[18,0] XVIII. DES IMPERFECTIONS DES FEMMES. [18,1] Tu n'es pas seulement injuste en la plupart de tes plaintes, mais encore fort bizarre. Je t'ai vu autrefois en peine pour la perte d'une femme et maintenant tu te plains de la trop longue vie d'une autre. Ton esprit est impatient parce quelle est insupportable. Mais au lieu de compatir à sa faiblesse, sache que je m'irrite contre ton imprudence; on te petit. pardonner la première faute, ou en avoir quelque sorte de pitié, mais certes tes amis mêmes doivent avoir de la haine pour la seconde. Celui qui n'est pas suffisamment châtié par une femme est digne d'être mari de plusieurs. Au reste ne te flatte point pour te consoler et n'ajoute pas l'indiscrétion à ta misère. Tu pourrais en d'autres sujets rapporter ton malheur à la fortune mais dans l'état où tu es tu te plains d'un mal que tu t'es fait à toi-même. Accuse ta mauvaise élection avant que d'accuser l'humeur fâcheuse d'une coquette ; je sais bien qu'elle te dit des injures, mais attendais-tu des bénédictions d'une mégère ? Tu n'as qu'à allumer de la paille et à casser les tuiles, car pour le reste la fortune y a pourvu, la fumée, une gouttière et une femme ne te manqueront jamais pour te chasser de ta maison. [18,2] Mais tu me diras que ta femme n'est pas seulement extravagante, mais infidèle. Je te confesse que ce danger est d'autant plus grand qu'il est domestique. Ce fut une femme qui fit mourir Agamemnon, quoiqu'on le crut immortel. Scipion, après avoir dompté l'Afrique, fut vaincu par une femme. Pour ne pas parler ici d'Amphiaraüs, de Deiphobus, de Samson même et de tant d'autres qui sont tombés entre les mains des femmes, après avoir évité toutes les surprises des hommes. J'en pourrais compter plusieurs si leur nombre presque infini ne m'en détournait mais ceux-là sont innombrables que les femmes ne laissent pas vivre bienqu'elles ne les contraignent pas de mourir. J'ai toutefois tort d'aigrir ton mal au lieu de te donner un remède. D'autres te diraient de punir ta femme et de la réduire au bien en corrigeant toutes ses mauvaises inclinations. Ils voudraient que tu ne prisses point d'autre soin que de la reprendre à toute heure, pour moi je ne nie pas que tu ne la doive châtier, si le châtiment te semble être plus avantageux que la tolérance. Que s'il ne fait qu'à faroucher ta femme au lieu de la corriger, ton mal ne peut recevoir aucun adoucissement que par une généreuse patience ; tache de faire volontiers ce qu'il te faudrait faire contre ton gré. [18,3] Varron dans une satyre qu'il a faite du devoir du mari et qu'il appelle Ménipée, te donne un conseil aussi court qu'il est efficace. Il dit qu'il faut ou ôter ou tolère les vices d'une femme ; c'est-à-dire qu'il les faut ou corriger ou souffrir. Il ne donne pas seulement cette maxime mais encore il en apporte la raison par ces paroles: "Qui retranche le vice d'une femme, il la rend plus conforme à son humeur, mais celui qui le souffre se rend meilleur". {Aulu-Gelle, Les nuits attiques, I, 17} Cela veut dire, comme d'autres l'interprètent, qu'il faut tolérer les imperfections d'une femme, si on ne les peut pas corriger, et qu'un homme ne perde point son honneur en pratiquant la patience. En effet les vices et les imperfections des femmes ne sont pas si griefs que des crimes. Elles pèchent quelquefois plus par nature que par malice. Ainsi donc si ta femme ne peut pas changer de moeurs, ne change jamais de constance pour endurer et apprends dans ta maison, à l'exemple de Socrate, combien tu dois te comporter au dehors. Et puis qu'il a souffert deux femmes et d'autres, plusieurs, ne succombe pas sous un seul fardeau. Au reste ne pense pas être mal marié parce que tu as une femme fâcheuse. Il n'y a que ceux, qui ne se marient jamais, qui n'en aient point de femmes semblables. L'empereur Hadrien eus été heureux s'il n'eut épousé Sabina, et Auguste, qui fut le plus grand et le plus débonnaire de tous les princes, fut marie à Scribonia pour en avoir du déplaisir et non pas pour en tirer du contentement. Ce n'étaient pas là deux impératrices mais deux mégères. Enfin pour se mettre en repos, ils furent contraints de les répudier. [18,4] Caton le censeur dont la vaillance et la gravité sont si connues qu'elles ont passé en proverbe épousa une certaine Paula, femme violente et impérieuse, qui se faisait d'autant plus respecter de son mari, qu'étant de fort basse extraction, elle pensait s'élever par des procédures insolentes. Par où chacun peut voir que ce n'est ni par la pauvreté, ni par la condition désavantageuse d'une femme mais seulement par la continence qu'on peut éviter les charges du mariage. Un homme sage, qui ne les peut pas fuir, les doit souffrir généreusement ; il ne faut pas qu'il regimbe contre la nécessité ni qu'il se tourmente inutilement en pensant se soulager. Il doit porter volontiers un joug qu'il a pris volontairement et ne pas aigrir son mal en l'adoucissant par des voies illégitimes. Ce fardeau est bien pesant mais puisqu'on ne le peut quitter, il faut s'imaginer qu'il a plus de légèreté que de pesanteur. On s'aide quelquefois en se trompant avec adresse. Enfin si tu as beaucoup à souffrir, tu as beaucoup d'occasions d'acquérir une couronne. Ton inquiétude t'apprend à désirer le repos, à aimer les voyages, et haïr le retour en ton pays. Enfin tu as de quoi employer la voix et la main, les menaces et le bâton. [18,5] Maintenant tu te plains de la stérilité de ta femme après t'être plaint de son extravagance. C'est trouver du mal dans l'unique remède des incommodités du mariage. La.stérilité rend les femmes humbles et officieuses, au lieu que celles qui ont déjà plusieurs enfants passent plutôt pour les maîtresses que pour les épouses de leurs maris. Mais les autres qui n'ont aucun gage de leur fécondité ne trouvent point de consolation que dans leurs larmes, et la solitude fait toute leur conversation. S'il te souvient de l'exemple d'Helcana tu verras changer mon opinion en évidence. Au reste on dit que tu fais des plaintes contre l'impudicité de ta femme, aussi bien que contre sa stérilité. Si l'une de ces plaintes est légitime, l'autre ne peut-être qu'injuste. Il est expédient pour un homme, qui a une femme voluptueuse, qu'il en ait une stérile; ainsi il ne sera pas obligé de nourrir les enfants d'autrui comme s'ils étaient siens, qui est la charge la plus pénible et la plus honteuse de toutes celles du mariage. Certainement si une femme adultère est une grande misère pour un homme, c'est pour lui l'extrémité de la misère quand elle se trouve féconde. Au reste eusses-tu mieux aimé entendre les cris d'une femme en trauail d'enfant, le caquet des nourrices et le bruit d'une famille nombreuse, que de jouir dans le silence d'une très heureuse paix ? La stérilité t'a garanti de toutes ces incommodités pour te donner cet avantage. Enfin, quand tu blâmes ta femme d'être stérile, prends garde que tu ne l'accuses de ton péché, à la façon de plusieurs qui se déchargent de leurs fautes sur autrui. On a vu des femmes qui semblaient être stériles en compagnie d'un homme qui ont eu des enfants après avoir été mariées à un autre. Mais posons le cas que ta femme fut aussi féconde qu'elle est stérile ; sais tu quel enfant elle te produirait et si ce ne serait point un monstre plutôt qu'un homme ? L'accouchement de quelques femmes a rendu la stérilité souhaitable et la fécondité odieuse. L'empire Romain n'eut pas souffert ces prodiges de cruauté, un Caius, un Caligula, un Néron, un Commodus, un Basianus, si Germanicus; si Domitius, si Marc Antonin, si Septimius Seuerus n'eussent. point eu de femmes, ou qu'ils en eussent eu de stériles.