souvent criminel. Voire j'ose dire que la délectation du péché est pire que le péché même. Il est des personnes qui faillent comme forcées presque par une mauvaise habitude et qui bien loin de se réjouir d'avoir péché s'en affligent et voudraient bien ne l'avoir pas fait, s'il était possible. Nous en avons vu quelques-uns sentir comme une glace de regret et de repentance parmi les flammes de la volupté et pour ainsi dire vouloir et ne vouloir pas, quoiqu'ils fussent emportés au plus mauvais parti par la violence de l'accoutumance au mal. On peut donc espérer raisonnablement qu'ils pourront se réduire au bon chemin, après s'être défaits de cette mauvaise habitude. Mais reste-t-il la moindre espérance au sujet de ceux qui bien loin de rougir ou de s'affliger du péché s'en jouent voire en triomphent comme de la plus belle chose du monde. Mais j'espère que le plaisir que tu prends au jeu ne durera pas toujours, vu qu'il ne saurait durer longtemps. On voit que l'état des villes les mieux fondées n'est pas permanent et tu penses que des sujets roulants puissent être stables ? Tes dés s'enfuiront et changeront ta joie en larmes, encore peut-on dire qu'ils rouleront plus mal pour toi, qu'ils ne faisaient auparavant, car au lieu qu'ils te causaient une vaine satisfaction, ils te produiront de vrais déplaisirs. Il est vrai qu'à bien prendre la nature du jeu, je te crois déjà misérable lorsque tu crois être le plus content. C'est une funeste délectation et qui paraîtra malséante à toute autre qu'à une âme corrompue ; et c'est par là que tu peux voir ta propre honte. En effet, est-il d'honnête homme ou plutôt est-il d'homme qui puisse se plaire à un divertissement plein de malice et d'impiété, à moins de dépouiller tous les sentiments humains? En effet, c'est là qu'il ne paraît rien d'humain que le visage, encore peut-on dire qu'il ne l'est plus, après que la colère et la mélancolie l'ont offusqué ou qu'il est défiguré par des cris ou plutôt par des hurlements qui tiennent de la bête farouche. C'est là qu'on ne voit ni bienséance dans les moeurs ni modestie dans les paroles ni d'amour envers les hommes ni de respect envers Dieu, mais des haines et des querelles, des fraudes et des parjures, des larcins et des plaies, enfin des homicides fort ordinaires. La témérité des hommes ne peut rien inventer de plus offensant contre la divinité que ces horribles blasphèmes de son saint nom, dont le jeu malheureux abonde plus que toutes les autres boutiques des crimes. Si la honte y fait garder le silence à quelques-uns, il n'y a qu'eux qui sachent ce qu'ils disent de la bouche du coeur, quand ils regardent si souvent en haut pour détourner d'eux la malédiction qui va tomber sur les têtes des autres. Qui est donc l'homme véritablement raisonnable, qui puisse, je ne dirai pas exercer mais regarder seulement ce jeu et qui voyant un si vilain spectacle ne s'enfuie avec déplaisir d'avoir vu un si honteux divertissement? Nonobstant cela, tu me dis que le jeu ne te saurait rebuter. Sur quoi prends garde que les maladies des Crétois ne soient tombées sur ta tête, à savoir de se plaire à une mauvaise habitude, ce mot est bientôt dit, mais l'événement en est bien dangereux et bien proche d'une ruine entière. ll faut quitter pour une bonne fois ces satisfactions déshonnêtes, sinon pour l'amour de la vertu, du moins pour le soin de la réputation et de la honte. En effet il n'y a point d'exercice dans la vie des hommes où les moeurs et les vices des personnes se découvrent si manifestement qu'en celui dont je parle. Tu as vu des gens, qui fussent allés gaiement au combat, qui tremblaient au jeu et attendaient avec larmes un coup favorable. D'autres qui, étant ailleurs magnanimes et généreux, se mettaient là en grosse colère pour peu d'argent ou faisaient de honteuses soumissions. Que de vaillants hommes ont fait là de choses pour quatre ou cinq écus qu'ils n'eussent pas faites ailleurs pour un grand trésor. En effet, c'est-là proprement l'empire de tous les vices, principalement de l'avarice et de la colère. Ne te souvient-il pas qu'Ovide, dans ce livre où il enseigne à la vérité un art déshonnête et superflu, mais où il ne laisse pas d'entremêler quelquefois beaucoup de choses profitables, donne avis aux maîtresses de s'abstenir de toute sorte de jeu, pour cacher les défauts de l'âme, de peur qu'elles ne choquent les yeux de leurs galants, s'ils viennent à découvrir leur mauvaise humeur ou leur convoitise. Or cet avis est encore plus necéssaire aux hommes, afin qu'ils n'offensent pas la vue, je ne dirai pas seulement des créatures miais de Dieu même, qui voit tout et qui aime également les bonnes moeurs et les bonnes âmes. Fuis donc l'oisiveté et l'avarice du jeu. Souviens-toi que dans un champ honteux la victoire ne peut-être que dommageable, comme la joie qui en vient n'est qu'une pure vanité: Pour moi je pense que c'est quelque monstre d'enfer qui a inventé le jeu, car ceux qui ne le savent pas servent de risée et de dupes par leur perte, et ceux qui l'entendent causent de l'étonnement en ce que leur gain ne profite point. En effet, c'est un miracle, que le proverbe a publié et que l'expérience journalière confirme, que tous les maîtres joueurs sont pauvres et presque tous nus. Le bien ne suit pas volontiers des gens qui apprennent à le mettre en mauvais usage.