[101,0] DE LA VENGEANCE ET DE LA MORT D'VN ENNEMI. [101,1] Quoique ton ennemi sait tombé entre tes mains, ne pense pas que la providece, qui dispose de la fortune des hommes comme il lui plaît, te permette de te venger à ta volonté; au contraire, elle t'a donné une occasion de t'éprouver toi-même, pour voir si tu es esclave de la colère ou ami de la clémence. Tu ne le saurais reconaître, si tu n'étais maintenant dans un entredeux, qui te laisse dans une libre disposition de te porter à l'une ou à l'autre. Plusieurs croyent être ce qu'ils ne sont pas en effet, mais l'expérience leur fait savoir ce qu'ils sont. Au reste, les bornes de la bienséance sont fort différentes de celles du pouvoir ; il ne faut donc pas regarder ce que tu peux, mais ce que tu dois faire, de peur que si tu veux faire toute ce que tu peux, tu ne juges après qu'il était expédient de ne rien pouvoir. Je sais bien qu'on dit qu'il n'y a rien de si doux que la vengeance ; mais certes il n'y a rien de si amer, et je m'étonne que des hommes raisonnables y trouvent de la douceur. Que s'il y en a, c'est une douceur cruelle et aussi indigne d'un homme, qu'elle est propre à des bêtes et non pas encore de toutes, mais seulement de celles qui ont le plus de férocité, Il n'y a rien de plus conforme à notre nature que la miséricorde et la débonnaireté. Or ces deux perfections n'ont rien de si contraire que la vengeance et tout ce qu'un homme fait par animosité contre un autre, choque ces vertus aussi bien que la raison. Que si le nom de vengeance te semble doux, je te veux montrer comme tu t'en peux servir dans l'honneur et dans le devoir. La plus illustre façon de se venger dignement c'est de pardonner. [101,2] Je confesse que la vengeance est permise quand on la poursuit par des voies légitimes ; mais il est bien plus expédient et plus honorable d'oublier ses offenses que de les venger : c'est pourquoi un grand orateur loue un grand chef de la coutume qu'il avait de ne rien oublier que les injures qu'on lui pouvait avoir faites. Or rien n'empêche que cette louange qui lui était particuliere ne devienne commune à toutes sortes de personnes. Les biens de l'âme ont cet avantage par dessus les richesses de la terre qu'ils ne se diminuent point en se communiquant à plusieurs, ni ne périssent en s'épandant. Sois donc sur ce point de l'avis de César et crois qu'en pratiquant sa maxime, tu te rendras plus illustre que Cinéas, car tu feras par vertu ce qu'il faisait par nature. La vengeance n'a qu'un plaisir passager mais la miséricorde en a un qui ne finira jamais. Or de deux choses délectables, personne ne peut douter que celle qui agrée le plus longtemps ne soit préférable à l'autre. Fais aujourd'hui une acton qui te fasse réjouir éternellement. Il n'y a point de volupté plus grande ni plus assurée que celle qui vient de la pureté de la conscience et du souvenir de ce qu'on a fait de louable. Et ne me dis point qu'il y va de ton honneur de te venger, il y a bien plus d'honneur à porter compassion à un ennemi. [101,3] La clémence a rendu plusieurs personnes illustres mais la vengeance n'a fait que décrier même les héros. J'ajoute qu'il n'y a rien de si nécessaire ni de si commun dans le commerce des hommes que le pardon, parce qu'il n'y a aucun qui ne pèche et qui n'ait besoin de misericorde ; que si on la réfusait, comment pourrait-on sortir du labyrinthe de tant de crimes ? Qui pourrait réparer les ruptures de la société ? Les hommes se choqueraient toujours les uns les autres et l'ire de Dieu combattrait sans cesse contre eux. Il n'y aurait point de fin ni aux procés, ni aux supplices et la foudre et les armes ne cesseraient jamais de faire du bruit. Pardonne donc si tu veux qu'on te pardonne; aies compassion d'autrui et on en aura de toi ; ne suis pas les mouvements de l'appétit mais de la raison. Fais aux autres hommes ce que tu voudrais que les autres hommes et que Dieu même te fissent. Celui, qui refuse le pardon à un qui est serviteur comme lui, ne le peut demander qu'impudemment à son maître. C'est pourquoi un docteur s'écrie avec autant de zèlee que de sagesse. Quoi ? un homme garde sa colère contre un homme et demande cependant du secours à Dieu ? il n'a pas de miséricorde pour son semblable, et il veut que Dieu en ait pour ses crimes ? Les offenses qui touchent la créature, sont elles plus considérables que celles qui touchent le créateur? [101,4] Tu me diras ici que tu n'as point dessein d'offenser personne, mais que tu veux venger ton offense. Mais qu'importe-t-il que tu pèches le premier ou le dernier? Il n'est pas juste que tu approuves en toi-même, ce que tu désapprouves dans les autres. Veux-tu pratiquer la cruauté, que tu ne peux souffrir en ton ennemi, et lui être semblable en condition de moeurs, ayant le coeur entièrement contraire au sien; enfin te veux-tu approprier ce qu'il y a de pire en lui ? Tu ne dois donc pas te vouloir venger et même tu ne le peux faire suivant la loi. La défense de soi-même est permise mais la vengeance est défendue. Celui qui veut être vengé doit s'attendre à l'être de Dieu. La vengeance esl à moi, dit le Seigneur dans le saint livre, je saurai prendre mon temps pour les punir, si on ne prévient pas ma justice. Attends ce terme préfixé par la tolérance de Dieu; il faut que le maître de celui qui a offensé et de celui qui a été offensé te venge si tu veux être puissamment vengé. Mais certes il n'appartient qu'à des serviteurs esclaves de se-plaindre les uns contre les autres; ceux qui ont le coeur un peu haut, se plaignent le moins. Souhaite donc que le Seigneur même ne te venge pas, et prie le de pardonner à celui qui t'a offensé au lieu d'en rechercher la punition ; c'est ainsi que le crime rnême de ton ennemni te servira pour ton salut. Donne donc quelque intervalle à ta colère, bien loin de suivre son impétuosité, prends conseil du temps et ne fais rien par précipitation; tu étoufferas ce désir de vengeance, en différant de le mettre en exécution, ou, s'il ne te quitte pas absoluement, pour le moins il s'adoucira. Il ne faut qu'une heure pour calmer la fureur des vagues de l'Océan. Un homme n'est pas plus implacable que la mer irritée, vu que lorsqu'il revient à l'humanité, il ne fait que revenir à son élément. [101,5] Je ne dirai point ici que par une seule action, que tu feras en poursuivant ton offense contre un seul, tu offeneeras beaucoup de personnes. Un seul affront a souvent fait mille ennemis à un homme. Je ne te proposerai point aussi qu'en te vengeant tu t'offenseras beaucoup plus que l'ennemi; tu t'en prendras peut-être à son corps et à ses richesses et tu perdras cependant ton âme avec ta réputation. Représente-toi seulement qu'on redouble ordinairement ses offenses quand on s'empresse pour les venger. L'unique remède qu'ayant trouvé plusieurs pour leur sûreté, apres avoir reçu quelque insigne déplaisir, ça été de dissimuler. D'autres au contraire, se sont vus engagés en de nouveaux dangers pour s'être plaints des premiers ou pour avoir témoigné par quelque indice extérieur l'ardeur de leur ressentiment secret. Il vaut beaucoup mieux rechercher un ami que de perdre un ennemi ; mais on fait l'un et l'autre quand on pardonne au moment qu'on a le plus de commodité de se venger. La douceur est le meilleur moyen qu'on puisse prendre pour exterminer tous ses ennemis. C'est pourquoi, si l'on eût suivi le conseil du sage Herennius, l'armée des Samnites n'eût pas été défaite par les Romains, toute victorieuse qu'elle était et Pontius, qui la conduisait, n'eût pas eu la tête tranchée après avoir subi le joug comme les autres. J'avoue bien que l'aiguillon qui nous porte à la vengeance est fort vif et fort pénétrant, mais tu peux émousser sa pointe avec de bonnes pensées et par le souvenir des exemples de ceux qui ont eu plus de bonté pour leurs ennemis que leurs ennemis n'avaient de malice contre eux. [101,6] Enfin représente-toi que la vie, étant si courte et sujette à tant de dangers, nos passions ne doivent pas être immortelles. Sénèque est de cet avis aussi bien que nos docteurs, dont l'un dit que pour voir finir sa haine, "il ne faut que se ressouvenir des fins dernières". {Ecclésiastique, XXVIII, 6} Il n'y a rien qui entretiennent tant les inimitiés que l'oubli de ce que nous sommes. Celui dont tu recherches la mort, mourra infailliblement et ce sera bientôt ou peut- être aujourd'hui même et il se peut faire que tu mourras devant lui, au lieu que tu t'efforces de le survivre. Attends donc un peu de temps, ce que tu souhaites avec passion arrivera sans délai, comme aussi ce que tu crains. Au reste, la mort que tu prépares à ton ennemi lui a été preparée dès le commencement. Ne te rends pas criminel pour causer l'événement d'une chose, qui doit avenir infailliblement. Que sert-il de précipiter le coup de la destinée et de teindre dans le sang d'un mort des mains qui doivent mourir ? Il n'est pas seulement mal fait mais encore inutile d'avancer par sa malice un temps qui n'est que trop proche et que tu ne saurais reculer quand tu le voudrais par un acte de bonté. Que vous vous en iriez bien en l'autre monde avec plus de gloire et de repos, si ton ennemi y allait sans être offensé et toi sans être coupable, que non pas si vous allez tous deux souillés de sang et toi taché encore d'un crime? [101,7] Que si le désir de te venger te presse encore, prends bien garde à ne lui pas céder ; oppose lui la mémoire de ceux qui n'ont pas seulement été débonnaires mais encore bienfaisants et favorables à l'endroit de leurs ennemis. Représente-toi d'autre part l'exemple de ceux qui les ayant déchirés en pièces n'ont pas encore assouvi leur rage, mais ce sont attachés ensuite à blesser des corps morts, qui tous muets qu'ils étaient leur reprochaient par leurs plaies, comme par autant de bouches, leur barbarie et leur lâcheté. Choisis après cela à quel de ces deux partis tu aimes mieux ressembler. Considère encore leurs discours aussi bien que leurs actions. Une plus grande partie de la cruauté consiste dans les paroles. Le pied est fort cruel, la main l'est encore plus, mais la langue est cruelle au dernier point; elle a souvent surpassé l'inhumanité du coeur, que la main n'avait su égaler. Mais comme est le truchement de la barbarie, elle est aussi l'interprète de la clémence. Souviens-toi donc toujours de ce beau mot d'Hadrien, qui voyant son ennemi à sa discretion lui dit: "Vous avez échappé à votre ennemi"; Tibère au contraire, ayant ouï dire que Carnulius s'était tué lui-même, parce qu'il se voyait du nombre des condamnés, s'écria avec un grand ressentiment de tristesse et d'indignation, "Carnulius m'a échappé !" {Suétone, Vie de Tibère, LXI, 15} Ne faut-il pas dire que ces dernières paroles sont encore plus cruelles que ceux qui les prononce ? Carnulius n'attendait pas des supplices ordinaires de la main de son ennemi, puisqu'il prenait une voie extraordinaire pour échapper à sa cruauté. Il aima mieux se tuer que de paraître devant lui. N'est-il donc pas vrai que ces deux princes, étant d'une même condition, étaient d'une humeur bien différente ; ils se servirent d'un même terme, mais ce fut en un sens bien divers. L'un dit à son ennemi présent, vous avez échappé, l'autre dit du sien absent, tu m'as échappé; l'un donna la vie à son ennemi, l'autre envia la mort au sien. Quel des deux mots veux- tu qu'on publie un jour que tu as dit, ou celui d'un des plus débonnaires princes du monde, ou celui d'un des plus cruels bourreaux qui aient jamais gouverné l'empire ? En un mot veux-tu être pris pour Tibère ou pour Hadrien ? [101,8] Je sais bien qu'il est plus aisé de faire de belles lois que de les suivre et je veux répondre par avance à tout ce que tu me saurais opposer. Tu me diras qu'il est plus difficile d'être doux quand on est offensé que lorsqu'on ne sait que regarder les offences d'autrui. Mais si c'est unc chose difficile, considère d'ailleurs qu'elle est bonne. Or tu n'ignores pas que l'objet de toutes les vertus c'est le bon et le difficile. Après tout, il n'y a rien de malaisé à ceux qui aiment la vertu. Si tu te laisses emporter à la passion, tu donnes l'avantage au parti le plus mauvais ; ôte-lui donc la vietoire avant qu'il commence de s'en servir, et comme la vengeance semble gagner la douceur, fais que la douceur gagne la vengeance. Souviens-toi que tu es homme, et par conséquerit que tu ne dois pas prendre les droits de Dieu. Plusieurs se sont repentis de s'être vengés, mais jamais personne ne s'est repenti d'avoir pardonné. Que si tu t'es déja vengé, sache qu'il valait beaucoup mieux d'être surmonté de ton ennemi. Tu penses être vainqueur ayant été honteusement vaincu de la colère ? Tu n'es pas maître des hommes, n'étant pas maître de toi-même. [101,9] Tu ne te contentes pas d'avoir tué ton ennemi, tu te réjouis encore de sa mort, en quoi je m'éstonne de ta folie, après m'être étonné de ta cruauté. Il serait peut-être permis à un homme immortel de concevoir de la joie ou de l'espérance de la mort des autres mais d'espérer la mort d'un ennemi qui peut vivre plus que celui qui l'espère, et de prendre plaisir à voir que ce qui nous doit arriver soit arrivé déjà à celui que nous haissons, c'est un contentement aussi mal fondé que l'espoir. Si tu te réjouis de la mort de ton ennemi, quelque autre se réjouira bientôt de la tienne. Mais à parler rasonnablement, si nous nous souvenions de la condition de notre nature, la crainte de notre mal ne nous permettrait pas de nous égayer sur la mort d'autrui. A-t-on jamais vu deux hommes qu'on amène au supplice se réjouir réciproquement de leur mort ? Au contraire, chacun prend pour siennes les peines de son compagnon et croit mourir avec lui avant qu'il meure en effet. Enfin celui qui est dépecé le dernier est le moins favorisé, parce qu'il semble souffrir un double tourment. [101,10] Et puis combien de fois penses-tu que la mort d'une personne, qu'on avait longtemps recherchée, a donné de la peine à ceux qui en croyaient tirer du plaisir. Ils eussent bien souhaité de voir vivre ceux qu'ils souhaitaient de voir mourir. Mais leur second souhait a été inutile, si le premier a eu son effet. Ils ont enfin reconnu qu'ils recherchaient leur ruine en recherchant celle de leur ennemi. Mais les passions des hommes étant fort impétueuses, ne les laissent pas agir avec réflection. Ils veulent fort tout ce qu'ils veulent, comme Jules César disait de Brutus, ou plutôt ils le veulent trop, et l'ardeur impatiente de leur désir ne leur donnant pas de loisir pour délibérer, leur en donne bien pour se repentir. C'est pour cela qu'ils souhaitent que leurs premiers desseins soient mis soudain à exécution. De là viennent les imprécations, les meurtres, les poisons et tout ce que l'homme prépare contre l'homme, se montrant être un animal dénaturé, en ce qu'il détruit son espèce, au lieu que les autres s'efforcent de conserver la leur. Ainsi on désire beaucoup de choses dont on craindrait l'événement, si on suivait plutôt le conseil de la raison que d'une passion aveugle. La diversité même de nos désirs est une marque manifeste de nos mauvaises élections : notre fougue ne s'arrête jamais jusques à ce que nos mauvaises affections sont punies par de malheureux effets. [101,11] Je dis encore que si ton ennemi n'était pas homme de considération, tu ne peux pas honnêtement te glorifier de sa mort et il n'y a pas moins de vanité à s'en réjouir qu'à s'en affliger. Que si c'était quelque personnage illustre, tu acquerrais de l'honneur en le pleurant, mais tu ne peux qu'acquérir de l'infamie en triomphant de sa mort au lieu de la regretter. Tu devrais porter maintenant un deuil légitime, sinon pour l'amour de ton ennemi, du moins pour l'amour de la vertu, qui perd tous les jours ses meilleurs appuis. Elle ne te peut regarder que de mauvais oeil, vu que tu te plais à voir hors de ce monde une de ces grandes âmes où elle loge aussi volontiers que dans le ciel. C'est ainsi que Metellus le Macédonien pleura la mort du jeune Africain, César celle de Pompée, et Alexandre celle de Darius; vous eussiez dit à voir leurs larmes après le bon succès de leur fortune que les vaincus étaient les vainqueurs, et que ceux, qui avaient le plus gagné, avaient en effet le plus perdu. [101,12] Mais après t'avoir parlé comme homme, je te veux maintenant parler comme chrétien. Comment peux-tu donc te réjouir de la mort de celui que Dieu te commande d'aimer, non pas en qualité d'ennemi mais de prochain et comme étant l'image d'un même maître ? Souviens-toi encore du dire du sage, qui pour être fort connu, ne laisse pas d'être fort rare. "Ne te réjouis pas", dit-il, "de voir ton ennemi mort, sachant que nous mourons tous et que nous cherchons notre joie ne la trouvant pas en ce monde". Voilà certes un excellente maxime et soit que tu la prennes ou pour conseil ou pour précepte, tu ne la peux mépriser sans témérité ni la choquer sans folie. Mais je me crains que tu es du nombre de ceux, qui font semblant de ne pas entendre ce qu'ils ne veulent pas pratiquer et qui se rendent sourds pour se rendre incorrigibles. Mais sache que ceux qui n'entendent pas la voix de Dieu lorsqu'il nous instruit comme maître, entendront un jour sa trompette, quand il viendra se faire ouïr comme juge.