[22,0] Entretiens familiers de Pétrarque Sur la bonne et mauvaise fortune ou L'Art de vivre heureux. CHAPITRE 22 : Des senteurs et des parfums. [22,1] Tu ne te contentes pas d'aimer le luxe dans les habits, tu l'aime encore dans les senteurs. Mais comme elles servent principalement au vivre ou aux vêtements, en voyant la vanité des uns, tu as pu voir celle des autres. Au reste, des odeurs les uns aiguisent la gourmandise et les autres la lubricité et il est bien évident qu'un appétit véhément de cette sorte de choses est une marque d'incontinence. Il est d'autres senteurs qu'on ne recherche que pour elles-mêmes et, si le plaisir qu'on y prend n'est pas une infamie, c'est à toute le moins une vanité. De là vient que l'odeur des mixtions dont les femmes se servent, ou celle des viandes, est bien plus déshonnête que celle des fleurs ou des fruits. Après tout, c'est toute une même chose des plaisirs du flair que de ceux de la vue. Si tu as jamais appris la morale, tu ne peux ignorer ce que je dis. Aussi ne te l'enseignai-je pas mais je t'en rafraîchis la mémoire, afin que tu reconnaisses que tous ces plaisirs sont ou honteux ou frivoles. [22,2] Veux-tu aimer avec honneur et avec profit une bonne odeur, aime celle de la bonne réputation, qui est fort douce, comme celle de la mauvaise se répand plus loin et avec plus d'infection, que ne fait celle des aromates qu'on casse ou du soufre qu'on brûle. Ce ne sont pas les narines qui jugent de cette sorte d'odeur c'est l'esprit même. Enfin, si tu obéis aux sens et n'aspires qu'à la volupté, ton dessein est vain ou messéant. Si ta procédure vient du soin que tu as pour ta santé, elle est excusable pourvu que tu y apportes la modération qui est l'assaisonnement de toutes choses. J'avour qu'une douce odeur peut fortifier le coeur et le cerveau mais il faut appliquer à tout cette courte mais excellente maxime "que rien n'est bon dans l'excès" (Hygin, Fables, 221, l. 4). [22,3] En ce sujet même, comme en d'autres choses, la diversité des goûts est grande non seuelement d'homme à homme mais encore de nation à nation. Si ce que beaucoup de grands auteurs n'osent nier est véritable, il se trouve un certain peuple près de la source du Gange qui ne mange jamais rien mais se nourrit de l'odeur d'un fruit sauvage, de telle sorte que ceux qui vont en voyage ne portent que de ce fruit vital et sont si ennemis de la puanteur que, comme la bonne odeur les entretient en vie, la mauvaise les tue infailliblement. Certes, c'est une complexion bien délicate qui subsiste et qui périt de la sorte. [22,4] Quoiqu'il en soit, il est assuré pour le moins que toutes les nations tournées vers l'Orient et ramollies par la douceur de l'aire qu'elles y respirent, comme elles négligent fort le manger, elles ont un appétit famélique pour les parfums. Et c'est de là que cette curiosité des Asiatiques est venue en Europe. Les Assyriens, les Arabes et les Sabéens, après avoir été domptés par vos armes, vous ont domptés par leurs senteurs et par leurs onguents. Il est vrai que l'austère et invincible sobriété de vos pères y apporta tant de résistance que l'an cinq cents soixante cinq après la fondation de la ville, les censeurs firent un édit solennel portant défense à toutes sortes de personnes de porter à Rome aucun baume étranger. Mais peu de temps après, comme les vices modernes rompent facilement les bons règlements de nos pères, le luxe victorieux pénétra jusque dans le sénat qui avait été l'auteur de l'édit. [22,5] Je te dirai encore sur la passion que tu as de sentir bon que ces odeurs étrangères et tout cet art d'être bien parfumé sont une marque qu'on sent mal naturellement et un signe évident des défauts cachés ; c'est pour cela qu'ils choquent les sens d'un coeur généreux quand ce ne serait qu'afin qu'il se rebutte d'un soin indigne, je ne dirai pas seulement d'un homme, mais d'une honnête femme. Tu peux te ressouvenir de ce jeune fou, qui, s'étant bien poudré et bien musqué pour se présenter devant l'empereur Vespasien, à qui il avait à rendre des remerciements pour une lieutenance qu'il en avait reçue, fut fort bien étonné lorsque ce prince, s'effarouchant à l'abord de cette senteur, lui dit en colère "j'aimerais mieux que tu eusses senti l'ail" (Suétone, Vie de Vespasien, VIII, 4) et renvoya ce beau muguet sans aucune charge mais avec une verte réprimande, après avoir rompu ou fait révoquer les provisions de sa charge. Par où l'on peut voir que de semblables senteurs étant toujours déshonnêtes sont quelque fois aussi dommageables, principalement où il se trouve un censeur des moeurs qui ait une mâle gravité pour châtier les efféminés. [22,6] J'ajoute qu'elles ont souvent été dangereuses à des personnes qui, d'ailleurs, eussent pu être en sécurité. Tu sais comment Plantius, ce fameux sénateur, s'étant caché par la crainte de la mort dans une grotte près de Salerne, au temps que les Triumvirs firent cette étrange proscription qui abattit tant de têtes, il fut découvert par l'odeur d'un parfum qui, ayant causé sa perte, servit depuis d'excuse à la cruauté de ceux qui le poursuivaient. Et véritablement, qui n'eut jugé que celui, qui dans un état si déplorable de la république et dans un si grand péril personnel sentait encore bon, avait été justement massacré ? [22,7] Je conclus par ces exemples que, si tu t'es accoutumé aux parfums, tu dois t'en désaccoutumer, si tu veux suivre mon conseil. En effet, il est plus honteux de s'être adonné aux artificiels qu'aux naturels. Tout ce qui est déshonête est d'autant plus vilain, qu'il est fait avec plus d'industrie. L'art est l'ornement de l'honnêteté et le comble de l'infamie. Ajoute à cela que l'amour des senteurs est plus messéant aujourd'hui qu'il n'était jadis. Car bien que Rome, comme j'ai dit, et Lacédémone, qu'on pourrait presque appeller la Rome des Grecs, s'opposèrent avec des moeurs et des édits de fer à cette contagion qui venait d'Asie comme si c'eût été une armée d'ennemis , à la fin, toutefois, le gros des parfums et des vices trompa les gardes par une molle délicatesse et passant en Europe y vainquit les plus généreuses nations du monde. [22,8] Et parce qu'il serait trop long d'en produire beaucoup d'exemples, tu peux juger des autres par celui d'un des plus austères et de splus laborieux personnages de la terre dont la dureté ne laissa pas de se ramollir. Je parle d'Hannibal, qui, ayant été invincible et toujours barbare dans la chaleur de la guerre, se parfuma enfin avec ses troupes effroyables qui ne semblaient rien tenir de l'humanité. Les parfums sont bien pénétrants mais les vices le sont encore davantage. Ainsi un chef et des soldats énervés et efféminés, dont les commencements avaient été si étonnants, eurent une issue telle qu'ils la méritaient, c'est à dire fort honteuse. Vous devrez toujours beaucoup aux vertus de Scipion, mais vous serez aussi redevables en quelque façon aux parfums d'Hannibal. Il eut été bon pour lui de s'en passer mais il a été meilleur pour vous qu'il s'en soit servi. [22,9] Depuis cette mode de se parfumer s'est tellement autorisée dans les autres siècles qu'on ne peut lire sans peine et sans admiration ce qui en est écrit dans les auteurs sacrés aussi bien que dans les auteurs profanes. Il suffit de dire à ce propos que l'onguent est arrivé jusqu'au pied du fils du Très-Haut qui l'a souffert quoiqu'il fut venu pour étouffer toute la mollesse des âmes, tous les chatouillements des voluptés, non pas qu'il se plut au parfum mais parce qu'il agréait les larmes et la pieté de celel qui lui en faisait offrande. Cet usage, pourtant, s'est insensiblement écoulé et quoique votre siècle soit inférieur en beaucoup de choses à la gloire des autres, il a pourtant cet avantage sur eux qu'il estime moins les onguents de telle sorte que ceux qui se piquent de parfums ne sont pas touchés d'un vice commun au temps mais particulier à leur personne. [22,10] Je t'avoue qu'il est impossible que les choses qui sont délectables de leur nature n'attirent et ne recréent l'âme per leur présence. Le sage hébreu a dit que l'onguent et les odeurs différentes réjouissent le coeur, quoiqu'à mon avis l'onguent cause plutôt du dégoût que du plaisir. Quant aux odeurs, s'il y a du contentement, j'estime qu'il le faut prendre par le mépris et par l'oubli de celles qui sont passées et par l'usage modéré des présentes. Mais d'y apporter de l'affectation, ce serait t'avouer tacitement esclave des dernières et des plus viles choses du monde. Enfin, après l'exclusion que je donne à toutes les senteurs messéantes, comme à tout ce qui peut efféminer un esprit, je suis pour le reste de l'avis de Saint Augustin, qui dit, parlant des odeurs "je ne m'en mets point en peine, je ne les cherche point, quand elles manquent ni ne les refuse alors qu'elles se présentent, quoique je sois toujours en disposition de m'en passer absolument" (Saint Augustin, Confessions, X, 32). Fais comme lui, si tu ne veux que les bonnes senteurs te causent un mauvais renom et si tu ne veux te rendre insupportable par une galanterie odieuse.