[30,0] Entretiens familiers de Pétrarque Sur la bonne et mauvaise fortune ou L'Art de vivre heureux. CHAPITRE 30 : Des Spectacles, du Cirque, du Théâtre et de l'Amphithéâtre. [30,1] Ce n'est pas la Comédie seule qui te charme, tu te plais encore à toutes sortes de spectacles. Est-ce au Cirque ou au Théâtre qui sont deux lieux notoirement contraires aux bonnes moeurs et où nul méchant ne peut aller qu'il n'en revienne méchant à l'extrémité ? Car pour les gens de bien le chemin leur en est inconnu ou, si, par hasard, ils y vont sans y songer, ils ne manqueront pas de se sentir de la contagion. Quant au Cirque et à l'Amphithéâtre, je puis te dire que tous les autres plaisirs ont quelque chose de vain et de déshonnête mais celui-ci a l'un et l'autre et, outre cela, la barbarie et l'inhumanité qui est indigne d'une bonne âme. Et ne crois pas ta manie excusable parce que les Romains, qui étaient comme la fleur des hommes, ont pris autrefois de pareils divertissements et des délectations effroyables. Car, à juger sainement des choses, une ville d'ailleurs très abondante en biens et en illustres examples, n'a rien eu de plus repréhensible ni de plus vilain que la barbarie des guerres civiles d'un côté et, de l'autre, la fureur des jeux, comme si ce n'eut pas été assez de tant de sang répandu à la guerre et dans les maisons mais qu'il fallut encore avoir une paix cruelle et des voluptés toutes sanglantes. [30,2] Le Théâtre n'était pas plus honnête que le Cirque, on y voyait pourtant courir avec assiduité, non seulement le peuple, mais le Sénat et les maîtres même du monde, je veux dire les Empereurs. Ainsi ceux qui devaient servir de miroir et de spectacles aux autres hommes se laissainer prendre aux spectacles. Je te dirai ici une chose étrange mais fort connue. Cette fureur de Théâtre avait tellement obsédé les esprits de toute le monde que, non seulement, elle faiait sortir du Palais les femmes ou les filles des Césars, mais encore, elle produisait en public les Vierges Vestales. Il n'y avait rien de plus exact que leur pudicité, rien de plus tendre que leur réputation, ni rien de plus retiré que leur solitude jusques là que leurs moindes mouvements, la moindre afféterie, le mondre mot dissolu qu'elles disaient paraissait digne de censure et de supplice. Et toutefois un Prince, qui n'était pas du commun, mais le meilleur et le plus grand de tous les Princes, leur donna place au Théâtre comme aux personnes profanes. La faute n'est pas moindre de ce que les grands faillent, au contraire, elle en est plus grande et plus visible. [30,3] Mais à parler en général, quand tu te plais à voir les divertissements de la scène, tu t'amuses à une chose qui ne se peut honnêtement représenter ni regrader honnêtement : bref, il est mal aisé de dire si l'acteur est plus infâme que le spectateur et si le Théâtre est plus honteux que le parterre et les loges. Encore peut-on dire que la pauvreté conduit quelquefois des personnes au premier, au lieu que la vanité conduit régulièrement aux autres. En toutes sortes de crimes, il importe beaucoup de considérer si quelqu'un pèche par incommodité ou par plaisir, par faiblesse ou par superbe. [30,4] Quant à la satisfaction que tu peux tirer des jeux de l'Amphithéâtre, c'est un contentement dangereux en toutes façons et aussi dommageable au public qu'aux particuliers. Ce que tu comprendras facilement, si tu veux considérer par le cours des Histoires combien le commencement et le progrès de ce cruel plaisir a coûté d'extraordinaire dépense à l'épargne, de soins aux grands, qui ont été piqué de cette fureur, et de travail au peuple qui a pensé s'y divertir. Il est mal aisé d'entrer dans le détail de tant de vains sujets et superflu de représenter des choses si connues : Mille paires de gladiateurs commis à la fois entre eux, qui pourraient suffire non seulement à un jeu mais à un juste combat ; des troupeaux d'éléphants, de tigres, de lions et de léopards, de chevaux et d'ânes sauvages, bref d'animaux de toutes sortes, envoyés de tous les endrois du monde ; la chasse et toutes les forêts de toutes les nations et ayant servi et payé tribut à l'Amphithéâtre de Rome. [30,5] Ajoute à cela le luxe magnifique de bâtir, qui n'yant pas eu d'exemple, ne manque pas d'imitation ; les colonnes de marbre portées par mer ou par terre pour l'usage des jeux et travaillés par les plus fameux ouvriers, avec des chapiteaux tous couverts d'or. Le premier introducteur de ce luxe ce fut Scaurus, celui qui êtant édile, au lieu de faire une simple scène qui pouvait se dresser en peu de jours avec un peu de bois et de cordes, pour la satisfaction du peuple qui se contente de peu, fit élever trois cent soixante monstrueuses colonnes et acheva un ouvrage le plus grand de tous ceux qui ont jamis été faits de la main d'homme, non seulement pour durer un peu de temps, mais encore pour un dessein d'éternité. Ce qui donna sujet au monde de dire véritablement "qu'il avait premièrement banni ses concitoyens par une grave proscription et qu'après, par une charge pleine de légereté, il avait chassé les bonnes moeurs de la ville, ayant causé la perte de beaucoup de temps à un peuple oisif et beaucoup de folles dépenses à la République". [30,6] Comme il fut l'auteur de cette manie, il en fut aussi l'exemplaire. Mais ce qui est étrange, sa fureur fut encore surpassée par ceux qui suivirent depuis. Et de là vient qu'il faut confesser que pour le nombre et pour la merveille des grands ouvrages il n'y avait rien à admirer dans tout le monde que Rome. L'Histoire le remarque aussi. On pénétra les entrailles de la terre, on perça des rochers, on en déterra d'autres, on fit remonter des rivières, on réduisit les plus larges dans des canaux étroits, la mer dans sa colère fut enfermée ou repoussée par des digues, on suspendit des montagnes et on s'efforça même de changer le lit de l'Océan. Enfin, on donna une ample ouverture à la folie de la postérité et on voit remplir dans les personens d'aujourd'hui les espérances de leurs aieux qui était que le luxe ne manquerait jamais dans le monde. [30,7] Or, afin que le mal soit dans son comble, de dommage public est suivi de la misère des particuliers qui, poussés du désir de voir et s'oubliant cependant de gagner leur vie, ne sentent point couler les journées et ne regardent pas une pauvreté armée de tous ses fléaux qui les poursuit par derrière. C'est ainsi que par un retour réciproque la ruine des particuliers se change en publique et la publique entraîne celle des particuliers. Les moeurs ne souffrent pas moins de perte que les biens temporels en un lieu où l'on apprend l'infamie et où l'on désapprend l'humanité. C'est pourquoi Romulus le premier de vos Rois vous donna dès le commencement un présage fatal de ce que vous deviez attendre des spectacles lorsqu'il surprit par leur moyen la rigoureuse pudicité des Sabines, quoique l'honneur du mariage couvrit en quelque façon la honte de cet affront. Mais une pareille conjoncture a servi depuis de chemin à plusieurs, non pas au mariage légitime, mais à la fornication et à un licencieux débordement. [30,8] Car, après tout, je veux que tu croies que la pudicité a été souvent terrassée et toujours bien ébranlée par de semblables spectacles. Et pour ne point ici parler des hommes dont les crimes sont venus à cette fureur qu'ils se glorifient presque de l'adultère, plusieurs femmes y ont perdu leur réputation voire leur pudeur ; beauoup d'entre elles s'en sont revenues impudiques à la maison, d'autres, bien tentées, mais pas une n'en est revenue plus chaste. Et afin qu'aucune infortune ne manque à ces malheureux divertissements, on peut juger de la ruine qui s'y fait des corps, non seulement par le meurtre des particuliers, mais par le carnage des peuples entiers. C'est ce qu'on peut observer encore par le rire qui se change sitôt en gémissements, par les fréquentes funérailles qu'on voit faire au sortir du Théâtre et par les compagnies de pleureurs qu'on voit mêlés parmi les danses des victorieux. [30,9] Tu as ouï dire que ce Curion qui, durant les guerres civiles, mourut en Afrique pour le parti de César, voulant surpasser Scaurus en industrie, puisqu'il ne pouvait l'égaler en richesse, ne fit pas faire un Théâtre de marbre comme lui mais il en dressa un de bois qui était pourtant double et comme tenant en l'air. Avec cette machine il suspendit ce peuple vainqueur des nations qui se laissait vaincre par des jeux et applaudissaient à ses propres dangers. En effet, ceux qui riaient et se pâmaient d'étonnement au dedans, servaient au dehors d'un grand sujet de risée et d'admiration à ceux qui les regardaient. Après cela, faut-il s'étonner qu'un homme, qui, par l'objet d'une légère et courte satisfaction de la vue, roula tant de milliers de citoyens par un spectacle mobile, ait pu tourner à sa volonté l'esprit d'un seul homme mais illustre banni par l'espérance d'un empire ? Quelqu'un pourra me dire ici que personne ne mourut en cette occasion mais tout le monde y pouvait mourir et, en d'autres conjonctures moins dangereuses, il s'est perdu une infinité de personnes. [30,10] Et pour ne pas parler ici des ruines modernes, non plus que des anciennes, qui ont fait trouver à plusieurs leur mort et leur cercueil en même temps et en même endroit, tu peux te ressouvenir que sous l'empire de Tibère vingt mille hommes furent écrasés par la chute d'un amphithéâtre durant une fameuse représentation qui se faisait dans la ville de Fidènes. Voilà les fruits des spectacles, voilà leurs issues. Mais pour combattre ta fureur par la raison aussi bien que par l'expérience, tu te laisses emporter en t'y amusant ou a de feintes amours ou à des haines véritables. L'un est indigne d'un esprit mâle et l'autre de l'homme. [30,11] Quelle inhumanité de regarder qui reçoit avec plus de joie le coup mortel dans le gosier, qui verse le plus de sang et avec le plus de chaleur, qui pâtit le moins à la vue de la mort ! que vous sert-il, ô mortels, d'aller à l'école de la cruauté ? vous n'avez que faire de maîtres, vous n'êtes que trop suscpetibles du mal car votre naturel vous l'enseigne. Vous apprenez de vous-même à la maison bien plus qu'il ne faut. Que sera-ce donc si les artisans des crimes et le peuple, ce grand maître des erreurs, achèvent des esprits ainsi disposés ? Les spectacles ont appris la barbarie à plusieurs que la nature avait produits débonnaires. L'esprit de l'homme a plus besoin de frein que d'éperon : à peine se teiendra-t-il si on le laisse en la disposition de lui-même, mai, si on le pousse, il tombera dans le précipice. Il entre beaucoup de mal par les oreilles mais il en entre davantage par les yeux. C'est par ces fenêtres qui sont toujours ouvertes que la mort se jette en l'âme. Rien ne s'attache si fort à la mémoire que ce qui vient par la vue. Ce qui s'entend passe facilement mais les images des choses qu'on a aperçues demeurent. Et, toutefois, elles ne s'ingèrent ou bien c'est rarement qu'à ceux qui le veulent bien et s'en vont, si l'on veut, plus vite qu'elles ne viennent. [30,12] A quoi songes-tu donc, pourquoi te laisses-tu emporter à une joie d'une heure qui te fera toujours pleurer ? Pourquoi veux-tu voir une fois ce qui te fera repentir mille fois après l'avoir vu ? Est-ce là un bel objet qu'un homme égorgé ou déchiré par les dents ou par les ongles des bêtes féroces ? Au contraire, cette représentation et d'autres semblables ne peuvent-elles pas te troubler pendant la veille et t'effrayer durant le sommeil ? Je ne sais ce que vous pouvez trouver de doux ou plutôt ce que vous ne trouvez pas d'aimer en ces choses et je ne vois point en vous une plus grande marque de folie qu'en ce que journellement une douceur pleine de fiel et un plaisir désagréable vous précipitent à la mort par de malheureux attraits et par une létargie comme infernale. Vous n'avez quasi qu'une loi pour toutes choses. Tout ce que vous désirez, tout ce que vous entreprenez, tout ce que vous faites, c'est contre vous-même.