[132,0] CXXXII. DE LA SÉPVLTVRE. [132,1] Quand tu crains de rester après ta mort sans sépulture, portes-tu envie aux oiseaux, aux bêtes féroces, ou aux poissons ? Car si tu crains d'ailleurs pour toi-même, fais mettre un bâton auprès de toi comme un garde fidèle, qui les chassera loin de ton cadavre. Tu crois que je me joue de tes maux, parce que tu sais bien que tu n'auras point lors de sentiment. Pourquoi crains-tu donc ce que tu ne saurais ressentir? ou si tu le ressens, tu n'as qu'à le prouver car d'ensevelir un homme qui a encore du sentiment, c'est se tuer. Pour le reste, si la terre ne te presse pas, tu la presseras, et le ciel te couvrira, en cas qu'elle refuse de te couvrir. Ce bon mot est assez fameux: "Que celui qui n'a point d'urne est couvert du ciel" {Lucain, La Pharsale, VII, 800} et cet autre: "Que la porte d'un sépulcre est fort aisée à supporter", {Virgile, L'Énéide, II, 646} et si aisée, que j'ose dire que c'est la plus facile de toutes. Nous nous pouvons passer de beaucoup de choses durant la vie mais nous pouvons nous passer de tout après la mort, parce qu'en cet état là nous n'aurons besoin de rien. [132,2] Tu crois que de ne pas être enseveli c'est une chose fâcheuse à dire ; mais du moins elle est fort légère à souffrir, et il est bien plus supportable d'être dépouillé d'un sépulcre que d'une saye ou d'une couverte. Quand ce serait un spectacle hideux à voir que d'être sans sépulture, il le serait pour les autres, et nullement pour toi. L'autorité de tous les habiles et la chose même nous apprennent que l'enterrement des morts n'a été institué que pour la considération des vivants. Cela même se peut prouver par la figure des tombeaux, qui, opposant à leurs habitants des pierres rudes et mal polies par le dedans, sont enjolivées au dehors avec beaucoup de dépense par l'industrie des meilleurs ouvriers, faisant paraître des images d'or et de marbre à ceux qui ont la commodité de les regarder. [132,3] Et puis, quand tu te mets en peine de ta sépulture, n'as-tu pas assez affaire de ta besogne sans te mêler de celle d'autrui? C'est à ceux qui y ont intérêt à pourvoir à la honte que tu appréhendes, car tu n'en verras point la difformité. D'ailleurs, si tu restes sans être enterré, Pompée ce grand personnage fut longtemps gisant sans être enseveli, encore peut-on dire qu'il ne le fut jamais, çar au lieu d'être mis sous la terre, il fut ballotté et englouti des flots. Et je ne t'estime pas si fou que tu veuilles croire qu'un sépulcre l'eût, à ton avis, rendu plus heureux, comme Marcus Crassus son collègue ne fut pas malheureux pour n'avoir eu personne qui put ordonner qu'on l'ensevelît. Car pour le reste ils furent presque égaux en leur fin, si ce n'est que la tête de Crassus semblant plus pesante que l'or, fut gardée, comme ce destin appartenait apparemment au plus riche et au plus avare de tous les hommes, mais toujours ce grand chef comme celui de l'autre, servit de risée au bas peuple. Le troisième collègue de ces deux héros n'a pas eu plus de bonheur, quoiqu'il ait été enseveli au sommet d'un fort beau Colosse, d'où l'on voit qu'il regarde au-dessous de soi les plus hauts temples du monde. J'avoue qu'il fut plus heureux en fait de guerre que les autres, mais non pas en sépulture. Une pierre à la vérité peut-être plus belle que l'autre mais non pas plus fortunée. Quelle félicité peut-on trouver dans un marbre insensible, ou dans un corps privé de sentiment qu'il enferme ? Autrement si un sépulcre rendait l'homme heureux, le bonheur de Mausole surpasserait infailliblement celui du reste des hommes. [132,4] Quand bien tu ne serais jamais inhumé, ton sort te serait commun avec plusieurs autres héros, Paulus AEmilius et Claudius Marcellus, ces deux illustres n'eussent point été enterrés, sans qu'ils furent ensevelis par leur capital ennemi, qui leur rendit cet honneur, comme je pense, vaincu qu'il était par l'admiration de leur vertu, et par une certaine honte de sa victoire, plutôt que par quelque espèce de compassion, qui ne pouvait loger dans le cœur impitoyable d'un si brutal adversaire. Et j'estime que cette sépulture même eût déplu aux ensevelis, s'ils en eussent eu quelque pressentiment durant leur vie, et ils eussent mieux aimé rester couchés sur la face de la terre, si la fatalité leur en eût laissé le choix. Cyrus, roi de Perse, demeura pareillement sans être enterré, mais cela ne lui tourna point à déshonneur, non plus que l'outre des Scythes qui l'emportèrent ; ce fut son humeur cruelle qui lui causa de l'infamie, ayant mérité un affront si sensible, et de très sanglants reproches du peuple du monde le plus barbare. [132,5] Mais pourquoi m'arrêtai-je au détail de ces cadavres exposés à nu ? et pourquoi parlai-je en particulier des princes Romains ou des rois étrangers, lesquels ont non seulement été privés de ce dernier honneur du sépulcre, qui est une chose si vaine et si désirée, mais encore déchirés et mis par pièces, leurs membres ayant en suite été dispersés par lambeaux, comme s'il y eût eu de la honte pour eux à garder un corps entier après leur mort, vu principalement que nous pouvons regarder des yeux de l'esprit les carnages des nations entières, qui restent sans être inhumées, et que tout ce grand monde même est, pour ainsi dire, sans sépulture. Il mourut avec ce Cyrus, dont je t'ai parlé, deux cent mille Perses et seize belles légions avec Crassus ; à Cannes, il fut tué plus de quatre-vingt mille hommes tant de citoyens Romains que de leurs alliés; cinquante-cinq mille Africains ou Espagnols, Liguriens ou Gaulois, furent couchés par terre avec le chef même des ennemis, sur la rivière de Metaure. Et à Aix-en-Provence, qui est une ville à laquelle des eaux minérales et Sextius ont donné leur nom, il y demeura deux cent mille Teutons tués sur le champ ; comme près des Alpes sous la conduite de Marius qui vainquit également en deux occasions, cent cinquante mille Cimbres, comme disent quelques-uns, ou du moins soixante mille, comme disent ceux qui en font une plus modeste énumération, demeurèrent sur la place. Et tant de morts défaits en tant d'endroits restèrent sans sépulture. De plus, la fleur du sang d'Italie et comme toute sa vigueur fut répandue à Phillippes où tous les secours des rois et des nations alliées succombèrent pareillement ; et le ciel, qui avait permis leur défaite, voulut aussi que tant de corps ne trouvant point de tombeau engraissassent les Champs Aemoniens et servissent de curée aux vautours et aux bêtes féroces des environs.Tant il est vrai que la providence, qui veut que nous songions à notre mort, ne se met guère en peine que nous songions à notre sépulcre. [132,6] Que dirai-je de la flotte des Carthaginois défaite aux îles AEgates, de celle des Marseillais, ruinée à l'embouchure de leur port, et comme à la vue de leur pays, qui bien que fidèle, ne laissa pas de se voir contrainte de souffrir leur infortune ? Enfin, pour ne pas toujours parler des travaux glorieux des Italiens, quel sépulcre eut la flotte des Athéniens étant engloutie des vagues devant la ville de Syracuse ? Je laisse à part Salamine et Marathon et deux mille Perses qui y furent défaits, quoique d'autres ne se contentent pas d'en doubler le nombre. Je passe sous silence les guerres des Juifs et les combats des Scythes et des Amazones, des Arabes, des Parthes et de Mèdes. Je ne dis rien des victoires qu'Alexandre de Macédoine emporta dans l'Orient, de de ces furieux carnages de tant de peuples désarmés. J'omets encore les ravages de la peste, qui est quelquefois si cruelle, qu'on prend pour un grand devoir de piété d'avoir un peu mis à l'écart le corps mort d'une personne qu'on aimait. Je ne parlerai point non plus des incursions des serpents et des bêtes monstrueuses, par l'effort desquelles quelques espèces d'hommes ont été entièrement consommés, ainsi que Dicéarque, au rapport de Cicéron, nous l'enseigne. Je ne ferai aucune mention des tempêtes et des nausfages ordinaires, car pour ceux qui périssent dans les flammes, tu aurais tort de dire qu'ils aient besoin de bûcher ou faute de tombeau. Je laisserai à part les fureurs domestiques et les discordes intestines, qui ont fait dire que "la guerre civiles peut à peine donner sépulture aux chefs", {Lucain, La Pharsale, IX, 235} ce qui est encore plus vrai de la guerre externe. Je ne particulariserai point la ruine des villes de Troie, de Jérusalem, de Carthage, de Corinthe, de Numance, de Sagonte, et de beaucoup d'autres, où la plupart des habitants furent accablés le la chute des murailles et ainsi ensevelis avec leur patrie. Je laisse enfin les tremblements de terre dont plusieurs personnes, ayant été surprises avec effroi, ont eu pour tombeau tout le ventre de notre commune mère qui est la terre même. Ce mal a été jadis fort fréquent en divers endroits et l'était encore naguère ; mais l'accident le plus remarquable qu'il ait causé se vit en Asie, où l'on dit que douze ville furent englouties en un même jour dans les gouffres effroyables de la terre. J'ai fait une si longue induction pour t'ôter une crainte ridicule en ce que tu appréhendes plus la privation d'un tombeau que la mort même, qui est celle de la vie, et trouves mauvais qu'à l'avenir il manque à un petit corps seul ce que tu sais bien avoir autrefois manqué à tant de milliers de grands capitaines, voire ce qui est plus indigne, à tant de saints personnages. [132,7] Tu me répliques qu'il est bien dur qu'on te refuse un peu de terre pour te couvrir après ta mort. Il n'y a point là de dureté mais tu es bien délicat, puisque tu peux être offensé même lorsque tu ne saurais plus rien sentir. Et puis, quelle indignité trouves-tu en ce refus? La terre t'est-elle due, ou plutôt n'es-tu point dû à la terre ? Il se peut faire qu'on te refusera un peu de terre, mais tu ne saurais être refusé à la terre même. Un tombeau peut t'être ravi par quelque accident ou par la violence d'un ennemi mais ce qui t'a été prédit par la bouche de ton seigneur ne peut être faux, à savoir qu'ainsi que tu viens de la terre, il faut que tu retournes en terre. Si elle ne te couvre pas de son sein, tu la couvriras de ton corps nu, comme je te disais au commencement. D'ailleurs, cela ne t'importera non plus après ta mort, qu'il ne t'importe à présent de savoir où tu as laissé les rognures de tes ongles, les superfluidités de ta tête, qui font les cheveux qu'on t'a coupés tant de fois, ou le sang qu'on t'a tiré durant la fièvre, ou les morceaux des langes et de la robe de ton enfance? [132,8] T'es-tu oublié de cette excellente réponse de Theodore le Cyrénéen, dont parle l'orateur Romain, qui étant menacé du supplice de la croix, comme je pense, par le roi Lysimaque : "Faites", lui dit-il, "ces menaces affreuses à vos courtisans qui sont tous couverts de pourpre, et qui, étant confits en délices, ne sauraient rien supporter de fâcheux. Pour Théodore, il ne se met point en peine, s'il doit mourir couché par terre, ou bien suspendu en l'air". {Cicéron, Les Tusculanes, I, 43} Voilà pourquoi, si la terre ne te reçoit pas dans son sein, elle te soutiendra sur la superficie ; d'un côté les herbes te seront un habillement vert, gai, les fleurs t'embelliront de l'autre, comme un hôte qui leur sera agréable ; d'ailleurs, tu seras arrosé des pluies, échauffé du soleil, rafraichi par la glace, remué par les vents, il sera peut-être plus naturel qu'un corps composé de quatre éléments se résolve en tout autant de principes. [132,9] La pensée de ne point être enseveli te cause encore de l'horreur. S'il y a pourtant de l'horreur en ce sujet, elle consiste en l'opinion, et non pas dans la chose même. En effet, quelques-uns croient que c'est une vilaine sépulture d'être couvert de terre et que la plus belle fin qu'un corps mort puisse faire, c'est d'être consumé par le feu, comme nous savons que c'était l'avis de nos ancêtres. D'autres croient qu'un cadavre est plus noblement traité, quand il est mangé des chiens ou déchiré des bêtes féroces. Enfin les coutumes des nations sont innombrables sur ce sujet et Cicéron reprend Salluste d'en avoir fait une trop exacte recherche. Tu seras peut-être gisant sur la terre nue, celui-là sera couvert d'une pierre informe, celui-ci d'un méchant gazon, un autre flottera sur les vagues qui l'auront englouti, un autre sera pendu à un arbre fatal, secoué des vents, battu de la grêle ou mis en pieces par des corbeaux. Ceux-là mêmes qui sont enterrés avec le plus de magnificence et cachés sous des voiles de pourpre, ne laisseront pas d'être mangé des vers. [132,10] Au reste, quel avantage a un homme qui se trouve couvert d'or et de marbre, pardessus celui qui en pleurant dit chez le poète: "Maintenant, je suis le jouet des flots, et les vents me font rouler sur le rivage" {Virgile, L'Énéide, VI, 362} et qui prie ses amis suivant la coutume de l'erreur publique qu'ils aient soin de l'enterrer ? Tu ne dois pas t'arrêter à ces contes de vieilles, que les plus sages des anciens n'ont pas laissé d'écouter ni t'imagine que les âmes de ceux, qui meurent sans être inhumés, errent cent ans vagabondes sur le bord de la rivière d'Enfer. Un esprit saint et religieux rejette une croyance si superstitieuse, et croit que pourvu que l'âme soit en bon état au partir du corps, celui-ci ne saurait être en mauvaise disposition, soit qu'il reçoive la sépulture, ou qu'il n'en reçoive point, il ne faut pas la mépriser lorsqu'elle arrive, ni la regretter par trop quand elle manque d'arriver. Enfin, au lieu de craindre comme tu fais, de ne pas être inhumé, fais maintenant ce à quoi tu es obligé, et laisse cet autre soin à ceux qui vivront après ta mort. [132,11] Que si tu ne regrettes pas tant de ne point être enterré que de l'être loin du sépulcre de tes pères, on ne te fait pas grand tort en t'ôtant un tombeau en ton pays, pourvu qu'on ne t'ôte pas entièrement ta patrie, et qu'on t'y laisse seulement un pouce de terre. Tu as en cela un avantage que Phocion, un des plus grands hommes de la Grèce, eût pu t'envier: car bien qu'il fut citoyen de la ville d'Athènes et qu'il eût bien mérité de sa patrie, il fut pourtant chassé de ses confins tout mort qu'il était. En quoi l'on ne saurait dire si l'ingratitude ou la cruauté de ses habitants fut la plus étrange. Mais quoiqu'il puisse arriver de ton corps sur la terre, tu reposeras toujours doucement par la meilleure partie de toi-même, et pourvu que ton âme aille dans le sein d'Abraham, ce grand père des fidèles, ne te soucie pas que l'autre soit exclue de celui de la mère commune. En un mot, celui qui possède tout le ciel peur une éternité, se passe bien aisément de la possession temporelle d'un pied de terre. Encore peut-on dire qu'après la mort ce pied de terre nous possède plus véritablement que nous ne le possédons. Qui n'a plus de vie ne saurait plus rien avoir en ce monde qu'une bonne ou mauvaise réputation. Après tout, veux-tu laisser le tombeau le plus magnifique du monde, laisse une mémoire glorieuse de ta vie.