[23,0] Entretiens familiers de Pétrarque Sur la bonne et mauvaise fortune ou L'Art de vivre heureux. CHAPITRE 23 : Des filles coquettes. [23,1] Tu n'es pas le seul qui trouves ta fille coquette et trop délicate. On dit que César Auguste avait accoutumé de dire qu'il avait deux filles douillettes mais qu'il lui fallait pourtant supporter à savoir la République et Julie et que celle-ci encore avait une humeur gaie presque jusqu'à une galanterie effrontée mais qu'elle était encore exempte de crime. Toutefois ce sage prince se trompait au sentiment qu'il avait de l'une et de l'autre. Car outre que la république, ayant dégénéré de cette antique vertu d'autrefois, commençait de se prostituer aux vices; sa fille n'était pas seulement coquette et pleine de luxe mais encore noircie par des opprobres qui n'étaient inconnus qu'à son père et qui éclatèrent enfin, quoiqu'un peu tard, aux yeux de toute la cour de Rome. Néanmoins, à le prendre de la sorte, une fille peut être chaste et délicate tout ensemble mais en avouant une vérité si chatouilleuse, on ne me peut aussi nier que le luxe et les délices ne soient le plus court chemin et le plus facile vers l'impudicité même. [23,2] C'est pourquoi, si ta fille commence à aimer la galanterie, pourvois aux commencements. On arrache ce qui est dur avec le fer et avec les doigts ce qui est tendre. Qui veut acquérir une bonne habitude ou l'imprimer à une autre personne, doit commencer dès les premières anées. On manie et fléchit bien aisément un sujet mol et que la nature même rend souple. D'ailleurs, afin que ta fille ne soit pas coquette, ôte lui les mets délicats, les habits fins et magnifiques, les collets et les galands, les bagues et les bracelets, bref tout cet autre attirail qui peut la porter à se complaire en soi-même ou à plaire aux autres. Accoutume-la au ménage, à l'aiguille, à la quenouille et à toutes les occupations qui peuevent un peu endurcir des mains si belles. ´Écarte-la des spectacles, des bals, des comédies et du concours du grand monde. Fais-lui garder la maison même les jours de fêtes et ne laisse aucun temps aux pensées extravagantes et détachées qu'elle pourrait concevoir, parce que l'amour vient de l'oisiveté ou plutôt c'est l'occupation c'est l'occupation tendue des personnes fainéantes. Un emploi assidu, le trvail, un habit négligé, la maigre chère, la retraite, un attachement fixe à quelque dessein ; outre cela, un témoin cher et vénérable, de fréquentes remontrances, de douces menaces et sévères, si l'occasion les exige telles, ce sont là les serrures et les verroux d'une chasteté retenue contre une impudicité effrontée, qui peuvent empêcher l'entrée des mauvaises pensées dans une âme oiseuse et les chsser, si elles y sont entrées. [23,3] Que si ta fille est lascive, suis le conseil de l'Ecclésiastique : "Redouble la garde d'une fille amoureuse de peur qu'un jour elle ne te mette en opprobre devant le monde, faute de l'avoir assez observée" (Ecclésiaiste, 42). Or, bien que le mal dont tu me parles soit quasi le plus funeste qu'un homme puisse souffrir, tu as pourtant de quoi te consoler dans ton affliction pourvu que tu n'omettes rien de ce que requiert le devoir d'un père. En effet, le regret t'en peut toucher mais non pas la honte ou le crime. Car il est fort difficile d'arrêter une humeur qui penche vers la lubricité voir c'est une chose impossible à l'homme si dieu même n'y met la main. Et certes l'impétuosité qui l'emporte est si véhémente que c'est en vain que les parents, que les frères et qu'un mari même s'efforce d'y résister. Or il ne faut pas s'en étonner puisque les saints oracles disent "On ne saurait garder la continence si dieur ne la donne" (Sagesse de Salomon, 8). Et, afin que l'impudicité ne prenne pas son excuse sur cette impuissance de la nature, dieu confère ce don aux personnes qui le demandent avec une foi religieuse, qui font tout ce qui est de leur pouvoir pour bien faire et qui sachent reconnaître d'où vient une si rare faveur, qui estiment comme il faut la grâce et l'auteur qui la distribue. Après tout, si ta fille est adultère, puisqu'elle est mariée, tu as un gendre qui prend part à ta douleur et César Auguste même, tant pour compagnon d'ignominie que pour exemple de vengeance.